56 Quelque chose cloche

Quand elle entendit toquer à un poteau, à l’extérieur de sa tente, Egwene leva la tête des documents qu’elle examinait et invita son visiteur à entrer.

Gawyn se glissa entre le rabat et la toile. Renonçant à ses beaux atours, il portait un pantalon marron et une chemise d’une nuance plus claire. Une cape-caméléon pendait dans son dos. Grâce à elle, il se fondait dans n’importe quel environnement. Pour sa part, Egwene rayonnait dans une robe vert et bleu très régalienne.

La cape du jeune homme bruissa quand il s’assit en face de la jeune dirigeante.

— L’armée d’Elayne est en train d’arriver.

— Parfait, fit Egwene.

Gawyn hocha la tête, mais il était troublé.

La boule d’émotions engendrée par le lien était vraiment très utile. Si Egwene avait connu plus tôt la dévotion qu’éprouvait cet homme pour elle, elle l’aurait pris pour Champion des semaines plus tôt.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, délaissant la paperasse.

— Aybara… Il n’a pas accepté de te rencontrer.

— Elayne m’a prévenue qu’il serait… rétif.

— Je crois qu’il prendra le parti d’al’Thor… Il suffit de voir comment il a dressé son camp – très à l’écart de tous les autres. Et il a tout de suite envoyé des messages aux Teariens et aux Aiels. Il a une bonne armée, très puissante. Avec des Capes Blanches dans ses rangs.

— En quoi ça laisse penser qu’il se ralliera à Rand ? Au contraire…

— Eh bien, il n’a pas l’air d’avoir envie de prendre notre parti. Egwene, le chef des Fils, c’est Galad.

— Ton frère ?

— Oui… C’est terrible. Toutes ces armées, avec tant d’allégeances différentes, massées les unes à côté des autres. Aybara et ses troupes risquent d’être l’étincelle qui mettra le feu aux poudres.

— Quand Elayne sera là, ça ira mieux.

— Egwene, et si al’Thor ne venait pas ? Imagine qu’il ait monté ce coup pour aller faire ce qu’il veut très loin d’ici.

— Pourquoi aurait-il ourdi une machination pareille ? demanda Egwene. Il a déjà prouvé qu’il peut être introuvable, quand ça l’arrange. (Elle secoua la tête.) Gawyn, il sait qu’il ne doit pas briser ces sceaux. Une part de lui en a conscience, en tout cas. C’est peut-être pour ça qu’il m’a informée de son projet. Afin que j’organise la résistance pour le convaincre de renoncer.

Gawyn acquiesça sans discutailler ni se plaindre. Egwene n’en revenait pas qu’il ait tant changé. Aussi passionné qu’avant, mais beaucoup moins… corrosif. Depuis la terrible nuit, avec les tueurs, il avait même pris le pli d’obéir à la Chaire d’Amyrlin. Pas comme un domestique, mais à la manière d’un partenaire soucieux que les choses aillent comme elle le voulait.

Un merveilleux changement… Et d’une grande importance, puisque le Hall de la Tour semblait résolu à reprendre à Egwene le droit exclusif de traiter avec Rand.

Dans la pile de documents, sur le bureau, il y avait toute une série de lettres de représentantes donnant « humblement » leur avis sur la question.

Mais ces femmes communiquaient avec elle au lieu d’outrepasser son autorité. C’était une bonne chose, et Egwene ne pouvait pas se permettre de les ignorer. Au contraire, elle devait continuer à leur faire croire que leur coopération était bienvenue.

Un équilibre si précaire…

— Bien, dans ce cas, allons à la rencontre de ta sœur.

Gawyn se leva souplement. Les trois anneaux qu’il portait autour du cou, accrochés à une chaîne, tintinnabulèrent quand même. Egwene ne lui avait pas encore demandé d’où il tenait ces bijoux, et il n’en avait pas dit un mot jusque-là.

Alors qu’il écartait le rabat pour elle, la jeune dirigeante sortit de la tente d’un pas gracieux.

Dehors, le soleil de la fin d’après-midi disparaissait derrière des nuages gris. Sur le périmètre du camp, les soldats de Bryne s’échinaient à ériger une palissade. L’armée du général avait beaucoup grossi, ces dernières semaines. Du coup, elle dominait toute la partie orientale de la grande prairie bordée par une forêt qu’on appelait jadis le champ de Merrilor.

Merrilor n’était pas une personne, mais une tour-forteresse en ruine qui se dressait dans le nord du site, couverte de mousse et presque enfouie sous la végétation.

La tente d’Egwene était située sur une élévation d’où elle pouvait observer les autres camps.

— Celui-là n’est-il pas nouveau ? demanda-t-elle en désignant une petite force qui s’était installée au pied des ruines.

— Une troupe indépendante…, répondit Gawyn. Des fermiers, pour l’essentiel. Pas une véritable armée, en tout cas. La plupart des hommes n’ont pas d’épée. Des fourches, des haches de bûcheron… Je suppose que c’est al’Thor qui les envoie. Ils sont arrivés hier et ils vont et viennent partout.

— Bizarre…, souffla Egwene.

Ces hommes semblaient venir d’un peu partout. Équipés de tentes dépareillées, ils semblaient ne pas trop savoir comment dresser un camp. Mais ils étaient entre cinq et dix mille.

— Étrange, oui, approuva Gawyn.

Tournant la tête, Egwene vit que des colonnes entières se déversaient de plusieurs portails, non loin de là. Au-dessus des hommes en rangs impeccables, le lion d’Andor flottait fièrement. Un petit groupe en rouge et blanc s’était écarté des autres pour se diriger vers le camp d’Egwene. L’étendard de la reine flottait au-dessus de cette délégation.

Gawyn accompagna Egwene, traversant les herbes jaunies pour aller accueillir la reine d’Andor.

Un jour de retard sur la date spécifiée par Rand… Mais elle était venue, comme tous les autres.

Des Aiels accompagnaient Darlin, arrivés de Tear. À force de persuasion, Egwene avait réussi à faire se déplacer un gros contingent de l’armée illianienne qui campait dans la partie orientale du « champ ».

Selon certains rapports, les Cairhieniens étaient désormais des sujets d’Elayne. Pour preuve, ils arrivaient en même temps que les Andoriens et une partie importante de la Compagnie de la Main Rouge.

Egwene avait envoyé une sœur proposer au roi Roedran du Murandy de le faire Voyager jusqu’ici. Mais rien ne garantissait qu’il accepterait. Même sans lui, un grand nombre de pays étaient présents, surtout depuis que les étendards du Ghealdan et de Mayene se mêlaient à la tête de loup des forces de Perrin.

Egwene devrait rencontrer les deux dirigeantes et tenter de les gagner à sa cause. Même si elle échouait, ses alliés seraient suffisants pour persuader Rand de renoncer à son plan.

La Lumière veuille que la coalition suffise. Si Rand parvenait à imposer sa façon de voir les choses, Egwene préférait ne pas penser aux conséquences.

Elle descendit vers le futur camp d’Elayne, saluant au passage des sœurs qui lui firent un signe de tête et des Acceptées qui s’inclinèrent. Sans parler des soldats qui lui rendirent son salut et des domestiques qui s’agenouillèrent. Rand allait…

— C’est impossible ! s’écria soudain Gawyn, tétanisé.

— Que t’arrive-t-il ? demanda Egwene.

Sans répondre, le Champion partit soudain au pas de course. Mécontente, Egwene le suivit du regard. Il restait trop impulsif. Quelle mouche l’avait donc piqué ? Sa réaction n’avait rien d’alarmant, elle le sentait à travers le lien. En revanche, il était… désorienté.

Avec toute la célérité que lui autorisait le protocole, Egwene le suivit de loin.

Quand elle le rejoignit, elle le trouva agenouillé devant quelqu’un. Une femme d’âge mûr aux cheveux blond tirant sur le roux. L’inconnue se tenait à côté d’Elayne, toujours perchée sur son cheval et rayonnante comme jamais.

Eh bien, on dirait que c’est vrai…

Egwene avait eu vent de cette rumeur la nuit précédente, attendant confirmation avant d’en parler à Gawyn.

Morgase Trakand était toujours vivante.

Pour l’instant, Egwene décida de rester à l’écart. Si elle approchait, Elayne devrait embrasser sa bague au serpent, et toute la colonne serait tenue de se prosterner. De quoi gâcher la joie de Gawyn.

Alors qu’elle attendait, les nuages commencèrent à s’effilocher. Soudain, ils se déchirèrent, le fer de lance noir de la tempête reculant pour céder la place à un ciel bleu limpide. Les yeux ronds, Elayne se tourna sur sa selle – en direction du camp de Perrin.

Il est donc là, pensa Egwene. Aussitôt, le ciel est redevenu serein. Le calme qui précède la tempête qui détruira tout…


— À toi d’essayer, Emarin, dit Androl.

Avec un petit groupe, il se tenait dans un bosquet, près de la lisière du complexe de la Tour Noire.

Le noble se connecta à la Source et se concentra. Aussitôt, des flux apparurent autour de lui. Pour quelqu’un de si peu entraîné, il était très doué. Pour preuve, il tissa sans peine les flux requis pour ouvrir un portail.

Au lieu de générer un passage, les flux se détissèrent et disparurent. Le front lustré de sueur, Emarin se tourna vers ses compagnons.

— Canaliser ces flux m’a paru plus difficile que d’habitude, confia-t-il.

— Pourquoi ne fonctionnent-ils pas ? demanda Evin.

Le jeune homme avait rougi de colère – comme si le problème avec les portails était une insulte personnelle.

Les bras croisés, Androl secoua la tête. Secoués par le vent, les arbres bruissaient et des feuilles se détachaient de leurs branches. Mordorées, comme si on était en automne… Ce phénomène agaçait Androl. Durant ses voyages il avait passé un certain temps à travailler la terre. De cette expérience, il avait retiré le sens du « bien » et du « mal » très particulier d’un fermier, quand il s’agissait des cycles du climat.

— Essaie aussi, Androl, dit Evin. Avec les portails, tu es le meilleur.

Androl regarda ses trois compagnons – Canler complétant le trio. Ce fermier andorien vieillissant plissait pensivement le front. Mais chez lui, c’était trop fréquent pour avoir un sens précis.

Androl ferma les yeux, se vida de toutes ses émotions et se projeta dans le vide, là où le saidin brillait, symbole de vie et de pouvoir. Il s’y connecta et s’enivra de ce qu’il y puisa.

Rouvrant les yeux, il découvrit un monde plus… vif et vibrant. Des végétaux morts pouvaient-ils avoir l’air maladif et « vibrant » en même temps ? Non, sauf quand le saidin rendait possible l’impossible.

Androl se concentra. Pour lui, ouvrir des portails était plus facile que n’importe quel autre tissage. Pourquoi ? Il aurait été bien incapable de le dire. Pas fichu de briser le plus petit rocher avec le Pouvoir, il réussissait sans peine à tisser un portail assez grand pour laisser passer un chariot. Pour Logain, c’était très impressionnant. Taim, lui, qualifiait la chose d’impossible.

Cette fois, Androl infusa dans son tissage tout le Pouvoir qu’il avait puisé dans la Source. Les portails, il comprenait comment ils fonctionnaient. C’était logique. Parfois, il se demandait si ça n’avait pas un lien avec son amour du voyage – cette passion de découvrir de nouveaux endroits et des arts inconnus.

Les tissages lui obéirent sans qu’il remarque les difficultés dont Emarin avait parlé. Cependant, rien ne se passa et les flux se détissèrent lamentablement. Androl tenta de les en empêcher. Un moment, il crut pouvoir les retenir. Mais ils lui glissèrent entre les doigts et disparurent – sans jamais avoir ouvert de portail.

— Tous les autres tissages que j’ai essayés ont bien répondu, dit Evin. (Pour le prouver, il généra un globe lumineux.) Tous sans exception.

— Donc, seuls les portails sont défaillants, marmonna Canler.

— C’est comme…, hésita Emarin. Eh bien, comme si quelque chose voulait nous retenir à l’intérieur de la Tour Noire.

— Vous devez tenter l’expérience à d’autres endroits, dit Androl. Mais sans que les fidèles du M’Hael vous voient faire. Il faudra dire que vous patrouillez, comme Taim l’a ordonné.

Les trois hommes acquiescèrent et se dirigèrent vers l’est du complexe. Androl sortit du bosquet et constata que Norley l’attendait au bord de la route. Le petit Cairhienien à la taille fine le salua de la main et approcha.

Androl l’accueillit aimablement. Norley lui répondit avec un de ses sourires francs et engageants. Nul ne l’aurait jamais soupçonné d’être capable d’espionner quelqu’un. Une illusion dont Androl avait tiré parti.

— Tu as parlé avec Mezar ? demanda-t-il.

— Bien sûr, répondit Norley. J’ai même déjeuné avec lui.

En passant, Norley salua Mishraile, qui supervisait l’entraînement d’un groupe de Soldats. L’Asha’man blond détourna la tête, dédaigneux.

— Et alors ? demanda Androl, très tendu.

— Ce n’est pas vraiment Mezar, annonça Norley. C’est son visage, certes, mais ce n’est pas lui. Je l’ai vu dans ses yeux. L’ennui, c’est que l’imposteur possède les souvenirs de Mezar et parle comme lui. Mais le sourire, ce n’est pas ça. Pas ça du tout.

— Ça ne peut être que lui, Norley !

— Et pourtant, ce n’est pas lui, je t’en donne ma parole.

— Mais…

— Ce n’est pas lui, un point c’est tout !

Androl inspira à fond. Quand Mezar était revenu, quelques jours plus tôt, annonçant que Logain allait bien et que tout serait très vite arrangé avec Taim, Androl avait espéré qu’il serait enfin possible de sortir de cette mouise. Mais quelque chose chez Mezar lui avait semblé ne pas sonner juste.

Il y avait pire. Le M’Hael avait fait toute une affaire de l’accession de Mezar au rang d’Asha’man. D’ailleurs, c’était le Dragon en personne qui l’avait nommé. Jusque-là fervent partisan de Logain, Mezar avait commencé à passer son temps avec Coteren et d’autres sbires de Taim.

— C’est en train de mal tourner, Androl, souffla Norley tout en saluant un autre groupe de Soldats qui s’entraînaient. Selon moi, il est temps de partir, que ce soit ou non contre les ordres.

— Nous ne passerons jamais les postes de garde, dit Androl. Taim ne veut même pas laisser partir les Aes Sedai. Tu as entendu parler du scandale qu’a fait la sœur joliment boulotte devant le portail, l’autre jour ? La nuit, Taim double la garde. Et les portails ne s’ouvrent pas.

— Eh bien, nous allons devoir agir, on dirait. Je veux dire… Et s’ils ont eu Logain ? Que se passera-t-il ?

— Je…

Bon sang, je n’en sais rien du tout !

— Va parler aux autres partisans de Logain. Je nous regrouperai dans un seul baraquement. Avec les femmes et les enfants éventuels. Nous dirons au M’Hael qu’il fallait faire de la place pour ses nouvelles recrues. Et nous posterons également des gardes, la nuit.

— Ça ne risque pas d’être un peu gros ?

— La Tour Noire est divisée, ce n’est un secret pour personne. Va voir les autres.

— Bien sûr ! Et toi, que vas-tu faire ?

Androl inspira à fond.

— Aller à la pêche aux alliés…

Norley bifurqua sur la gauche, mais Androl continua tout droit, à travers le village. Ces derniers temps, de moins en moins de gens lui témoignaient du respect. Soit ils avaient peur, soit ils s’étaient ralliés à Taim.

Des groupes d’hommes en veste noire le regardèrent passer, les bras croisés. Devant leur indifférence inédite, Androl lutta pour garder son calme. En marchant, il remarqua Mezar – cheveux grisonnants et peau cuivrée de Domani –, en grande conversation avec des sbires du M’Hael.

Alors qu’il était du genre taciturne, Mezar sourit à Androl, qui hocha la tête et chercha à croiser son regard.

Oui, Norley avait bien vu. Dans les yeux de ce type, quelque chose clochait, comme s’il n’était pas vraiment en vie. Pas un homme, mais une caricature. Une ombre habitant une enveloppe humaine.

Lumière, viens à notre secours ! pensa Androl en pressant le pas.

Il continua son chemin en direction du secteur sud du village où se dressait un petit groupe de cabanes aux murs de bois blanchis à la chaux et au toit de chaume qui aurait eu bien besoin d’être remplacé.

Androl hésita devant l’une de ces cabanes. Quelle mouche le piquait ? C’était celle où vivaient les sœurs rouges. À les en croire, elles étaient venues pour lier des Asha’man, mais jusque-là, elles n’en avaient rien fait. Un genre de ruse, à l’évidence. Et si elles étaient ici pour apaiser tout le monde, en réalité ?

Dans ce cas, il pouvait être sûr qu’elles ne s’acoquineraient pas avec Taim. Quand on regardait en face la gueule d’un lion de mer, la cale d’un navire pirate ne semblait plus si détestable…

Un dicton qu’Androl avait entendu quand il travaillait sur un bateau de pêche, dans le Sud.

Mobilisant tout son courage, il toqua à la porte. La sœur « joliment boulotte » lui ouvrit. Son visage sans âge impassible, elle étudia son visiteur.

— J’ai cru comprendre que vous voulez quitter la Tour Noire, dit Androl en priant pour ne pas être en train de commettre l’erreur de sa vie.

— Ton M’Hael a changé d’avis ? demanda la sœur, pleine d’espoir.

Au point de sourire, un événement exceptionnel pour une Aes Sedai.

— Non, fit Androl. Pour ce que j’en sais, il vous interdit toujours de partir.

— Dans ce cas…, marmonna la sœur rouge.

Androl baissa la voix.

— Aes Sedai, tu n’es pas la seule qui aimerait filer d’ici.

Visage de marbre, la sœur dévisagea Androl.

Elle ne me fait pas confiance…

Étrange comme une expression vide pouvait en dire long sur une personne.

Désespéré, Androl avança et glissa une main entre le battant et le chambranle.

— Quelque chose cloche ici. Et c’est pire que ce que tu crois… Il y a très longtemps, les hommes et les femmes capables de canaliser le Pouvoir coopéraient. Et ils en devenaient plus forts. S’il te plaît, écoute-moi.

La sœur hésita encore, puis elle ouvrit la porte en grand.

— Entre vite ! Tarna, qui vit avec moi, est absente pour le moment. Il faut en avoir terminé avant son retour.

Androl entra dans la cabane.

Était-ce la cale du navire pirate ou la gueule du lion de mer ? Il n’en savait rien et il devrait faire avec.


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