24 Résister

— Repos au lit, annonça Melfane en retirant son oreille du cylindre de bois plaqué par ses soins sur la poitrine d’Elayne.

Petite, les joues rondes, la sage-femme, aujourd’hui, avait noué ses cheveux avec un foulard bleu très fin. Sa robe blanc et bleu, assortie, semblait être un défi lancé au ciel plus que maussade.

— Quoi ? protesta Elayne.

— Une semaine, précisa Melfane, un index brandi. Pas question de te lever avant une semaine.

Elayne en resta sonnée au point d’oublier sa fatigue. Avec un sourire réjoui, Melfane venait de lui infliger une impossible punition. Le lit ? Toute une semaine ?

Birgitte se tenait dans l’encadrement de la porte, et Mat attendait dans le salon. Pendant l’examen de Melfane, il s’était pudiquement retiré. Sinon, il couvait la jeune reine avec le même entêtement que Birgitte.

À les entendre, ces deux-là, on n’aurait jamais cru qu’ils tenaient tant à elle. En permanence, ils se livraient à un concours de jurons, chacun essayant d’en remontrer à l’autre. Attentive, Egwene avait même appris de nouvelles imprécations. Qui se serait douté que les mille-pattes faisaient des choses pareilles ?

Pour autant que Melfane pouvait le dire, les bébés allaient bien. Et c’était l’essentiel.

— Garder le lit m’est impossible, dit Elayne. J’ai bien trop à faire.

— Eh bien, vous le ferez couchée, ma fille, répondit Melfane d’un ton amical mais ferme. Votre corps et celui du bébé ont subi un grand traumatisme. Il leur faut le temps de récupérer. Je vous surveillerai et m’assurerai que vous suiviez un régime très strict.

Du bébé… Elle s’entête sur ce point…

— Mais…

— Je n’accepterai aucune excuse, coupa Melfane.

— Je suis la reine ! s’écria Elayne, furieuse.

— Et moi, je suis la sage-femme de la reine, répondit Melfane, toujours très calme. Si j’estime que votre vie et celle de l’enfant sont en danger, il n’y a pas un soldat ou un serviteur qui refusera de m’aider. (Elle chercha le regard d’Elayne.) Vous voulez parier, Majesté ?

Elayne imagina ses propres gardes l’empêchant de quitter la chambre. Ou pire, l’attachant à son lit. Horripilée, elle regarda Birgitte, qui se contenta de hocher la tête avec un petit sourire.

« C’est exactement ce que tu mérites », voilà ce que signifiait cette mimique.

Frustrée, Elayne se laissa retomber dans son lit – un meuble à baldaquin géant décoré en rouge et blanc. Par souci d’assortiment, toute la chambre était parée d’objets en cristal ou incrustés de rubis. La définition parfaite d’une prison dorée. Par la Lumière, ce n’était pas juste ! Mais que faire contre un tel complot ?

— Je vois que vous n’allez pas parier, Majesté. (Melfane se leva du bord du lit, où elle s’était installée.) Enfin, vous faites montre de sagesse. Je vous autorise une réunion avec votre chef de la garde, afin d’analyser les événements de cette soirée. Mais pas plus d’une demi-heure, surtout ! Au-delà, ce serait trop fatigant.

— Mais…

Melfane brandit de nouveau son redoutable index.

— Une demi-heure, Majesté. Vous êtes une femme, pas une bête de trait. Il vous faut des soins et du repos.

Elle se tourna vers Birgitte :

— Ne la dérangez pas pour rien !

— Je n’oserais pas, même en rêve, dit la Championne.

Sa colère se dissipait enfin, remplacée par… de l’amusement. Quelle insupportable chipie !

Melfane se retira. Birgitte ne bougea pas, dévisageant Elayne, les yeux plissés. Dans le lien, on captait encore du mécontentement.

Les deux femmes se défièrent un moment du regard.

— Qu’allons-nous faire de toi, Elayne Trakand ? demanda enfin Birgitte.

— M’enfermer dans ma chambre, on dirait…

— Une bonne solution, même à long terme.

— Tu me confinerais à jamais ? Comme Gelfina, dans les légendes, incarcérée pendant mille ans dans la tour oubliée ?

Birgitte eut un gros soupir.

— Non. Mais quelque chose comme six mois ferait du bien à mes nerfs…

— Nous n’avons pas le temps… En fait, nous n’avons plus le temps de grand-chose. Il faut prendre des risques.

— Des risques ? Tu veux dire exposer la reine d’Andor à une bande de sœurs noires ? Tu me fais penser à certains crétins congénitaux, sur le champ de bataille, qui chargent devant leurs frères d’armes. Des suicidaires qui cherchent la mort sans personne pour protéger leurs flancs et leur dos.

Devant la rage de la Championne, Elayne tressaillit.

— Tu ne me fais donc pas confiance, Elayne ? Si tu pouvais, te débarrasserais-tu de moi ?

— Pardon ? Bien entendu que non ! Je me fie à toi.

— Alors, pourquoi m’empêches-tu de t’aider ? Tu sais que je ne suis pas censée être ici… Du coup, j’ai pour motivations celles que me dictent les circonstances. Tu as fait de moi ta Championne, mais tu ne me laisses pas te défendre ! À quoi sert une garde du corps, quand sa protégée se met en danger sans la prévenir ?

Elayne eut envie de tirer les couvertures sur sa tête pour échapper à ce regard. Comment Birgitte pouvait-elle se sentir si blessée ? Après tout, c’était elle, Elayne, qui avait pris les coups.

— Si ça peut te consoler, Birgitte, je n’ai plus l’intention de refaire un truc pareil.

— Non. Mais tu trouveras une autre ânerie tordue !

— Faux. J’ai décidé d’être plus prudente. Au fond, tu as peut-être raison : les visions ne garantissent pas tout. Et elles ne m’empêchent pas de paniquer quand je sens un véritable danger.

— Tu ne t’es pas sentie menacée quand l’Ajah Noir t’a enlevée et cachée dans un chariot pour t’emmener ?

Elayne hésita. À cette occasion, elle aurait dû avoir peur, mais ça n’avait pas été le cas. Pas seulement à cause de la vision de Min. Dans ces circonstances-là, l’Ajah Noir ne l’aurait pas tuée. Elle était trop précieuse.

Sentir une lame traverser sa peau puis s’enfoncer dans son ventre… Eh bien, c’était entièrement différent.

La terreur… Le monde qui s’obscurcissait autour d’elle, son cœur battant comme un tambour, à la fin d’un morceau… Les derniers roulements avant le silence.

Birgitte regarda Elayne comme si elle cherchait à l’évaluer. Elle sentait ses émotions, et… Eh bien, une reine ne pouvait pas éviter de prendre des risques. Cela dit, il ne lui était pas interdit de les modérer.

— D’accord, fit Birgitte. As-tu au moins découvert quelque chose ?

— Oui, je…

À cet instant, une tête enveloppée d’un foulard apparut dans l’encadrement de la porte.

— Tu es visible ? demanda Mat, les yeux fermés. Couverte, je veux dire ?

— Oui, répondit Elayne. Et bien plus joliment que toi, Matrim Cauthon. Ce foulard est ridicule.

Mat grogna, ouvrit les yeux, retira son foulard et dévoila son visage.

— Essaie de te déplacer en ville sans être reconnue ! lança-t-il. Tous les bouchers, les taverniers et même les fichus couturiers savent de quoi j’ai l’air, ces derniers temps.

— Les sœurs noires prévoyaient de te faire assassiner, annonça Elayne.

— Pardon ?

— L’une d’entre elles m’a parlé de toi. On dirait bien que des Suppôts te cherchent depuis un moment, avec l’intention de t’éliminer.

Birgitte haussa les épaules.

— Les Suppôts veulent nous éliminer tous.

— Oui, mais c’était différent… Plus… intense. Dans les jours à venir, je te suggère de ne pas trop faire le malin.

— Un jeu d’enfant pour lui, railla Birgitte. Pour faire le malin, il faudrait qu’il en ait les moyens intellectuels, et ce n’est pas le cas.

Mat roula de grands yeux.

— Puisqu’on parle de faire le malin, puis-je savoir ce que tu fichais dans un fichu donjon, assise au milieu d’une flaque de ton propre sang ? On aurait dit un général vaincu, après une bataille.

— J’interrogeais les sœurs noires, répondit Elayne. Les détails ne te regardent pas. Birgitte, tu as eu les rapports des corps de garde ?

— Personne n’a vu Mellar sortir du palais. Mais on a trouvé le corps du secrétaire dans les jardins, et il était encore chaud. Un coup de couteau dans le dos…

— Et Shiaine ? demanda Elayne.

— Volatilisée, répondit Birgitte. Comme Marillin Gemalphin et Falion Bhoda.

— Le Ténébreux ne pouvait pas les laisser entre nos mains, fit Elayne avec un soupir accablé. Elles en savaient trop long. Elles devaient finir exfiltrées ou exécutées.

— Bon, dit Mat, tu es vivante, et les trois sœurs noires sont mortes. C’est un excellent résultat, non ?

Sauf que les traîtresses qui ont fui détiennent une copie du médaillon…

Elayne garda cette pensée pour elle. Elle omit également de mentionner l’invasion dont avait parlé Chesmal. Elle en informerait Birgitte, bien entendu, mais d’abord, elle voulait y réfléchir à tête reposée.

Selon Mat, les événements de la nuit se soldaient par un « excellent résultat ». En fait, plus Elayne y pensait, et moins ça la satisfaisait. Andor était menacé d’une invasion, mais elle ignorait quand. Les Ténèbres voulaient la peau de Mat – ça, comme Birgitte l’avait souligné, ce n’était pas surprenant. En bref, le seul résultat incontestable des mésaventures de la nuit, c’était l’épuisement qu’éprouvait la jeune reine. Et une semaine d’assignation à résidence… dans son lit.

— Mat, dit-elle en brandissant le médaillon, il est temps que je te le rende. Sache qu’il m’a sans doute sauvé la vie, ce soir.

Le jeune flambeur s’empara de son bien, puis parut hésiter un peu.

— As-tu réussi à… ?

— Le copier ? Pas parfaitement, mais jusqu’à un certain point.

Inquiet, Mat remit le bijou autour de son cou.

— Eh bien, je suis ravi de le retrouver… Je voulais te demander quelque chose, mais ce n’est peut-être pas le bon moment.

— Je t’écoute, soupira Elayne. Autant en finir…

— C’est au sujet du gholam.


— Presque tous les civils ont été évacués de la ville, dit Yoeli alors qu’il franchissait les portes de Maradon, Ituralde en croupe. Comme nous sommes très proches de la Flétrissure, ce n’est pas la première fois… Sigril, ma sœur, dirige les Derniers Cavaliers, ceux qui scruteront le Sud-Est et nous avertiront si nous risquons de tomber. Ils préviendront aussi nos postes avancés pour demander de l’aide.

» Au moment de l’attaque, si elle a lieu, Sigril fera allumer un grand feu, afin de nous avertir.

L’air sinistre, Yoeli tourna la tête vers le général.

— Peu de troupes pourront venir à notre secours. La reine Tenobia a emmené trop d’hommes quand elle est partie à la poursuite du Dragon Réincarné.

Ituralde hocha sombrement la tête.


Après être passé entre les mains expertes en guérison d’Antail, un des Asha’man, le général constata avec satisfaction qu’il ne boitait même pas.

Ses hommes avaient improvisé un camp sur une grande place, juste après les portes de la ville.

Les tentes qu’ils avaient laissées en arrière, les Trollocs s’en étaient servis pour illuminer leur festin nocturne – avec certains blessés, hélas.

À Maradon, Ituralde avait cantonné une partie de ses hommes dans les bâtiments vides, mais en cas d’assaut, il voulait que certains soient le plus près possible des portes.

Les Asha’man et les Aes Sedai s’étaient acharnés à guérir les blessés qu’on avait pu amener, mais seuls les plus touchés avaient été pris en charge.

Ituralde salua de la tête Antail, qui dispensait des soins dans un secteur de la place délimité par des cordes. Débordé, l’Asha’man ne s’en aperçut même pas. Le front lustré de sueur, il se concentrait, maniant un Pouvoir auquel Ituralde refusait simplement de penser.

— Tu es certain de vouloir les voir ? demanda Yoeli.

À l’épaule, il portait une longue lance de cavalerie, un fanion noir et jaune attaché juste sous la pointe. Certains hommes du Saldaea présents à Maradon l’appelaient « le Fanion des Traîtres ».

La ville était un chaudron d’hostilité. Entre eux, les groupes de soldats se regardaient en chiens de faïence. Dans le lot, beaucoup avaient tressé et noué autour de leur fourreau une bande de tissu noir et une jaune. Ceux-là saluaient Yoeli.

Desya gavane cierto cuendar isain carentin, pensa le général.

Une phrase en ancienne langue qui signifiait : « Un cœur décidé vaut bien dix arguments. »

Il devinait sans peine le sens de ce fanion. Parfois, un homme savait ce qu’il devait faire, même quand ça ne paraissait pas juste.

Les deux militaires marchèrent un moment dans les rues. Maradon était pareille à toutes les cités des Terres Frontalières : des murs droits, des bâtiments carrés et des voies très peu larges. Les maisons ressemblaient à des forteresses miniatures, avec des portes solides et des fenêtres étroites. En guise de toit, jamais de chaume, beaucoup trop inflammable. Dans les rues qui serpentaient d’une étrange façon, on avait du mal à distinguer le sang séché sur la pierre noire, aux carrefours importants, mais Ituralde savait où chercher et que conclure : avant de voler au secours des Domani, Yoeli avait dû affronter d’autres factions du Saldaea.

Les deux hommes atteignirent un bâtiment semblable aux autres. Pour un étranger, pas moyen de deviner que ce lieu appartenait à Vram Torkumen, un lointain cousin de la reine, bombardé seigneur de Maradon en son absence. Arborant du jaune et du noir, les gardes postés à l’entrée saluèrent Yoeli.

À l’intérieur, Ituralde et son compagnon s’engagèrent dans un étroit escalier et gravirent trois longues volées de marches. Ici, il y avait des soldats dans toutes les pièces. À l’étage supérieur, quatre hommes arborant le Fanion des Traîtres montaient la garde devant une grande porte décorée de dorures. Avec ses fenêtres très proches de meurtrières et son tapis sombre, le couloir avait quelque chose de crépusculaire.

— Du nouveau, Tarran ? demanda Yoeli.

— Rien du tout, chef, répondit le soldat.

Doté d’une longue moustache, il arborait les jambes arquées caractéristiques d’un cavalier.

Yoeli hocha la tête.

— Merci, Tarran. De tout ce que tu fais.

— Je suis avec toi, chef. Et je le resterai jusqu’à la fin.

— Puisses-tu garder tes yeux tournés vers le nord, mon ami, et conserver ton cœur au sud…

Sur ces mots, Yoeli prit une grande inspiration et poussa la porte. Ituralde lui emboîta le pas.

Dans la pièce, un homme en riche tunique rouge, assis près de la cheminée, sirotait un gobelet de vin. En face de lui, une femme en robe chic se concentrait sur sa broderie. Aucun des deux ne leva les yeux.

— Seigneur Torkumen, dit Yoeli, je te présente Rodel Ituralde, général de l’armée domani.

L’homme soupira au-dessus de son gobelet.

— Tu n’as pas frappé, ni attendu que je m’adresse à toi en premier, et tu viens à une heure que je réserve à la méditation, comme je te l’ai dit et redit.

— Vram, souffla la femme, tu t’attends à ce que cet homme ait de bonnes manières ? Après tout ça ?

Yoeli posa la main sur le pommeau de son épée.

La pièce débordait de meubles. Un lit qui n’avait rien à y faire, plus des commodes et des coffres tout aussi incongrus.

— Rodel Ituralde, un des grands capitaines… Je sais que ma question pourrait passer pour une insulte, mais je dois respecter le protocole. En amenant des troupes sur notre terre, tu as conscience d’avoir risqué une guerre ?

— Je sers le Dragon Réincarné, répondit Ituralde. Tarmon Gai’don approche. Dans ces circonstances, les anciennes allégeances, frontières et lois sont soumises à la volonté du Dragon.

— Un fidèle du Dragon ! s’exclama Vram. J’en ai entendu parler, bien sûr, et ces « hommes » que tu emploies sont un indice évident, mais ça reste si bizarre à entendre. N’as-tu pas conscience du ridicule de tes propos ?

Ituralde soutint le regard du noble. Jusque-là, il ne s’était jamais considéré comme un fidèle du Dragon, mais à quoi bon appeler « rocher » un cheval et espérer être cru ?

— Les Trollocs ne t’inquiètent pas, seigneur ?

— Des Trollocs, il y en a depuis toujours.

— La reine…, commença Yoeli.

— La reine, coupa Vram, reviendra bientôt de son expédition visant à démasquer et capturer ce faux Dragon. Quand ce sera fait, elle te condamnera à mort, traître ! Toi, Ituralde, tu seras sans doute épargné à cause de ton… envergure, mais je n’aimerais pas être à la place de ta famille quand elle recevra la demande de rançon. J’espère que ta réputation ne repose pas sur du vent, mais sur de l’or. Sinon, pendant des années, tu risques de ne plus commander personne, à part les rats qui grouilleront dans ta cellule.

— Je vois…, fit le général. Quand t’es-tu allié aux Ténèbres ?

Vram écarquilla les yeux et se leva.

— Tu oses me traiter de Suppôt ?

— Il fut un temps, j’ai connu des hommes du Saldaea. Certains étaient des amis, d’autres, je les combattais. Mais parmi eux, chacun serait intervenu pour aider des soldats aux prises avec des Créatures des Ténèbres.

— Si j’avais une épée…, souffla Vram.

— Que la Lumière te brûle, Vram Torkumen ! Voilà ce que je suis venu te dire de la part des braves que j’ai perdus.

Alors que le général se détournait, Vram eut du mal à reprendre son souffle. Sortant aussi, Yoeli referma la porte derrière lui.

— Tu désapprouves mon accusation ? demanda Ituralde alors que les deux hommes retournaient vers l’escalier.

— En toute honnêteté, je ne peux pas décider si ce type est un crétin ou un Suppôt. Pour ne pas faire le lien entre l’hiver pourri, les nuages et les rumeurs selon lesquelles al’Thor a conquis la moitié du monde, il faut qu’il soit l’un ou l’autre.

— Dans ce cas, tu n’as rien à craindre, parce que tu ne seras pas exécuté.

— J’ai tué des compatriotes, renversé le chef nommé par ma reine et pris le commandement de la ville alors que je n’ai pas une goutte de sang noble dans les veines.

— Ça changera dès le retour de Tenobia, je te le garantis. Tu as largement mérité un titre.

Yoeli s’immobilisa dans l’escalier obscur.

— Je vois que tu ne comprends pas… J’ai renié mes serments et tué des amis. J’exigerai qu’on m’exécute, comme c’est mon droit.

Ituralde en frissonna.

Maudits Frontaliers !

— Jure fidélité au Dragon, ça te libérera de tous tes autres serments. Ne gaspille pas ta vie et sois à mes côtés lors de l’Ultime Bataille.

— Seigneur Ituralde, je ne me chercherai pas d’excuses, dit Yoeli en recommençant à descendre les marches. Dans le même ordre d’idées, je n’ai pas pu me résoudre à regarder tes hommes mourir. Allons, viens. Nous devons trouver où loger tes Asha’man. Et j’aimerais voir un de ces « portails » dont tu parles tant. Si nous pouvons les utiliser pour envoyer des messagers et faire venir des vivres, ce siège se révélera intéressant…

Ituralde soupira, mais il suivit son nouvel ami.

Ils n’avaient pas évoqué la possibilité de fuir grâce aux portails, parce que Yoeli n’abandonnerait jamais sa ville. Ituralde, lui, ne laisserait pas en arrière l’officier et ses partisans. Pas après ce qu’ils avaient risqué pour les sauver, ses hommes et lui.

Pour résister, Maradon était un endroit comme un autre. Non, meilleur que les dernières positions défendues par le général. Ça ne faisait aucun doute.


Quand Perrin entra sous leur tente, Faile se peignait les cheveux ! Quelle beauté ! Chaque jour, il s’émerveillait qu’elle soit vraiment de retour.

Se tournant vers lui, elle sourit de satisfaction. Pour prendre soin de ses cheveux, elle utilisait le nouveau peigne en argent qu’il avait déposé sur son oreiller. Un objet troqué avec Gaul, qui l’avait découvert à Malden.

Si cette affaire de shanna’har était importante pour Faile, Perrin entendait bien lui aussi la prendre au sérieux.

— Les messagers sont de retour, dit-il en laissant retomber le rabat de la tente. Les Capes Blanches ont choisi le champ de bataille. Faile, ils vont me forcer à les massacrer.

— Et alors ? Où est le problème, puisque nous gagnerons ?

Probablement, modéra Perrin. (Il s’assit sur les coussins, à côté de leur lit de camp.) Mais même si les Asha’man feront la première partie du travail, nous devrons nous battre. Et perdre des hommes. Des braves qui auraient été précieux lors de l’Ultime Bataille. (Il se força à desserrer les poings.) La Lumière brûle les Fils pour tout ce qu’ils ont fait et ce qu’ils continuent à faire !

— Si tu vois les choses comme ça, pourquoi regretter de les massacrer ?

Perrin éluda la question et ne s’étendit pas sur la frustration qui le minait. Quoi qu’il arrive, cette bataille contre les Fils, il la perdrait. Parce que des soldats tomberaient dans les deux camps, et qu’on aurait eu besoin d’eux ailleurs.

Dehors, la foudre se déchaînait, projetant des ombres sur le plafond de toile. Faile approcha de leur coffre et en sortit une chemise de nuit pour elle et une tunique longue pour son mari. Un seigneur, affirmait-elle, devait en avoir une à portée de main, au cas où on aurait besoin de lui en pleine nuit. Jusque-là, elle avait vu juste deux ou trois fois…

Elle passa à côté de Perrin, qui sentit de l’inquiétude dans son odeur malgré son expression sereine. Pour éviter une boucherie, il avait tout tenté. Hélas, qu’il le veuille ou non, il devrait encore tuer d’ici peu.

Il retira ses vêtements, se coucha et sombra dans le sommeil avant que Faile ait fini de se changer.


Au sein du rêve des loups, il se retrouva près de l’épée géante enfoncée dans le sol. Dans le lointain, il voyait la colline que Gaul qualifiait de bon point d’observation. Derrière le camp, un ruisseau assurait l’alimentation en eau.

Perrin courut vers le camp des Capes Blanches. Comme un barrage en travers d’une rivière, les premières tentes le forcèrent à s’arrêter.

— Sauteur ? appela Perrin.

Il sonda du regard le camp ennemi, où rien ne bougeait. N’obtenant aucune réponse, il scruta la zone un peu plus longtemps puis s’aventura dans le camp.

Balwer n’avait pas reconnu le sceau qu’il lui avait décrit. Qui commandait ces Fils ?

Une heure plus tard, Perrin n’en savait pas plus long sur le sujet. Cela dit, il connaissait à présent les tentes où les Capes Blanches gardaient leurs vivres. Si elles étaient moins surveillées que les prisonniers, en utilisant des portails, il pourrait réduire en fumée le ravitaillement de l’ennemi.

Peut-être… Dans ses réponses, le seigneur général alignait des phrases du genre :

« Je concède à tes hommes le bénéfice du doute, car ils ignorent sûrement ta véritable nature. »

Ou :

« Face à tes atermoiements, ma patience a des limites… »

Ou encore :

« Il n’y a que deux possibilités. Te rendre et accepter d’être jugé, ou exposer ton armée à subir la sentence de la Lumière. »

Chez cet homme, il y avait un étrange sens de l’honneur. Perrin l’avait senti lors de leur rencontre, mais ça paraissait encore plus évident dans ses écrits. De qui s’agissait-il ? Ces missives, il les signait « seigneur général des Fils de la Lumière ».

Perrin sortit du camp et retourna sur la route.

Où était Sauteur ?

Perrin se mit à courir. Au bout d’un moment, il s’enfonça dans les herbes. La terre étant meuble, chaque foulée lui semblait aérienne, comme s’il marchait sur un nuage.

Sondant les environs avec son esprit, il sentit quelque chose, au sud. Il fonça dans cette direction, souhaita aller encore plus vite… et fut exaucé. Devant ses yeux, les arbres et les collines défilèrent à toute allure.

Les loups avaient conscience de sa présence. C’était la meute de Danse entre les Chênes, avec Sans Frontières, Étincelles, Lumière du Matin et d’autres. Perrin sentit qu’ils échangeaient des images et des odeurs. Il courut encore plus vite, le vent devenant un rugissement à ses oreilles.

Les loups se remirent en mouvement, toujours en direction du sud.

Attendez, leur lança-t-il, je dois vous rencontrer !

En retour, les loups émirent… de l’amusement. Soudain, ils obliquèrent vers l’est. Perrin s’arrêta, changea de direction et fonça. Mais dès qu’il approchait, les loups étaient… ailleurs.

Tourbillonnant, ils disparaissaient du sud et apparaissaient au nord.

Perrin grogna… et se retrouva à quatre pattes. Alors que sa fourrure ondulait au vent, il courut vers le nord, la bouche entrouverte afin de se gorger de vent. Mais les loups le distançaient toujours.

Quand il rugit, ils lui répondirent par des lazzis.

Accélérant encore, il sauta bientôt de colline en colline et survola des arbres. Soudain, les montagnes de la Brume se dressèrent sur sa droite, et il les longea à la vitesse de l’éclair.

Les loups filèrent vers l’est. Pourquoi ne pouvait-il pas les rattraper ? Pourtant, il les sentait, juste devant lui.

Jeune Taureau les appela mais n’obtint pas de réponse.

Ne sois pas trop… intense, Jeune Taureau.

Jeune Taureau s’arrêta net et le monde vacilla autour de lui. Alors que le reste de la meute filait toujours vers l’est, Sauteur apparut, assis près d’un des lacets d’un vaste cours d’eau.

Jeune Taureau était déjà venu ici. C’était très près de la tanière de ses parents. Ce cours d’eau, il l’avait traversé sur le dos d’un des arbres flottants qu’inventaient les humains. Il…

Non… Non… Souviens-toi de Faile.

Sa fourrure redevint des vêtements et il se retrouva sur les mains et sur les genoux. Alors, il foudroya Sauteur du regard.

— Pourquoi t’es-tu enfui ?

Tu veux apprendre. Et tu progresses. Plus rapide. Tu allonges tes jambes et tu cours. C’est bien.

Perrin se retourna, évalua le chemin parcouru et estima sa vitesse. Sauter de colline en colline était une expérience grisante.

— Mais pour le faire, dit-il, je dois devenir un loup. Et ça menace de me rendre « trop intense » ici. À quoi bon me former, si ça me pousse à accomplir des choses interdites ?

Tu as l’accusation facile, Jeune Taureau.

Sauteur émit l’image d’un louveteau qui jappe devant une tanière, semant le trouble.

Les loups ne font pas ça…

Sauteur se volatilisa.

Perrin grogna et regarda vers l’est, où il sentait les loups. Il se lança à leur poursuite, mais plus prudemment. Le loup tapi en lui ne devait pas prendre le dessus. Sinon, il finirait comme Noam, dans une cage, privé de son humanité. Pourquoi Sauteur l’encouragerait-il sur cette voie ?

« Les loups ne font pas ça… »

Sauteur visait-il les accusations, ou ce qui arrivait à Perrin ?

Les autres savent tous terminer une chasse, Jeune Taureau, émit de très loin le vieux loup. Tu es le seul qu’il faut forcer à arrêter.

Perrin marqua une pause sur la rive du fleuve. La traque du cerf blanc…

Sauteur apparut près du jeune homme.

— Ça a commencé quand je me suis mis à sentir les loups, dit Perrin. La première fois que j’ai perdu mon contrôle, c’était avec ces Capes Blanches…

Sauteur s’allongea et posa la tête sur ses pattes.

Tu es souvent trop intense, ici… C’est la vérité.

Sauteur martelait cette idée, avec des variantes, depuis que Perrin connaissait le loup tapi en lui et le rêve des loups. Mais soudain, le jeune homme trouva un nouveau sens à ces paroles. Elles concernaient ses visites dans le rêve, mais elles s’adressaient aussi à lui, en tant que personne.

À propos de ses actes, de sa façon de lutter et de son comportement pendant qu’il cherchait Faile, il avait blâmé les loups. Mais y étaient-ils vraiment pour quelque chose ? Ou tout ça venait-il de lui ? Plus précisément, était-ce ce qu’il avait en lui qui l’avait conduit à devenir un Frère du Loup ?

— Est-il possible de courir sur quatre pattes et de ne pas venir ici trop brutalement ?

Bien sûr que c’est possible ! émit Sauteur en riant à la manière des loups.

Comme si Perrin venait de découvrir la chose la plus évidente au monde. Et c’était peut-être bien ce qui se passait…

En d’autres termes, il ne ressemblait peut-être pas aux loups parce qu’il était un Frère du Loup. En fait, il fallait inverser la proposition. Il était un Frère du Loup parce qu’il leur ressemblait. Ce n’était pas eux qu’il devait contrôler, mais lui-même.

— La meute, dit-il, comment puis-je la rattraper ? En courant plus vite ?

C’est un des moyens possibles. Un autre est d’être là où tu veux être.

Perrin ferma les yeux et, à partir de la direction qu’ils suivaient, tenta de deviner où étaient les loups en ce moment précis. Alors, le monde se… décala.

Quand il rouvrit les yeux, Perrin se retrouva sur le versant d’une colline au sol sablonneux semé de végétaux aux longues feuilles. Sur sa droite, un énorme pic au sommet tronqué – comme si la main d’un géant l’avait fendu – tutoyait le ciel.

Une meute de loups émergea de la forêt, la plupart d’entre eux hilares. Jeune Taureau, chassant alors qu’il aurait dû chercher la fin de la chasse. Jeune Taureau, cherchant la fin alors qu’il aurait dû se régaler de la chasse.

Perrin sourit comme s’il prenait bien ces saillies. En réalité, il se sentait comme le jour où son cousin Wil s’était débrouillé pour qu’un seau plein de plumes mouillées lui tombe sur la tête.

Quelque chose voleta dans l’air. Une plume de volaille, trempée sur le pourtour. Quand il s’aperçut qu’il y en avait d’autres à ses pieds, Perrin sursauta. Mais elles disparurent dès qu’il cligna des yeux.

De plus en plus amusés, les loups émirent des images de Jeune Taureau enseveli sous des plumes.

Perds-toi dans des rêves, ici, Jeune Taureau, dit Sauteur, et ils deviendront ce songe.

Perrin se gratta la barbe pour se donner une contenance. Ce n’était pas sa première expérience de la nature imprévisible du rêve des loups.

— Sauteur, dit-il, se tournant vers le loup, si je le désire, jusqu’à quel point puis-je modifier mon environnement ?

Si tu le désires ? Ce n’est pas lié à ce que tu veux, Jeune Taureau. Mais à ce qu’il te faut. Et à ce que tu sais.

Perrin plissa le front. Parfois, les raisonnements des loups lui échappaient encore.

Soudain, les autres loups se tournèrent ensemble vers le sud-ouest, puis ils disparurent.

Ils sont allés là…

Sauteur émit l’image d’un ravin boisé.

Puis il se prépara à les suivre.

— Sauteur, comment sais-tu où ils sont allés ? Te l’ont-ils dit ?

Non, mais je peux les rejoindre…

— Comment ?

C’est une chose que je sais depuis toujours… Comme marcher ou sauter.

— D’accord, mais comment ?

Dans l’odeur du loup, Perrin reconnut de la confusion.

C’est une odeur, dit-il enfin.

Le mot « odeur » était trop simple pour décrire une réalité si complexe. Car il s’agissait à la fois d’une sensation, d’une impression et d’une particularité olfactive.

— Pars quelque part, demanda Perrin. Je vais essayer de te suivre.

Sauteur se volatilisa et Perrin avança jusqu’à l’endroit où il s’était tenu.

Sens ! émit Sauteur à distance.

Asses près pour communiquer, cependant. D’instinct, Perrin sonda les environs… et trouva des dizaines de loups. À dire vrai, il fut ébahi qu’il y en ait tant ici, sur les pentes du pic du Dragon.

Jusque-là, il n’en avait jamais senti autant au même endroit. Que faisaient-ils ici ? Au fait, le ciel y était-il plus tourmenté que dans d’autres endroits du rêve des loups ?

Perrin ne réussit pas à localiser Sauteur, qui s’était sûrement caché quelque part, histoire de ne pas être repérable.

Sens ! avait émis Sauteur.

Mais comment s’y prendre ? Les yeux fermés, Perrin laissa son nez lui faire découvrir toutes les odeurs environnantes. Aiguilles et pommes de pin, sève, feuilles et vrilles, lauréoles et pruches…

Et… Et quelque chose d’autre. Oui, il captait comme un arôme lointain qui ne paraissait pas à sa place.

Beaucoup d’odeurs se ressemblaient – la créativité féconde de la nature, la santé arrogante des arbres… Dans ces parfums-là se mêlait celui de la mousse et des pierres mouillées. L’air, c’était différent – des fleurs et du pollen.

Perrin ferma les yeux en forçant sur ses paupières et inspira à fond. À partir des odeurs, s’avisa-t-il, il était en train de créer une image. Un peu à la manière dont les émissions des loups se transformaient en mots.

Là, quelque chose a bougé…

Quand il rouvrit les yeux, Perrin était assis sur un rocher, au milieu d’un bosquet de pins. Il se trouvait toujours sur un versant du pic du Dragon, mais beaucoup plus haut que quelques secondes avant. Couvert de mousse, le rocher jaillissait entre les arbres comme un nez sur un visage. À cet endroit que le soleil pouvait atteindre, quelques fleurs violettes parvenaient à s’accrocher à la roche. Même dans un rêve, il était rassurant de voir des fleurs qui survivaient, et s’épanouissaient même.

Viens, émit Sauteur. Suis-moi.

Et il disparut de nouveau.

Perrin ferma les yeux et inspira à fond. Le processus fut plus facile, cette fois. Des chênes, de l’herbe, de l’humidité… On eût dit que chaque endroit avait son odeur spécifique.

Perrin se laissa… emporter, puis il rouvrit les yeux. Il était accroupi dans un champ, au bord de la route de Jehannah. C’était là que la meute de Danse entre les Chênes était venue, et Sauteur allait et venait, l’air perplexe.

Les autres loups étaient partis, mais pas très loin.

— Ai-je toujours pu faire ça, Sauteur ? Sentir où va un loup dans le rêve ?

Tout le monde peut le faire… À condition d’avoir l’odorat d’un loup.

Perrin acquiesça pensivement.

Sauteur sonda la prairie, devant lui.

Nous devons nous entraîner, Jeune Taureau. Tu es encore un louveteau à la fourrure rase et aux pattes courtes. Nous…

Sauteur se tut abruptement.

— Quoi ? demanda Perrin.

Un loup hurla de douleur. Se retournant, Perrin vit que c’était Lumière du Matin. Le cri cessa, et l’esprit de ce fauve… disparut.

Sauteur grogna, du chagrin, de la colère et une évidente panique dans son odeur.

— Que s’est-il passé ? demanda Perrin.

On nous chasse ! Jeune Taureau, il faut filer !

Les esprits des autres membres de la meute bondirent en avant. Perrin gémit. Quand un loup mourait dans le rêve, c’était pour toujours. Pas de renaissance, plus de course avec le museau fendant le vent.

Une seule créature traquait les esprits des loups.

Tueur !

Jeune Taureau, nous devons partir !

Perrin continua à gémir. Lumière du Matin avait émis une ultime explosion de surprise et de douleur. Sa dernière vision du monde. De ce vortex, Perrin se concentra pour tirer une image. Puis il ferma les yeux.

Jeune Taureau, non ! Il…

Quand il rouvrit les yeux, Perrin constata qu’il était dans une petite clairière, près de l’endroit – dans le monde réel – où campaient ses compagnons. Un homme au teint hâlé, très musclé, les cheveux noirs et les yeux bleus, se tenait au centre de la clairière, un cadavre de loup à ses pieds.

Tueur avait des bras énormes et son odeur n’était pas tout à fait humaine, comme s’il y avait de la roche en lui. Vêtu de laine et de cuir noirs, il entreprit de dépecer le cadavre.

Perrin chargea… comme un Jeune Taureau. Surpris, Tueur leva les yeux. Son visage tout en angles, il ressemblait bizarrement à Lan.

Perrin rugit, son marteau au poing.

Tueur se volatilisa en une fraction de seconde, et l’arme zébra l’air.

Perrin inspira à fond. Les odeurs vinrent à lui ! Saumure et bois humide… Mouettes et leurs déjections…

Avec son nouveau pouvoir, Perrin se propulsa jusqu’à sa lointaine destination.

Un clin d’œil suffit.

Le jeune homme se rematérialisa sur un quai désert, dans une cité qu’il ne reconnut pas. Non loin de lui, Tueur examinait son arc.

Perrin attaqua. De nouveau Tueur leva les yeux, de la stupéfaction dans son odeur. Il leva son arme pour se défendre, mais le coup de marteau de Perrin la fit exploser en mille morceaux.

Fou de rage, le mari de Faile visa la tête de Tueur. Bizarrement, l’homme sourit, ses yeux noirs pétillant d’amusement.

Puis il parut avide, soudain. Avide de tuer. Une épée se matérialisa dans sa main, et il para l’attaque de Perrin.

Le marteau rebondit comme s’il venait de percuter un rocher.

Perrin tituba. Saisissant l’ouverture, Tueur lui plaqua une main sur le torse et poussa.

La force de cet homme était incroyable. Perrin recula, revint sur le quai, mais ne sentit plus de planches sous ses pieds.

Tombant comme une pierre, il s’écrasa dans l’eau et but la tasse, un liquide obscur se refermant sur lui.

Lâchant son marteau, il lutta pour remonter à la surface mais se heurta à une couverture de glace inexplicable. Des cordes remontèrent des profondeurs, s’enroulèrent autour de ses bras et le tirèrent vers le fond. À travers la surface gelée, au-dessus de lui, il vit une silhouette bouger.

Tueur, qui armait son arc miraculeusement reconstitué.

La glace disparut et l’eau s’écarta. Sans protection, Perrin se retrouva face à une flèche qui visait directement son cœur.

Tueur tira.

Perrin ferma les yeux.

En un éclair, il se retrouva ailleurs, et cria quand il atterrit sur la saillie rocheuse où il se tenait un peu plus tôt avec Sauteur. Il tomba à genoux, de l’eau coulant de tout son corps. Le cœur battant la chamade, il en recracha puis s’essuya le visage.

Sauteur apparut à côté de lui. Le souffle court, il empestait la colère.

Crétin de louveteau ! Imbécile ! Chasser un lion alors que tu es à peine sevré !

Frissonnant de tous ses membres, Perrin s’assit. Tueur allait-il le suivre ? En était-il capable ?

Après quelques minutes, alors que rien ne s’était passé, le jeune homme commença à se détendre. Son combat contre Tueur s’était déroulé si vite qu’il en gardait des souvenirs brouillés. Cette force… c’était plus qu’aucun homme pouvait en avoir. Puis la glace et les cordes…

— Il a le pouvoir de modifier l’environnement, dit Perrin. C’est lui qui a fait disparaître le quai, puis qui a créé des cordes pour m’entraver. C’est lui, aussi, qui a forcé les eaux à s’écarter pour dégager sa zone de tir.

C’est un lion. Il tue. Dangereux…

— Il faut que j’apprenne ! Je dois l’affronter, Sauteur !

Non, tu es trop jeune. Ce défi-là te dépasse.

— Trop jeune ? répéta Perrin en se levant. Sauteur, la Dernière Chasse est pour bientôt.

Sauteur s’allongea, la tête sur les pattes.

— Tu me répètes sans cesse que je suis trop jeune, reprocha Perrin. Ou que je ne sais pas ce que je fais. Pourquoi perds-tu ton temps à me former, si ce n’est pas pour que je combatte des hommes comme Tueur ?

Nous verrons plus tard… Pour cette nuit, tu dois partir. Nous en avons terminé.

Perrin sentit de la tristesse chez le vieux loup – et une volonté inébranlable. À présent, la meute de Danse entre les Chênes, en compagnie de Sauteur, allait pleurer Lumière du Matin.

Avec un soupir, Perrin s’assit en tailleur. Très concentré, il essaya d’imiter ce que Sauteur avait fait un jour pour l’expulser du rêve.

Les contours du songe se brouillèrent autour de lui…


Perrin se réveilla sur son lit de camp, Faile blottie contre lui. Il resta un moment étendu à fixer la toile, au-dessus de sa tête. Les ténèbres du monde réel lui rappelèrent le ciel tourmenté du rêve des loups. L’idée de dormir lui semblait aussi lointaine que Caemlyn.

En fin de compte, il se leva – sans réveiller Faile – puis enfila son pantalon et sa chemise.

Dehors, tout était obscur, mais il restait assez de lumière pour ses yeux hors du commun. Avisant Kenly Maerin et Jaim Dawtry, les gars de Deux-Rivières qui gardaient sa tente, il les salua de la tête.

— Quelle heure est-il ?

— Minuit passé, seigneur Perrin, répondit Jaim.

Le jeune homme grogna un remerciement. Dans le lointain, des éclairs déchiraient le ciel. Quand il s’éloigna, les deux hommes le suivirent.

— Je n’ai pas besoin de gardes, dit-il. Protégez la tente, dame Faile est endormie…

La tente de Perrin se trouvait à la lisière du camp, côté colline. Une position qui lui donnait une impression de confinement très sécurisante.

Malgré l’heure tardive, le jeune homme passa devant Gaul, qui aiguisait le fer de sa lance près d’un tronc abattu.

Le grand Chien de Pierre se leva et emboîta le pas à Perrin, qui ne fit rien pour l’en dissuader. Estimant qu’il ne remplissait pas la mission qu’il s’était assignée lui-même – veiller sur Perrin –, l’Aiel redoublait ses efforts pour compenser. En réalité, aurait parié le mari de Faile, il saisissait tous les prétextes pour rester loin de sa tente et des deux gai’shain féminins qui y avaient élu résidence.

Gaul garda ses distances et Perrin s’en réjouit. N’était-ce pas ce que cherchaient tous les chefs ? Pas étonnant que tant de nations finissent par se faire la guerre. N’ayant jamais l’occasion de réfléchir en paix, leurs dirigeants envoyaient tous les fâcheux au casse-pipe afin qu’on les laisse un peu tranquilles.

À quelques pas de là, le jeune homme entra dans un bosquet où se dressait un petit tas de bûches. Serviteur personnel de Perrin jusqu’au retour de Lamgwin, Denton avait sourcillé lorsque son maître lui avait demandé de couper du bois. Naguère un noble mineur du Cairhien, Denton refusait de retourner à sa vie d’avant. Désormais, il se considérait comme un domestique, et personne ne le ferait plus changer d’avis.

Près des bûches, il y avait une hache. Pas le modèle mortel en demi-lune que Perrin brandissait au combat par le passé, mais un bon vieil outil de forestier avec un tranchant en acier et un manche poli par les mains moites de sueur d’une légion de travailleurs.

Après avoir redressé une bûche, Perrin retroussa ses manches, se cracha dans les paumes et s’empara de la hache. Le contact du bois sur sa peau lui faisant un bien fou, il leva les bras, se campa devant sa cible, recula d’un pas et frappa.

Dans une gerbe d’échardes, il fendit la bûche en deux – nettement et proprement. Content de lui, il fit subir le même sort à chaque moitié.

Gaul s’assit près d’un arbre, saisit une autre de ses lances et aiguisa la pointe. En rythme, les grincements du métal contre le métal accompagnèrent les bruits sourds de la hache.

Un moment merveilleux. Pourquoi l’esprit de Perrin fonctionnait-il si bien quand il s’occupait les mains ? Loial disait grand bien de la réflexion, les fesses posées sur une chaise. Avec cette méthode, Perrin doutait d’accoucher de quoi que ce soit.

Il fendit une nouvelle bûche, sa hache suivant une trajectoire parfaitement droite.

Était-ce la vérité ? Pour ses actes, devait-il blâmer sa nature profonde, et non les loups ? Mais chez lui, à Champ d’Emond, il ne s’était jamais mal comporté.

Une autre bûche se fendit sous sa hache.

J’ai toujours été bon pour focaliser mon attention…

C’était ça, en partie, qui avait impressionné maître Luhhan. Confier un projet à Perrin, c’était la certitude qu’il s’y consacrerait jusqu’à l’avoir mené à bien.

Il fendit en deux les moitiés d’une bûche.

S’il avait changé, c’était peut-être parce qu’il s’était exposé au monde. Les loups, il les avait accusés de bien des choses, et vis-à-vis de Sauteur il avait eu des exigences injustifiées. Les loups n’étaient pas stupides, ni même simples, mais ils se contrefichaient de ce que faisaient les humains. Pour Sauteur, il avait dû être difficile de dispenser un enseignement qu’un « deux-pattes » pouvait comprendre.

Que lui devait donc ce loup ? Sauteur était mort pendant cette terrible nuit – celle où Perrin avait tué un homme pour la première fois. Celle où il avait perdu son contrôle pendant une bataille.

Sauteur ne lui devait rien du tout ! Pourtant, il lui avait sauvé la mise plus d’une fois. Mieux encore, c’était grâce à lui que le jeune homme n’avait jamais cédé au loup tapi dans son âme.

Ayant à peine entaillé une bûche, il la remit en place et recommença. En fond sonore, les grincements métalliques de Gaul l’apaisaient. Au deuxième coup, il fendit sa cible.

Dès qu’il faisait quelque chose, il s’y immergeait. Peut-être trop intensément. Ça, c’était exact.

D’un autre côté, quand on voulait avancer, il fallait se consacrer à fond à ses projets. À l’occasion, Perrin avait rencontré des gens qui ne finissaient jamais rien. Leur ferme était un vrai bazar !

Il n’était pas prêt à vivre ainsi…

Une affaire d’équilibre. Jusque-là, il se plaignait d’avoir été propulsé dans un monde grouillant de problèmes qui le dépassaient. Il n’était qu’un homme, avait-il clamé haut et fort. Un homme simple.

Et s’il s’était trompé ? S’il était en réalité un individu complexe qui, jadis, avait mené une vie très simple ? Après tout, s’il était si simple, pourquoi était-il tombé amoureux d’une femme hautement compliquée ?

Les bûches fendues s’empilaient. Perrin se pencha et les rangea correctement, leur grain râpeux sous ses doigts.

Des doigts pleins de cals. Pour sûr, il ne serait jamais un seigneur comme ceux qu’on trouvait à Cairhien. Mais des nobles, il y en avait de toutes sortes, par exemple le père de Faile. Ou Lan, qui faisait plus penser à une arme qu’à un être humain.

Dans le rêve, Perrin aimait être le chef de meute, mais les loups ne demandaient pas qu’on les protège, qu’on subvienne à leurs besoins ou qu’on édicte des lois pour eux. Et ils ne pleuraient pas dans les bras d’un chef quand l’un d’eux tombait sous son commandement.

Ce n’était pas commander qui le dérangeait, mais tout ce qui allait avec.

Soudain, il sentit qu’Elyas approchait. Avec son musc puissant, cet homme-là diffusait l’odeur d’un loup. Enfin, presque.

— Tu veilles tard, dit-il.

Près de son arbre, Gaul remit sa lance en place, puis il se retira en silence, furtif comme un moineau qui prend son envol. Il ne s’éloignerait pas trop, mais n’écouterait pas la conversation.

Perrin posa la hache sur son épaule et sonda le ciel.

— Parfois, je me sens plus éveillé la nuit que le jour…

Elyas sourit. Avec l’obscurité, Perrin ne le vit pas, mais il sentit de l’amusement dans son odeur.

— As-tu jamais essayé de fuir la réalité, Elyas ? D’ignorer les voix des loups et de faire comme si rien en toi n’avait changé ?

— Bien sûr que oui…

Elyas avait une voix basse et douce qui faisait penser à de la terre en mouvement. Les lointains échos d’un glissement de terrain.

— C’était mon désir, mais les Aes Sedai ont voulu m’apaiser. Alors, j’ai dû m’enfuir.

— Ton ancienne vie te manque ?

Entendant un bruissement de tissu, Perrin devina que son ami venait de hausser les épaules.

— Aucun Champion n’a envie d’abandonner son devoir. Mais parfois, certaines choses sont plus importantes. Ou plus exigeantes, peut-être. En tout cas, je ne regrette pas mes choix.

— Je ne peux pas partir, Elyas. Et je ne le ferai pas.

— Pour les loups, j’ai tout abandonné. Je ne te demande pas de m’imiter.

— Noam y a été obligé.

— Tu crois vraiment ?

— Ça l’a rongé de l’intérieur. Il a cessé d’être un humain.

Perrin capta de l’inquiétude chez son ami. Sur ce sujet, Elyas n’avait pas de réponse.

— T’arrive-t-il d’aller chez les loups en rêve ? demanda Perrin. En un lieu où leurs morts vivent et courent de nouveau ?

Elyas tressaillit, ses yeux brillant dans l’obscurité.

— C’est un endroit dangereux, Perrin. Un autre monde, bien qu’étrangement lié au nôtre. Selon les légendes, les Aes Sedai de jadis pouvaient y aller.

— Et d’autres gens aussi, fit Perrin, pensant à Tueur.

— Dans ce rêve, sois prudent. Moi, j’en reste loin.

Dans l’odeur d’Elyas, l’inquiétude dominait.

— As-tu eu des difficultés à faire la différence entre toi-même et le loup qui se niche en toi ?

— Ça m’est arrivé, oui.

— Plus maintenant ?

— J’ai atteint un certain équilibre.

— Comment ?

Elyas réfléchit un moment.

— J’aimerais le savoir… C’est une chose que j’ai apprise, Perrin. Et que tu devras apprendre aussi.

Si je ne veux pas finir comme Noam…

Perrin soutint le regard jaune d’Elyas, puis il hocha la tête.

— Merci.

— Du conseil ?

— Non, d’être revenu parmi les hommes. De me montrer que l’un de nous, au moins, peut vivre avec les loups sans perdre son humanité.

— De rien… J’avais oublié à quel point il est agréable d’être avec des humains, histoire de changer un peu. Mais j’ignore combien de temps je resterai. La Dernière Chasse est pour bientôt.

Perrin sonda de nouveau le ciel.

— C’est vrai, mon ami… Fais passer le mot à Tam et aux autres. Ma décision est prise. Les Capes Blanches ont choisi un champ de bataille. Nous les affronterons demain.

— Parfait, fit Elyas. Dans ton odeur, je sens que ça ne t’enthousiasme pas.

— Il faut le faire, c’est tout…

Tout le monde voulait qu’il soit un seigneur. Eh bien, les seigneurs prenaient les décisions de ce genre – celles que tous les autres esquivaient.

Donner cet ordre lui brisait quand même le cœur. Dans une vision, il avait vu des loups pousser des moutons vers une bête sauvage. En un sens, c’était ce qu’il faisait. Conduire les Fils à leur perte. D’ailleurs, leur tenue était de la couleur de la laine…

Mais que signifiait l’image de Faile et des autres approchant d’une falaise ?

Elyas s’en fut, laissant Perrin seul avec sa hache sur l’épaule. À présent, il avait le sentiment d’avoir fendu des corps, pas des bûches.


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