— Qu’est-ce que c’est ? demanda Perrin en essayant d’ignorer l’odeur entêtante de chair pourrie.
Il ne voyait pas l’ombre d’un cadavre. Mais à en croire son nez, le sol aurait dû en être jonché.
Avec un détachement avancé, il se tenait sur un côté de la route de Jehannah et sondait le nord à travers une plaine moutonnante très peu boisée. L’herbe était brun et jaune, comme à d’autres endroits, mais elle devenait plus sombre à mesure qu’on s’éloignait de la route, comme si une infection la frappait.
— J’ai déjà vu ça, dit Seonid.
La petite Aes Sedai au teint pâle se pencha et fit tourner entre ses doigts la feuille arrachée à une plante. Vêtue d’une robe de laine verte – bien coupée mais très simple –, elle arborait sa bague au serpent à l’exception de tout autre bijou.
Dans le lointain, le tonnerre grondait. Derrière Seonid, six Matriarches, visage impénétrable et bras croisés, scrutaient aussi le terrain. Perrin n’avait même pas envisagé d’ordonner aux Matriarches et à leurs deux Aes Sedai – des apprenties – de rester en arrière. Il devait plutôt se réjouir qu’elles l’aient autorisé à les accompagner.
— Moi aussi, déclara Nevarin. (Dans un concert de cliquetis de bracelets, elle s’agenouilla et prit la feuille que triturait Seonid.) Gamine, je suis allée dans la Flétrissure. Mon père estimait que je devais voir à quoi elle ressemblait. Ce phénomène me rappelle ce que j’ai observé là-bas.
Perrin avait également été dans la Flétrissure. L’aspect de cette pourriture noire se révélait effectivement facile à reconnaître. Piquant de la cime d’un arbre, dans le lointain, un geai rouge tenta de trouver sa pitance parmi les feuilles, mais il ne dénicha rien et reprit son envol.
Ici, et c’était le plus perturbant, les plantes semblaient pourtant en meilleure santé que tout au long du chemin. Souillées de noir, certes, mais vivantes et même vivaces.
Perrin prit la feuille que lui tendait Nevarin et la porta à ses narines. Elle empestait la pourriture.
Dans quel monde faut-il vivre pour que la Flétrissure soit la meilleure de deux possibilités ?
— Mori a fait le tour de la zone, dit Nevarin en désignant une Promise. Près du centre, c’est de plus en plus noir. Elle n’a pas pu voir ce qu’il y avait là.
Perrin tira Marcheur à l’écart de la route. Faile le suivit, pas une trace de peur dans son odeur. Les gars de Deux-Rivières, eux, hésitèrent visiblement.
— Seigneur Perrin ? lança Wil.
— Ce n’est probablement pas dangereux… Des animaux entrent et sortent de cette zone…
La Flétrissure était mortelle à cause des créatures qui la peuplaient. Si ces monstres avançaient vers le sud, il fallait absolument le découvrir.
Les Aielles suivirent sans dire un mot. Faile étant de l’aventure, Berelain lui emboîta le pas. Bien entendu, Annoura et Gallenne lui collèrent aux basques. Par bonheur, Alliandre avait consenti à rester en arrière. Pendant l’absence de Perrin, elle se chargerait du camp et des réfugiés.
Déjà rétifs, les chevaux ne s’améliorèrent pas dans cet environnement. Pour atténuer la puanteur, Perrin s’efforça de respirer par la bouche. À cause des nuages qui refusaient obstinément de laisser passer les rayons de soleil, le sol était trempé. Pour ménager les jambes des équidés, la petite expédition prit son temps.
La plus grande partie de la prairie était couverte d’herbe, de trèfle et de petites plantes. En avançant, le centre parut de plus en plus noir. Très vite, les plantes devinrent brunâtres, le vert et le jaune oubliés.
Après un moment, la colonne déboucha dans un petit val niché au milieu de trois collines. Quand Perrin tira sur les rênes de Marcheur, tous les autres s’arrêtèrent en catastrophe autour de lui. Dans le val, un étrange village de huttes se dressait. Construites dans une variété de bois inconnue – on eût dit du bambou, mais en beaucoup plus large –, ces demeures arboraient des toits de chaume conçus avec des feuilles deux fois plus grandes qu’une paume d’homme.
Pas de plantes dans ce coin, uniquement un sol sablonneux.
Perrin se laissa glisser de sa selle puis s’agenouilla et fit couler les grains entre ses doigts. Quand il regarda ses compagnons, ils semblaient plus que perplexes.
Non sans précautions, Perrin conduisit son cheval au centre exact du village. À l’endroit, très précisément, d’où se diffusait la Flétrissure – mais sans que le hameau fût touché.
Commandées par Sulin, des Promises investirent les lieux, voile relevé, et inspectèrent rapidement les huttes. Après avoir fait avec leurs doigts des signes indiquant qu’elles n’avaient rien trouvé, elles revinrent auprès de Perrin.
— Quelqu’un ? demanda Faile.
— Non, répondit Sulin en baissant son voile. Cet endroit est désert.
— Qui construirait un village de ce genre ? demanda Perrin. Au Ghealdan, qui plus est.
— Il n’a pas été construit ici, affirma Masuri.
Perrin se tourna vers la mince Aes Sedai.
— Ce village n’a pas vu le jour ici, insista-t-elle. Le bois ne ressemble à rien que j’aie vu.
En se grattant le menton, Perrin pensa au jour où sa hache avait failli le tuer. Si des villages apparaissaient et disparaissaient tandis que la Flétrissure débordait de tous côtés, on pouvait dire que les choses allaient de plus en plus mal.
— Incendiez ce village ! ordonna Perrin en se tournant vers ses « forces ». Avec le Pouvoir de l’Unique. Et détruisez autant de plantes souillées que possible. Ainsi, nous les empêcherons peut-être de tout infester. Nous allons rejoindre le camp, au pied de la colline, et nous y resterons demain, si vous avez besoin de plus de temps.
Une fois n’étant pas coutume, les Matriarches et les Aes Sedai n’émirent aucune critique contre cet ordre.
Tu veux chasser avec nous, frère ?
Perrin était une fois de plus dans le rêve des loups. Avant, il se souvenait vaguement d’avoir été assis non loin d’une lampe minimaliste, dans l’attente du rapport des hommes choisis pour déchiffrer le mystère de l’étrange hameau. Pour passer le temps, il relisait Les Voyages de Jain l’Explorateur – un exemplaire retrouvé par Gaul dans les ruines de Malden.
À présent, il était étendu sur le dos au milieu d’un grand champ. Il releva la tête, les hautes herbes agitées par le vent lui frôlant les joues et les bras. Dans le ciel, la tempête continuait, comme dans le monde réel. Mais ici, elle était encore plus violente.
Son champ de vision limité par les hautes herbes et les tiges du millet sauvage, Perrin sentait la tempête approcher bien plus qu’il ne la voyait. Comme si elle rampait vers lui, dégoulinant du ciel pour le submerger.
Jeune Taureau ! Viens ! Viens chasser !
La « voix » était celle d’une louve. D’instinct, Perrin sut qu’elle se nommait Danse entre les Chênes, à cause de la façon dont elle se faufilait parmi les arbrisseaux, quand elle était encore un louveteau.
Il y avait d’autres loups. Murmure… Lumière du Matin… Étincelles. Sans Frontières…
Dix au moins l’appelaient. Certains étaient des animaux vivants qui dormaient. D’autres, les esprits de frères à quatre pattes morts.
Comme toujours, ils s’adressaient à lui avec un mélange d’odeurs, d’images et de sons. Le musc d’un daim dont les sabots retournaient la terre bond après bond. Le crissement des feuilles mortes sous les pattes d’une meute. Les grognements victorieux et l’excitation d’un groupe courant de conserve.
Ces invitations réveillèrent au plus profond de Perrin le loup qu’il tentait de neutraliser. Mais un loup ne restait jamais longtemps en cage. S’il ne s’échappait pas, il mourait. La captivité, c’était bon pour les lapins.
Avide de sentir toute la puissance de ses pattes, il émit sa joyeuse acceptation des appels. Nommé Jeune Taureau, il était le bienvenu ici.
— Non ! cria Perrin. (Il s’assit et se prit la tête à deux mains.) Je ne me perdrai pas en toi, Jeune Taureau.
Sauteur était assis dans l’herbe sur sa droite. Il rivait ses yeux jaunes sur Perrin et des éclairs s’y reflétaient. Quand il se tenait dans cette position, les herbes lui montaient jusqu’à l’encolure.
Perrin baissa une main. L’air gorgé d’humidité semblait pesant, et il sentait la pluie. Par-dessus l’odeur de l’orage et celle du champ stérile, il captait la fragrance de la patience du vieux loup.
Tu as été invité, Jeune Taureau, émit Sauteur.
— Je ne peux pas chasser avec vous, expliqua Perrin pour la énième fois. Sauteur, nous en avons déjà parlé. Je m’y perdrais moi-même. Quand je me bats, je deviens enragé. Comme un loup.
Comme un loup ? Jeune Taureau, tu es un loup. Et un homme aussi. Viens chasser.
— Je ne peux pas, je te l’ai dit ! Je ne me laisserai pas consumer…
Perrin repensa à un jeune homme aux yeux jaunes enfermé dans une cage. Privé de toute humanité, ce malheureux s’appelait Noam et il l’avait connu dans un village nommé Jarra.
Et il n’est pas loin d’ici, ce village !
En tout cas, pas loin de l’endroit où se trouvait son corps, dans le monde réel. Jarra était au Ghealdan. Une étrange coïncidence.
Avec un ta’veren dans les environs, il n’existe pas de coïncidence.
Le front plissé, Perrin se releva et sonda les alentours. Moiraine lui avait dit qu’il ne restait plus rien d’humain en Noam. Le sort qui attendait un Frère du Loup, s’il se laissait submerger et consumer par le fauve.
— Je dois apprendre à contrôler ma dualité, ou bannir le loup qui est en moi. Ce n’est plus l’heure des compromis, Sauteur.
Une forte odeur d’insatisfaction monta du vieux loup. Il désapprouvait ce qu’il aurait sans doute appelé « la tendance fâcheuse des humains à tout contrôler », s’il avait eu accès au vocabulaire.
Viens ! lança Sauteur en se redressant. Chassons !
— Je…
Viens apprendre ! La Dernière Chasse approche !
Dans ce qu’il émettait, Sauteur inclut l’image d’un louveteau tuant pour la première fois. Il y ajouta une grande inquiétude pour l’avenir – une préoccupation d’habitude étrangère aux loups. La Dernière Chasse était porteuse de changements.
Perrin hésita. Lors d’une visite précédente dans le rêve des loups, il avait demandé à Sauteur de lui apprendre à maîtriser cet endroit. Une requête inconvenante pour un jeune loup – les défis de ce genre étaient réservés aux Anciens –, mais son ami venait de lui répondre. Sauteur était là pour enseigner – mais à la manière d’un loup.
— Je suis navré, dit Perrin. Je chasserai avec toi, mais je ne dois pas perdre qui je suis.
Ces choses que tu penses…, émit Sauteur, mécontent. Comment peux-tu produire de telles images de… rien.
La remarque acide fut accompagnée d’images du néant – un ciel vide, une tanière déserte, un champ aride…
Tu es Jeune Taureau. Et tu le seras toujours. Comment pourrais-tu perdre Jeune Taureau ? Baisse les yeux, et tu verras ses pattes sous toi. Mords, et ses crocs tueront. On ne perd pas ces choses-là.
— Mes pensées sont des manifestations de mon humanité…
Encore et toujours les mêmes mots creux…
Perrin inspira à fond puis expira d’un coup l’air bien trop humide.
— Très bien, dit-il, un marteau et un couteau apparaissant dans ses mains. Allons-y !
Tu chasses le gibier avec tes sabots ? railla Sauteur.
Il émit l’image d’un taureau qui, dédaignant ses cornes, sautait sur le dos d’un cerf et le piétinait.
— Tu as raison…
Perrin fut soudain armé d’un arc long de Deux-Rivières. S’il n’était pas aussi bon que Jondyn Barran ou Rand, il se débrouillait très bien.
Sauteur lui envoya l’image d’un taureau qui crache sur un cerf. Perrin grogna et lui répondit par l’image d’un loup dont les griffes, jaillissant de ses pattes, foudroyaient un cerf à distance. Cette réponse parut amuser encore plus le vieux loup. Dépité, Perrin dut reconnaître que c’était une image des plus ridicules.
Sauteur la transmit aux autres loups, qui en rugirent d’hilarité. Cependant, presque tous préféraient la blague du taureau piétinant un cerf.
Perrin grogna de nouveau. Derrière Sauteur, il courait vers la lointaine forêt où attendaient les autres fauves.
Alors qu’il fonçait, l’herbe lui parut soudain plus dense et le ralentit, comme l’auraient fait des broussailles trop serrées. Sauteur en profita pour le distancer.
Cours, Jeune Taureau !
J’essaie !
Pas comme avant !
Perrin continua à se frayer un chemin parmi les herbes. Ce monde merveilleux où couraient les loups pouvait être enivrant. Et dangereux. Sur ce point, Sauteur l’avait mis en garde plus d’une fois.
Ces dangers sont pour demain. Aujourd’hui, ignore-les. L’inquiétude, c’est bon pour les deux-pattes.
Le vieux loup prenait de plus en plus d’avance.
Je ne peux pas ignorer mes problèmes !
Pourtant, tu le fais souvent.
C’était vrai – bien plus, sans doute, que le loup le croyait.
Déboulant dans une clairière, Perrin s’arrêta net. Sur le sol, il reconnut les trois morceaux de métal qu’il avait « forgés » dans son rêve précédent. Une insulte à son art !
L’espèce de pépite grosse comme un cœur, la barre aplatie et le rectangle rachitique. Ce dernier brillait encore, roussissant l’herbe autour de lui.
Les trois horreurs se volatilisèrent en un clin d’œil, même si le rectangle laissa une marque brune dans l’herbe. Perrin leva les yeux, à la recherche des loups. Devant lui, dans le ciel, juste au-dessus des arbres, un grand tunnel d’obscurité béait. À quelle distance, il n’aurait su le dire. D’autant plus que le phénomène, tout en semblant très lointain, paraissait obstruer son champ de vision.
Dans ce gouffre vertical, Mat ferraillait contre lui-même. Contre plusieurs versions de sa personne, plutôt, chacune très élégamment vêtue.
Le jeune flambeur jouait de la lance, mais comment aurait-il pu voir la silhouette sombre qui s’était glissée derrière lui, un couteau ensanglanté au poing ?
— Mat, attention ! cria Perrin.
Mais ça ne servait à rien, il le savait. Ce qu’il voyait, c’était un rêve ou une vision concernant l’avenir. Depuis un moment, il n’en avait pas eu, espérant que ça ne recommencerait jamais.
Il se détourna. Aussitôt, un autre tunnel s’ouvrit dans le ciel. Là, il vit des moutons qui couraient en masse vers une forêt, des loups à leurs trousses. Sous le couvert des arbres, une terrible bête attendait, invisible.
Perrin comprit ou sentit qu’il était dans ce rêve. Mais qui pourchassait-il, et pourquoi ? Avec ces loups, quelque chose clochait…
Un troisième tunnel, sur le côté. Faile, Grady, Elyas, Gaul… Ils marchaient vers un abîme, suivis par des multitudes.
La vision se referma comme un œil. Bondissant dans les airs, Sauteur rejoignit Perrin et s’immobilisa. Lui, il n’avait pas vu les tunnels. À ses yeux, ils n’étaient jamais apparus.
Il regarda la trace de brûlé avec dédain, puis émit une image de Perrin : débraillé, hagard, la barbe et les cheveux en bataille.
Le jeune homme se souvint de cette époque. C’était peu après l’enlèvement de Faile. Avait-il vraiment eu l’air si miteux ? On eût dit un mendiant. Un vagabond en haillons.
Ou… quelqu’un comme Noam.
— Cesse d’essayer de me perturber, dit-il. J’avais cette allure parce que je pensais uniquement à sauver Faile. Pas parce que je m’abandonnais aux loups.
Les louveteaux accusent toujours les anciens de la meute…
Sauteur bondit de nouveau.
Que signifiait sa dernière remarque ? Les odeurs et les images semblaient se contredire. Rageur, Perrin fonça en avant, sortit de la clairière et s’engouffra de nouveau dans les herbes. Comme un peu plus tôt, elles lui opposèrent une résistance. Comme s’il luttait contre un courant.
Sauteur gambadait devant.
— Que la Lumière te brûle ! Attends-moi !
Quand on attend, on perd sa proie. Cours, Jeune Taureau !
Perrin serra les… dents. Dans le lointain, presque au niveau des arbres, Sauteur n’était plus qu’un point minuscule.
Perrin aurait bien réfléchi à ses visions, mais le temps lui manquait. S’il perdait Sauteur, il ne le reverrait pas dans ce rêve, c’était certain.
Tant mieux ! pensa-t-il, résigné.
Le sol défilait sous lui, les hautes herbes ne formant plus qu’une masse indistincte, comme s’il venait de bondir de cent pas. Il recommença, laissant dans son dos une ondulation de l’air.
Devant lui, les herbes s’écartèrent. Avec un rugissement presque réconfortant, le vent lui cinglait le visage. Au fond de lui, le loup primitif se réveillait.
Dès qu’il eut atteint la forêt, il ralentit. En une seule foulée, désormais, il avalait dix bons pieds.
Les autres loups étaient là. Ils l’entourèrent puis coururent avec lui, emportés par son excitation.
Deux pattes, Jeune Taureau ? demanda Danse entre les Chênes.
La fourrure si claire qu’elle en semblait presque blanche, cette jeune femelle arborait une longue trace noire sur le flanc droit.
Même s’il s’autorisait à courir avec les loups, Perrin ne répondit pas.
Ce qui semblait être un bosquet devint une vaste forêt. Sentant à peine le sol sous ses pieds, Perrin passa devant des troncs et des buissons.
C’était ainsi qu’il convenait de courir. Puissamment, avec toute son énergie. Chaque fois qu’il sautait par-dessus un arbre abattu, son bond l’amenait si haut que ses cheveux frôlaient la frondaison. Puis il atterrissait souplement. La forêt était son royaume. Elle lui appartenait, et il la comprenait.
Ses inquiétudes se dissipèrent. Enfin, il s’autorisa à accepter les choses comme elles étaient, pas à redouter ce qu’elles pourraient devenir. Ces loups étaient ses frères et sœurs.
Dans le monde réel, un loup en train de courir était un pur miracle d’équilibre et de contrôle. Ici, où les lois de la nature se pliaient à la volonté de leurs esprits, les animaux étaient bien plus que ça. Comme si rien ne les retenait au sol, ils sautaient par-dessus les arbres. Plus audacieux, certains bondissaient directement d’une branche haute à une autre.
C’était enivrant ! Perrin s’était-il jamais senti si vivant ? Partie intégrante du monde qui l’entourait, et en même temps, son maître absolu.
Par endroits, les lauriers voisinaient avec des épicéas et des ifs. Pour négocier un de ces bosquets serrés, Perrin décida tout simplement de le survoler. Le courant d’air, sur son passage, souleva un petit tourbillon de fleurs violettes.
Perrin les vit à peine, mais leur parfum vint lui caresser les narines.
Les loups se mirent à hurler. Pour les hommes, tous ces cris se ressemblaient. Aux oreilles de Perrin, chacun était unique. Là, c’étaient des cris de joie, avant l’excitation de la chasse.
Attention ! C’était ce que je redoutais, justement. Je ne peux pas me laisser piéger. Je suis un homme, pas un loup !
À cet instant, il capta l’odeur d’un cerf. Un animal puissant et une proie de valeur. Ce trophée potentiel était passé par ici, très récemment.
Perrin tenta de se retenir, mais l’ivresse fut la plus forte. Oubliant tout, il suivit la piste encore fraîche du cerf. Sauteur compris, les loups ne le précédèrent pas. Ils coururent avec lui, leur odeur indiquant qu’ils étaient contents de le laisser prendre la tête.
Il était le héraut et le fer de lance de l’attaque ! Quant à la meute, elle rugissait derrière lui. Comme s’il avait mené la charge héroïque des vagues de l’océan elles-mêmes.
En même temps, il les ralentissait.
Ils ne doivent pas se laisser semer à cause de moi.
En un éclair, il fut à terre, son arc jeté au loin et oublié. Alors que ses mains et ses pieds devenaient des pattes, les loups qui le suivaient rugirent pour saluer ce miracle.
Jeune Taureau s’était enfin joint pour de bon à eux.
Le cerf était toujours devant. Entre les troncs, Jeune Taureau le voyait par intermittence. Le pelage d’un blanc brillant, ce spécimen énorme, plus gros qu’un cheval, arborait des bois à trente-six andouillers au minimum.
Il tourna la tête, défiant la meute des yeux. Quand il croisa le regard de Perrin, celui-ci sentit l’angoisse profonde de la proie, derrière son arrogance.
Avec toute la puissance de ses postérieurs, le cerf bondit hors de la piste.
Jeune Taureau rugit de défi et se lança à sa poursuite. À chaque bond, le fugitif avalait au minimum vingt pieds. Sans jamais percuter une branche ou perdre l’équilibre sur un terrain accidenté et couvert de mousse.
Jeune Taureau, d’une implacable précision, posa ses pattes sur la piste que les sabots lui avaient obligeamment creusée. Désormais, il entendait le cerf haleter et voyait l’écume blanche qui se formait sur son pelage. Plus que tout, il sentait l’odeur de sa terreur.
Mais non ! Pas question de se contenter d’une victoire par épuisement de la proie. Il se gorgerait du sang qui jaillirait du cou du cerf, vidant de sa force un cœur puissant et sain. Comme il se devait, il serait meilleur que son trophée.
Il commença à ne plus respecter très exactement la trajectoire du cerf. Son objectif, c’était de passer devant, pas de suivre.
Dans l’odeur du grand animal, la terreur grandissait à chaque seconde. Galvanisé, Jeune Taureau courut encore plus vite. Alors que le cerf s’écartait sur la droite, son poursuivant bondit, percuta un tronc, les pattes en avant, et se propulsa vers la gauche. Une manœuvre qui lui fit gagner encore quelques pouces…
Très vite, il ne fut plus qu’à un souffle du cerf, chaque bond le portant plus près de ses sabots arrière. Quand il rugit, ses frères et ses sœurs lui répondirent à l’unisson. Cette chasse leur appartenait à tous, car ils ne formaient qu’un.
Mais Jeune Taureau conduisait la meute.
Son rugissement devint un grognement triomphant quand le cerf se retourna de nouveau. L’occasion qu’il attendait depuis le début. Volant par-dessus un tronc abattu, il referma ses crocs sur la nuque du fugitif. Aussitôt, il sentit sur sa langue le goût de l’écume, du pelage et du sang chaud qui se répandait autour de ses babines.
Pesant de tout son poids, il entraîna son trophée au sol. Alors qu’ils roulaient dans la terre, il ne desserra pas son emprise.
Enfin le chasseur et sa proie s’immobilisèrent.
Sous les rugissements victorieux des autres loups, Jeune Taureau lâcha un bref instant le cerf – avec l’intention de le mordre au cou et d’en finir.
Le monde cessa d’exister. La forêt disparut et les rugissements se firent très lointains. Une seule chose comptait : la mise à mort. Cette délicieuse récompense.
Une masse percuta Jeune Taureau, le propulsant dans les broussailles. Sonné, il secoua les naseaux. Un autre loup venait de l’interrompre. Sauteur ? Pourquoi donc ?
Le cerf se releva et fila entre les arbres. Rugissant de fureur, Jeune Taureau se prépara à le poursuivre. Une nouvelle fois, Sauteur le percuta de plein fouet.
Si ce cerf meurt ici, ce sera pour la dernière fois… La chasse est terminée, Jeune Taureau. Nous recommencerons un autre jour…
Jeune Taureau se ramassa sur lui-même, prêt à attaquer Sauteur. Non ! Il avait essayé un jour, et ça s’était révélé une erreur. Il n’était pas un loup, mais…
Perrin s’avisa qu’il gisait sur le sol avec dans la bouche le goût d’un sang qui n’était pas le sien. À bout de souffle, le visage ruisselant de sueur, il se mit péniblement à genoux. Puis il s’assit et secoua la tête pour en bannir le souvenir de cette magnifique et terrifiante chasse.
Les autres loups s’assirent et gardèrent le silence. Couché près de Perrin, Sauteur posa le museau sur ses pattes de devant.
— C’est de ça que j’ai peur, souffla Perrin.
Non, ça ne te fait pas peur.
— Tu vas me dire ce que je ressens ?
Aucune peur dans ton odeur… Aucune…
Perrin s’étendit sur le dos et contempla les branches frémissantes dont se détachaient des feuilles.
— Disons que ça m’inquiète.
L’inquiétude et la peur sont deux choses différentes… Pourquoi nommer l’une et ressentir l’autre ? S’inquiéter, s’inquiéter, s’inquiéter… Tu passes ton temps à ça.
— Non, il m’arrive aussi de tuer… Si tu m’apprends à maîtriser le rêve des loups, ça se passera comme ça ?
Oui.
Perrin jeta un coup d’œil sur le côté. Le sang du cerf avait coulé sur une souche desséchée, la colorant de rouge sombre. Apprendre de cette façon le pousserait à l’extrême limite d’une transformation en loup.
Mais voilà longtemps qu’il avait échappé à ce sort, fabriquant des fers à cheval dans sa forge mais sans s’attaquer aux pièces les plus difficiles et les plus exigeantes. Se fiant au don de capter les odeurs qu’on lui avait conféré, il en appelait aux loups quand il n’avait aucun autre recours. Le reste du temps, il les ignorait.
Pas moyen de fabriquer un objet sans comprendre ses pièces ! Avant d’avoir saisi le rêve des loups, Perrin ne pourrait pas se réconcilier avec l’animal qui vivait en lui. Et pas davantage le rejeter.
— Eh bien, qu’il en soit ainsi, dans ce cas…
Perché sur Costaud, Galad traversait le camp au petit trot. De tous les côtés, les Fils érigeaient des tentes et creusaient des fosses à feu.
Chaque jour, ses hommes marchaient presque jusqu’à la tombée de la nuit. Puis ils repartaient à l’aube. Plus vite ils arriveraient en Andor, et mieux ça vaudrait.
Les maudits marécages derrière eux, ils traversaient désormais une série de plaines herbeuses. Obliquer vers l’est et emprunter une des grandes voies commerciales aurait sans doute été plus rapide, mais beaucoup moins sûr. Le bon sens dictait de rester loin des troupes en mouvement du Dragon Réincarné et des Seanchaniens. La Lumière brillait certes sur les Fils, mais plus d’un était mort sous son éclat. Quand on ne risquait pas sa peau, le courage devenait un vain mot. Pourtant, s’il avait le choix, Galad préférait que la Lumière brille sur lui alors qu’il respirait encore.
Installés pour la nuit près de la route de Jehannah, les Fils la traversaient au matin pour continuer vers le nord.
Galad avait envoyé une patrouille surveiller la route. Il était curieux de connaître le trafic actuel, et il avait cruellement besoin de vivres.
Suivi par quelques assistants, Galad continua à inspecter le camp. Tant pis pour ses diverses et douloureuses blessures !
Tout était en ordre, les tentes groupées par légion formant des cercles concentriques. Impossible de traverser en ligne droite. Une configuration faite pour désorienter et ralentir d’éventuels assaillants.
Au milieu du camp, une partie restait vide. Un trou dans la formation, à l’endroit où les Confesseurs installaient naguère leurs tentes. Galad avait ordonné qu’on disperse les porteurs du bâton de berger. Deux par compagnie, au maximum. S’ils n’étaient plus à l’écart, ces hommes se sentiraient peut-être plus proches des autres Fils.
Galad nota mentalement de redessiner le camp, pour éliminer le trou central.
Avec ses compagnons, il continua à parader.
Il voulait être vu et inciter les hommes à le saluer sur son passage. Car il se souvenait de ce que lui avait dit un jour Gareth Bryne. La plupart du temps, le rôle le plus important d’un général n’était pas de prendre des décisions mais de rappeler aux soldats qu’il était là pour les prendre à leur place.
— Seigneur général…, commença un des officiers.
Brandel Vordarian n’était plus tout jeune. C’était même le doyen des seigneurs capitaines placés sous les ordres de Galad.
— J’aimerais que tu réfléchisses de nouveau avant d’envoyer cette lettre…
Vordarian chevauchait sur un flanc de Galad et Trom sur l’autre. Golever et Harnesh avançaient derrière, à portée d’oreille, et Bornhald les suivait. Pour la journée, il serait le garde du corps du jeune seigneur général.
— Cette lettre doit partir !
— C’est une folie, seigneur général, insista Vordarian.
Rasé de près, ses cheveux blond strié d’argent, l’Andorien était une montagne d’homme. Galad connaissait vaguement sa famille, des nobles mineurs qui gravitaient parmi les courtisans de sa mère.
Seul un crétin dédaignait les conseils de ses aînés. Mais pour les accepter tous, il fallait être encore plus stupide.
— Peut-être, concéda Galad. Mais c’est la bonne chose à faire.
La lettre s’adressait aux Confesseurs et aux Fils encore sous le contrôle des Seanchaniens. Bref, ceux qui n’étaient pas venus avec Asunawa. Dans sa missive, Galad décrivait les derniers événements et commandait à ces braves de le rejoindre aussi vite que possible.
Aucun ne viendrait, probablement, mais ils avaient le droit de savoir ce qui s’était passé.
Vordarian soupira puis laissa sa place à Harnesh. Distraitement, le chauve gratta la cicatrice qui s’étendait là où aurait dû être son oreille gauche.
— Assez parlé de cette lettre, Vordarian ! Ta façon d’insister me tape sur les nerfs…
Selon l’expérience de Galad, beaucoup de choses énervaient très vite le solide Murandien au crâne d’œuf.
— Tu veux débattre d’un autre sujet, je suppose ? fit Galad.
Il salua deux Fils qui coupaient du bois. S’interrompant, ils lui répondirent.
— Damodred, tu as dit aux Fils Bornhald et Byar, entre autres, que tu veux t’allier aux sorcières de Tar Valon.
Galad hocha la tête.
— Je comprends que cette idée soit dérangeante, mais si tu réfléchis, tu verras que c’est la seule solution.
— Ces sorcières sont le mal incarné !
— C’est possible, admit Galad.
Naguère, il n’aurait pas abondé dans le sens du capitaine. Mais les récits des autres Fils – plus ce que les sœurs de Tar Valon avaient fait à Elayne – l’avaient convaincu qu’il était trop conciliant avec les Aes Sedai.
— Seigneur Harnesh, même si elles sont maléfiques, ces femmes n’arrivent pas à la cheville du Ténébreux. L’Ultime Bataille est pour bientôt. Irais-tu jusqu’à nier cette évidence ?
Harnesh et les autres sondèrent le ciel, noir depuis des semaines. La veille, un homme de plus avait succombé à une étrange maladie, des cafards se déversant de sa bouche quand il toussait. De plus, les réserves de nourriture fondaient et celles qui restaient menaçaient de pourrir en un clin d’œil.
— Non, je ne la nie pas, admit Harnesh.
— Dans ce cas, tu devrais te réjouir. Notre chemin est évident. Nous devons participer à l’Ultime Bataille. En la dirigeant, nous montrerons la voie de la Lumière à ceux qui s’en sont détournés. Si nous n’y parvenons pas, eh bien, nous combattrons quand même, parce que c’est notre devoir. Nies-tu ce point-là, seigneur capitaine ?
— Pas plus que l’autre. Mais les sorcières, quand même…
Galad secoua la tête.
— Je ne vois pas comment éviter une alliance. Nous avons besoin de soutien. Regarde autour de toi, Harnesh. Combien de Fils avons-nous ? Même avec les nouvelles recrues, nous sommes moins de vingt mille. Notre forteresse conquise, nous ne pouvons compter sur personne. Pire encore, les grandes nations de ce monde nous abominent. Non, ne prétends pas le contraire ! Tu sais très bien que c’est vrai.
Galad chercha le regard des hommes qui le suivaient. Un à un, ils hochèrent la tête.
— Les Confesseurs sont responsables, marmonna Harnesh.
— Ils portent en partie le blâme, concéda Galad. Mais c’est aussi parce que ceux qui font le mal regardent avec mépris et dégoût ceux qui se consacrent corps et âme au bien.
Là encore, tout le monde approuva.
— Nous devons nous y prendre prudemment, continua Galad. Par le passé, l’intransigeance des Fils leur a mis à dos des gens qui auraient pu les soutenir. Comme le répétait ma mère, une victoire diplomatique ne signifie pas que chacun obtient ce qu’il a demandé. Ça, c’est le meilleur moyen d’encourager les pires exigences. L’astuce, ce n’est pas de combler tout le monde, mais de laisser penser à chaque partie qu’elle a eu le maximum de ce qu’elle pouvait obtenir. Les gens doivent être assez contents pour obéir, mais assez mécontents pour savoir qu’ils ont traité avec bien meilleurs qu’eux.
— Quel rapport avec nous ? demanda Golever. Nous ne servons aucun souverain.
— C’est exact, approuva Galad, et c’est bien ce qui effraie les monarques. Ayant grandi à la cour d’Andor, je sais comment ma mère considérait les Fils. Chaque fois qu’elle traitait avec eux, elle bouillait de rage ou décidait de les éradiquer une bonne fois pour toutes. Nous ne pouvons susciter aucune de ces réactions. Les monarques doivent nous respecter et non nous haïr.
— Des Suppôts des Ténèbres, grogna Harnesh.
— Ma mère n’en était pas un, fit calmement Galad.
Harnesh en rougit de confusion.
— À part elle, bien entendu…
— Tu parles comme un Confesseur, dit Galad. Chaque contradicteur, tu l’accuses d’être un Suppôt. Beaucoup de têtes couronnées sont influencées par les Ténèbres, mais je doute qu’elles en aient conscience. C’est là que la Main de la Lumière se trompe. Le plus souvent, un Confesseur est incapable de faire la différence entre un Suppôt endurci, une personne influencée par les Ténèbres et quelqu’un dont l’opinion diverge simplement de celle des Fils.
— Alors, que faire ? demanda Vordarian. Nous plier aux caprices des rois et des reines ?
— Que faire, je ne le sais pas encore, avoua Galad. Mais j’y réfléchirai, et la réponse m’apparaîtra. Nous ne deviendrons pas les toutous des monarques. Pourtant, pense à ce que nous pourrions accomplir dans une nation si nous n’étions pas obligés de mobiliser nos troupes pour intimider son dirigeant.
Pensifs, tous les Fils acquiescèrent.
— Seigneur général ! lança une voix.
Tournant la tête, Galad vit que Byar galopait vers eux sur son étalon blanc. Le cheval avait appartenu à Asunawa. Préférant Costaud, Galad n’en avait pas voulu.
Il tira sur ses rênes tandis que Byar approchait, sa cape étincelante. Dans le camp, ce n’était pas le compagnon le plus agréable, mais il faisait montre d’une loyauté sans faille.
Cela dit, il n’était pas censé être ici.
— Tu devrais être en train de surveiller la route de Jehannah, Fils Byar, lui rappela Galad. Et ta mission ne se terminera pas avant quatre bonnes heures.
Byar s’arrêta net et salua son chef.
— Seigneur général, sur la route, nous avons capturé des voyageurs très suspects. Que devons-nous faire d’eux ?
— Capturé ? répéta Galad. Je t’ai envoyé surveiller, pas faire des prisonniers.
— Seigneur général, comment savoir qui sont ces gens et ce qu’ils veulent sans leur parler ? Nous devions être particulièrement attentifs aux Suppôts des Ténèbres.
— Je vous ai ordonné de repérer les troupes ou les caravanes qui approchent.
— Ces Suppôts ont des vivres, affirma Byar. Ce sont peut-être bien des marchands…
Galad soupira. Nul n’aurait osé nier la fidélité de Byar – alors qu’il aurait pu tout y perdre, il était resté auprès de Galad lors du duel contre Valda. Pourtant, être trop zélé n’avait pas que de bons côtés.
Le mince officier semblait confus. Pourtant, les ordres de Galad avaient été très clairs. Il ne devrait pas oublier cette difficulté, à l’avenir, surtout avec Byar.
— Du calme, tu n’as rien fait de mal, Fils Byar. Combien avez-vous de prisonniers ?
— Des dizaines, seigneur général. (Byar sembla soulagé.) Suis-moi.
Il fit volter sa monture pour ouvrir le chemin. Dans les fosses, des feux de cuisson crépitaient déjà, l’odeur du bois brûlé planant dans l’air. Alors qu’il passait entre ses soldats, Galad capta des bribes de conversations.
Que feraient donc les Seanchaniens aux Fils restés en arrière ? Tear et l’Illian, était-ce vraiment le Dragon Réincarné qui les avait conquis ? Ou un faux Dragon ? Très loin au nord, en Andor, un rocher géant tombé du ciel avait détruit une ville et laissé un énorme cratère…
Les sujets de conversation des hommes révélaient leurs craintes. Pourtant, ils auraient dû savoir que s’inquiéter ne servait à rien. Nul ne pouvait deviner ce que tisserait la Roue.
Les prisonniers de Byar étaient très nombreux et voyageaient avec des charrettes chargées jusqu’à la gueule. À première vue, il y en avait au moins cent. Leurs propriétaires s’étaient massés autour et regardaient les Fils avec une évidente hostilité. Le front plissé, Galad inspecta rapidement la caravane.
— Un sacré convoi, souffla Bornhald. Des marchands ?
— Non, répondit Galad. Ce sont des vivres et des équipements de voyage. Tu as vu les crochets, sur le flanc des charrettes. Des sacs d’avoine pour les chevaux y sont accrochés. Et là, derrière ce véhicule, ce sont des outils de maréchal-ferrant empaquetés dans de la toile goudronnée. Tu vois le bout des marteaux ?
— Par la Lumière ! s’écria Bornhald.
Il voyait, à présent. Ce qu’ils avaient devant les yeux, c’était l’intendance d’une armée assez importante. Mais où étaient les soldats ?
— Prépare-toi à séparer ces gens, dit Galad à Bornhald en mettant pied à terre.
Il approcha de la charrette de tête. Les traits épais et la complexion rubiconde, le conducteur avait tiré sur ses rares cheveux en un vain effort pour dissimuler sa calvitie. Triturant un chapeau de feutre marron, il ne portait pas d’armes. À sa ceinture, Galad vit seulement une solide paire de gants.
Deux autres personnes, beaucoup plus jeunes, se tenaient à côté de la charrette. Un costaud aux allures de bagarreur – mais pas de soldat – qui risquait d’être dangereux et une jolie femme accrochée à son bras qui se mordillait la lèvre inférieure.
Le conducteur sursauta dès qu’il aperçut Galad.
Ah, pensa le jeune homme, voilà un gaillard capable de reconnaître le beau-fils de Morgase.
— Ainsi, voyageurs, vous avez dit à mon officier que vous êtes des marchands ?
— C’est exact, mon bon seigneur, répondit le charretier.
— Je connais très mal cette région. Vous est-elle familière ?
— Pas vraiment, seigneur, fit l’homme en triturant de plus belle son chapeau. Nous sommes très loin de chez nous. Mon nom est Basel Gill, et je viens de Caemlyn. Je suis parti vers le sud pour commercer avec un marchand d’Ebou Dar. Mais les envahisseurs du Seanchan ont ruiné mes affaires.
Gill semblait très nerveux. Au moins, il n’avait pas menti sur l’endroit d’où il venait.
— Il s’appelle comment, ce marchand ?
— Falin Deborsha, seigneur. Vous connaissez bien Ebou Dar ?
— J’y suis passé, oui… C’est une sacrée caravane que vous avez là. Avec une intéressante variété de marchandises.
— Nous avons entendu dire que des armées se formaient dans le Sud, seigneur. J’ai acheté beaucoup de ces produits à une troupe de mercenaires en déroute. J’espérais les revendre ici. Votre armée a peut-être besoin d’équipement. Nous avons des tentes, des forges portatives… Tout ce qu’un soldat pourrait trouver utile.
Rusé, dut reconnaître Galad.
Il aurait pu gober le mensonge, mais ce « marchand » avait avec lui trop de cuisiniers, de lavandières et de maréchaux-ferrants. Et pas assez de gardes pour un chargement si précieux.
— Je vois…, fit Galad. Il se trouve que j’ai besoin de fournitures. En particulier de vivres.
— Hélas, seigneur, la nourriture est déjà vendue. Par messager, je l’ai promise à un client de Lugard. Mais je vous vendrai tout ce que vous voudrez d’autre.
— Pour les vivres, je paierai plus cher.
— J’ai donné ma parole, mon bon seigneur. Pas question de la reprendre, quel qu’en soit le prix.
— Je vois…
Galad fit signe à Bornhald. Sur ses ordres, des Fils avancèrent, armes au poing.
— Que… ? Que faites-vous ? balbutia Gill.
— Nous allons isoler vos compagnons, les interroger individuellement et voir si leurs récits se recoupent. Je crains que vous n’ayez pas été franc avec moi.
» En vous voyant, ce qui me vient à l’esprit, c’est l’intendance d’une très grosse armée. Si j’ai raison, j’aimerais savoir de quelle armée il s’agit. Et surtout, apprendre où elle est.
Pendant que les Fils séparaient les prisonniers, le front de Gill ruissela de sueur. Galad resta où il était, les yeux rivés sur le bonhomme. Puis Byar et Bornhald accoururent, la main sur la poignée de leur épée.
— Seigneur général ! s’écria Bornhald.
Galad se détourna de Gill.
— Oui ?
— Nous sommes bien face à un problème, souffla Bornhald, rouge de colère. Quelques prisonniers ont parlé. C’est ce que tu redoutais. Une grande armée n’est pas loin d’ici. Elle s’est battue contre des Aiels. D’ailleurs, les gens en robe blanche, là, sont des Aiels.
— Et alors ?
— As-tu entendu parler d’un homme nommé Perrin Yeux-Jaunes ?
— Non. Je devrais ?
— Oui, parce qu’il a tué mon père.