5 Des écrits

Ses bottes résonnant à peine sur un tapis bleu foncé et violet, Gawyn se hâtait dans les couloirs de la tour. À intervalles réguliers, comme des sentinelles, des lampes éclairaient le chemin.

Sleete devait presser le pas pour suivre le jeune homme. Malgré la lumière, son visage semblait à demi plongé dans les ombres. Peut-être à cause de sa barbe de trois jours – une rareté, pour un Champion. Ou de ses longs cheveux, propres mais en bataille. Ou était-ce ses traits ? Irréguliers, ils faisaient penser à un dessin inachevé – un creux en guise de menton, un crochet pour son nez très anciennement cassé, et des pommettes saillantes.

Comme tous les Champions, il évoluait avec une grâce féline, mais il émanait de lui quelque chose de primal qui détonnait. Plus qu’un chasseur qui se déplace dans la forêt, il évoquait un prédateur furtif que ses victimes ne repéreraient jamais avant de voir briller ses crocs.

Les deux hommes atteignirent une intersection lourdement gardée par des soldats de Chubain. Épée à la hanche, ces hommes portaient un tabard blanc orné de la Flamme de Tar Valon.

L’un d’eux tendit une main.

— Je suis autorisé à entrer, annonça Gawyn. La Chaire d’Amyrlin…

— Les sœurs n’en ont pas terminé, lâcha le garde, pas commode.

Gawyn serra les dents, mais il n’y avait rien à faire contre ça. Reculant, Sleete et lui attendirent jusqu’à ce que trois Aes Sedai sortent enfin d’une pièce elle aussi gardée.

Visiblement troublées, les sœurs s’éloignèrent, suivies par deux soldats porteurs d’un fardeau enveloppé dans du tissu blanc.

Le cadavre…

Les gardes s’écartèrent, consentant à contrecœur à laisser passer les visiteurs. Après avoir descendu le couloir, ceux-ci s’engouffrèrent dans la petite salle de lecture. Une fois entré, Gawyn jeta un coup d’œil dans le couloir, et vit des Acceptées passer la tête au coin d’un corridor latéral, tout en murmurant entre elles.

Avec cet assassinat, on en était à quatre sœurs défuntes. Une catastrophe pour Egwene, qui s’efforçait d’empêcher les Ajah de se sauter à la gorge. Pourtant, elle avait ordonné à toutes les sœurs d’être vigilantes et de ne pas se déplacer seules. Ses membres y ayant vécu des années durant, l’Ajah Noir connaissait très bien la Tour Blanche. En utilisant des portails, ces traîtresses pouvaient se glisser partout et tuer à leur guise.

En tout cas, c’était l’explication officielle. Gawyn avait plus que des doutes…

Il avança dans la pièce, Sleete sur les talons.

Chubain les attendait.

— Seigneur Trakand, salua-t-il, lèvres pincées.

— Capitaine, répondit Gawyn en balayant la salle du regard.

Elle était minuscule, avec un unique bureau contre le mur du fond et un brasero présentement éteint. Dans un coin, une lampe en pied fournissait une chiche lumière, et un tapis rond, au centre du sol dallé, occupait presque tout l’espace encore disponible. Une tache sombre s’y répandait, s’infiltrant sous le bureau.

— Vous pensez vraiment trouver quelque chose qui aurait échappé aux sœurs, Trakand ? demanda Chubain en croisant les bras.

— Je ne cherche pas la même chose qu’elles…

Gawyn s’accroupit pour inspecter le tapis.

Chubain grogna puis sortit dans le couloir. Jusqu’à ce que des serviteurs viennent tout nettoyer, la Garde de la Tour surveillerait la zone. Donc, Gawyn avait quelques minutes devant lui.

Sleete approcha d’un garde qui s’était campé dans l’encadrement de la porte. Contre lui, il y avait beaucoup moins d’hostilité qu’envers Gawyn – qui ne comprenait pas pourquoi ces hommes lui en voulaient tant.

— Elle était seule ? demanda Sleete.

— Oui, répondit le garde. Elle n’aurait pas dû ignorer le conseil de la Chaire d’Amyrlin.

— Qui était-ce ?

— Kateri Nepvue, de l’Ajah Blanc. Elle portait le châle depuis vingt ans.

Gawyn continua à inspecter le tapis. Quatre sœurs, aucune du même Ajah. Deux soutenaient Egwene, une était du côté d’Elaida et la quatrième, très récemment de retour, avait opté pour la neutralité. Chacune tuée dans un niveau différent de la tour, à une heure différente.

L’œuvre de l’Ajah Noir, à n’en pas douter. Ces sœurs-là ne visaient pas des cibles spécifiques, mais simplement faciles…

Trop simple pour être ça… Dans ce cas, pourquoi ne pas se transporter de nuit dans les quartiers des sœurs et les tuer toutes dans leur sommeil ? Et pourquoi, autour des scènes de crime, aucune Aes Sedai n’avait-elle senti qu’on canalisait le saidar ?

Sleete étudia soigneusement la porte et la serrure.

Une fois autorisé par Egwene à inspecter les scènes de crime, Gawyn avait demandé s’il pouvait s’adjoindre les services du Champion. Lors de leurs précédents contacts, Sleete s’était révélé à la fois méticuleux et discret.

Gawyn continua ses recherches. Egwene était inquiète au sujet d’une chose bien précise, il en aurait mis sa main au feu. À propos de ces meurtres, elle ne jouait pas totalement franc jeu.

Le jeune homme ne trouva aucune marque sur le tapis ou sur les dalles. Pas de trace sur les meubles non plus.

Selon Egwene, les tueuses s’introduisaient via un portail. Jusque-là, Gawyn n’en avait pas trouvé le début d’une preuve. Bien entendu, il n’était pas expert en portails, et en théorie, on pouvait les faire léviter au-dessus du sol, pour qu’ils n’abîment rien. Mais pourquoi l’Ajah Noir se serait-il donné cette peine ? De plus, dans une si petite pièce, entrer sans laisser d’indice aurait tenu du miracle.

— Gawyn, approche ! lança Sleete.

Il était déjà agenouillé près de la porte.

Gawyn le rejoignit et l’imita. Sleete fit jouer plusieurs fois le pêne dans la serrure.

— Cette porte doit avoir été forcée. Tu vois l’éraflure, sur le pêne ? On peut crocheter ce genre de serrure en utilisant une aiguille. Il suffit de faire bouger le pêne puis d’actionner plusieurs fois la poignée. C’est réalisable presque sans bruit.

— Pourquoi l’Ajah Noir s’amuserait-il à forcer une porte ?

— Parce que le portail d’arrivée donnait dans le couloir. Ensuite, la tueuse a dû chercher une porte d’où filtrait de la lumière.

— Pourquoi ne pas avoir utilisé un autre portail pour entrer ?

— Canaliser le saidar aurait pu alarmer la cible…

— Bien raisonné, reconnut Gawyn.

Il regarda la flaque noire. Le bureau était orienté de telle façon que son occupante tournait le dos à la porte. Cette configuration glaça les sangs de Gawyn. Qui aurait disposé un bureau ainsi ? Une Aes Sedai qui se croyait en parfaite sécurité et qui aurait voulu s’isoler du chaos du monde extérieur. Malgré leur intelligence supérieure, les sœurs étaient parfois dotées d’un instinct de survie déficient.

Ou elles ne réfléchissaient pas comme des soldats, simplement. Parce que leurs Champions s’en chargeaient.

— Avait-elle un Champion ? demanda Gawyn.

— Non, répondit Sleete. Je l’avais croisée une fois ou deux. Pas de Champion. (Il hésita.) Aucune des victimes n’en avait.

Gawyn arqua un sourcil.

— C’est logique, fit Sleete. La coupable ne tient pas à nous alerter.

— Mais pourquoi ces meurtres au couteau ? (Les quatre sœurs avaient péri ainsi.) Les sœurs noires ne sont pas tenues de respecter les Trois Serments. Elles peuvent utiliser le Pouvoir pour tuer. C’est plus direct et plus simple.

— Avec le risque d’alerter la victime ou les sœurs les plus proches…

Encore une bonne hypothèse. Pourtant, quelque chose n’allait pas avec ces meurtres.

Ou Gawyn s’accrochait-il à des riens pour avoir l’impression d’être en mesure d’aider ? Dans un coin de son esprit, il espérait qu’Egwene, s’il lui était utile, serait moins dure avec lui. Au point, peut-être, de lui pardonner son calamiteux « sauvetage », pendant l’attaque contre la tour.

Chubain revint sur ces entrefaites.

— Votre Seigneurie a eu assez de temps, selon moi, dit-il d’un ton sec. Les domestiques sont prêts à faire le ménage.

Sale type ! pesta intérieurement Gawyn. Est-il obligé de me mépriser ainsi ? Je devrais…

Non ! Le jeune homme se força à garder son calme. Mais avant tout ça, ce n’était pas si difficile…

Pourquoi Chubain lui cherchait-il des noises ? Et comment sa mère aurait-elle géré un tel malotru ?

En général, il ne pensait pas à Morgase, parce que ça l’obligeait à se remémorer l’existence d’al’Thor. Ce criminel-là avait pu sortir de la tour comme si de rien n’était. Alors qu’elle le tenait, Egwene l’avait laissé filer.

D’accord, il était le Dragon Réincarné. Pourtant, Dragon ou pas, Gawyn rêvait de le défier et de lui transpercer le torse avec son épée.

Il te réduirait en bouillie avec le Pouvoir de l’Unique. Tu es un crétin, Gawyn Trakand.

Peut-être, mais la haine d’al’Thor continuait à le consumer.

Un des gardes arriva et désigna la porte. Chubain parut agacé que ses hommes n’aient pas vu qu’on l’avait forcée. Mais la Garde de la Tour n’était pas une force de police. Les sœurs n’en avaient pas besoin. De plus, quand il s’agissait d’enquêter, elles se révélaient les meilleures…

Gawyn vit que le capitaine avait vraiment à cœur d’interrompre cette série de meurtres. Protéger la tour et ses occupantes constituait l’essentiel de son devoir.

Du coup, Gawyn et lui contribuaient à une cause commune. Hélas, Chubain se comportait comme s’ils avaient un contentieux personnel.

De son point de vue, nous en avons un. Lors du schisme, il a été vaincu par le camp de Bryne. Et à ses yeux, je suis un des hommes préférés du général.

Gawyn n’était pas un Champion, pourtant il avait des liens d’amitié avec la Chaire d’Amyrlin. Et il dînait avec Bryne. Comment Chubain jugeait-il ça, surtout depuis que le jeune homme s’était vu accorder le droit d’enquêter sur les meurtres ?

Par la Lumière ! Il croit que j’ai des vues sur sa position. Que je rêve d’être haut capitaine de la garde.

Quelle idée ridicule ! Gawyn aurait pu être le Premier Prince de l’Épée. Non, il aurait dû l’être, même. Chef de l’armée andorienne et protecteur de la reine… Enfin, il était le fils de Morgase Trakand, une des souveraines les plus puissantes et rayonnantes d’influence que le pays ait connues. Qu’avait-il à faire du poste de cet homme ?

Chubain voyait les choses autrement. Après l’attaque des Seanchaniens, son prestige en avait pris un coup. Normal qu’il s’inquiète pour sa position.

— Capitaine, dit Gawyn, puis-je vous parler en privé ?

Chubain eut un regard soupçonneux, puis il désigna le couloir, où les deux hommes se mirent à l’écart des domestiques nerveux qui attendaient de nettoyer le sang.

Chubain croisa les bras et dévisagea Gawyn.

— Que voulez-vous me dire, seigneur ?

Sur ce titre, le capitaine appuyait souvent avec une lourde ironie.

Du calme, songea Gawyn. Il se souvenait encore de son entrée grandiloquente et honteuse dans le camp de Bryne. Il valait mieux que ça. Hélas, vivre avec les Jeunes Gardes, dans la confusion puis la honte consécutive au drame de la tour, avait fait de lui un autre homme.

Certes, mais il ne pouvait pas continuer dans cette voie.

— Capitaine, j’apprécie que vous m’ayez laissé inspecter la pièce.

— Je n’avais guère le choix.

— J’en suis conscient. Pourtant, je vous remercie. Il est très important que la Chaire d’Amyrlin sache que je fais tout pour l’aider. Si je trouve quelque chose qui a échappé aux sœurs, ça remontera ma cote…

— Oui, c’est très possible…

— Egwene fera peut-être de moi son Champion.

Chubain sursauta.

— Son Champion ?

— Il fut un temps où j’étais sûr qu’elle me choisirait. À présent… Bref, si je peux vous aider lors de cette enquête, elle sera moins furieuse contre moi. (Gawyn posa une main sur l’épaule de l’officier.) Je n’oublierai pas que vous m’avez mis le pied à l’étrier. Vous m’appelez « seigneur », mais ce titre n’a plus aucun sens pour moi, désormais. Mon seul désir, c’est d’être le Champion d’Egwene – pour la protéger.

Chubain plissa le front. Puis il hocha la tête et se détendit.

— Je vous ai entendu parler… Vous cherchiez des traces de portail. Pourquoi ?

— Je doute que ces crimes soient l’œuvre de l’Ajah Noir. Selon moi, c’est le travail d’un Homme Gris, ou d’un tueur dans ce genre. Un Suppôt infiltré dans le personnel de la tour, par exemple. Enfin, voyez le modus operandi. Des meurtres au couteau !

Chubain acquiesça.

— Il y a aussi des indices d’affrontement… Les sœurs les ont mentionnés. Les livres tombés de la table, elles pensent qu’ils ont été renversés par la victime, alors qu’elle agonisait.

— Étrange, fit Gawyn. Si j’étais une sœur noire, j’utiliserais le Pouvoir sans craindre que quelqu’un le sente. Après tout, des femmes canalisent sans arrêt, ici. Pourquoi s’en priver ? Après avoir immobilisé ma victime avec des flux, je l’exécuterais puis je filerais avant que quelqu’un ait des soupçons. Aucun affrontement.

— Bien vu, concéda Chubain. Mais la Chaire d’Amyrlin semble sûre que l’Ajah Noir est derrière ces meurtres.

— Je lui parlerai afin de comprendre pourquoi. En attendant, vous devriez suggérer aux sœurs qui mènent l’enquête d’interroger tous les domestiques. Vous êtes d’accord ?

— Oui… Je crois que je vais le faire…

Dès qu’il se sentait moins menacé, un homme perdait beaucoup de son agressivité.

Gawyn et Chubain s’écartèrent. D’un geste, Chubain fit signe aux domestiques d’aller nettoyer la pièce. Sleete en sortit, l’air pensif. Entre le pouce et l’index, il tenait quelque chose.

— De la soie noire, dit-il. Impossible de dire si ça vient de l’assassin.

Chubain s’empara de l’indice.

— Bizarre, ça…

— Une sœur noire ne clamerait pas son allégeance en portant du noir, dit Gawyn. Un tueur plus « ordinaire », en revanche…

Chubain emballa l’indice dans son mouchoir et l’empocha.

— Je vais transmettre cette preuve à Seaine Sedai, dit-il, l’air impressionné.

Gawyn fit un signe de tête à Sleete. Ensemble, les deux hommes s’éloignèrent.

— Avec le retour de certaines sœurs et l’arrivée de nouveaux Champions, dit Sleete, la Tour Blanche grouille d’activité. Même en étant très furtive, comment une personne vêtue de noir aurait-elle pu se balader dans les niveaux supérieurs ?

— Les Hommes Gris sont doués pour ne pas attirer l’attention. Selon moi, nous avançons vers mon hypothèse. Tout de même, il est étrange que personne n’ait vu ces maudites sœurs noires. Mais bien entendu, nous sommes en pleine spéculation…

Les yeux rivés sur un trio de novices qui regardaient les gardes avec des yeux ronds, Sleete acquiesça.

Quand elles virent qu’on les avait repérées, les filles en blanc gloussèrent bêtement puis s’éparpillèrent comme une volée de moineaux.

— Egwene en sait plus long qu’elle en dit, affirma Gawyn. Je lui parlerai…

— En supposant qu’elle te reçoive…

Gawyn en grogna d’agacement.

Empruntant une série d’escaliers et de rampes, les deux hommes gagnèrent le niveau qui abritait le bureau de la Chaire d’Amyrlin. L’Aes Sedai de Sleete – une sœur verte nommée Hattori – ayant peu de missions à lui confier, le Champion faisait à peu près ce qu’il voulait.

Hattori aurait bien pris Gawyn en complément de Sleete. Avec la façon dont le traitait Egwene, le jeune homme était tenté d’accepter.

Enfin, non, pas vraiment… Même si elle lui battait froid, l’emplissant de frustration, il aimait Egwene. Abandonner Andor et la Jeune Garde pour elle n’avait pas été une décision facile. Malgré ces sacrifices, elle refusait toujours de le lier.

Dans l’antichambre du bureau, Silviana trônait derrière sa table de travail toujours impeccablement rangée. Elle étudia Gawyn, le regard impénétrable sur son masque d’Aes Sedai. Mais le jeune homme aurait parié qu’elle ne l’aimait pas.

— La Chaire d’Amyrlin rédige une lettre de la toute première importance, dit la Gardienne. Vous allez devoir attendre.

Gawyn voulut protester.

— Elle ne veut pas être dérangée… (Silviana s’intéressa de nouveau au document qu’elle consultait.) Il faut attendre.

Gawyn capitula. Voyant qu’il allait patienter, Sleete lui fit signe qu’il filait. Pourquoi l’avait-il accompagné, pour commencer ? Un drôle de type, vraiment…

Gawyn le salua de la main puis le regarda sortir dans le couloir.

L’antichambre aux riches boiseries était en réalité une grande pièce au sol couvert d’un tapis rouge foncé. D’expérience, Gawyn savait qu’aucun siège n’était confortable. Mais au moins, il y avait une fenêtre. Le jeune homme alla y respirer un peu, les coudes appuyés sur le rebord. À une hauteur pareille, l’air semblait plus mordant et plus frais.

En bas, Gawyn pouvait contempler le nouveau terrain d’exercice des Champions. L’ancien se trouvait à l’endroit où Elaida avait fait creuser les fondations de son palais délirant. Avec Egwene, personne ne savait ce qu’il adviendrait de ce projet.

Le terrain d’exercice débordait d’escrimeurs et d’autres experts des armes. Avec l’afflux de réfugiés, de soldats et de mercenaires, pas mal d’hommes se voyaient dans la peau d’un futur Champion. Egwene avait ouvert le terrain à tous ceux qui désiraient s’entraîner et faire leurs preuves. Dans les prochaines semaines, elle entendait aussi élever au statut d’Aes Sedai toutes les femmes qui étaient prêtes à recevoir le châle.

Gawyn s’était entraîné durant quelques jours, mais les spectres des hommes qu’il avait tués semblaient plus présents, en bas. Le terrain d’exercice appartenait à sa vie d’avant – quand tout n’avait pas encore tourné à la catastrophe. D’autres Jeunes Gardes étaient retournés sans peine – et avec joie – à ce passé heureux. Jisao, Rajar, Durrent et la plupart de ses autres officiers étaient devenus des Champions. Très bientôt, de leur groupe, il ne resterait personne. À part lui.

La porte intérieure s’ouvrit et des échos de voix parvinrent aux oreilles de Gawyn. Se retournant, il vit qu’Egwene, en robe jaune et vert, approchait pour converser avec Silviana. La Gardienne jeta un coup d’œil au jeune homme, qui crut la voir se rembrunir.

Egwene remarqua aussitôt son visiteur mais ne broncha pas. Confronté à son masque d’Aes Sedai – elle était devenue très bonne au jeu de l’impassibilité –, Gawyn se sentit très mal à l’aise.

— Il y a eu un nouvel assassinat ce matin, annonça-t-il en approchant de la jeune femme.

— Plus précisément, corrigea Egwene, c’était cette nuit.

— Il faut que je te parle !

Egwene et sa Gardienne se consultèrent du regard.

— D’accord, dit la dirigeante avant de battre en retraite dans son bureau.

Gawyn la suivit sans accorder un regard à Silviana.

Le bureau de la Chaire d’Amyrlin était une des plus belles pièces de la tour. Sur les lambris clairs des murs, on avait gravé des scènes magnifiquement détaillées. La cheminée était en marbre et les dalles rouges taillées en forme de losange brillaient de mille feux. Sur le grand bureau d’Egwene, deux lampes représentaient des femmes qui levaient les mains au ciel, des flammes dansant dans leurs paumes.

Le long d’un mur, des rayonnages proposaient des livres qui semblaient classés par harmonie de couleurs plutôt que par sujets. Des ouvrages ornementaux, en attendant que la nouvelle Chaire d’Amyrlin ait fait son choix.

— De quoi veux-tu me parler ? demanda Egwene en s’asseyant.

— Des meurtres.

— Mais encore ?

Gawyn ferma la porte.

— Que la Lumière me brûle, Egwene ! Tu es obligée de me sortir ton numéro de dirigeante suprême chaque fois qu’on se parle ? De temps en temps, je ne pourrais pas avoir droit à Egwene al’Vere ?

— Si je te montre la dirigeante, c’est parce que tu refuses de l’accepter. Quand tu changeras d’attitude, nous irons peut-être au-delà de ce protocole relationnel.

— Lumière ! Tu as appris à t’exprimer comme ces femmes !

— Parce que je suis l’une d’entre elles ! Ta façon de parler te trahit. La Chaire d’Amyrlin ne peut pas être servie par ceux qui contestent son autorité.

— Je ne la conteste pas, tu peux me croire. Mais n’est-il pas important pour toi que certains voient la personne que tu es, et pas seulement ta fonction ?

— Si, mais à condition que ces gens aient bien en tête la notion d’obéissance. (Le masque s’adoucit un peu.) Tu n’en es pas là, Gawyn. Je suis désolée.

Le jeune homme serra les dents.

N’en fais pas trop ! se dit-il.

— Très bien… Les meurtres, donc… Nous avons constaté qu’aucune des victimes n’avait de Champion.

— Oui, j’ai lu un rapport sur ce point.

— Cette réalité m’a incité à réfléchir sur une plus grande échelle. Je conclus que nous n’avons pas assez de Champions.

Egwene plissa le front.

— Nous nous préparons pour l’Ultime Bataille, Egwene ! Pourtant, beaucoup de sœurs n’ont pas de protecteur. Beaucoup trop ! Certaines n’ont pas remplacé le leur après sa mort. D’autres n’en ont jamais voulu. Tu ne peux pas permettre ça.

— Et que devrais-je faire, selon toi ? Instaurer le Champion obligatoire pour toutes ?

— Oui.

— Gawyn, même la Chaire d’Amyrlin n’a pas ce genre de pouvoir.

— Alors, passe par le Hall.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles. Le choix d’un Champion est une décision intime et personnelle. Aucune femme ne peut y être forcée.

Gawyn ne baissa pas les bras.

— Le choix de partir en guerre est aussi « intime » et personnel, sais-tu ? Pourtant, dans tout le pays, des hommes sont embarqués dans cette aventure. Parfois, les sentiments se révèlent moins importants que la survie.

» Les Champions gardent les sœurs en vie. Bientôt, chacune de ces femmes aura une importance vitale. Face à des hordes de Trollocs, une Aes Sedai sera plus efficace que cent soldats. Et via la guérison, vous sauverez des multitudes de vies. Les sœurs sont un bien commun à l’humanité. Tu ne dois pas les laisser sans protection.

Peut-être à cause de la ferveur de Gawyn, Egwene eut un léger mouvement de recul. Puis, contre toute attente, elle hocha la tête.

— Il y a de la sagesse dans tes propos, Gawyn…

— Évoque la question devant le Hall, Egwene. Fondamentalement, une sœur qui ne choisit pas de Champion agit de manière égoïste. Le lien rend un soldat meilleur, et nous avons besoin de tous les avantages possibles. Et ça contribuera à empêcher les meurtres.

— Je vais voir ce que je peux faire…

— Puis-je consulter les rapports que te remettent les sœurs ? Sur les crimes, je précise.

— Gawyn, je t’ai autorisé à participer à l’enquête pour avoir un autre point de vue. Si tu lis ces rapports, tu tireras les mêmes conclusions que mes sœurs.

— Alors, réponds au moins à une question. Tes enquêtrices ont-elles envisagé que ces meurtres ne soient pas le fait de l’Ajah Noir ? Que le coupable puisse être un Homme Gris ou un Suppôt des Ténèbres ?

— Non, elles n’y ont pas pensé, parce que nous savons que ce n’est pas le cas.

— Cette nuit, la porte a été forcée. Et les victimes sont tuées au couteau, pas avec le Pouvoir de l’Unique. De plus, il n’y a pas trace de portail et…

— L’assassin a accès au Pouvoir, coupa Egwene. Et il – ou plutôt, elle – ne se sert sans doute pas d’un portail.

Gawyn en écarquilla les yeux. On aurait juré les propos d’une sœur contournant son serment de ne jamais mentir.

— Tu gardes des secrets… Pas seulement vis-à-vis de moi, mais de toute la tour.

— Parfois, les secrets sont nécessaires.

— Ne peux-tu pas te confier à moi ? Egwene, j’ai peur que la coupable s’en prenne à toi. Et tu n’as pas de Champion.

— Sans le moindre doute, elle finira par s’en prendre à moi…

Egwene joua avec un objet posé sur son bureau. On eût dit une ceinture de cuir usée – du genre qu’on utilisait pour frapper un criminel. Étrange…

— Egwene, parle, je t’en supplie. Que se passe-t-il ?

La jeune femme dévisagea Gawyn puis soupira.

— D’accord… Je l’ai dit aux enquêtrices, alors tu mérites sans doute de l’entendre. Une Rejetée se cache à la Tour Blanche.

Gawyn posa la main sur le pommeau de son épée.

— Quoi ? Où ça ? Tu l’as capturée ?

— Non. Mais c’est elle la meurtrière.

— Tu en es sûre ?

— Je sais que Mesaana est ici parce que je l’ai rêvé. Elle se cache parmi nous. Quatre Aes Sedai ont perdu la vie. C’est elle, Gawyn. Il n’y a pas d’autre explication.

Le jeune homme ravala ses questions. Sur le Rêve, il savait peu de choses. À part qu’Egwene avait le don. En gros, c’était équivalent à celui de prédire…

— Je n’en ai pas parlé à l’ensemble des sœurs. Si elles l’apprennent, je crains que la division reparte de plus belle, pire que sous le règne d’Elaida. Tout le monde soupçonnera tout le monde.

» Les sœurs croient que des traîtresses noires se servent de portails pour venir nous tuer, et c’est déjà très grave. Au moins, ça ne les incitera pas à se retourner les unes contre les autres. De plus, Mesaana ne se doute pas que je suis au courant… Bref, voilà le secret que tu me réclamais. Nous ne traquons pas une sœur noire, mais une Rejetée.

Un sacré choc. Cela dit, apprendre que le Dragon Réincarné arpentait le monde avait été plus stupéfiant encore. Une Rejetée à la Tour Blanche, c’était bien plus plausible qu’Egwene dans la peau de la Chaire d’Amyrlin.

— On réglera le problème, assura Gawyn avec une confiance feinte.

— Des sœurs fouillent le passé des personnes présentes à la tour, annonça Egwene. D’autres guettent les propos ou les comportements suspects. Oui, nous la démasquerons. Mais je ne vois pas comment améliorer la sécurité des sœurs sans provoquer une panique dévastatrice.

— Des Champions ! insista Gawyn.

— Je vais y réfléchir… Pour l’instant, je veux te demander une faveur.

— Si c’est en mon pouvoir, elle est accordée d’avance, tu le sais.

— Vraiment ? Parfait… J’exige que tu cesses de garder ma porte la nuit.

— Quoi ? Egwene, ne me demande pas ça !

La Chaire d’Amyrlin secoua la tête.

— Tu vois ? Ta première réaction, c’est de défier mon autorité !

— En privé, quand son Aes Sedai est concernée, la contredire est le devoir d’un Champion.

Une leçon donnée par le Champion et maître d’armes Hammar…

— Mais tu n’es pas mon Champion, Gawyn !

Un argument massue.

— En outre, tu ne pourrais pas faire grand-chose pour arrêter une Rejetée. Cette bataille sera livrée par des sœurs, et j’ai mis en place des tissages de garde très subtils. Je veux que mes appartements semblent vulnérables. Si Mesaana m’attaque, je lui tendrai une embuscade.

— Dont tu serais l’appât ? Egwene, c’est de la folie !

— Non, du pur désespoir. Des femmes placées sous ma responsabilité meurent, poignardées en pleine nuit. En un temps, tu l’as dit, où nous avons besoin de chacune d’entre elles.

Pour la première fois, la lassitude apparut sous le masque – quelque chose dans le ton, plus un léger affaissement des épaules. L’air soudain épuisée, Egwene croisa les mains devant elle.

— Des sœurs collectent toutes les informations dont nous disposons sur Mesaana. Ce n’est pas une guerrière, mais une administratrice capable de planifier. Si je peux l’affronter, je la vaincrai. D’abord, il faut la trouver. Servir d’appât est un de mes plans parmi beaucoup d’autres. Tu as raison, c’est dangereux. Mais j’ai pris de grandes précautions.

— Je n’aime pas du tout ça.

— Quand ai-je demandé ton aval ? Tu devras me faire confiance.

— J’ai en toi une confiance aveugle.

— Alors, montre-la, pour une fois !

Gawyn serra les dents. Puis il s’inclina devant Egwene et sortit du bureau en s’efforçant – en vain – de ne pas claquer la porte. Du coup, Silviana lui coula un regard désapprobateur quand il passa devant elle.

Une fois dans le couloir, il prit la direction du terrain d’exercice. Tant pis pour les spectres et les mauvais souvenirs. Il avait besoin d’une longue séance d’escrime.


Egwene se radossa à son siège et lâcha un long soupir avant de fermer les yeux. Pourquoi avait-elle tant de mal à contrôler ses sentiments face à Gawyn ? Quand il était là, elle aurait juré être la pire Aes Sedai de l’histoire.

Tant d’émotions tourbillonnaient en elle, comme différents crus de vin qui se seraient mélangés. La rage face à l’entêtement de ce garçon. L’envie folle d’être dans ses bras. Le trouble devant son incapacité à faire passer l’une avant l’autre ou l’autre avant l’une…

Gawyn avait l’art de s’infiltrer dans sa peau et dans son cœur. Sa passion était enthousiasmante. Si elle le prenait pour Champion, serait-elle « contaminée » ? Exactement, comment ça fonctionnait ? Ça faisait quoi d’être liée à quelqu’un et de sentir ses émotions ?

Avec Gawyn, elle désirait avoir la connexion que les autres sœurs partageaient avec leur Champion. De plus, il était vraiment important qu’elle fréquente des gens capables de la contredire en privé. Des proches d’Egwene al’Vere, pas de la Chaire d’Amyrlin.

Mais le jeune homme n’était pas assez fiable. Un chien fou…

Egwene relut sa lettre au nouveau roi de Tear. Elle y révélait que Rand menaçait de briser les sceaux. Son plan visant à l’arrêter dépendrait du nombre de compagnons du Dragon qu’elle convaincrait. Sur Darlin Sisnera, les rapports se contredisaient. Certains le présentaient comme un des plus loyaux fidèles de Rand, et d’autres sous les traits d’un de ses plus irréductibles détracteurs.

Laissant la lettre reposer, Egwene prit quelques notes sur la meilleure façon d’aborder le Hall au sujet des « Champions obligatoires ». Même s’il extrapolait, Gawyn était loin de délirer. Mais il faudrait plutôt suggérer aux sœurs sans Champion d’en prendre un (au moins) en insistant sur les vies que ça sauverait et le soutien que ce serait contre les Ténèbres. Oui, c’était ce qu’il fallait faire…

La Chaire d’Amyrlin se servit un peu d’infusion à la menthe. Bizarrement, les feuilles pourrissaient moins facilement, ces derniers temps, et celle-là avait très bon goût.

À Gawyn, elle n’avait pas dit toute la vérité. Si elle ne le voulait plus devant sa porte, c’était aussi parce qu’elle avait du mal à dormir en le sachant si près d’elle. Un soir, elle aurait risqué de déraper… et d’aller le chercher.

Les coups de Silviana n’étaient jamais parvenus à briser sa volonté… Gawyn Trakand, lui, semblait dangereusement près de réussir.


Graendal avait anticipé l’arrivée du messager. Même ici, dans son fief le plus secret, sa venue n’avait rien d’inattendu. Aucun Élu ne pouvait se dissimuler aux yeux du Grand Seigneur.

La cachette n’était pas un palais, un riche manoir ou une antique forteresse. Il s’agissait d’une grotte dont personne n’avait rien à faire, sur une île de l’océan d’Aryth où nul ne venait jamais. Et pour cause ! À la connaissance de Graendal, il n’y avait rien d’intéressant sur ce caillou.

Bien entendu, le confort se révélait minimaliste. Six chiots de médiocre qualité entretenaient les lieux, qui se réduisaient à trois salles. L’issue étant scellée par de la roche, il fallait un portail pour entrer et sortir. Une source naturelle assurait l’alimentation en eau, les réserves de nourriture étaient abondantes et des fissures garantissaient une bonne ventilation. Sinon, l’endroit pouvait être qualifié d’obscur et de miteux.

En d’autres termes, exactement le genre de refuge où personne n’aurait cru trouver Graendal. Car son goût du luxe et sa phobie du dénuement étaient universellement connus. Cette réputation n’était pas usurpée. Mais le grand avantage d’être prévisible, c’était de pouvoir faire à loisir des choses… imprévisibles.

Hélas, rien de tout ça ne fonctionnait avec le Grand Seigneur.

Étendue sur un divan tendu de soie jaune et bleu, Graendal regardait le portail qui venait de s’ouvrir devant elle. Vêtu de noir et de rouge, le messager arborait un visage plat à la peau cuivrée. Inutile qu’il parle – sa présence suffisait.

Superbe femme aux cheveux noirs et aux grands yeux marron, un des chiots de l’Élue – une ancienne Haute Dame de Tear – fixait elle aussi le portail. Elle semblait effrayée et sa maîtresse partageait son appréhension.

Fermant l’exemplaire d’un livre intitulé En flammes dans la neige, Graendal se leva. Rayonnante dans sa robe de soie noire décorée de ruban de streith, elle traversa le portail, attentive à produire une forte impression d’assurance.

Moridin l’attendait au cœur de son palais de pierre noire. Dans une salle dépourvue de meubles, un feu crépitait dans la cheminée. Au nom du Grand Seigneur ! Un feu, par une journée si étouffante ?

Graendal resta sereine et se força à ne pas transpirer.

Moridin se tourna vers elle, les taches noires de saa flottant dans ses yeux.

— Tu sais pourquoi je t’ai convoquée.

Pas une question, mais une affirmation.

— Oui.

— Aran’gar est morte pour toujours. Le Grand Seigneur avait pourtant récupéré son âme, la première fois. On dirait que tu te fais une spécialité des catastrophes de ce genre.

— Nae’blis, je vis pour servir.

De l’assurance ! Elle ne devait surtout pas se démonter.

Moridin hésita une fraction de seconde. Très bien, ça…

— Je suppose que tu n’insinues pas qu’Aran’gar nous avait trahis.

— Quoi ? Non, bien entendu…

— Et c’est ça que tu appelles servir ?

Graendal afficha un mélange d’inquiétude et de confusion.

— Eh bien, j’ai obéi aux ordres. Je ne suis donc pas ici pour recevoir des félicitations ?

— Très loin de là, lâcha Moridin. Ta fausse surprise n’aura aucun effet sur moi, femme.

— Elle n’est pas fausse, dit Graendal, jetant les bases de son mensonge à venir. Bien sûr, je ne m’attends pas à ce que le Grand Seigneur se réjouisse d’avoir un Élu en moins, mais j’affirme que le gain est supérieur à la perte.

— Quel gain ? siffla Moridin. Tu t’es stupidement laissé surprendre, provoquant pour rien la fin irréparable d’une Élue. Nous aurions dû pouvoir compter sur toi, entre tous nos gens, pour ne pas se faire gruger par al’Thor.

Moridin ignorait qu’elle avait entravé Aran’gar, la livrant à la mort. Il croyait à une erreur. Parfait, ça…

— Surprendre ? Je n’ai jamais… Moridin, comment peux-tu croire que je me sois fait surprendre par al’Thor ?

— C’était donc intentionnel ?

— Bien entendu… J’ai quasiment dû lui tenir la main pour le guider jusqu’au Tumulus de Natrin. Lews Therin n’a jamais été très doué pour voir ce qui se dresse devant son nez. Moridin, tu ne comprends donc pas ? Comment Lews Therin va-t-il réagir à ce qu’il a fait ? Détruire une citadelle qui abritait des centaines de personnes. Massacrer des innocents pour atteindre son objectif. Pourra-t-il accepter aisément cette infamie ?

Moridin hésita. Donc, il n’avait pas envisagé les choses sous cet angle. Graendal sourit intérieurement. Pour le Nae’blis, les actes d’al’Thor semblaient parfaitement logiques. Le moyen le plus simple et pratique pour atteindre un objectif.

Mais pour al’Thor, il n’en était pas ainsi. Avec sa tête farcie de balivernes telles que l’honneur et la vertu, ce massacre, il aurait du mal à le digérer. L’appeler « Lews Therin » en parlant à Moridin renforçait cette thèse.

Ce crime supplémentaire déchirerait l’âme d’al’Thor et lacérerait son cœur. Ses nuits hantées par des cauchemars, il porterait sa culpabilité comme une bête de trait porte son joug.

Graendal se souvenait vaguement de ses premiers pas vers les Ténèbres. Avait-elle toujours éprouvé cette absurde douleur ? Hélas, oui. Contrairement à beaucoup d’Élus. Semirhage, par exemple, était corrompue jusqu’à la moelle dès le début. Mais d’autres, comme Ishamael, avaient emprunté des chemins déchirants pour rejoindre les Ténèbres.

Dans les yeux de Moridin, elle voyait des souvenirs très lointains. Par le passé, elle n’était pas sûre de l’identité de cet homme. Aujourd’hui, elle n’avait plus de doutes. Le visage était différent, mais l’âme demeurait identique. Et cet individu savait très exactement ce qu’al’Thor éprouvait.

— Tu m’as ordonné de lui nuire, rappela Graendal. De lui faire connaître l’angoisse. C’était le meilleur moyen. Aran’gar m’a aidée. Hélas, elle ne s’est pas enfuie quand je l’y ai incitée. Tu le sais, elle a toujours fait face à ses problèmes avec trop d’agressivité. Mais le Grand Seigneur trouvera d’autres agents, j’en suis sûre. Nous avons pris un risque, et il y avait un coût… Mais le gain l’emporte… Cerise sur le gâteau, Lews Therin me croit morte. Un grand avantage pour nous.

Graendal sourit. Pas de plaisir, mais de satisfaction. Enfin, modérée…

Moridin la foudroya du regard, puis il hésita et détourna les yeux – pour fixer le vide.

— Tu ne seras pas punie pour le moment, dit-il enfin – à contrecœur, visiblement.

Venait-il de communiquer directement avec le Grand Seigneur ? Pour ce qu’en savait Graendal, dans cet Âge, tous les Élus devaient gagner le mont Shayol Ghul pour entendre leurs ordres. Ou accepter de recevoir la visite de Shaidar Haran, cette ignoble créature. Et voilà que le Grand Seigneur semblait s’adresser directement au Nae’blis. Intéressant, ça. Et inquiétant…

Assez pour conclure que la fin était proche. En conséquence, il ne restait plus beaucoup de temps pour faire des manières. Après l’Ultime Bataille, Graendal serait le Nae’blis et elle régnerait sur ce monde, devenu son royaume.

— Je crois que je devrais…, commença-t-elle.

— Rester loin d’al’Thor, acheva Moridin. Tu ne seras pas punie, mais je ne vois aucune raison de te couvrir de lauriers. D’accord, al’Thor est peut-être blessé, mais tu as saboté notre plan, et tu nous as privés d’un agent très utile.

— Comme il te plaira, dit Graendal. Et surtout, comme il plaira au Grand Seigneur. Mais je n’allais pas proposer de remonter à l’assaut contre al’Thor. Il me croit morte. Autant entretenir son illusion et m’utiliser autre part, pour l’instant.

— Autre part ?

Graendal avait besoin d’une victoire – décisive, en plus de tout. Passant en revue ses différents plans, elle chercha celui qui avait le plus de chances de réussir. Impossible de repartir en guerre contre al’Thor ? Eh bien, qu’à cela ne tienne. Elle apporterait au Grand Seigneur quelque chose qu’il désirait depuis longtemps.

— Perrin Aybara, dit-elle.

Devoir exposer ses intentions à Moridin était hautement déplaisant. En principe, elle préférait les garder pour elle. Mais elle n’avait aucune chance d’en finir avec cette rencontre sans avoir craché le morceau.

Moridin se tourna vers la cheminée, croisa les mains dans son dos et contempla les flammes.

Graendal sursauta quand elle sentit de la sueur ruisseler sur son front. Pardon ? La chaleur et le froid, elle s’en jouait, d’habitude. Qu’est-ce qui clochait ? Elle se concentra, mais sans résultat. Non ! Pas ici, pas près de cet homme.

Bien que bouleversée, elle reprit :

— Aybara est important. Les prophéties…

— Je les connais, dit Moridin sans se retourner. Comment vas-tu t’y prendre ?

— Mes espions ont localisé son armée. Juste au cas où, j’ai déjà lancé un ou deux plans le concernant. Je contrôle une bande de Créatures des Ténèbres qui provoqueront le chaos autour de lui, et je lui réserve un piège. S’il perd Aybara, al’Thor ne s’en relèvera pas.

— Ce serait même encore mieux que ça, souffla Moridin. Mais tu ne réussiras pas. Ses hommes disposent de portails. Il s’échappera.

— Je…

— Il s’échappera, te dis-je !

La sueur coulait maintenant sur les joues de Graendal. Elle l’essuya comme si de rien n’était, mais son front continua d’en produire.

— Suis-moi, dit Moridin.

Il s’éloigna de la cheminée et sortit dans le couloir.

Graendal lui emboîta le pas, intriguée mais pas rassurée. Il la guida jusqu’à une autre porte et l’ouvrit.

Graendal entra derrière lui. Très étroite, la pièce était remplie de rayonnages. Dessus, l’Élue reconnut des dizaines, voire des centaines d’artefacts liés au Pouvoir.

Que les Ténèbres m’engloutissent ! Où en a-t-il trouvé autant ?

Moridin avança jusqu’au fond de la pièce et étudia les objets exposés sur une étagère.

Graendal écarquilla les yeux de stupéfaction.

— C’est une lance-choc ? demanda-t-elle en désignant une longue barre de métal. Et là, tu as trois bâtons-liens ? Et un rema’kar ? Ces pièces appartiennent à…

— Aucune importance, coupa Moridin en s’emparant d’un artefact.

— Si je pouvais seulement…

— Tu n’es pas loin de la disgrâce, Graendal, dit Moridin, menaçant.

Se retournant, il brandit une longue tige de métal argenté munie d’une tête également en métal, mais incrusté d’or.

— Je n’ai trouvé que deux exemplaires de cet objet… Le premier est utilisé très judicieusement en ce moment même. Tu te serviras du second.

— Un aiguillon des rêves ? fit Graendal, les yeux de plus en plus ronds. (Elle aurait donné cher pour en avoir un.) Et tu en détiens deux ?

Moridin tapota la tête de l’aiguillon, qui disparut de sa main.

— Tu sauras où le trouver ?

— Oui, souffla Graendal, vorace.

Un artefact très puissant et utile d’un nombre incroyable de façons…

Moridin approcha et riva ses yeux dans ceux de l’Élue.

— Graendal, fit-il, menaçant, je connais la clé de cet artefact. Tu ne devras pas l’utiliser contre moi ou un autre Élu. Sinon, le Grand Seigneur le saura. Tant que Perrin Aybara ne sera pas mort, tu auras une très faible marge de manœuvre, si tu vois ce que je veux dire…

— Je… Oui, bien entendu…

Soudain, Graendal eut l’impression de geler. Comment pouvait-elle avoir froid ici ? Et tout en continuant à transpirer ?

— Aybara peut arpenter le Monde des Rêves, avertit Moridin. Je te prêterai un autre outil : l’homme aux deux âmes. Mais il est à moi, comme l’aiguillon. Et comme toi. Tu saisis ?

Graendal acquiesça. Elle aurait été incapable de s’en empêcher. La pièce sembla devenir plus obscure. À présent, la voix de son interlocuteur ressemblait un peu à celle du Grand Seigneur.

Moridin prit entre le pouce et l’index le menton de l’Élue.

— Si tu réussis, le Grand Seigneur sera content. Très content, même. Ce qui t’a été accordé avec parcimonie jusque-là te sera libéralement distribué.

Graendal s’humecta les lèvres.

Moridin parut soudain étrangement… distant.

— Moridin ? l’interpella-t-elle, troublée.

Sans répondre, il lâcha le menton de Graendal et traversa la pièce. Sur une table, il prit un grimoire recouvert de cuir clair, l’ouvrit à une page donnée et lut en silence. Puis il fit signe à l’Élue d’approcher.

Graendal obéit prudemment. Quand elle posa les yeux sur la page, elle frissonna.

Au nom des Ténèbres !

— Quel est ce livre ? parvint-elle à demander. Et d’où viennent ces prophéties ?

— Je les connais depuis longtemps, fit Moridin sans lever les yeux du grimoire. Je suis un des seuls, même parmi les Élus. Les femmes et les hommes qui les ont énoncées ont été isolés et gardés au secret. La Lumière ne doit jamais découvrir ces mots. Nous connaissons les prédictions de l’autre camp, mais il ne faut pas qu’il soit informé des nôtres.

— Mais… (Graendal relut le passage.) Ce texte dit qu’Aybara va mourir.

— Chaque prophétie peut être interprétée de plusieurs façons. Pourtant, c’est bien ça. Cette prédiction annonce qu’Aybara périra de notre main. Tu m’apporteras la tête de ce loup, Graendal. Et quand tu l’auras fait, tout ce que tu demandes te sera accordé. (Moridin referma le livre.) Mais prends garde ! Si tu échoues, tu perdras tout ce que tu as gagné. Et même bien plus que ça.

D’un geste, Moridin créa un portail pour sa visiteuse. Avec ses maigres aptitudes pour le Vrai Pouvoir – qu’on ne lui avait pas retirées –, Graendal vit des lignes brisées déchirer l’air et ouvrir un passage dans le tissu même de la Trame.

Un passage qui la conduirait à sa grotte secrète, devina-t-elle.

Sans un mot, elle traversa. Quand on risquait d’avoir la voix qui tremble, autant ne rien dire.


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