25 Retour à Bandar Eban

Quand ils déboulèrent à Bandar Eban, Rand et Min ne s’étaient pas annoncés. Sortant d’un portail, ils se retrouvèrent dans une ruelle gardée par deux Promises – Lerian et Heidia – et l’Asha’man Naeff, un grand type au menton carré.

Au bout de la ruelle, les Promises observaient la ville, pleines de méfiance. Rand les rejoignit et posa une main sur l’épaule de Heidia, très nerveuse qu’il y ait si peu de gardes autour du Car’a’carn.

Pour l’occasion, Rand portait son manteau marron.

Dans le ciel, les nuages s’écartaient, libérant la ville en réponse à l’arrivée du Dragon. Afin de sentir la chaleur du soleil, Min inclina la tête en arrière. La ruelle empestait à cause des détritus et des déjections, mais une brise chaude emportait au loin ces miasmes.

— Seigneur Dragon, dit Naeff, je n’aime pas du tout ça. Tu devrais être mieux protégé. Repartons et rassemblons…

— Ce sera très bien comme ça, Naeff.

Rand se tourna vers Min et lui tendit la main.

Elle la prit et se laissa entraîner. Les Promises et Naeff suivirent à bonne distance. Un ordre de Rand, pour qu’ils n’attirent pas l’attention.

Quand les deux jeunes gens prirent pied sur un des nombreux trottoirs en bois de la capitale domani, Faile ne put s’empêcher de porter une main à sa bouche. Si peu de temps après le départ de Rand, comment la ville avait-elle pu changer à ce point ?

Les rues grouillaient de malheureux assis contre les murs et emmitouflés dans des couvertures crasseuses. Sur les trottoirs, il n’y avait presque plus de place pour marcher.

Du coup, Min et Rand durent patauger dans la boue pour continuer leur chemin. Alors que des gémissements et des quintes de toux montaient à ses oreilles, Min constata que la puanteur ne se limitait pas à la ruelle. La ville entière empestait.

Naguère, des étendards flottaient sur la façade des bâtiments. Aujourd’hui, ils avaient disparu, servant de couverture ou de combustible.

La plupart des fenêtres étaient brisées, et des réfugiés se massaient dans les entrées et les couloirs.

Sur le passage des deux nouveaux venus, beaucoup de têtes se tournèrent. Ici, les gens avaient l’air affamés, malades ou délirants. Dangereux, aussi. Les Domani étaient majoritaires, mais il y avait beaucoup de personnes au teint plus clair. Des réfugiés de la plaine d’Almoth ou du Saldaea, peut-être…

Avisant un groupe de jeunes voyous massé devant l’entrée d’une ruelle, Min fit glisser un de ses couteaux dans sa manche. Naeff avait peut-être raison. C’était risqué…

— J’ai marché ainsi dans les rues d’Ebou Dar, dit Rand.

Soudain, Min prit conscience de son chagrin. Une écrasante culpabilité, plus douloureuse que les blessures, sur son flanc.

— C’est en partie ce qui m’a fait changer… Les gens, à Ebou Dar, étaient bien nourris et heureux. Ils ne ressemblaient pas à ça. Les Seanchaniens sont de meilleurs dirigeants que moi.

— Rand, tu n’es pas responsable de ça… Tu n’étais pas là pour…

La souffrance de son homme augmentant, Min sut qu’elle n’avait pas dit ce qu’il fallait.

— C’est vrai, je n’étais pas là… Quand j’ai vu que cette ville ne pouvait pas être l’outil que je cherchais, je l’ai abandonnée. Min, j’ai oublié… Oui, j’ai oublié l’enjeu de toute cette affaire. Tam a raison : un homme doit savoir pourquoi il se bat.

Rand avait envoyé son père – avec un Asha’man – à Deux-Rivières afin de préparer les habitants à l’Ultime Bataille.

L’air épuisé, Rand trébucha et faillit tomber. Du coup, il s’assit sur une caisse. Réfugié dans une entrée, un gosse des rues l’étudia attentivement.

De l’autre côté de la rue, une autre voie partait de l’avenue principale. Là, pas de miséreux. Deux brutes armées de gourdins gardaient jalousement l’entrée.

— Ils ont formé des gangs, souffla Rand, accablé. Les riches louent des bras pour se protéger et chasser les malheureux qui louchent sur leurs biens. Mais il ne s’agit plus d’argent ou de bijoux. De la nourriture, simplement…

Min s’agenouilla auprès du Dragon.

— Rand, tu ne peux pas…

— Laisser tomber ? Je sais… Mais je suis hanté par mes actes. En devenant un homme d’acier, j’ai étouffé toutes mes émotions. Si je m’autorise à redevenir humain et à rire de nouveau, je dois aussi regarder en face mes échecs.

— Rand, autour de toi, je vois des rayons de soleil.

Le Dragon dévisagea sa compagne, puis jeta un coup d’œil au ciel.

— Pas ce soleil-là… Je te parle d’une vision ! Je vois des nuages noirs dispersés par la chaleur du soleil. Une épée blanche scintillante au poing, tu affrontes une ombre sans visage qui brandit une lame noire. Partout, des arbres reverdissent et donnent des fruits. Dans un champ, les épis de blé redressent la tête. (Min hésita un peu.) Je vois Deux-Rivières, Rand. Une auberge avec sur sa porte la marque du Croc du Dragon. Mais ce n’est plus un symbole d’obscurité et de haine. Plutôt un signe de victoire et d’espoir.

Rand regarda de nouveau sa compagne.

Du coin de l’œil, Min capta quelque chose. Se tournant vers les gens assis sur les trottoirs, elle poussa un petit cri. Tous avaient une image au-dessus de la tête. Une multitude de visions brillantes concernant les malades, les faibles et les laissés-pour-compte.

Min désigna un mendiant barbu assoupi contre un mur, le menton sur la poitrine…

— Au-dessus de sa tête, je vois une hache d’argent. Pendant l’Ultime Bataille, il sera un grand chef. Cette femme, là, qui broie du noir dans les ombres, elle ira à la Tour Blanche et deviendra une Aes Sedai. Près d’elle, je vois la Flamme de Tar Valon, et je sais ce que ça signifie. Et ce gaillard, plus loin, qui a l’air d’un petit voyou. Il lui sauvera la vie, Rand. Je sais qu’il n’a pas l’apparence d’un héros, mais il se battra. Tous le feront. Je le vois. (Min baissa les yeux et prit la main de Rand.) Tu seras fort, Rand al’Thor. Et tu les guideras jusqu’à la victoire. Je le sais.

— Ça aussi, tu le tiens d’une vision ?

Min secoua la tête.

— Inutile ! J’ai foi en toi.

— Et moi, j’ai failli te tuer. Quand tu me regardes, c’est un assassin que tu vois. Et tu sens ma main autour de ta gorge.

— Pardon ? Bien sûr que non ! Rand, regarde-moi dans les yeux. Tu me sens à travers le lien ? Détectes-tu en moi une ombre d’hésitation ou de peur ?

Rand sonda le regard de sa compagne, qui ne baissa pas la tête. Les yeux d’un vulgaire berger ne l’impressionnaient pas.

Le Dragon se releva.

— Min, qu’est-ce que je ferais sans toi ?

— Sans moi ? Des rois et des chefs de tribu te suivent. Sans parler des Aes Sedai, des Asha’man et des ta’veren. Sans moi, tu t’en sortirais très bien.

— Non, insista Rand. Tu es bien plus… vitale que tous ces gens. Parce que tu me rappelles qui je suis. En outre, ta pensée est beaucoup plus logique que celle de mes conseillers autoproclamés. Si tu le désirais, tu pourrais être une reine.

— Tout ce que je désire, c’est toi, tête de pioche !

— Merci… Cela dit, un peu moins d’insultes ne me ferait pas de mal non plus…

— La vie est dure, pas vrai ?

Rand prit une grande inspiration. Sa culpabilité était toujours présente, mais il la contrôlait, comme il contrôlait la douleur.

Autour de lui, les réfugiés reprenaient du poil de la bête. Rand regarda le barbu auquel Min prédisait un grand avenir. Il était assis, plus avachi, et prêt à se relever.

— Toi…, dit-il à Rand. Tu es… le Dragon Réincarné ?

— Oui. Toi, tu étais soldat.

— Je… Dans une autre vie, je servais dans la Garde Royale, avant que le souverain soit enlevé, et que dame Chadmar nous prenne en main puis nous démobilise.

Alors qu’il pensait à ces jours anciens, la fatigue sembla s’écouler des yeux du mendiant.

— Excellent ! Capitaine, nous devons sauver cette ville.

— Capitaine ? répéta l’homme. Mais je…

Il inclina la tête, puis se leva et s’épousseta. Soudain, malgré ses haillons et sa barbe en broussaille, Rand lui trouva quelque chose de militaire.

— Eh bien, oui, nous devons essayer, dit-il. Mais je crains que ce ne soit pas facile. Les gens crèvent de faim.

— J’arrangerai ça, dit Rand. Toi, je veux que tu rassembles les anciens soldats.

— Je n’en vois pas beaucoup dans le coin… Minute ! J’aperçois Votabek et Redbord.

Le nouveau capitaine fit signe aux deux durs que Min avait remarqués un peu plus tôt. Ils hésitèrent, puis avancèrent.

— Durnham ? demanda l’un d’eux. C’est quoi, cette histoire ?

— Il est temps de rétablir l’ordre en ville, répondit Durnham. Nous allons tout réorganiser et nettoyer. Le seigneur Dragon est de retour.

Un des types cracha par terre. Très costaud, les cheveux noirs, ce Domani arborait une fine moustache.

— Que la Lumière le brûle ! grogna-t-il. Il nous a abandonnés. Je…

Il s’interrompit quand il vit Rand.

— Je suis navré, dit celui-ci en regardant l’homme dans les yeux. Je vous ai trahis, mais je ne recommencerai pas.

Le type consulta du regard son compagnon, qui haussa les épaules.

— Lain ne nous paiera jamais, de toute façon. Autant voir ce que nous pouvons faire ici…

— Naeff ! lança Rand.

Il fit signe à l’Asha’man d’approcher. Flanqué des Promises, l’homme en noir obéit.

— Ouvre un portail qui donne sur la Pierre. Je veux des armes, des plastrons et des uniformes.

— Je m’y mets tout de suite, répondit Naeff. Des soldats nous apporteront tout ça…

— Non, répondit Rand. Arrange-toi pour que ces équipements arrivent dans ce bâtiment, sur ma droite. À l’intérieur, il faudra faire de la place pour le portail. Mais pas de soldats ici…

Rand balaya les rues du regard.

— Bandar Eban a assez souffert sous le joug d’étrangers. Aujourd’hui, elle ne doit pas sentir la main d’un conquérant mais d’un libérateur.

Min recula et regarda, stupéfiée. Les trois soldats entrèrent dans le bâtiment et en firent sortir les gamins des rues. Dès qu’il les vit, Rand leur proposa de devenir des petits messagers. Tous répondirent par l’affirmative. Puis ils prirent le temps de regarder le Dragon.

Quelqu’un d’autre aurait peut-être cru à une forme de coercition. Min, elle, vit l’espoir revenir dans les yeux de ces gosses. Chez Rand, ils trouvaient quelque chose qui leur donnait confiance. En tout cas, ils l’espéraient.

Les trois soldats chargèrent une partie des messagers, garçons et filles, d’aller rameuter leurs anciens frères d’armes.

Naeff ouvrit son portail. Quelques minutes plus tard, les trois hommes sortirent du bâtiment avec sur le dos un plastron argenté et un uniforme vert impeccable. Cheveux et barbe peignés, ces débrouillards avaient déniché de l’eau pour se laver le visage. Du coup, ils ne ressemblaient plus à des loqueteux, mais à des soldats. Un peu puants, mais des soldats quand même.

La femme que Min avait remarquée – capable d’apprendre à canaliser, elle en aurait mis sa main au feu – approcha pour parler à Rand. Après quelques phrases, elle acquiesça puis rassembla des hommes et des femmes pour aller puiser de l’eau à une fontaine. Min en fut désorientée, jusqu’à ce que ces braves gens commencent à laver le visage et les mains de tous ceux qui approchaient.

Une foule se massa autour de ces bons samaritains. Des curieux, des personnes hostiles et d’autres qui s’étaient laissé porter par le mouvement.

La future Aes Sedai et son équipe commencèrent à trier ces gens puis à les mettre à l’ouvrage. Certains pour s’occuper des malades et des blessés, d’autres pour transporter les armes et les uniformes.

Une autre femme interrogea les gamins pour savoir où étaient leurs parents, s’ils en avaient encore.

Min s’assit sur la caisse que Rand avait abandonnée.

En moins d’une heure, le Dragon se retrouva avec une force de cinq cents soldats dirigée par le capitaine Durnham et ses deux lieutenants. Parmi ces militaires, beaucoup contemplaient leur uniforme et leur plastron comme s’ils n’en croyaient pas leurs yeux.

Rand s’adressa à ces braves, s’excusant auprès d’eux. Plus tard, alors qu’il parlait avec une femme, la foule, derrière elle, s’écarta vivement. Les yeux plissés, le Dragon vit qu’un vieil homme approchait, la peau constellée de terribles lésions.

Les gens gardèrent leurs distances.

— Naeff !

— Oui, seigneur ?

Via un portail, va chercher les Aes Sedai. Ici, des gens ont besoin de soins.

La future sœur rejoignit le vieil homme et le guida un peu à l’écart.

— Seigneur Dragon ! lança le capitaine Durnham en avançant vers Rand.

Min en sursauta de surprise. L’homme avait déniché un rasoir et coupé sa barbe, révélant un menton carré. En revanche, il n’avait pas touché à sa moustache. Quatre hommes le suivaient – son escorte.

— Nous allons avoir besoin de plus de place, seigneur. Le bâtiment est plein à craquer, et des équipements continuent d’arriver.

— Que proposes-tu ? demanda Rand.

— Les quais. Ils sont tenus par un des marchands de la ville. Je parie que nous trouverons des entrepôts presque vides. Ceux qui contenaient de la nourriture, par exemple.

— Et le propriétaire des lieux ?

— Rien d’insurmontable pour toi, seigneur.

Rand sourit, indiqua à Durnham de lui montrer le chemin, et tendit la main à Min.

— Rand, dit-elle en la prenant, ces gens ont besoin de manger.

— Oui… (Il regarda en direction des quais.) Là-bas, nous trouverons tout ce qu’il faut.

— Tu crois qu’il restera quelque chose ?

Le Dragon ne répondit pas. Ensemble, les deux jeunes gens prirent la tête de la nouvelle garde municipale en tenue vert et argent. Derrière, une foule de réfugiés se mit en chemin avec la colonne.

Les quais de Bandar Eban, impressionnants, comptaient parmi les plus grands du monde. Disposés en demi-lune, au pied de la ville, ils accueillaient une multitude de navires – essentiellement du Peuple de la Mer.

C’est vrai, se souvint Min. Rand a fait apporter des vivres en ville.

Mais tout avait pourri. En partant, le Dragon avait appris que la nourriture, dans les cales, avait été souillée par le Ténébreux.

Au bout de la route, quelqu’un avait érigé des barricades. Les autres voies qui menaient aux quais étaient barrées de la même façon. Derrière ces défenses, des soldats nerveux regardaient approcher Rand et ses hommes.

— Plus un pas ! cria une voix. Nous ne…

Rand leva sa main indemne et l’agita presque distraitement. Composées de meubles et de planches, les barricades vibrèrent puis s’écroulèrent dans un concert de craquements. Derrière, des hommes reculèrent, terrorisés.

Rand laissa les meubles et les planches glisser jusqu’au bas-côté de la route. Puis il avança, et Min sentit en lui une formidable paix intérieure.

Rand s’adressa au type qui semblait être le chef des « soldats » en haillons armés de gourdins.

— Qui ose barrer le chemin de mes sujets, qui viennent ici chercher de quoi survivre ? Je veux parler à cet homme.

— Seigneur Dragon ? demanda une voix étonnée.

Min plissa les yeux. En veste rouge à la mode domani, un grand type courait vers le Dragon et sa troupe. Sa chemise, jadis propre et ornée de dentelles, ressemblait à un vieux chiffon tout froissé.

Comment s’appelle-t-il ? se demanda Min. Iralin, c’est ça ? Le capitaine des quais.

— Iralin, demanda Rand, que se passe-t-il ici ? Qu’as-tu donc fait ?

— Ce que j’ai fait ? s’indigna l’homme. J’essaie d’empêcher que les gens s’empoisonnent avec de la nourriture avariée. Tous ceux qui en mangent tombent malades et meurent. Mais ces fous ne m’écoutent pas. En groupe, ils ont tenté d’envahir les quais. Alors, pour les sauver, j’ai érigé des défenses.

Min se souvenait d’un homme affable. Là, sa voix tremblait de fureur.

— Dame Chadmar est partie une heure après toi, seigneur. Les autres membres du Conseil des Marchands ont suivi dans la journée. Ces maudits Atha’an Miere refusent de s’en aller avant qu’on ait déchargé leur cargaison. Ou que je les aie dédommagés grassement… Depuis, j’attends que cette pauvre ville crève de faim ou s’empoisonne – à moins que les gens recommencent à s’entre-tuer. Voilà ce que je fais ici, seigneur Dragon. Et toi, que viens-tu y faire ?

Rand ferma les yeux et soupira. Auprès d’Iralin, il ne s’excusa pas, peut-être parce que ça n’aurait servi à rien.

Min foudroya du regard le capitaine des quais.

— Il a un poids écrasant sur les épaules, Iralin. Comment pourrait-il s’occuper de chaque… ?

— Laisse tomber, Min, coupa Rand. C’est exactement ce que je mérite. Iralin, avant mon départ, tu m’as dit que la nourriture, dans les cales, était pourrie. As-tu vérifié chaque sac et chaque tonneau ?

— J’ai vérifié, pas tout, mais suffisamment, répondit l’homme, toujours sur ses gardes. Après avoir ouvert cent sacs, on peut supposer que les autres sont pourris aussi. Ma femme a mis au point une méthode pour séparer les grains sains des avariés. Hélas, des sains, il n’y en avait pas.

Rand se dirigea vers les bateaux. Iralin le suivit, l’air désorienté – peut-être parce que le Dragon ne lui avait pas crié après. Min suivit le mouvement.

Rand s’arrêta devant un vaisseau du Peuple de la Mer à la ligne de flottaison très basse. Des hommes et des femmes de la mer allaient et venaient à côté.

— Je voudrais parler à votre Maîtresse des Voiles, dit Rand.

— C’est moi, répondit une femme aux cheveux noir strié de blanc. (Sur sa main droite, des tatouages indiquaient qu’elle ne mentait pas.) Milis din Shalada Trois-Étoiles.

— J’ai passé un accord pour que vous livriez de la nourriture ici.

— Cet homme refuse que nous la déchargions, accusa Milis. Si nous le faisons, ses archers nous cribleront de flèches.

— Je serais incapable de contenir les gens, dit Iralin. En ville, j’ai fait répandre la rumeur que les Atha’an Miere ont pris les vivres en « otages ».

— Tu vois ce que nous endurons à cause de toi ? demanda Milis à Rand. Je commence à avoir des doutes sur le marché que nous avons passé avec toi, Rand al’Thor.

— Nies-tu que je suis le Coramoor ?

Rand chercha le regard de Milis, qui sembla avoir du mal à détourner la tête.

— Non… Non, je ne le nie pas… Tu vas vouloir monter à bord du Cap Blanc, je suppose ?

— Si c’est possible.

— Je t’accompagne, dans ce cas…

Dès que la passerelle fut en place, Rand la gravit, suivi par Min, Naeff et les deux Promises. Après une brève hésitation, Iralin suivit le mouvement, Durnham et ses quatre gardes lui emboîtant le pas.

Milis guida ce petit groupe jusqu’au centre du pont, où une écoutille munie d’une échelle conduisait à la cale. Un peu gêné parce qu’il n’avait qu’une main, Rand passa le premier et Min le suivit.

Dans la cale, la lumière qui sourdait des planches disjointes du pont éclairait des rangées de sacs de grain. L’air poisseux empestait la poussière.

— Nous serons contents d’être débarrassés de cette cargaison, dit Milis. Elle tue nos rats.

— Et vous ne trouvez pas ça utile ? demanda Min.

— Un navire sans rats, c’est comme un océan sans tempêtes. Nous nous plaignons des deux, mais l’équipage marmonne chaque fois qu’on trouve un cadavre de rongeur.

Plusieurs sacs ouverts gisaient sur le flanc, leur contenu noirâtre déversé sur le sol. Iralin avait parlé de trier le bon grain de l’ivraie. Mais de bon grain, il n’y en avait pas.

Rand étudia les sacs ouverts tandis que le capitaine des quais atteignait lui aussi le pied de l’échelle. Durnham et ses hommes arrivèrent bons derniers.

— Il ne reste rien de sain, dit Iralin. Et il n’y a pas que ce grain. En ville, les gens avaient apporté leurs réserves d’hiver. Toutes ont été englouties. Nous allons mourir, voilà tout. L’Ultime Bataille, nous ne la verrons pas, et…

— Silence, Iralin, souffla Rand. Ce n’est pas aussi grave que tu le crois.

Le Dragon avança, ouvrit un sac encore intact et l’inclina d’un côté. De l’orge jaune et saine en jaillit comme une manne. Pas le moindre grain noirci. On se serait cru juste après la récolte.

— Qu’as-tu fait ? s’écria Milis.

— Rien, répondit Rand. Vous avez ouvert les mauvais sacs. Les autres sont sains.

— C’est une blague ? s’étrangla Iralin. Nous aurions ouvert tous les sacs corrompus, sans sélectionner un seul qui soit sain ? C’est absurde !

— Absurde, non, fit Rand en posant une main sur l’épaule du capitaine des quais. Hautement improbable, oui. Tu as fait au mieux, Iralin. Désolé de t’avoir laissé dans une situation si délicate. Tiens, en récompense, je te nomme membre du Conseil des Marchands.

Iralin en resta bouche bée.

Non loin de là, Durnham ouvrit un autre sac :

— Il est sain, annonça-t-il.

— Et celui-là aussi, lui fit écho un de ses soldats.

— Là, j’ai des pommes de terre, dit l’autre. Aussi belles que les meilleures que j’ai vues. Plus belles, même. Pas desséchées, comme souvent après l’hiver.

— Faites passer le mot, dit Rand aux militaires. Puis organisez une distribution dans un des entrepôts. Cette manne, il faut la surveiller jalousement. Iralin avait raison de craindre une invasion des quais. Pas de distribution de nourriture crue. Ça inciterait les gens à faire des réserves ou du troc. Il nous faudra des feux de cuisson et des chaudrons pour préparer une partie du stock. Le reste sera mis sous bonne garde dans les entrepôts. Bon, on se dépêche, à présent !

— À tes ordres, seigneur ! fit Durnham.

— Les gens qui sont venus avec nous donneront un coup de main, ajouta Rand. Ils ne voleront rien, on peut leur faire confiance. Qu’ils déchargent les navires et brûlent tout ce qui est avarié. Il doit y avoir des milliers de sacs, de caisses et de tonneaux en bon état. (Rand regarda Min.) Il faut organiser les Aes Sedai, pour la guérison… (Il hésita, les yeux rivés sur Iralin, qui semblait perdu.) Seigneur Iralin, je te nomme régent de la ville. Durnham sera ton commandant en chef. Bientôt, vous aurez assez de troupes pour rétablir l’ordre.

— Régent de la ville…, fit Iralin. C’est en ton pouvoir ?

— Il faut bien que quelqu’un s’y colle, plaisanta Rand. Au travail, vite ! Il y a beaucoup à faire. Et je resterai ici juste le temps qu’il te faudra pour stabiliser les choses. Soit un jour au maximum.

Rand se tourna en direction de l’échelle.

— Un jour ? répéta Iralin, à la traîne dans la cale avec Min. Pour stabiliser les choses ? C’est impossible !

— Avec le Dragon, dit Min, rien n’est impossible. (Elle entreprit de gravir l’échelle.) Je m’en aperçois chaque jour.


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