11.

Vendredi fut une journée de repos et de récupération. J’avais eu le corps frappé et tabassé par un certain nombre de personnes ces derniers temps, les unes, d’anciens amis et relations, d’autres que j’escomptais bien me coincer dans une allée sombre un de ces quatre. Un des meilleurs trucs du Boudayin, c’est justement son fort pourcentage d’allées sombres. Mises là à dessein, je suppose. Quelque part dans les saintes écritures de quelqu’un, il est dit : « Et l’on veillera à édifier des allées sombres où les moqueurs et les infidèles auront à leur tour le crâne fendu tout comme leurs grosses lèvres éclatées ; et même ceci sera agréable aux yeux du Ciel. » Je n’aurais su dire au juste d’où provenait ce verset. Je l’avais peut-être rêvé au petit matin de ce vendredi.

Ç’avait été d’abord les Sœurs Veuves noires ; puis divers sbires de Lutz Seipolt, Friedlander bey et du lieutenant Okking m’avaient fait des misères, tout comme ensuite leurs maîtres respectifs avec leur sourire torve ; et enfin, pas plus tard que la veille au soir, je m’étais fait étriller par ce cinglé de James Bond. Ma boîte à pilules était entièrement vide : plus rien qu’une poudre couleur pastel au fond, à lécher au bout des doigts avec l’espoir de récupérer un milligramme d’aide. Les opiacés avaient été les premiers à partir ; ma réserve de soléine, achetée à Chiriga puis au sergent Hadjar, avait été descendue en rapide succession, chacun de mes mouvements amenant de nouveaux spasmes de douleur. Une fois les soleils épuisés, j’avais essayé le Paxium, les petites pilules couleur lavande que certains tenaient pour le don ultime de l’univers de la chimie organique, la Réponse à Tous les Petits Malheurs de l’Existence, mais qui, pour ma part, et tout bien considéré, ne valent pas leur poids en crottin de chameau. Je les avais malgré tout avalées en les faisant passer avec les vingt centilitres de Jack Daniel’s que Yasmin avait rapportés du boulot. Bon, d’accord, restaient encore les triangles bleus. Je ne savais pas vraiment quelle serait leur efficacité contre la douleur mais j’étais tout à fait prêt à jouer les cobayes volontaires. Pour le Progrès de la Science. Je descendis donc les trois triamphés et, certes, l’effet devait se révéler fascinant d’un strict point de vue pharmacologique : en l’espace d’une demi-heure, je me mis à porter un prodigieux intérêt à mon pouls. J’évaluai son rythme à quelque chose comme quatre cent vingt-deux pulsations par minute mais je n’arrêtais pas d’être distrait par des lézards fantômes qui rampaient à la lisière de mon champ visuel. Je suis quasiment certain que mon cœur ne devait pas battre si fort.

Les drogues sont nos amies, traitons-les avec respect. On ne flanque pas ses amis à la poubelle. On ne tire pas la chasse sur ses amis. Si c’est ainsi que vous traitez vos drogues ou vos amis, vous n’êtes pas digne d’en avoir. Passez-les-moi. Les drogues sont des choses merveilleuses. Je n’écouterai personne qui voudra m’y faire renoncer. J’aimerais mieux renoncer au boire et au manger – en fait, ça m’est arrivé à l’occasion.

L’effet de toutes ces pilules était de me faire divaguer l’esprit. À vrai dire, tout signe d’activité de ce côté-là était plutôt réconfortant. La vie était en train d’acquérir une densité sordide, puissante, réellement pénétrante et, pour tout dire, envahissante, qui ne me plaisait pas du tout.

Et pour couronner le tout, je me souvins que Saïed le demi-Hadj m’avait refilé deux capsules de RPM. La même saloperie que Bill le taxi s’injectait dans le sang en permanence, en permanence, au prix de son âme immortelle. Fallait que je me souvienne de ne plus monter dans sa tire. Seigneur Jésus, ce truc devenait franchement terrifiant et le pire dans tout ça, c’était que j’avais payé pour avoir le privilège de me sentir à ce point décalqué. Il y a des fois, je suis dégoûté par ce que je fais et je prends la ferme résolution de me purger. J’en fis la promesse, sitôt que ce RPM cesserait de faire effet, s’il cessait jamais…

Vendredi était le sabbat, un jour de repos, sauf dans le Boudayin où tout le monde se remettait au turbin sitôt le soleil couché. Nous observions le saint mois du ramadân mais les flics de la ville et les vigiles de la mosquée nous relâchaient un peu la bride les vendredis. Trop heureux qu’ils étaient d’avoir un minimum de coopération. Yasmin partit bosser et je restai au lit, à lire un Simenon que j’avais l’impression d’avoir lu quand j’avais quinze ans, puis relu à vingt, et relu encore à deux reprises. C’est dur de savoir, avec Simenon. Il a écrit le même bouquin une douzaine de fois mais il y en a tellement qu’il a écrits douze fois qu’on est obligé de les lire tous pour les trier selon une espèce de classement logique, en fonction d’une base thématique, rationnelle, tâche qui m’a toujours dépassé. Alors, je me contente de l’ouvrir à la fin (s’il est imprimé en arabe) ou au début (s’il est imprimé en français) ou au milieu (si je suis pressé ou trop gavé de mes amies, les drogues).

Simenon. Pourquoi est-ce que je parlais de Simenon, déjà ? C’était pour aboutir à un point vital et éclairant. Simenon suggère Ian Fleming : tous les deux sont écrivains ; tous les deux pondaient des thrillers, chacun dans son style ; tous les deux sont morts ; et aucun des deux ne connaissait quoi que ce soit à la préparation d’un bon martini – Fleming avec sa vodka « frappée mais pas agitée », par l’ineffable téton gauche de ma sainte putain de mère ; et Ian Fleming conduisait direct à James Bond. L’homme au mamie James Bond n’avait plus laissé derrière lui le moindre indice à la 007 en ville, même pas un mégot de Morlands Spécial avec les anneaux dorés autour du filtre, ou un zeste de citron mâchouillé ou l’impact d’une balle de Beretta. Ouais, c’était le Beretta qu’il avait utilisé sur Bogatyrev et Devi. Le Beretta était le pistolet choisi par Bond dans les premiers romans de Fleming jusqu’à ce qu’un lecteur mordu des armes lui eût fait remarquer que c’était une « arme de femme » sans grande puissance ; si bien que Fleming avait fait passer Bond au Walther ppk, un automatique de petit calibre, mais fiable. Si notre « James Bond s’était servi du Walther, il aurait laissé une sacrée marque sur le visage de Devi ; le Beretta faisait au contraire un petit trou bien délimité, comme la languette amovible d’un bidon de bière. La raclée qu’il m’avait servie était la dernière manifestation de James Bond dans le secteur. Sa tolérance pour l’ennui devait être faible, je suppose.

Encore une raison essentielle d’apprendre à connaître ses remèdes et leurs correctifs. L’ennui peut être lassant mais pas quand on évalue son pouls à plus de quatre cents pulsations à la minute. Par les poils de ma barbe et les Sacrées Couilles des Apôtres de Dieu (que la paix et la bénédiction d’Allah soient sur eux), ce que je pouvais avoir sommeil ! Chaque fois que je fermais les yeux, pourtant, un stroboscope en noir et blanc se mettait à clignoter, et je voyais nager des grands trucs vert et pourpre, des trucs gigantesques. Je chialais, mais ils ne voulaient pas me foutre la paix. J’arrivais pas à comprendre comment Bill parvenait à piloter son taxi dans tout ce cirque.


Ainsi s’écoula mon vendredi, brièvement résumé. Yasmin revint à la maison avec le Jack Daniel’s, j’éclusai le restant de ma réserve de drogue, tombai dans le cirage aux alentours de midi et me réveillai pour découvrir que Yasmin était repartie. On était maintenant samedi. J’avais encore deux jours à jouir de mon cerveau.

En début de soirée ce samedi, je remarquai que mon argent semblait s’être évaporé. Il aurait dû me rester quelques centaines de kiams ; j’en avais dépensé un peu, bien sûr, et j’en avais sans aucun doute gâché sans compter. Pourtant, j’avais la nette impression qu’il aurait dû me rester plus de quatre-vingt-dix kiams dans ma sacoche. Avec ça, je ne risquais pas d’aller bien loin ; rien qu’une paire de jeans neufs allait m’en coûter quarante ou plus.

Je me mis à soupçonner Yasmin d’avoir piqué dans mes finances. J’ai horreur de ça chez les femmes, même celles dont les fibres génétiques leur soufflaient encore qu’elles étaient mâles. Comme dit Jo-Mama : « C’est pas parce que la chatte fait ses petits dans le four que ça les transforme en biscuits. » Prenez un joli garçon, tranchez-lui les couilles[8] et payez-lui un balcon en silicone assez large pour accueillir à l’aise une famille de trois sous-alimentés, et avant que vous ayez pu dire ouf, la voilà qui pioche dans votre porte-monnaie. Elles vous bouffent toutes vos pilules et vos cachets, dépensent votre fric, râlent après la literie, passent tout l’après-midi à se reluquer dans la glace de la salle de bains, l’air extasié, font de petites remarques innocentes sur les jeunes pouffiasses ravageuses qu’elles croisent dans la rue, veulent qu’on les tienne en haleine encore une heure après que vous vous êtes vidé à les défoncer jusqu’au trognon, puis vous tombent sur le râble parce que vous avez le malheur de regarder dehors avec un air vaguement excédé. Qu’est-ce qui pourrait bien vous ennuyer quand vous avez quasiment une déesse parfaite qui évolue dans l’appartement en décorant le parquet de ses petites culottes sales, hein ? Vous pourriez éventuellement prendre un petit quelque chose pour vous remonter le moral mais cette jolie salope a déjà consommé tout votre stock, vous aviez oublié ?

Plus qu’une journée et demi pour Marîd Audran à passer avec la cervelle qu’Allah le Protecteur, dans Sa sagesse, lui avait conçue. Yasmin ne me parlait plus : elle estimait que j’étais un pleutre, un putain d’égoïste et un sacré gland de ne pas vouloir marcher dans la combine de Papa. À un moment donné, tout était réglé – dès lundi matin, j’allais voir les chirurgiens de Friedlander bey et me faire électrifier la comprenette. L’instant d’après, j’étais un putain de salaud qui se foutait bien du sort de ses amis. Elle n’était pas fichue de se rappeler si j’allais me faire câbler le cerveau, oui ou non ; elle n’avait même plus assez de mémoire pour se rappeler notre dernière discussion là-dessus. (Moi, si : je n’allais pas me faire câbler le cerveau, point final.)

Je ne quittai pas le lit de tout le vendredi et le samedi. Je regardai les ombres s’allonger, raccourcir et se rallonger. J’entendais le muezzin appeler les fidèles à la prière : et puis, après ce qu’il me semblait quelques minutes à peine, il les appelait de nouveau. Je cessai de prêter attention à Yasmin et à ses humeurs quelque part dans la soirée de samedi, avant qu’elle commence à s’apprêter pour le boulot.

Elle ne cessait de piétiner dans ma chambre, en me traitant de tout un tas de noms pleins d’imagination (certains d’ailleurs que je n’avais encore jamais entendus, malgré mes années de bourlingue). Ça ne me faisait aimer que plus cette petite traînée.

Je ne quittai pas le lit jusqu’au moment où Yasmin partit bosser chez Frenchy. Mon corps alternait entre les crises de grelottements et des poussées de fièvre si fortes que j’étais obligé d’aller refroidir sous la douche. Puis je m’étendais de nouveau sur le pieu, frissonnant et suant. Je trempai les draps et l’alèze, en m’accrochant aux couvertures, les phalanges livides. Les lézards fantômes me grouillaient à présent sur le visage et les bras, mais ils commençaient à se faire plus rares. Je me sentis de nouveau en état de retourner dans la salle de bains, un truc auquel j’avais songé depuis pas mal de temps. Je n’avais pas faim mais je commençais à avoir une sacrée pépie. Je bus deux verres d’eau puis me glissai de nouveau au lit en tremblant. J’aurais bien aimé que Yasmin rentre à la maison.

Malgré la dissipation de l’effet de la surdose et ma peur grandissante, j’avais pris ma décision pour lundi matin. La nuit de samedi à dimanche se passa encore avec des accès de sueurs froides entrecoupés de fièvre intermittente ; je restais à fixer le plafond, éveillé, même après que Yasmin, de retour, se fut affalée sur le lit, ivre de sommeil. Le dimanche, juste avant le crépuscule, alors qu’elle se préparait à retourner au turbin, je sortis du lit et vins, nu, derrière elle. Elle était en train de se maquiller les yeux, grimaçant avec de drôles d’expressions en se tartinant les paupières de charme acheté dans un de ses grands magasins pour salopes friquées hors du Boudayin. Jamais elle n’aurait utilisé la peinture bon marché que tout le monde allait acheter au bazar, comme si chez Frenchy on pouvait faire la différence dans une telle pénombre. On trouvait le même article sur les rayons des souks mais Yasmin allait le payer au prix fort à l’autre bout de la ville. Elle voulait être ravageuse sur scène, quand pas un de ces crétins allumés n’avait l’idée de lui regarder les yeux. Elle était donc en train de travailler une superposition de bleus et de verts sous ses fins sourcils dessinés au crayon. Puis elle couronna le tout d’un artistique semis de paillettes dorées. Les paillettes, c’était le plus dur. Elle les posait une par une. « Faut que je me couche tôt, me dit-elle.

— Pourquoi ? demandai-je innocemment.

— Parce que demain j’ai une journée chargée. »

Je haussai les épaules.

« Ton cerveau, me dit-elle. T’as pas oublié ?

— Mon cerveau, j’ai pas oublié. Il doit rien faire de spécial. J’ai rien de particulièrement foulant en perspective pour lui.

— Tu vas aller me faire câbler ce tas de semoule ! » Elle s’était retournée comme une mère faucon devant un mâle.

« C’était pas au programme la dernière fois que j’ai examiné la question. »

Elle saisit son petit baise-en-ville bleu. « Dans ce cas, espèce de sale fils de pute d’enculé de keffir, tu peux aller te faire foutre, toi et ton cheval ! » Là-dessus, elle fit encore plus de potin dans tout l’appartement que je ne l’aurais cru possible, et encore, c’était avant qu’elle claque la porte. Après qu’elle l’eut claquée, tout redevint très calme et je fus enfin en mesure de réfléchir. Quoique, réflexion faite, je ne savais pas très bien à quoi. Je fis plusieurs fois le tour de la chambre, rangeai deux ou trois bricoles, repoussai du pied une partie de mes fringues de gauche à droite puis de droite à gauche, et finis par m’étendre à nouveau sur le lit. J’y avais passé si longtemps que ce n’était même plus distrayant de s’y retrouver, mais enfin, il n’y avait pas grand-chose à faire. Je regardai l’obscurité gagner la chambre et parvenir jusqu’à moi. Ça non plus, ça n’avait plus rien de fascinant.

La douleur avait disparu, l’hystérie induite par la surdose avait disparu, mon argent avait disparu, Yasmin avait disparu. C’était la paix et le contentement. J’en haïssais chaque foutue putain de seconde.

Dans ce centre silencieux d’immobilité et d’inconscience, libéré de toute cette frénésie qui m’avait entouré tant de jours durant, je me surpris moi-même à avoir un véritable éclair d’intuition. Pour commencer, je me félicitai d’avoir déduit que l’homme au mamie James Bond avait un Beretta plutôt qu’un Walther. Puis l’idée de Bond s’enchaîna avec autre chose, l’ensemble se raccorda avec une ou deux idées encore et le tout vint éclairer un détail inexplicable qui mijotait dans ma mémoire depuis au moins deux bonnes journées. Je me remémorai ma dernière visite au lieutenant Okking. Je me souvins de la totale absence d’intérêt qu’il avait paru manifester à l’égard de mes théories ou de la proposition de Friedlander bey. Jusque-là, rien d’inhabituel ; Okking résistait aux interférences, d’où qu’elles viennent. Il détestait tout autant une interférence active, sous la forme d’une aide authentique. Non, ce n’était pas à Okking lui-même que mes pensées revenaient sans cesse ; c’était à quelque chose dans son bureau.

L’une des enveloppes avait été adressée à l’Universal Export. Je me souvins m’être négligemment demandé si Seipolt dirigeait cette firme ou si Hassan le Chiite avait jamais reçu d’étranges caisses expédiées par elle. Le nom de l’entreprise était si banal qu’il devait sans doute exister de par le monde un millier d’« Universal Export ». Peut-être Okking avait-il simplement commandé par la poste quelque meuble en rotin pour mettre dans sa cour près du barbecue.

Bien entendu, la banalité même d’« Universal Export » était la raison pour laquelle M., chef de la section spéciale 00 de James Bond, l’utilisait comme couverture et comme nom de code dans les bouquins de Ian Fleming. Ce nom si aisé à oublier ne serait jamais resté collé à ma mémoire sans cette connexion avec les histoires de James Bond. Peut-être que « Universal Export » était une référence déguisée à l’homme qui portait le mamie James Bond. Je regrettais de n’avoir pas mémorisé l’adresse inscrite sur l’enveloppe.

Je me rassis, interdit. Si l’explication Bond avait un fond de vérité, pourquoi diantre cette enveloppe était-elle dans la corbeille expédition du lieutenant Okking ? Je me dis que je commençais à devenir aussi nerveux qu’une sauterelle sur une plaque chauffante. J’étais sans doute en train de chercher du miel là où il n’y avait pas d’abeilles. Malgré tout, je sentais la nausée me revenir. Je me sentais aspiré bien malgré moi dans un marécage aux sentiers mortels et tortueux.

Il était temps de passer à l’action. J’avais passé le vendredi, le samedi et la plus grande partie du dimanche paralysé entre mes draps usés et crasseux. C’était le moment de se remuer un peu, quitter l’appartement et me défaire de cette peur morbide qui me collait à la peau. J’avais quatre-vingt-dix kiams ; je pouvais m’acheter quelques butaqualides et trouver un minimum de sommeil décent.

Je passai ma djellabah, qui commençait à devenir un rien crasseuse, mes sandales et coiffai mon libdeh, le petit bonnet plaqué. Saisis au vol ma sacoche en passant la porte et me précipitai dans l’escalier. J’étais pris d’une soudaine envie de me taper quelques beautés ; je veux dire, j’en avais franchement envie. Je venais de passer trois horribles journées à suer tout ce qui pouvait me saturer l’organisme et je me ruais déjà pour en racheter encore. Je notai mentalement de réduire ma prise de drogues ; en fis mentalement une boulette ; et la jetai dans ma poubelle mentale.

Les beautés, semblait-il, se faisaient rares. Chiriga n’en avait pas, mais elle m’offrit un verre de tendé tout en me racontant ses problèmes avec une nouvelle qui bossait pour elle, et en me rappelant qu’elle avait toujours de côté pour moi son mamie Honey Pilar. Je me souvins de l’holoporno devant la boutique de Laïla. « Chiri, dis-je, là, je relève juste d’une grippe ou je ne sais quoi ; mais c’est promis, on sortira dîner ensemble un de ces soirs, la semaine prochaine. Après, inchallah, on verra ce que ton mamie a dans le ventre. »

Elle ne sourit même pas. Elle me regarda comme si j’étais un poisson blessé en train de se débattre dans la flotte. « Marîd, mon chou, dit-elle avec tristesse, non, franchement, écoute-moi : faut que tu m’arrêtes toutes ces pilules. T’es en train de te ruiner. »

Elle avait raison mais on n’a jamais envie d’entendre ce genre de conseil de la part d’un tiers. J’acquiesçai, avalai le reste de tendé et quittai sa boîte sans lui dire au revoir.

Je rattrapai Jacques, Mahmoud et Saïed au Big Al’s Old Chicago. Ils m’annoncèrent qu’ils étaient tous dans la dèche, financièrement et pharmaceutiquement. Je répondis : « Parfait, alors à un de ces quatre…

— Marîd, intervint Jacques, c’est peut-être pas mes…

— Tout à fait », le coupai-je. Je passai au Palmier d’argent : ici aussi, le calme plat. Un crochet par le magasin d’Hassan mais il n’était pas dans son arrière-boutique et son jeune poulet américain me reluqua d’un œil sensuel. Je plongeai vers La Lanterne rouge – c’est dire le désespoir auquel je confinais – et là, Fatima me raconta que le petit copain d’une de ses Européennes avait une pleine valise de produits divers mais qu’il ne passerait pas avant cinq heures du matin. Je lui dis que je repasserais si je n’avais rien trouvé entre-temps. Pas de verre gratis chez Fatima.

Finalement, dans la planque hellénique de Jo-Mama, petit coup de pot : je pus acheter six beautés à la seconde serveuse de Jo-Mama, Rocky, encore une costaude aux courts cheveux bruns tirés en arrière. Rocky m’entuba légèrement sur le prix, mais au point où j’en étais j’en avais rien à cirer. Elle me proposa de m’offrir une bière pour aider à les faire passer mais je lui dis que j’allais rentrer direct à la maison les prendre et me refoutre au pieu.

« Ouais, t’as waison, dit Jo-Mama, t’as intéwêt à te coucher tôt. Demain, faut que tu te lèves aux auwowes, chéwi, pouw aller te faiwe twépaner la cewvelle. »

Je fermai brièvement les yeux et soupirai : « Où as-tu encore entendu ça ? » lui demandai-je.

Jo-Mama se plaqua sur la tronche un air légèrement offensé et totalement innocent. « Mais enfin, tout le monde est au courant, Marîd. C’est-y pas vrai, Rocky ? C’est justement ce que tout le monde a le plus de mal à croire, je veux dire, toi, aller te faire câbler le cerveau. Ben vrai, au prochain coup, c’est Hassan qui distribuera gratis des tapis, des fusils ou des branlettes aux vingt premiers qui en feront la demande !

— Je crois que je vais prendre cette bière », dis-je, très las. Rocky m’en tira une ; pendant un moment, personne ne sut dire si c’était celle offerte par la maison ou si, l’ayant refusée, c’en était une autre qu’il me faudrait payer.

« C’est ma tournée, dit Jo-Mama.

— Merci, Mama… Je ne vais pas me faire câbler le cerveau. » Je bus une grande lampée. « Je me fous de qui a pu raconter ça, je me fous de savoir de qui il le tient. Pour l’instant, c’est moi, Marîd, qui te cause : je-ne-vais-pas-me-faire-câbler-le-cerveau. Z’avez compris[9] ? »

Jo-Mama haussa les épaules comme si elle ne me croyait pas ; après tout, que valait ma parole contre celle de la Rue ? « Faut que je te raconte ce qui s’est passé ici, la nuit dernière », commença-t-elle, prête à se lancer dans une de ses interminables mais distrayantes histoires. J’avais modérément envie de l’entendre parce qu’il fallait que je suive les nouvelles, mais je fus heureusement sauvé.

« Ah ! t’es donc là, toi ! » s’écria Yasmin en débouchant en trombe dans le bar et en m’expédiant vicieusement un grand coup de sac à main à la volée. Je baissai la tête mais elle me rentra dans le lard.

« Enfin merde, quoi… commençai-je.

— Allez me régler ça dehors », dit machinalement Jo-Mama. Elle avait l’air aussi étonnée que moi.

Yasmin n’était pas d’humeur à nous écouter l’un et l’autre. Elle me saisit par le poignet – elle a des mains aussi fortes que les miennes et elle m’avait réellement empoigné. « Tu vas venir avec moi, espèce d’enculé.

— Yasmin, tu vas fermer ta gueule, bordel, et me foutre la paix ! » Jo-Mama descendit de son tabouret ; ça aurait dû constituer un avertissement mais Yasmin n’y prêta pas garde. Elle m’agrippait toujours par le poignet et ses doigts serraient encore plus fort. Elle me tira par le bras.

« Tu vas venir avec moi, répéta-t-elle d’une voix menaçante, parce que j’ai quelque chose de chouette à te montrer, espèce de sacré putain de femmelette. »

J’étais vraiment furieux ; jamais encore je ne l’avais été à ce point contre Yasmin et je ne savais toujours pas de quoi elle parlait. « Flanque-lui une claque », me conseilla Rocky, de derrière son comptoir. Ça marche toujours dans les holoshows avec les héroïnes excitables et les jeunes officiers qui paniquent ; je ne crois pas, toutefois, que ça aurait calmé Yasmin. Elle m’aurait sans doute filé une raclée et, au bout du compte, on serait allé là où elle voulait me conduire de toute façon. Je levai le bras qu’elle tenait toujours, le fis légèrement pivoter vers l’extérieur, rompis son étreinte et à mon tour lui saisis le poignet. Puis je lui tordis le bras et le retournai dans son dos, le bloquant d’une clé serrée. Elle poussa un cri de douleur. Je forçai un peu plus. Nouveau glapissement.

« Ça, c’est pour les injures », lui grognai-je tout bas à l’oreille. « Tu peux faire ça tant que tu veux à la maison, mais pas devant mes amis.

— Tu veux que je te fasse mal ? s’écria-t-elle avec colère.

— Essaie toujours.

— Plus tard. J’ai quand même quelque chose à te montrer. »

Je lui relâchai le bras et elle le massa un moment. Puis elle récupéra son sac et rouvrit d’un coup de pied la porte de Jo-Mama. Je regardai Rocky en haussant les sourcils ; Jo-Mama me lança un petit sourire amusé parce que tout ça allait en fin de compte faire une bien meilleure histoire que celle qu’elle n’aurait plus l’occasion de me conter. Jo-Mama, enfin, allait tenir un récit de première main.

Je suivis Yasmin dehors. Elle se tourna vers moi ; avant qu’elle ait pu dire un mot, je lui serrai la gorge de la main droite et la plaquai contre un vieux mur de brique. Je me fichais bien de lui faire mal. « T’avise pas de jamais, jamais refaire ça, l’avertis-je d’une voix dangereusement calme. Tu m’as compris ? » Et rien que par pur plaisir sadique, je lui cognai violemment la tête contre les briques.

« Va te faire foutre, trouduc !

— Dès que tu te sens assez mâle pour ça, ’spèce de pauvre fils de pute châtré. » Et là, Yasmin se mit à pleurer. Je me sentis fléchir intérieurement. Je compris que je venais de faire la pire chose que je pouvais jamais faire et qu’il n’y avait plus moyen de rattraper le coup. Je pourrais toujours ramper à genoux jusqu’à La Mecque et prier pour implorer mon pardon : Allah me pardonnerait mais pas Yasmin. J’aurais donné tout ce que je possédais, tout ce que je pourrais voler, pour effacer ces dernières minutes ; mais elles s’étaient passées et nous aurions bien du mal, l’un et l’autre, à les oublier.

« Marîd », murmura-t-elle entre deux sanglots. Je la pris dans mes bras. Pour l’heure, il n’y avait rien de rien à dire. Alors, nous sommes restés ainsi, agrippés l’un à l’autre, Yasmin en larmes, moi qui aurais bien voulu l’imiter mais incapable, durant dix ou quinze minutes. Les quelques passants sur le trottoir firent semblant de ne pas nous voir. Jo-Mama mit le nez dehors puis rentra précipitamment. L’instant d’après, c’était au tour de Rocky d’apparaître à la porte, l’air de compter négligemment une foule inexistante dans cette rue sombre. Je ne pensais rien, je n’éprouvais rien. Je me raccrochais simplement à Yasmin, et elle à moi.

« Je t’aime », lui murmurai-je enfin. Quand on trouve le bon moment, c’est toujours la meilleure et unique chose à dire.

Elle me prit la main et nous sommes repartis à pas lents vers le fond du Boudayin. Je crus que nous déambulions au hasard mais au bout de quelques minutes je me rendis compte que Yasmin me conduisait quelque part. Je sentis croître en moi la funeste certitude de n’avoir pas du tout envie de voir ce qu’elle s’apprêtait à me montrer.

Un corps avait été fourré dans un grand sac-poubelle en plastique mais quelqu’un avait renversé la pile de sacs où il se trouvait : celui de Nikki s’était ouvert et elle gisait là, étalée sur les pavés humides et sales d’une étroite impasse. « J’ai cru que c’était de ta faute si elle était morte, murmura-t-elle d’une petite voix plaintive. Parce que t’avais pas fait beaucoup d’efforts pour la retrouver. » Je la pris par la main et nous restâmes simplement plantés là à contempler le corps de Nikki, sans plus rien nous dire. J’avais toujours su que je découvrirais Nikki dans cet état un jour ou l’autre. Je crois que je l’avais su dès le début, quand Tamiko s’était fait assassiner et que Nikki m’avait passé ce bref coup de fil terrifié.

Je lâchai la main de Yasmin et m’agenouillai près de Nikki. Elle était recouverte de sang, dans son sac-poubelle vert foncé, sur les pavés moussus de la chaussée. « Yasmin, chérie, dis-je en fixant son visage décomposé. T’as plus besoin de voir ça. Si t’appelais Okking, et qu’ensuite tu rentrais à la maison ? Je te rejoindrai dans un petit moment. »

Elle fit un vague geste indéfini. « Je vais appeler Okking, dit-elle d’une voix atone. Mais faut que je retourne au boulot.

— Frenchy peut aller se faire foutre. Ce soir, je veux que tu rentres à la maison. Écoute, chérie, j’ai besoin que tu sois là.

— Bon, d’accord », fit-elle en souriant à travers ses larmes. Notre relation n’avait pas été brisée, en fin de compte. Avec un minimum d’attention, elle pourrait même en ressortir comme neuve, voire confortée. C’était un soulagement de sentir renaître l’espoir.

« Comment savais-tu qu’elle était ici ? demandai-je, perplexe.

— Blanca l’a trouvée. Sa porte de derrière est là-bas, au bout, et elle passe par ici quand elle part au boulot. » Elle indiqua, un peu plus haut dans le passage, une porte à la peinture grise écaillée, encastrée dans le mur de brique aveugle.

J’acquiesçai et la regardai regagner la Rue à pas lents. Puis elle se retourna pour contempler le corps mutilé de Nikki. Ç’avait été l’œuvre de l’égorgeur : je voyais les ecchymoses aux poignets et au cou de Nikki, les marques de brûlure, et toute une série de petites entailles et de blessures. Le tueur avait consacré plus de temps et de savoir-faire à achever Nikki qu’il n’en avait passé avec Tami ou Abdoulaye. J’étais certain que le médecin légiste trouverait également des traces de viol.

Ses vêtements et son sac avaient été jetés avec elle. Je fouillai les habits mais sans rien trouver. Je voulus prendre le sac mais il me fallut lui lever la tête. On l’avait sauvagement matraquée, au point de réduire le crâne, les cheveux, le sang et la cervelle en une bouillie répugnante. On lui avait tranché la gorge avec une telle brutalité qu’elle était presque décapitée. Jamais de ma vie je n’avais vu pareille sauvagerie, perverse, impie, profanatrice. Je dégageai un espace libre au milieu des ordures répandues pour étendre précautionneusement le corps de Nikki sur les pavés brisés. Puis je m’éloignai de quelques pas, m’agenouillai et vomis. Je fus secoué de hoquets et de haut-le-cœur jusqu’à en avoir des crampes d’estomac. Quand la nausée fut passée, je me contraignis à retourner fouiller son sac. J’y découvris deux objets curieux et remarquables : la reproduction en cuivre d’un antique scarabée égyptien, que j’avais déjà remarquée dans la maison de Seipolt ; et un mamie d’aspect grossier, presque bidouillé de manière artisanale. Je glissai les deux objets dans mon sac de sport, choisis le sac-poubelle le moins entouré de détritus puants, et m’installai dessus le plus confortablement possible. J’adressai une prière à Allah pour lui recommander l’âme de Nikki ; et puis j’attendis.

« Enfin », dis-je tranquillement en contemplant les lieux sordides où le corps de Nikki avait été abandonné. « Je suppose que demain matin je vais aller me faire câbler le cerveau. » Très bien, Mektoub : c’était écrit.

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