16 Shanna’har


À la lueur du crépuscule, Faile traversait le camp en direction de la tente de l’intendant en chef. Via un portail, Perrin avait envoyé à Cairhien un groupe d’éclaireurs qui reviendrait le lendemain matin, si tout allait bien.

L’époux de Faile se rongeait les sangs au sujet des Capes Blanches. Ces derniers jours, les deux armées avaient échangé plusieurs lettres. Tenace, Perrin essayait encore d’obtenir des pourparlers plus formels qu’une rencontre improvisée au bord d’une route. Les Fils, eux, insistaient pour qu’une bataille ait lieu.

Après sa rencontre en douce avec l’ennemi, Perrin avait eu droit à un sacré savon conjugal.

En laissant Elyas et les éclaireurs aiels espionner les Capes Blanches – en quête d’un moyen de récupérer Basel Gill et les autres –, Perrin procrastinait, car ça n’avait presque aucune chance de réussir. Ce coup-là avait fonctionné par le passé, à Deux-Rivières, mais à l’époque, ça ne concernait qu’une poignée de prisonniers. Aujourd’hui, ils se comptaient par centaines.

Perrin gérait très mal sa culpabilité. Eh bien, Faile allait lui secouer les puces !

Songeuse, elle passa devant la partie du camp réservée aux Gardes Ailés de Mayene. Sur les tentes, des étendards battaient fièrement au vent.

Encore un problème que je devrai régler sans tarder, pensa Faile en avisant la bannière de Berelain. La rumeur au sujet de sa « relation » avec Perrin posait un gros problème.

Faile aurait parié que la Première Dame essaierait quelque chose en son absence. Mais quand même, héberger Perrin sous sa tente, toute une nuit, dépassait les bornes.

Faile allait devoir marcher sur des œufs. Son mari, les amis de son mari, plus ses alliés, étaient tous sur la corde raide, en équilibre précaire. Bizarrement, Faile se surprit à regretter de ne pas pouvoir demander conseil à sa mère.

De quoi s’arrêter net dans l’allée boueuse qu’elle descendait.

Lumière ! J’en suis arrivée à ce point ?

Deux ans plus tôt, Faile – alors appelée Zarine – avait fui son Saldaea natal pour devenir une Quêteuse du Cor. Une façon de se rebeller contre les responsabilités et la stricte formation que sa mère entendait lui imposer.

Elle ne s’était pas défilée parce qu’elle détestait ce qui l’attendait. Au contraire, elle appréciait tout ce que ça impliquait, et se montrait même fort douée. Alors, pourquoi cette dérobade ? En partie à cause de son goût pour l’aventure. Mais aussi, elle avait été longue à l’admettre, parce qu’on ne lui avait pas laissé choisir sa vie. Au Saldaea, il fallait toujours faire ce que les autres attendaient. Personne ne doutait qu’on accomplirait sa mission, surtout quand on était parente avec la reine.

Du coup, elle était partie. Pas parce que son avenir la répugnait, mais parce qu’il semblait inévitable, dressé devant elle comme un mur. À présent, dans ce camp, elle utilisait à chaque instant tout ce que sa mère l’avait forcée à apprendre.

Une situation assez ironique pour éclater de rire, non ?

D’un seul coup d’œil, Faile glanait des tonnes d’informations sur le camp.

Très vite, il faudrait fournir du cuir de qualité aux cordonniers… L’alimentation en eau ne posait pas de problème, puisqu’il pleuviotait depuis des jours. Mais le bois sec pour les feux risquait de manquer, si ça continuait.

Un groupe de réfugiés – des anciens gai’shain originaires des terres mouillées qui regardaient les Aiels de Perrin d’un sale œil – devrait être surveillé de près…

Faile tira parti de sa promenade pour s’assurer que le camp avait assez de feuillées et que les soldats ne se négligeaient pas. Certains hommes, par exemple, bichonnaient leur cheval et oubliaient de s’alimenter sainement. Et que dire de cette habitude de passer la moitié de la nuit à colporter des ragots autour des feux de camp ?

Faile soupira, continua son chemin et atteignit le cercle de chariots de l’intendance. Ici, on avait déchargé des tonnes de vivres pour les confier aux cuisiniers et à une légion de serveuses. Ce secteur du camp était un petit village, des centaines de personnes pataugeant dans la boue en même temps.

Faile passa devant un groupe de jeunes gens au visage crasseux occupés à creuser des trous dans le sol. Ensuite, elle laissa derrière elle un aréopage de femmes qui bavardaient en pelant des pommes de terre.

Partout, des enfants ramassaient les déchets inutilisables et les jetaient dans les trous. En principe, des gosses, il n’y en avait pas dans une armée. Sauf quand son chef accueillait à bras ouverts les familles de paysans à demi morts de faim qui l’imploraient de les aider.

Des domestiques costauds portaient les patates jusqu’à une rangée de chaudrons que des jeunes filles remplissaient d’eau après l’avoir puisée dans un ruisseau. Les assistants des cuisiniers attisaient les feux de cuisson pendant que leurs patrons, plus expérimentés, assaisonnaient les sauces qui cacheraient plus ou moins la fadeur coutumière du rata. Quand on nourrissait tant de bouches, il fallait savoir tricher un peu.

Les femmes plus mûres – très rares dans le camp – ployaient sous le poids des paniers d’osier remplis d’herbes aromatiques. Pour se donner du courage, elles bavardaient entre elles tandis que des soldats les dépassaient, le produit de leur chasse sur une épaule.

Les adolescents, eux, ramassaient du petit bois pour le feu. Egwene passa devant un groupe qui s’amusait à capturer des araignées, délaissant sa mission.

Un camp, comme une pièce de monnaie, avait deux facettes. L’ordre d’un côté, la plus grande confusion de l’autre.

Faile s’étonna de se sentir si bien dans cet environnement. Si elle regardait en arrière, elle voyait une gamine capricieuse qui ne pensait qu’à elle. Quitter les Terres Frontalières pour devenir une Quêteuse du Cor ? En clair, c’était revenu à abandonner son devoir, son foyer et sa famille. Quelle mouche avait bien pu la piquer ?

Après avoir dépassé une rangée de femmes qui pilaient le grain, l’épouse de Perrin contourna une couverture où reposait une belle récolte d’oignons sauvages qui ne tarderaient pas à finir dans un chaudron.

Faile se félicitait d’être partie. Sinon, elle n’aurait pas rencontré Perrin. Mais ça n’excusait pas tout. Avec une grimace, elle se souvint d’avoir forcé son mari à traverser les Chemins seul et dans l’obscurité. Qu’avait-il donc fait pour la courroucer à ce point ? Même si elle ne l’aurait pas reconnu devant lui, elle n’en avait plus la moindre idée…

Un jour, sa mère l’avait traitée d’enfant gâtée, et elle ne se trompait pas. Elle avait aussi insisté pour que Faile apprenne à diriger le domaine familial. Pendant ce temps, la jeune fille rêvait d’épouser un Quêteur du Cor et de passer sa vie loin des armées et des devoirs assommants d’une dame.

Que la Lumière te bénisse, mère.

N’était cette formation rigoureuse, qu’aurait pu faire Faile – et Perrin, par la même occasion ? Sans les enseignements de sa mère, son épouse ne lui aurait servi à rien. Et l’administration du camp aurait reposé sur les épaules d’Aravine. Si compétente qu’elle fût, celle-ci n’aurait pas pu s’en sortir. Et personne n’aurait été en droit de le lui reprocher.

Faile atteignit enfin son objectif, un petit pavillon dressé au cœur des feux de cuisson. Ici, la brise charriait un mélange d’odeurs : le gras grillé, les pommes de terre en train de cuire, les sauces relevées par du poivre et de l’ail, les pelures à l’odeur âcre qu’on déversait dans l’enclos où s’ébattaient les rares cochons réquisitionnés à Malden…

Cairhienien au teint pâle, Bavin Rockshaw, l’intendant en chef, arborait des mèches blondes dans ses cheveux brun grisonnant. De loin, on eût dit les poils d’un chien hybride. Sec comme une trique sur tout le reste du corps, il arborait cependant une bedaine presque ronde. D’après ce qu’on disait, il exerçait son métier depuis la guerre des Aiels et n’avait pas son égal pour superviser les transactions et les opérations liées à l’approvisionnement.

Bien entendu, ça impliquait qu’il n’y avait pas meilleur que lui pour prendre au passage des pots-de-vin. Dès qu’il vit Faile, il sourit puis s’inclina avec assez de conviction pour paraître respectueux, mais sans donner dans l’outrance.

Un salut dont le message était clair :

« Je suis un soldat comme les autres qui accomplit son devoir. »

— Dame Faile ! s’exclama-t-il en renvoyant d’un geste une poignée de ses assistants. Vous venez vérifier les livres, je suppose.

— C’est ça, Bavin, répondit Faile, même si elle était sûre de ne rien trouver de suspect.

Ce type était bien trop prudent.

Pourtant, Faile joua le jeu de l’inspection. Un homme lui apporta un tabouret, un autre posa devant elle une table où elle pourrait ouvrir les grands livres, et un troisième lui servit un gobelet d’infusion.

Devant les comptes, elle admira l’impeccable alignement des colonnes. Sa mère l’avait plus d’une fois prévenue : un intendant truffait volontiers ses livres de notes – des références à d’autres pages ou à d’autres livres – et éclatait les différents types de produits dans plusieurs comptes. Tout ça pour rendre son activité plus obscure… Un superviseur qui se laissait perturber par ce fouillis avait tendance, par paresse, à postuler que l’intendant faisait très bien son travail.

Rien de semblable dans les comptes de Bavin. Quelques artifices qu’il utilisât pour cacher ses malversations, ces manœuvres avaient quelque chose du tour de prestidigitation. Pourtant, cet homme trichait – ou, au moins, se montrait très créatif dans la façon d’enregistrer ses transactions.

C’était inévitable. D’ailleurs, la plupart des intendants ne considéraient pas cette activité comme du vol. Ils géraient les produits, et il n’y avait rien d’autre à dire.

— Comme c’est étrange, souffla Faile en feuilletant un grand livre comptable. Une facétie du destin, sans doute.

— Je vous demande pardon ?

— Quoi ? Oh, ce n’est rien. Sauf que le camp de Torven Rikshan, tous les soirs, reçoit les repas une bonne heure avant tous les autres. Mais je suis sûre que c’est dû au hasard.

Bavin hésita un peu.

— À coup sûr, ma dame.

Faile continua à survoler les comptes. Le seigneur Torven Rikshan, un Cairhienien, était à la tête d’un des vingt « sous-camps » de réfugiés. Sous sa responsabilité, on trouvait un nombre inhabituel de nobles.

Aravine avait attiré l’attention de Faile sur cette bizarrerie. Elle ignorait comment Torven avait pu corrompre l’intendant, mais il fallait que ça cesse. Les autres camps ne devaient surtout pas croire que Perrin pratiquait le favoritisme.

— Oui, fit Faile avec un rire de gorge. Une suite de coïncidences. Avec un si grand camp, ça peut arriver. En revanche, l’autre jour, Varkel Tius s’est plaint à moi parce qu’il a commandé de la toile de tente pour des réparations. À l’en croire, il attend depuis près d’une semaine. Bizarrement, je sais que Soffi Moraton a déchiré sa tente pendant la traversée du cours d’eau. Dans ce cas, la réparation a eu lieu le soir même.

Bavin ne pipa pas mot.

Faile ne lança aucune accusation. Un bon intendant, l’avait prévenue sa mère, était trop précieux pour qu’on l’envoie croupir en prison. Surtout quand son second était à la fois moins compétent et tout aussi corrompu. L’épouse de Perrin n’était pas là pour embarrasser Bavin, et encore moins pour le « démasquer ». Elle entendait l’inquiéter, pour qu’il se tienne à carreau.

— Vous pourrez sans doute corriger ces irrégularités, Bavin, dit Faile en refermant le livre de comptes. Je m’excuse de vous ennuyer avec ces peccadilles, mais il faut éviter qu’elles arrivent aux oreilles de mon mari. Vous savez comment il est quand il perd son sang-froid.

En réalité, Perrin était aussi peu susceptible de maltraiter Bavin que Faile de battre des bras et de s’envoler. Mais dans le camp, on ne voyait pas les choses ainsi. Tout le monde avait entendu parler de la fureur de Perrin au combat – sans oublier les disputes hors du commun avec sa femme. Des crises provoquées par Faile, afin de faciliter ensuite de franches conversations. Mais ça, nul ne le savait. Du coup, son pauvre mari avait la réputation d’être une terreur.

C’était parfait, tant que les gens l’estimaient également honorable et bienveillant. Un protecteur pour les siens, mais enragé quand on lui cherchait des noises.

Faile se leva et tendit le grand livre à un type aux cheveux bouclés, ses doigts et son gilet constellés de taches d’encre. Puis elle sourit à Bavin et s’en fut.

Non sans déplaisir, elle constata que les oignons sauvages, sur leur couverture, avaient pourri comme s’ils étaient restés exposés des semaines au soleil. Dans le camp, ces phénomènes étaient récents. Mais selon les rapports, ils se multipliaient partout ailleurs.

Avec tant de nuages, estimer l’heure n’était pas un jeu d’enfant. En sondant l’horizon, de plus en plus noir, Faile jugea que le moment de son rendez-vous avec Perrin avait sonné.

La jeune femme sourit. Sa mère l’avait prévenue que ça arriverait, lui expliquant ce qui serait attendu d’elle. À l’époque, elle s’était inquiétée à l’idée d’être piégée par la vie.

Mais Deira avait oublié de mentionner l’essentiel : le bonheur qui allait avec ! La différence, sans doute, c’était Perrin. Vivre avec lui n’avait rien d’un piège.


Pour l’heure, Perrin contemplait le Nord, un pied posé sur une souche. Du sommet de la colline, il voyait les plaines jusqu’aux falaises du mur de Garen. De loin, on eût dit les phalanges de quelque géant assoupi.

Il ouvrit son esprit, en quête des loups. Il y en avait, très loin d’ici – presque trop pour être sentis, car ils se tenaient très loin des hordes d’humains.

Entouré par les feux des sentinelles, le camp s’étendait aux pieds du mari de Faile. Assez coupé de tout pour être sûr, ce versant de colline n’était pas suffisamment isolé pour être solitaire. Pourquoi Faile lui avait-elle donné rendez-vous ici au crépuscule ? Le jeune homme n’en savait rien, mais comme elle semblait très excitée, il n’avait pas insisté lourdement pour le savoir. Les femmes adoraient avoir leurs petits secrets.

Soudain, Perrin entendit le bruit des pas de son épouse, qui gravissait l’autre versant de la colline, derrière lui. Moins bonne qu’Elyas ou un Aiel, elle était cependant douée pour faire aussi peu de bruit que possible. Mais de toute façon, il aurait senti son odeur – celle de son savon à la lavande, plutôt. Un petit trésor qu’elle utilisait uniquement les jours « spéciaux ».

Elle apparut enfin, superbe et impressionnante. Sous un gilet violet, elle portait un long chemisier d’une nuance un peu plus claire. Où avait-elle déniché cette tenue ? Il ne l’avait jamais vue dedans, en tout cas…

— Mon époux, dit-elle en approchant.

Perrin sentit d’autres présences au pied de la colline. Des Cha Faile, probablement. Des fanatiques de sa personne qu’elle avait laissés en arrière…

— Tu as l’air soucieux, Perrin.

— Si Gill et les autres sont prisonniers, c’est ma faute. Mes échecs s’accumulent. C’est un miracle que des gens me fassent encore confiance.

Faile posa une main sur le bras de son époux.

— Perrin, nous en avons déjà parlé. Tu ne dois pas dire des choses pareilles.

— Pourquoi ?

— Parce que tu n’es pas un menteur, pardi !

Perrin dévisagea sa femme. Même si la nuit tombait, il distinguait encore chaque détail de ses traits. Avec sa vue normale, elle ne devait pas pouvoir en dire autant.

— Pourquoi continues-tu à te voiler la face ? Tu es un bon chef, mon époux.

— Je ne me livrerai pas pour sauver nos gens…

— Quel rapport avec… ?

— À Deux-Rivières, j’étais prêt à le faire. (Perrin se détourna et sonda de nouveau le Nord.) Quand les Capes Blanches tenaient la famille de Mat et les Luhhan, je me serais livré en échange de leur liberté. Cette fois, non… Même quand je parlais au seigneur général, lui demandant son prix, je savais que je ne paierais pas celui-là.

— Parce que tu es un meilleur chef.

— Comment peux-tu dire ça ? Je deviens insensible, Faile. Si tu savais ce que j’ai fait pour te récupérer, et ce que j’étais prêt à faire…

Perrin tapota son marteau. Comme le lui avait dit Sauteur, qu’on utilise les crocs ou les griffes importait peu.

Il avait jeté sa hache, mais avait-il le droit de l’accuser de sa brutalité ? Ce n’était qu’un outil. Avec le marteau, il pouvait commettre les mêmes horreurs.

— Ce n’est pas une affaire d’insensibilité ni d’égoïsme, dit Faile. Tu es un seigneur, aujourd’hui. Tes ennemis ne doivent pas penser que capturer tes sujets suffit à te briser. Crois-tu que Morgase aurait abdiqué parce qu’un tyran aurait pris les Andoriens en otages ? Aucun dirigeant ne peut réagir ainsi. Ne pas pouvoir neutraliser des gens maléfiques ne fait pas de toi un être maléfique.

— Le manteau du pouvoir, je le refuse, Faile. Et ce depuis le début.

— Je sais.

— Parfois, j’aimerais n’avoir jamais quitté Champ d’Emond. Rand serait parti vers son destin en laissant les gens normaux vivre simplement leur vie.

Dans l’odeur de sa femme, Perrin capta de l’agacement.

— Mais si j’étais resté, corrigea-t-il à la hâte, je ne t’aurais pas rencontrée. Donc, en fait, je ne regrette rien. Mais je serai heureux, quand tout ça sera fini, de pouvoir retourner dans un endroit calme où tout est simple.

— Tu crois que Deux-Rivières redeviendra le territoire dont tu te souviens ?

Perrin hésita. Faile avait raison. Au moment de son départ, la région avait déjà commencé à changer. Avec les réfugiés qui affluaient, les villages grossissaient chaque jour. Et il y avait aussi tous ces hommes qui le suivaient avec en tête l’idée absurde d’avoir un seigneur…

— Je trouverai un autre endroit, s’entêta-t-il. Des villages, il y en a beaucoup. Tous n’ont pas changé.

— Et tu m’emmèneras dans un de ces trous perdus, Perrin Aybara ?

— Je…

Que se passerait-il si Faile, sa superbe Faile, se retrouvait coincée dans un village assoupi ? À la moindre occasion, Perrin clamait qu’il n’était qu’un forgeron. Mais Faile était-elle taillée pour être l’épouse d’un artisan ?

— Je ne t’obligerai jamais à rien, dit-il en prenant entre ses mains le visage de sa femme.

Quand il touchait ses joues de velours avec ses mains calleuses, Perrin avait toujours une impression bizarre…

— Si c’est ta volonté, dit-elle, j’irai avec toi.

Une sacrée surprise ! Normalement, Faile aurait dû lui passer un savon, furieuse parce qu’il « divaguait ».

— Je ne sais pas ce que je veux, avoua-t-il.

Pas enterrer Faile dans un village, en tout cas…

— Ouvrir une forge dans une grande cité, peut-être…

— Si c’est ce que tu désires… L’ennui, c’est que Deux-Rivières n’aurait plus de seigneur et devrait trouver quelqu’un d’autre.

— Non, ces gens n’ont pas besoin d’un maître ! C’est pour ça que je dois les forcer à ne plus me considérer comme tel.

— Et tu crois qu’ils renonceront en un clin d’œil ? Après avoir vu que tout le monde a un seigneur partout ailleurs ? Après avoir flagorné ce crétin de Luc ? Et après avoir accueilli chez eux des réfugiés de la plaine d’Almoth, tous habitués à vénérer un seigneur ?

Que feraient les gens de Deux-Rivières s’il refusait d’être leur chef ? Un instant, malgré lui, Perrin eut l’intuition que sa femme avait raison. Mais il se « reprit » vite.

Ils choisiront quelqu’un qui s’en tirera mieux que moi… Peut-être maître al’Vere.

Mais devait-il compter sur ça ? Des hommes comme maître al’Vere ou Tam pouvaient refuser d’être nommés. Et si le titre revenait en fin de compte au vieux Cenn Buie ? En prenant l’âge comme critère, c’était possible…

Pire encore. Si Perrin se retirait, une personne qui se croyait de haute naissance risquait-elle de s’emparer du pouvoir ?

Ne délire pas, Perrin Aybara. N’importe qui s’en sortirait mieux que toi.

Pourtant, l’idée que quelqu’un d’autre joue son rôle l’emplissait d’angoisse. Et de tristesse, ce qui était bien plus inattendu.

— Maintenant, dit Faile, cesse de broyer du noir ! J’ai de grands projets pour cette soirée.

Elle tapa trois fois dans ses mains. Plus bas sur le versant, des gens se mirent en mouvement. Bientôt, des domestiques prirent pied au sommet de la colline. Perrin reconnut un groupe de réfugiés que sa femme abritait sous son aile. Des hommes et des femmes aussi loyaux que les Cha Faile.

Ils étendirent sur le sol un grand carré de toile puis y déroulèrent une couverture. À ses narines, Perrin sentit monter une odeur délicieuse. Du jambon ?

— Que se passe-t-il, Faile ?

— Au début, j’ai cru que tu avais prévu quelque chose pour notre shanna’har. Voyant que ça ne semblait pas être le cas, je me suis inquiétée. Du coup, j’ai posé des questions. Si bizarre que ce soit, vous ne le célébrez pas, sur ton territoire natal.

— Célébrer quoi ?

— Le shanna’har… Dans les semaines à venir, nous serons mariés depuis un an. Notre premier shanna’har – ou anniversaire de mariage, si tu préfères.

Les bras croisés, Faile regarda les domestiques disposer des plats et des assiettes sur la couverture.

— Au Saldaea, nous célébrons le shanna’har tous les ans au début de l’été. Une fête pour remercier le destin qu’aucun des membres du couple ne soit tombé face aux Trollocs pendant l’année écoulée. Aux jeunes mariés, on conseille de savourer leur shanna’har comme on déguste les premières bouchées d’un festin. Notre union ne nous semblera nouvelle qu’une seule fois…

Les domestiques ajoutèrent sur la couverture des bougies de voyage. Avec un sourire, Faile leur fit signe de se retirer. Tout joyeux, ils obéirent promptement.

Faile avait pris les mesures requises pour que ce dîner soit somptueux. Joliment brodée, la couverture venait peut-être du butin des Shaido. Le dîner – du jambon rôti garni de câpres sur un lit d’orge – était servi sur des assiettes d’argent. Et il y avait même du vin.

Faile approcha de son mari.

— J’ai conscience qu’il y a bien des choses, tout au long de l’année passée, qui ne méritent pas d’être savourées. Malden, le Prophète, ce terrible hiver… Mais si c’était le prix pour être avec toi, Perrin Aybara, je serais prête à le payer dix fois.

» En temps normal, nous devrions passer le mois à venir à nous couvrir de cadeaux, à renforcer notre amour – bref, à fêter notre premier été de couple marié. Je doute que nous en ayons l’occasion, dans les circonstances actuelles. Mais cette soirée, nous allons la passer ensemble et en profiter.

— Faile, je ne sais pas si je pourrai… Les Capes Blanches, le ciel… Et l’Ultime Bataille qui approche. L’Ultime Bataille ! Et comment faire la fête alors que mes gens sont prisonniers et menacés d’une exécution sommaire ? Sais-tu que le monde entier risque de disparaître ?

— Si tout doit finir, dit Faile, n’est-ce pas le moment où un homme doit savoir apprécier ce qu’il a ? Avant qu’on lui prenne tout ?

Perrin hésitait encore. Faile lui posa une main sur le bras, sa peau toujours aussi douce. Jusque-là, elle n’avait pas élevé la voix. Voulait-elle qu’il braille ? Savoir quand elle désirait une dispute ou non était si difficile. Elyas aurait peut-être un avis sur la question…

— S’il te plaît, essaie de te détendre le temps d’une soirée. Pour moi.

— D’accord, dit Perrin en posant une main sur celle de sa bien-aimée.

Ensemble, ils s’assirent sur la couverture, devant le festin qui les attendait. Avec une des bougies, Faile en alluma d’autres. Les nuages absorbant la chaleur de l’été, la nuit s’annonçait plutôt frisquette.

— Pourquoi faire ça dehors et pas sous notre tente ? demanda Perrin.

— J’ai demandé à Tam comment on fête shanna’har chez vous. Comme je le redoutais, j’ai appris qu’on ne le fête pas du tout. C’est très arriéré, j’espère que tu en as conscience. Quand tout sera fini, nous devrons changer ça. Quoi qu’il en soit, Tam m’a parlé d’une tradition que sa femme et lui avaient instaurée. Une fois par an, ils emballaient un repas complet – le plus somptueux possible en fonction de leurs moyens – et filaient se trouver un nouvel endroit dans la forêt. Ils y dînaient, puis passaient ensemble le reste de la nuit. (Faile se blottit contre Perrin.) Nous nous sommes mariés à la mode de Deux-Rivières, pas vrai ? Alors, pourquoi ne pas adopter ce rituel ?

Perrin sourit. Malgré ses objections premières, il se détendait peu à peu. Le repas embaumait et son estomac grommelait. Se redressant, Faile prit une assiette et la lui tendit.

Perrin… se goinfra. Il s’efforça de respecter les bonnes manières, mais c’était délicieux, et la journée avait été longue. Sans le vouloir, il se retrouva en train de dévorer le jambon – en prenant soin, cependant, de ne pas tacher la jolie couverture.

De l’amusement se mêlant à son odeur de lavande, Faile se restaura plus lentement.

— Pourquoi cet amusement ? demanda Perrin en s’essuyant la bouche.

La nuit tombée, la seule lumière provenait des bougies.

— En toi, il reste beaucoup du loup, mon époux.

S’avisant qu’il se léchait les doigts, Perrin se pétrifia. Mécontent de lui-même, il les essuya avec une serviette. Même s’il aimait les loups, il n’en aurait pas invité dans sa salle à manger.

— Il reste trop du loup, corrigea-t-il.

— Tu es ce que tu es, Perrin. Et comme j’aime ce que tu es, il n’y a pas de problème.

Perrin continua à se régaler de jambon. Au cœur d’une nuit paisible, les domestiques s’étaient retirés assez loin pour qu’il ne les sente pas et ne les entende pas non plus. Très probablement, Faile avait ordonné qu’on ne les dérange pas. Avec les arbres environnants, ils n’avaient pas non plus à craindre qu’on les observe.

— Faile, tu dois savoir ce que j’ai fait pendant que tu étais prisonnière. Des choses qui m’ont poussé à craindre que tu ne veuilles plus de moi. Il ne s’agit pas seulement du pacte avec les Seanchaniens. Dans une ville appelée So Habor, il y avait des gens auxquels je ne cesse pas de penser. Des gens que j’aurais dû aider. Et aussi un Shaido, dont la main…

— J’ai entendu cette histoire. Tu as fait ce qu’il fallait, semble-t-il.

— Et j’aurais pu aller plus loin, avoua Perrin. En me détestant de plus en plus. Un jour, tu m’as dit qu’un seigneur doit être assez fort pour ne pas se laisser manipuler. Je n’aurai jamais ce genre de force. Pas si on te capture encore.

— Il faudra nous arranger pour que ça n’arrive plus.

— Ça me dévasterait, Faile… Face à n’importe quoi d’autre, je tiendrai le coup, mais pas ça. Si on se sert de toi contre moi, plus rien ne comptera. Pour te protéger, je suis prêt à tout. Absolument à tout !

— Dans ce cas, fit sèchement Faile, tu devrais m’envelopper dans de la soie et m’enfermer dans une petite pièce.

Bizarrement, dans l’odeur de sa femme, Perrin ne capta aucune indignation.

— Je ne ferai jamais ça, et tu le sais… Mais la vérité, c’est que j’ai une terrible faiblesse. Du genre qu’un chef ne peut pas se permettre d’avoir.

Faile eut une sorte de grognement.

— Tu crois que les autres chefs n’ont pas de faiblesse ? Chaque roi ou reine du Saldaea avait la sienne. Un de nos plus grands souverains, Nikiol Dianatkhah, était un ivrogne. La reine Belairah a répudié quatre maris. Jonasim avait pour fils un joueur addictif qui a failli ruiner sa maison. Et Lyonford ne parvenait pas à garder son calme face à un contradicteur. Pourtant, tous ont été de grands dirigeants. Avec leur lot de faiblesses, comme tu vois…

Pensif, Perrin continua à manger.

— Dans les Terres Frontalières, reprit Faile, nous avons un dicton : « Une épée polie reflète la vérité. » Un homme peut prétendre être dévoué à son devoir, mais si sa lame est terne, on sait qu’il n’en est rien.

» La tienne brille de mille feux, mon époux. Ces dernières semaines, tu as passé ton temps à dénigrer tes actes pendant ma captivité. J’ai fini par penser que tu avais laissé le camp tomber en poussière. Mais c’est parfaitement faux. Tu as stimulé les gens, les aidant à rester déterminés. Constamment présent, tu as été à la hauteur d’un grand seigneur. Et tu ne t’es jamais négligé.

— Berelain y est pour quelque chose, avoua Perrin. Si je ne m’étais pas lavé, je crois qu’elle m’aurait donné un bain de force.

— Ce qui n’aurait pas arrangé les choses vis-à-vis de la rumeur, lâcha Faile.

— Mon épouse, je…

— Je me chargerai de Berelain, ne t’en fais pas… Inutile de perdre ton temps avec ça.

— Mais…

— Je m’en chargerai, te dis-je !

Quand l’odeur de Faile se modifiait ainsi, il n’était pas sage de la contredire – sauf si on cherchait une dispute d’anthologie. Mais elle s’adoucit très vite, et prit une cuillerée d’orge.

— Quand j’ai dit qu’il y a du loup en toi, mon époux, je ne parlais pas de ta façon de manger. Mais de ta manière d’être concentré. Tu es obstiné. Face à un problème, si grave soit-il, tu t’acharnes jusqu’à l’avoir résolu.

» Ne comprends-tu pas ? C’est un trait de caractère formidable pour un chef ! Et c’est exactement de ça que Deux-Rivières aura besoin. En supposant, bien entendu, que ta femme s’occupe des détails mineurs. (Faile se rembrunit.) Au sujet des étendards, j’aurais aimé que tu m’en parles avant d’ordonner qu’on les brûle. Nous aurons du mal à faire brandir les nouveaux sans avoir l’air idiots.

— Je ne veux plus qu’ils flottent au vent. C’est pour ça que je les ai fait brûler.

— D’accord, mais pour quelle raison ?

Sans regarder Faile, Perrin prit une nouvelle bouchée de jambon. Incontestablement, la jeune femme était sincèrement curieuse. Très curieuse, même.

Je ne peux diriger personne, pensa Perrin. Pas tant que je ne contrôlerai pas le loup.

Comment expliquer sa crainte de voir l’animal prendre le contrôle dès qu’il se battait ou désirait trop fort quelque chose ?

Les loups, il ne s’en débarrasserait pas, parce qu’ils étaient devenus une part de lui-même. Mais s’il s’abandonnait à eux, que feraient ses compagnons et que deviendrait Faile ?

Une nouvelle fois, il pensa à une créature ignoble enfermée dans une cage. Jadis un homme…

Chez lui, il ne restait rien d’humain, même de très loin…

— Perrin, je t’en prie…

Faile posa une main sur le bras de son mari. À présent, il y avait du chagrin dans son odeur. Perrin en eut le cœur serré.

— C’est en rapport avec ces Capes Blanches, dit-il.

— Quoi ? Perrin, ne t’ai-je pas dit que… ?

— Ça ne peut être que ça. C’est lié à ce qui m’est arrivé la première fois que j’en ai rencontré. Et à ce que j’ai commencé à découvrir les jours d’après.

Faile plissa le front.

— Je t’ai dit que j’ai tué deux Fils, avant de te connaître ?

— Oui.

— Écoute bien. Tu dois apprendre toute l’histoire.

D’abord avec difficulté, mais de plus en plus naturellement, Perrin raconta tout. Il parla de Shadar Logoth et de l’éclatement du groupe, ensuite. À ce moment-là, Egwene l’avait laissé prendre le commandement – pour la première fois de sa vie, il y avait été forcé.

Sa rencontre avec Elyas, il l’avait déjà décrite en détail à Faile, qui en savait plus long sur lui que n’importe qui – y compris le vieil homme, avec qui il partageait pourtant tellement de choses.

Elle savait, pour le loup tapi en lui. Et elle connaissait son angoisse de le voir prendre le dessus.

En revanche, elle ignorait ce qu’il éprouvait au combat – ce qu’il avait ressenti en tuant ces deux Fils et en goûtant leur sang. Dans sa propre bouche, ou via son lien avec les loups.

Oui, Faile ne savait pas ce qu’il avait traversé après qu’elle eut été capturée. De sa peur et de son désespoir, elle n’avait aucune idée.

Tout ça, il le lui dévoila d’un coup.

Il décrivit la frénésie qui s’était emparée de lui lorsqu’il la cherchait dans le rêve des loups. Il évoqua Noam, l’homme en cage, et avoua qu’il avait peur de finir comme lui. Enfin, il révéla tout sur ce qu’il sentait et faisait en se battant.

Les bras autour des genoux, Faile l’écouta en silence à la pâle lumière des bougies. Dans son odeur, il capta de l’accablement. Aurait-il dû lui cacher certains détails ? Quelle femme aurait voulu savoir en quelle bête sauvage son mari se transformait lorsqu’il devait tuer ? Mais puisqu’il avait commencé à parler, il devait se purger de tous ses secrets. Parce qu’il était las de les porter comme un fardeau…

À chaque mot, il se détendait un peu plus. Un effet que le repas, si délicieux fût-il, n’avait pas pu avoir. En confiant ses déchirures à Faile, il devenait en quelque sorte plus léger.

Pour terminer, il parla de Sauteur, sans savoir pourquoi il l’avait gardé pour la fin. En effet, le loup était intervenu dans presque tout ce qu’il avait évoqué – les Capes Blanches, le rêve des loups… Mais lui réserver la place d’honneur semblait une bonne chose.

Alors qu’il en terminait, Perrin observa la flamme d’une des bougies. Deux étaient éteintes, et les autres battaient de l’aile. Pour ses yeux, cependant, cette lumière n’était pas vraiment chiche. Désormais, il avait du mal à se souvenir du temps où ses sens étaient aussi faibles que ceux des autres gens.

Faile se serra contre lui et il lui passa un bras autour de la taille.

— Merci, dit-elle.

Perrin soupira et s’adossa à la souche qui se dressait dans son dos. Enfin, il allait pouvoir savourer la chaleur de sa femme.

— Je vais te parler de Malden, annonça Faile.

— Tu n’es pas obligée… Ce n’est pas parce que…

— Silence ! Quand tu t’exprimais, je ne t’ai pas interrompu. C’est mon tour.

— D’accord.

Entendre parler de Malden aurait dû être angoissant pour Perrin. Adossé à une souche, le ciel crépitant d’énergie au-dessus de sa tête – alors que la Trame elle-même menaçait de se détisser –, le jeune homme écouta sa bien-aimée évoquer la privation de liberté et les mauvais traitements. Pourtant, cette expérience fut une des plus relaxantes qu’il ait jamais vécues.

Les événements de Malden avaient été importants pour Faile – et peut-être bénéfiques, paradoxalement. Cela dit, Perrin frémit de rage lorsqu’il apprit que Sevanna avait laissé sa femme toute une nuit ligotée dehors et nue comme un ver. Un jour, il faudrait que cette garce paie.

Mais ce serait pour plus tard. Ce soir, il serrait Faile dans ses bras, et entendre sa voix forte le rassurait. Comment avait-il pu ne pas se douter qu’elle avait mis au point un plan pour s’évader ? En fait, en l’écoutant, il commença à se sentir idiot. Captive, elle s’inquiétait surtout qu’il se fasse tuer en essayant de la libérer. Elle ne le disait pas clairement, mais ça se devinait sans peine. Comme elle le connaissait bien !

Faile laissa quelques détails dans l’ombre, ce qui ne le dérangea pas. Sans ses secrets, elle se serait sentie comme un animal en cage. Cela dit, il devina assez aisément ce qu’elle cherchait à lui cacher. C’était en rapport avec le Sans-Frères qui l’avait capturée. D’une façon ou d’une autre, elle les avait embrouillés, ses amis et lui, pour qu’ils l’aident à s’enfuir. Ayant peut-être eu de la sympathie pour ce type, elle ne voulait pas que Perrin regrette de l’avoir tué.

Une délicatesse inutile. Ces Sans-Frères, complices des Shaido, avaient attaqué des hommes placés sous la protection de Perrin. Aucun acte bienveillant ne pouvait compenser ça. Tous, ils avaient mérité leur sort.

Cette sentence rapide troubla Perrin. Presque au mot près, c’était sans doute ce que les Capes Blanches disaient de lui. Mais dans le cas des Fils, c’étaient eux qui avaient attaqué les premiers.

Quand Faile en eut terminé, il était très tard. Tendant une main, Perrin prit le sac qu’un serviteur avait laissé et en sortit une couverture.

— Alors ? Qu’en penses-tu ? demanda Faile tandis qu’il se réinstallait confortablement.

— Je m’étonne que tu ne m’aies pas incendié parce que j’ai foncé comme un taureau et saboté ton plan.

Faile eut un sourire satisfait. Perrin s’attendait à tout, sauf à ça, mais il n’insista pas. Depuis longtemps, il n’essayait plus de comprendre le mode de pensée alambiqué des femmes.

— Si j’ai abordé le sujet ce soir, c’était pour que nous ayons une belle dispute et une encore plus belle réconciliation. À l’origine, du moins…

— Pourquoi y as-tu renoncé ?

— Parce que cette nuit, ai-je décidé, se déroulera à la mode de Deux-Rivières.

— Tu crois que les époux ne se disputent pas, chez moi ? demanda Perrin, amusé.

— Eh bien, sans doute que oui… Mais quand on crie, tu as toujours l’air mal à l’aise. Je suis ravie que tu aies appris à défendre tes positions, parce que c’est important. Mais jusque-là, c’est toujours toi qui t’es adapté à ma façon de voir les choses. Ce soir, j’aimerais que ce soit l’inverse.

Des mots que Perrin n’aurait jamais cru entendre sortir des lèvres de Faile. En un sens, c’était le cadeau le plus intime qu’elle lui ait jamais fait. Des larmes aux yeux – une réaction qui l’embarrassait toujours –, il la serra un peu plus fort.

— Cela dit, je ne suis pas un gentil toutou, Perrin Aybara.

— Je n’aurais jamais eu l’idée de le penser. Jamais.

Un parfum de jubilation monta aux narines de Perrin.

— Je regrette de ne pas avoir envisagé que tu réussirais à t’enfuir sans aide.

— Je te pardonne.

Perrin sonda les magnifiques yeux noirs de sa femme où dansaient les reflets d’une bougie.

— Dois-je comprendre qu’on pourra avoir la réconciliation sans la dispute ?

— C’est autorisé, pour une fois. Bien entendu, les domestiques ont l’ordre de ne laisser approcher personne.

Perrin embrassa sa femme – et tout lui parut être rentré dans l’ordre. Ses inquiétudes et le malaise qui existait entre eux depuis Malden n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Que tout ça ait été réel ou imaginaire, ça ne comptait plus.

Faile était pour de bon de retour auprès de lui.


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