37 Les ténèbres dans la tour…

Dans les jardins du palais, à Caemlyn, Gawyn avait pris place sur un banc. Des heures plus tôt, il avait renvoyé la messagère d’Egwene. Depuis, la lune gibbeuse était apparue dans le ciel. De temps en temps, des domestiques venaient voir si le prince n’avait besoin de rien. Tous semblaient très inquiets pour lui.

Mais tout allait bien. Il avait simplement envie de contempler le ciel. Depuis des semaines, il n’en avait pas eu le temps. La brise se rafraîchissait ; pourtant, son manteau était toujours plié sur le dossier du banc. Sous un ciel dégagé, l’air sentait très bon – bien plus que sous une couverture nuageuse, en tout cas.

Alors que la nuit remplaçait le crépuscule, les premières étoiles se montraient, brillant timidement à présent que la fureur de la journée se calmait peu à peu.

Quel bonheur de revoir les astres nocturnes ! Ravi, Gawyn inspira à fond.

Elayne avait raison. S’il haïssait al’Thor, c’était à cause d’une forme de frustration, voire de jalousie. Car ce fermier jouait un rôle que le fils de Morgase se serait bien vu attribuer. Diriger des nations, commander des armées… Si on comparait leur vie, qui était le prince et qui avait tout l’air d’un fichu berger complètement perdu ?

S’il avait rejeté la demande d’Egwene, était-ce parce qu’il voulait être celui qui commande – le héros dont on applaudit les exploits ? S’il devenait le Champion de la jeune dirigeante, il devrait se tenir dans l’ombre et l’aider à changer le monde. Protéger une personne importante n’était pas une honte. Au contraire, il s’agissait d’un très grand honneur. Quel était l’objectif des actes vraiment héroïques ? Valoir une renommée à leur auteur, ou améliorer la vie du plus grand nombre ?

Mais quand même, rester dans l’ombre ! S’il admirait les hommes comme Sleete pour leur humilité, il ne les avait jamais compris.

Je ne peux pas abandonner Egwene… Il faut que je l’aide. Même si ça implique de vivre dans son ombre.

Parce qu’il l’aimait, bien entendu… Mais aussi parce que ça s’imposait. Quand deux bardes chantaient des chansons différentes en même temps, ça produisait une cacophonie. Dès que l’un acceptait de soutenir la mélodie de l’autre, la beauté revenait, plus formidable encore parce qu’elle naissait de deux volontés unies.

À cet instant précis, Gawyn comprit enfin. Du coup, il se leva.

Il ne pouvait pas retourner auprès d’Egwene en restant un prince. S’il la rejoignait, ça devrait être sous l’identité d’un Champion. Il devait la servir et veiller sur elle. S’assurer que ses désirs seraient des ordres.

Bien, il était temps de partir !

Une fois son manteau enfilé, Gawyn prit le chemin du palais. Sur son passage, les crapauds se turent et le silence régna jusqu’à ce qu’il soit entré dans le complexe. Jusqu’aux appartements de sa sœur, le chemin ne serait pas bien long.

Elayne serait réveillée, car elle avait du mal à s’endormir, ces derniers temps. Le soir, en buvant une bonne infusion, il leur était souvent arrivé de converser des heures.

Hélas, devant la porte de la reine, Birgitte se campa comme un molosse. Et bien entendu, elle foudroya Gawyn du regard.

D’accord, elle détestait devoir être capitaine général à sa place ! Il le comprenait à présent. Mais de là à vouloir l’intimider.

Birgitte leva une main.

— Pas ce soir, petit prince.

— Je pars pour la Tour Blanche, et j’aimerais dire au revoir à ma sœur.

Gawyn voulut avancer, mais Birgitte lui plaqua une main sur le torse et le repoussa gentiment.

— Tu peux partir demain matin.

Gawyn faillit dégainer son épée, mais il s’en abstint de justesse. Lumière ! Par le passé, il ne réagissait pas si violemment à tout ! Il fallait se résigner : il était devenu un imbécile.

— Demande-lui si elle veut me voir. S’il te plaît.

— J’ai des ordres… De toute façon, elle ne pourrait pas te parler, parce qu’elle dort.

— Je suis sûr qu’elle aimerait être réveillée.

— Ce n’est pas ce genre de sommeil… (Birgitte soupira.) Des affaires d’Aes Sedai, tu comprends ? Va te coucher. Demain matin, ta sœur aura sûrement des nouvelles d’Egwene à te donner.

Gawyn plissa le front. Comment… ?

Les rêves, bien sûr ! C’est ce que veulent dire les sœurs quand elles évoquent Egwene les formant à marcher dans les songes.

— Donc, Egwene dort aussi ?

Birgitte se rembrunit.

— Par le sang et les cendres, je t’en ai déjà trop dit ! File dans ta chambre.

Gawyn s’éloigna, mais pas en direction de sa chambre.

Le tueur attendra un moment de faiblesse, pensa-t-il, se souvenant des propos de la sul’dam. Et quand il frappera, il fera un massacre…

Un moment de faiblesse…

Remontant les couloirs, Gawyn courut jusqu’à la pièce de Voyage qu’Elayne avait fait aménager. Par bonheur, une femme de la Famille était encore de service à cette heure tardive. Les yeux rouges de fatigue, mais prête à agir s’il fallait envoyer d’urgence un message.

Gawyn ne reconnut pas la femme aux cheveux noirs. En revanche, elle l’identifia sans peine.

Non sans bâiller, elle ouvrit un portail pour le prince, qui le traversa et déboula sur le site de Voyage de la Tour Blanche. Alors que le portail se refermait derrière lui, il se lança au pas de course en lâchant un juron. Ce fichu passage avait failli le couper en deux ! Pourquoi la femme aux cheveux noirs avait-elle agi si vite, en prenant un tel risque ? À une seconde près, il y aurait au moins laissé un pied.

Ce n’était pas le moment de penser à ça.

Gawyn accéléra encore le rythme.


Egwene, Leane et les Matriarches se matérialisèrent dans une salle du rez-de-chaussée de la tour. Des sœurs mortes d’inquiétude les y attendaient. Ce poste de garde, Egwene l’avait bien précisé, devrait servir de position de repli.

— Au rapport ! ordonna la jeune dirigeante.

— Shevan et Carlinya sont mortes, Mère, dit Saerin, sinistre.

La sœur marron aux manières brusques haletait.

— Que s’est-il passé ? demanda Egwene.

— Nous étions en plein milieu de notre comédie, évoquant un complot fantaisiste pour ramener la paix en Arad Doman, comme tu nous l’avais ordonné. Soudain…

— Des flammes, enchaîna Morvrin, encore secouée. Elles ont traversé les murs. Des femmes canalisaient avec une incroyable puissance. J’ai vu Alviarin, et d’autres sœurs aussi…

— Nynaeve est toujours en haut, précisa Brendas.

— Sacrée tête de pioche ! lâcha Egwene en regardant les trois Matriarches, qui acquiescèrent. Envoyez Brendas hors du Monde des Rêves ! Toi, dès que tu seras réveillée, file tirer du sommeil toutes les femmes qui sont ici. Ça les mettra hors de danger. Ne laisse que Nynaeve, Siuan, Leane et moi.

— Compris, Mère, dit Brendas.

Amys fit quelque chose qui la priva d’une bonne partie de sa substance.

— Les autres, dit Egwene, allez dans un endroit sûr. Loin de la ville.

— Très bien, Mère, fit Saerin.

Mais elle ne bougea pas.

— Quoi ? demanda Egwene.

— Je… Mère, je ne peux pas partir. Quelque chose ne va pas.

— C’est impossible ! cria Bair. C’est…

— Bair, dit Amys, je ne peux pas partir non plus. Il y a un gros problème.

— Le ciel est violet, annonça Yukiri après avoir jeté un coup d’œil par une petite fenêtre. Lumière ! On dirait qu’un dôme recouvre la Tour Blanche et la ville. Quand est-ce arrivé ?

— C’est très inquiétant, souffla Bair. Nous devrions nous réveiller.

Amys se volatilisa soudain, faisant sursauter Egwene. Elle réapparut quelques secondes plus tard.

— J’ai pu gagner l’endroit où nous étions avant de venir ici, mais impossible de quitter la ville. Egwene al’Vere, je n’aime pas ça du tout !

Egwene tenta de se projeter au Cairhien, mais ça ne réussit pas. Alors, elle regarda par la fenêtre, inquiète mais déterminée. Oui, dehors on voyait du violet.

— Réveillez-vous si vous pouvez, dit-elle aux Matriarches. Moi, je me battrai. Un des Rejetés est ici.

Les Matriarches se consultèrent du regard.

— On vient avec toi, finit par dire Melaine.

— Parfait. Les autres, partez d’ici. Allez dans la rue des Musiciens, et restez-y jusqu’à ce que vous soyez réveillées. Melaine, Amys, Bair et Leane, nous filons dans une pièce située plus haut dans la tour. Les murs sont lambrissés et on y trouve un lit à baldaquin avec une moustiquaire. C’est ma chambre.

Les Matriarches hochèrent la tête.

Egwene se projeta chez elle. Sur la table de nuit, il y avait une lampe, mais elle ne brûlait pas – ici, en tout cas, parce que dans le monde réel, elle l’avait laissée allumée.

Les Matriarches et Leane apparurent autour d’Egwene. Leur venue fit osciller la moustiquaire du lit.

La tour trembla soudain. Le combat continuait.

— Soyez prudentes, dit Egwene. Nous traquons des adversaires qui connaissent ce terrain bien mieux que vous.

— Nous ferons attention, répondit Bair. On raconte que les Rejetés se croient les maîtres de Tel’aran’rhiod… Eh bien, nous verrons bientôt si c’est vrai.

— Leane, tu t’en sortiras ? demanda Egwene.

Elle avait été tentée de renvoyer la sœur dans le monde réel, mais avec Siuan, elle avait passé beaucoup de temps dans celui des Rêves. En matière d’expérience, on ne trouvait pas mieux.

— Je rentrerai la tête dans les épaules, Mère, répondit Leane. Nos adversaires étant plus nombreuses que nous, tu auras besoin de mon aide.

— J’admets que c’est vrai.

Les quatre femmes se volatilisèrent.

Pourquoi Egwene ne pouvait-elle pas quitter la tour ? C’était troublant, mais également utile. Bien sûr, ça signifiait qu’elle y était coincée. Mais Mesaana aussi !

Avec un peu de chance…


Chassés du bord du toit, cinq pigeons s’envolèrent.

Perrin se retourna. Tueur était derrière lui, son odeur rappelant celle de la pierre.

L’homme aux yeux durs regarda les oiseaux prendre leur envol.

— C’est toi qui les as créés ? demanda-t-il.

— Pour m’alerter, oui, répondit Perrin. J’ai supposé que tu n’aurais pas écrasé des coquilles de noix semées sur le sol.

— Bien raisonné, admit Tueur.

Derrière l’homme s’étendait une cité magnifique. Aussi splendide que Caemlyn, fut bien obligé de reconnaître Perrin. Ça semblait incroyable, mais Tar Valon s’avérait au niveau de la capitale du royaume d’Andor. Une œuvre d’art géante, presque chaque bâtiment rehaussé par des arches, des flèches, des sculptures et d’autres ornements.

Même les pavés étaient configurés d’une manière artistique.

Tueur baissa les yeux sur la ceinture de Perrin, où le jeune homme avait créé un étui spécial pour y ranger le ter’angreal. La pointe d’argent dépassait, tel le bout d’une natte ou d’une tresse. Une nouvelle fois, Perrin avait tenté de détruire l’artefact par la force de l’esprit, mais il n’y était pas parvenu. Les coups de marteau s’étaient eux aussi avérés inutiles. Quoi que soit cet objet, il était conçu pour résister à tout.

— Tu es devenu très bon, dit Tueur. J’aurais dû me débarrasser de toi il y a des mois.

— Il me semble que tu as essayé, fit Perrin en posant son marteau sur son épaule. Qui es-tu vraiment ?

— Un homme qui appartient à deux mondes, Perrin Aybara. Et possédé par les deux. Il faut que la pointe des rêves retourne à sa place.

— Avance d’un pas et je la détruirai, menaça Perrin.

Tueur ricana et… avança.

— Tu n’es pas assez fort pour ça, mon garçon. Moi-même, je ne pourrais pas le faire…

Le regard de Tueur se riva sur quelque chose, derrière l’épaule de Perrin.

Le pic du Dragon ! comprit le jeune homme. Il a craint que j’y aille pour jeter l’artefact dedans.

Était-ce une indication sur la manière de détruire le ter’angreal ? Ou Tueur tentait-il de l’abuser ?

— Ne me cherche pas, petit, grogna-t-il, une épée et un couteau apparaissant dans ses mains. Aujourd’hui, j’ai déjà tué quatre loups. Donne-moi la pointe !

Quatre loups ? Perrin n’avait vu qu’un mort parmi ses compagnons.

Il essaie de m’impressionner.

— Tu veux me faire croire que tu m’épargneras si je te donne cet objet ? Si je le fais, tu iras le replanter au Ghealdan. Et moi, je te suivrai. (Perrin secoua la tête.) Un de nous deux doit mourir, c’est inévitable.

Tueur hésita, puis il sourit.

— Luc te déteste, sais-tu ? Il te hait du fond du cœur.

— Et pas toi ? s’étonna Perrin.

— Pas plus qu’un loup déteste un cerf.

— Mais tu n’es pas un loup, fit Perrin en dévoilant ses dents.

Tueur haussa les épaules.

— Dans ce cas, finissons-en !

Il chargea comme un fou.


Gawyn courait si vite dans les couloirs que les sentinelles avaient à peine le temps de le saluer. Une lampe sur deux qu’il dépassait était éteinte, histoire d’économiser l’huile. Alors qu’il atteignait une rampe qui lui permettrait de monter dans la tour, il entendit des bruits de pas derrière lui.

Il dégaina son épée, ralentit et se retourna. Mazone et Celark s’immobilisèrent aussi. Désormais, les anciens Jeunes Gardes portaient un uniforme de la tour. Ces types allaient-ils tenter de l’arrêter ? Comment savoir quels ordres Egwene avait donnés ?

Ils saluèrent Gawyn.

— Vous faites quoi, les gars ? demanda celui-ci.

— Chef, répondit Celark, le visage dans l’ombre, quand un officier court à cette vitesse avec une telle expression sur le visage, on ne se demande pas s’il a besoin d’aide. On le suit, tout simplement.

Gawyn eut un grand sourire.

— Alors, venez !

Il s’engagea sur la rampe, les deux hommes sur les talons, épée au clair.

Les appartements d’Egwene étant très en hauteur, le cœur du prince battait la chamade lorsque ses compagnons et lui atteignirent le bon niveau.

Ils descendirent trois couloirs, puis Gawyn leva une main et sonda les ombres les plus proches. Étaient-elles assez sombres pour dissimuler un Couteau du Sang ?

Pointant la tête au coin du couloir, Gawyn étudia la porte de la Chaire d’Amyrlin. À peu de chose près, il se trouvait dans la même position que lorsqu’il avait ruiné ses plans, quelques jours plus tôt. Était-il en train de commettre la même erreur ?

Ses deux compagnons se tenaient derrière lui, attendant ses ordres.

Oui, il risquait de faire la même erreur. Pourtant, quelque chose avait changé. Aujourd’hui, il était prêt à protéger Egwene pour qu’elle accomplisse de grandes choses alors qu’il resterait dans son ombre. Cette mission le rendrait même très fier. Prêt à s’acquitter de tout ce qu’elle lui demanderait, il assurerait sa sécurité à n’importe quel prix.

Parce que c’était le devoir d’un Champion.

Il avança sur la pointe des pieds et fit signe à ses hommes de le suivre. Dans l’alcôve, l’obscurité ne semblait pas vouloir échapper à son attention, cette fois. Un bon signe.

S’arrêtant devant la porte, il fit jouer la poignée. Le battant n’étant pas verrouillé, il se glissa à l’intérieur du fief de la jeune dirigeante.

Aucune alarme et pas l’ombre d’un maudit piège. Sur les murs, quelques lampes brûlaient. Entendant un bruit, Gawyn leva les yeux. Une servante de la tour lévitait dans les airs. Se débattant, les yeux écarquillés, elle portait bien entendu un bâillon d’Air.

Gawyn jura, traversa la pièce et ouvrit la porte de la chambre d’Egwene. Le lit de la jeune femme, couvert d’une moustiquaire, se trouvait sur la droite. Sur la table de chevet, une lampe brûlait.

Gawyn avança et écarta la moustiquaire. Egwene dormait-elle, ou… ?

Il tendit une main vers sa carotide, mais un petit bruit retentit derrière lui. Levant son épée, il parvint à dévier le coup qui visait son dos.

Deux silhouettes sombres sortirent de l’obscurité.

Gawyn examina brièvement Egwene. On ne voyait pas de sang, mais impossible de dire si elle respirait encore. Les assassins avaient-ils été interrompus par l’irruption du jeune homme ?

Il n’avait pas le temps de s’appesantir là-dessus. Adoptant une position appelée Fleurs de Pommier dans le Vent, il appela au secours. Ses hommes se découpèrent dans l’encadrement de la porte et se pétrifièrent.

— Allez chercher des renforts ! cria Gawyn. Vite !

Mazone fila exécuter cet ordre. Celark, lui, plongea dans la mêlée.

Les Couteaux du Sang dansaient et ondulaient comme des serpents. Exécutant un Chat sur du Sable Chaud, Gawyn n’obtint aucun résultat, sinon zébrer stupidement l’air. À force d’essayer de suivre les évolutions de ses adversaires, il avait mal aux yeux.

Celark les attaqua par-derrière et… fut aussi inefficace que son ancien chef.

Adossé au lit, Gawyn serra les dents et continua à se battre. Il devait tenir ces tueurs loin d’Egwene. Le temps que les renforts arrivent. S’il avait pu…

Les deux ombres se retournèrent en même temps et attaquèrent Celark. En un éclair, une lame ouvrit la gorge du pauvre gars, et un flot de sang en jaillit. Gawyn cria de rage, puis il opta pour un Lézard dans un Buisson d’Épineux et visa le dos des tueurs.

De nouveau, il ne toucha rien. Mais il n’était pas passé loin, aurait-il juré.

Celark s’écroula, la lumière des lampes se reflétant sur son sang. S’il avançait pour le protéger, Gawyn exposerait Egwene…

Alors que son complice décapitait Celark, un des tueurs se tourna vers le prince et exécuta ce qui semblait être une Rivière qui Mine la Berge. Avec si peu de lumière, c’était difficile à dire, mais il semblait bien s’agir de cette figure.

Gawyn esquiva tout en gardant un œil sur le pauvre Celark. Défendre ! C’était tout ce qu’il avait à faire en attendant les secours.

Il se décala sur un côté.

Les Seanchaniens se méfiaient, sans doute parce qu’ils savaient qu’il avait déjà tenu tête à l’un des leurs. Mais là, ils avaient un énorme avantage. Contre deux d’entre eux, Gawyn se donnait peu de chances…

Pourtant, tu vas réussir ! Si tu meurs, Egwene mourra aussi.

N’y avait-il pas des mouvements dans la pièce adjacente ? L’arrivée des renforts ? L’espoir lui redonnant du cœur au ventre, Gawyn se décala un peu plus, pour voir de quoi il retournait.

Mazone gisait sur le sol, et il pissait le sang.

Une troisième ombre entra dans la chambre, ferma la porte et la verrouilla. Voilà pourquoi les deux autres Couteaux du Sang avaient temporisé. Ils attendaient leur complice.

Le trio attaqua avec un bel ensemble.


Perrin laissa la bride sur le cou au loup tapi en lui.

Pour une fois, il ne se demanda pas quelles seraient les conséquences. Il renonça à tout contrôle, et tandis qu’il se battait, le monde autour de lui sembla être de nouveau normal.

Peut-être parce qu’il se pliait à sa volonté.

Jeune Taureau sauta d’un toit de Tar Valon, ses pattes arrière puissantes le propulsant dans les airs. L’étui du ter’angreal attaché dans son dos, il survola une rue et atterrit sur un toit de marbre blanc bordé de statues sur tout son périmètre.

Il effectua un roulé-boulé, reprit sa forme humaine et se releva, marteau entre les mains et ter’angreal accroché à sa taille.

Tueur disparut juste avant que le marteau lui fasse exploser le crâne. Puis il se matérialisa près de Perrin, qui se volatilisa à son tour avant de réapparaître sur la gauche de son adversaire.

Un ballet de mort, avec des apparitions et des disparitions en série ponctuées de coups toujours esquivés au dernier moment.

Sortant de ce cycle, Perrin se décala pour se retrouver à côté d’une des grandes statues – un général à l’air particulièrement pompeux. Il frappa, visant l’œuvre d’art, et des éclats de marbre volèrent jusqu’à Tueur.

Alors qu’il s’attendait à voir Perrin se matérialiser à côté de lui, le meurtrier de Danse avec les Chênes dut faire face à une pluie de pierre et de poussière.

Quand des éclats de marbre lui entaillèrent la peau, Tueur beugla de rage. Puis son manteau devint soudain aussi dur que du fer et dévia les projectiles.

Sur un geste de Tueur, le bâtiment trembla sur ses fondations. Non sans jurer d’abondance, Perrin sauta quelques secondes avant que le toit s’écroule.

En plein vol, il redevint un loup puis atterrit sur un toit voisin. Tueur apparut devant lui, son arc armé. Le jeune homme imagina qu’un vent terrible balayait le toit – mais Tueur ne lâcha pas sa flèche.

Comme s’il était lui-même une statue.

Une statue ?

Perrin bougea juste à temps pour qu’une flèche le frôle au lieu de lui traverser le foie. Le vrai Tueur se tenait très près de lui. Puis il se dématérialisa, laissant derrière lui la magnifique statue qu’il avait fait apparaître pour détourner l’attention de son adversaire.

Perrin inspira à fond puis s’essuya le front. Désormais, Tueur pouvait venir de n’importe quelle direction. À tout hasard, Perrin généra un mur dans son dos, puis il s’y appuya et sonda le toit.

Très haut dans le ciel, le dôme tremblait. Perrin ne s’en aperçut presque pas. La structure bougeant avec lui, il ne s’étonnait plus de rien.

Sauf que… Eh bien, lui, il ne bougeait pas !

Paniqué, il baissa les yeux sur sa ceinture. L’étui n’était plus là, la flèche qui l’avait frôlé ayant coupé net sa cordelette.

Perrin avança jusqu’au bord du toit. Dans la rue, Tueur courait à toutes jambes, l’étui dans une main.

Un loup jaillit d’une ruelle, bondit et renversa l’ennemi de Perrin. Sauteur !

Le jeune homme vola à la rescousse de son vieil ami. Mais Tueur se volatilisa, laissant le vieux loup sans proie, et réapparut au bout de la rue. Là, il fonça comme un fou.

Perrin le suivit et Sauteur vint se joindre à lui.

— Comment m’as-tu trouvé ? demanda le mari de Faile.

Tous les deux, vous êtes des louveteaux idiots. Trop de bruit. Comme des chats qui feulent. Faciles à repérer.

Délibérément, Perrin n’avait pas transmis sa position à Sauteur. Pas après avoir vu mourir Danse entre les Chênes… De toute façon, c’était sa guerre, pas celle des loups. À présent que le ter’angreal était loin du Ghealdan, ses hommes en train de s’échapper, il refusait de risquer la vie d’autres loups.

Sauteur, lui, n’obéirait pas même s’il lui disait de partir. Avec un grognement, Perrin se lança aux trousses de Tueur, son fidèle ami à ses côtés.


Egwene était accroupie contre le mur du couloir. Le souffle court, en sueur, elle regardait des gros éclats de pierre refroidir après une tempête de feu.

Dans le corridor, tout était calme. Sur les murs, quelques lampes brûlaient encore. Par une fenêtre, Egwene apercevait le ciel violet, entre la Tour Blanche et l’amas de nuages noirs.

Elle aurait juré combattre depuis des heures. En réalité, ça devait faire moins de quinze minutes. Dans le chaos, elle avait perdu de vue les Matriarches.

Utilisant un dôme de silence pour étouffer le bruit de ses pas, la jeune dirigeante atteignit une intersection et jeta un coup d’œil dans le couloir qui croisait le sien. À gauche comme à droite, ce corridor était plongé dans les ombres.

Egwene avança, à la fois prudente et déterminée. La tour, c’était son fief. Et là, elle sentait qu’on avait violé son intimité, comme le jour du raid des Seanchaniens. Mais ce combat avait été très différent du précédent. Contre les Seanchaniens, tout était merveilleusement simple. Un ennemi imprudent, très facile à repérer…

Devant la jeune dirigeante, une chiche lumière filtra de sous une porte. Ses tissages préparés, Egwene s’introduisit dans la salle.

Deux femmes y murmuraient entre elles.

À la lumière que tenait la plus grande, Egwene les identifia très vite. Evanellein et Mestra – deux des sœurs noires qui avaient fui la tour.

Egwene expédia une boule de feu qui carbonisa Mestra.

Quand Evanellein couina de terreur, Egwene utilisa un truc que Nynaeve lui avait enseigné. Elle imagina que la sœur noire était stupide et incapable de penser ou de réagir.

Les yeux d’Evanellein se voilèrent et elle ouvrit la bouche. La pensée était beaucoup plus rapide que les tissages.

Egwene hésita. Que faire ? Tuer cette femme tant qu’elle était vulnérable ? À cette seule idée, son estomac se retourna.

Je devrais plutôt la capturer, non ? Ce serait…

Egwene cessa de penser parce que quelqu’un venait d’apparaître dans la pièce.

L’intruse portait une superbe robe noire aux broderies d’argent. Autour d’elle, l’obscurité tourbillonnait, faisant onduler sa jupe. Absolument pas naturel, cet effet n’était sans doute possible que dans le Monde des Rêves.

Egwene sonda le regard de la femme. Ses grands yeux bleus, piqués sur un visage anguleux encadré de courts cheveux noirs, brillaient de puissance.

Egwene sut aussitôt de qui il s’agissait. Pourquoi se battre ? Elle ne pouvait pas…

La jeune dirigeante sentit que son esprit changeait, devenant… docile. Paniquée, elle se défendit contre le phénomène. Tirant parti d’un moment de lucidité, elle put se projeter ailleurs.

Revenue dans sa chambre, elle s’assit sur le lit et se prit la tête à deux mains. Cette femme était incroyablement puissante !

Il y eut un bruit puis quelqu’un se matérialisa dans la pièce. Egwene se leva d’un bond, des tissages déjà en préparation.

Les yeux brûlant de colère, c’était Nynaeve. Les mains tendues pour canaliser, elle se retint de justesse.

— Les jardins ! dit Egwene.

Elle n’aurait pas dû retourner dans ses appartements. Mesaana les connaissait trop bien.

Nynaeve hocha la tête. En un éclair, Egwene se volatilisa et se rematérialisa au milieu des jardins, au rez-de-chaussée de la tour. Dans le ciel, l’étrange dôme violet dominait la ville. Qu’est-ce que c’était, et comment Mesaana avait-elle imposé ce phénomène à Tar Valon ?

Nynaeve se matérialisa à son tour.

— Elles sont encore en haut, souffla-t-elle. Je viens de voir Alviarin.

— Moi, j’ai vu Mesaana, et elle a failli m’avoir.

— Lumière ! Tu vas bien ?

Egwene hocha la tête.

— Mestra est morte. J’ai aperçu Evanellein, également…

— Il fait noir comme dans une tombe, là-haut, souffla Nynaeve. C’est à cause de nos adversaires, je crois… Mais Siuan et Leane vont bien. Il y a peu, je les ai vues lutter côte à côte. Juste avant, j’ai touché Notori avec une boule de feu. Elle est morte.

— Parfait… L’Ajah Noir nous a volé dix-neuf ter’angreal. Ça nous donne une estimation du nombre de sœurs à affronter.

Siuan, Nynaeve, Leane, les trois Matriarches et Egwene étaient en infériorité numérique. Mais l’Ajah Noir, en fin de compte, semblait manquer d’expérience du Monde des Rêves.

— Quelqu’un a vu les Matriarches ?

— Elles sont là-haut, répondit Nynaeve avec une grimace. Elles semblent bien s’amuser…

— Ça ne m’étonne pas, dit Egwene. Je veux que nous agissions en binôme, toutes les deux. On se matérialisera à des intersections, dos à dos, et on tentera de repérer des adversaires. Si tu vois une sœur noire, frappe sur-le-champ. Si quelqu’un te repère, dit : « On file ! » et on reviendra ici.

Nynaeve hocha la tête.

— La première intersection est dans le couloir de mes appartements. Corridor du côté sud. Je l’inonderai de lumière… Tiens-toi prête. De là, nous passerons au couloir supérieur, par la porte qui donne sur la rampe de service. Ensuite, ce sera une intersection après l’autre…

Nynaeve fit signe qu’elle avait compris.

Le monde devint flou autour d’Egwene. Dès qu’elle se matérialisa dans le couloir, elle pensa à une explosion de lumière, imposant sa volonté au décor. Tout s’illumina.

Une femme au visage rond était accroupie près d’un mur. Vêtue de blanc, c’était Sedore, une des sœurs… noires.

Elle bondit, haineuse, des flux jaillissant de ses mains. Plus rapide, Egwene projeta sa colonne de feu avant celle de son adversaire.

La sœur noire écarquilla les yeux alors que les flammes l’enveloppaient. Elle cria, mais la chaleur la réduisit très vite au silence. Carbonisé, son corps s’écroula sur les dalles.

Egwene s’autorisa un soupir de soulagement.

— Quelque chose de ton côté ? demanda-t-elle à Nynaeve.

— Non. Qui as-tu abattu ?

— Sedore.

— Vraiment ?

Nynaeve tourna la tête. Cette femme avait été une représentante de l’Ajah Jaune…

— Couloir suivant, fit Egwene avec un petit sourire.

Les deux femmes se projetèrent dans le prochain corridor et répétèrent l’opération. Cette fois, la lumière ne débusqua personne. Du coup, elles ne s’attardèrent pas.

Les deux couloirs suivants étaient également vides. Egwene allait donner l’ordre de partir quand une voix siffla :

— Pauvre crétine ! Ta stratégie est cousue de fil blanc.

Egwene pivota sur elle-même.

— Qui… ?

Elle s’interrompit en découvrant Bair. La vieille Matriarche avait changé de vêtements – et même de couleur de peau – pour se confondre avec les dalles et les murs blancs. Cachée dans une alcôve, elle était pratiquement invisible.

— Tu ne devrais pas…, commença-t-elle.

Devant les trois femmes, un mur explosa. Quand les gravats furent retombés, la fumée se dissipant, six sœurs noires apparurent dans la brèche. Sans attendre, elles tissèrent des flux de Feu.

Le temps de jouer à cache-cache était révolu.


Perrin sauta le mur d’enceinte de la Tour Blanche et se réceptionna de l’autre côté avec un bruit sourd. Dans le rêve des loups, les bizarreries continuaient. À présent, non content de capter des odeurs étranges, il entendait des bruits curieux. Du remue-ménage, à l’intérieur de la tour.

Il suivit Tueur, qui traversait les jardins puis approchait de la flèche blanche. Perrin ne le lâcha pas, bondissant plus qu’il courait.

L’étui du ter’angreal accroché à sa taille, Tueur gardait une légère avance.

Perrin se dota d’un arc long. Puis il s’immobilisa, l’arma et tira. Mais le tueur de loups bondit en hauteur et entra dans la tour par une fenêtre ouverte. Inoffensive, la flèche percuta un mur.

Perrin se propulsa jusqu’à la fenêtre et entra à son tour, Sauteur sur les talons.

Dans une pièce aux tentures bleues, la porte se referma en claquant. Perrin chargea, démolissant le battant avec son marteau pour gagner du temps.

Tueur dévalait déjà un couloir.

— Suis-le ! lança Perrin à Sauteur. Je vais lui couper la route.

Le loup fila comme le vent. Perrin courut vers la droite puis s’engagea dans un couloir. Il courait si vite que les murs se brouillèrent devant ses yeux.

Passant devant un corridor qui semblait bondé de monde, il se pétrifia de surprise.

Il s’agissait d’Aes Sedai, et elles se battaient. Le couloir était vivement éclairé, et des flammèches y crépitaient.

Les bruits que Perrin avait entendus plus tôt n’étaient pas des illusions. Donc, déduisit le jeune homme, il y avait…

— Egwene ? lança-t-il soudain.

Le dos contre un mur, la jeune femme sondait un couloir avec une grande concentration. Dès qu’elle entendit Perrin, elle se tourna vers lui, les mains levées. Mais il ne se laissa pas saisir par les flux d’Air, car son esprit les repoussa.

Egwene parut ne pas en croire ses yeux.

Perrin avança vers elle.

— Egwene, tu ne devrais pas être là. Cet endroit est dangereux.

— Perrin ?

— J’ignore comment tu es arrivée ici, mais tu dois partir au plus vite. Je t’en prie !

— Comment as-tu pu échapper à mes flux ? Et que fiches-tu ici ? As-tu vu Rand ? Dis-moi où il est !

Egwene parlait avec une telle autorité, désormais… On aurait presque dit une autre personne. En tout cas, une femme bien plus mûre que la fille qu’il avait connue. Perrin voulut répondre, mais elle lui coupa la chique :

— Je n’ai pas de temps à perdre, dit-elle. Désolée, Perrin. Je reviendrai te voir.

Elle leva une main et quelque chose apparut autour du jeune homme. Des cordes qui l’entravaient… Amusé, il baissa les yeux et ses liens glissèrent dès qu’il eut simplement pensé qu’ils n’étaient pas assez serrés.

Egwene en resta comme deux ronds de flan.

— Comment… ?

Quelqu’un sortit d’une pièce, non loin de là. Le cou très long et les cheveux noirs, c’était une grande femme vêtue d’une fine robe blanche. Elle sourit et leva les mains, une lueur apparaissant devant elle.

Perrin n’eut pas besoin de savoir exactement ce qu’elle faisait. Étant un loup, il contrôlait ce rêve. En conséquence, les tissages ne représentaient rien. Pour que l’attaque échoue, il suffisait qu’il l’imagine faisant un fiasco.

Une lance de lumière blanche jaillit des mains de la femme. Très calme, Perrin leva une main pour se protéger et défendre Egwene. Comme si sa paume l’avait désintégrée, la lumière se dissipa.

Egwene riposta. Au-dessus de la femme, le plafond explosa et des blocs de pierre s’en détachèrent. L’un d’eux percuta la tête de l’inconnue, qui s’écroula aussitôt. Après un choc pareil, elle était sûrement morte.

Dans l’odeur d’Egwene, Perrin capta de l’étonnement. Non, de l’émerveillement, même.

— Tu as neutralisé des Torrents de Feu ! s’écria-t-elle. Personne n’est censé pouvoir le faire.

— Ce n’était qu’un tissage, relativisa Perrin.

Il tendit un bras pour chercher Sauteur. Où était donc Tueur ?

— Perrin, ce n’est pas qu’un tissage, mais…

— Egwene, coupa le jeune homme, il faut que tu m’excuses, mais je te parlerai plus tard. Dans cet endroit, sois très prudente. Tu dois déjà savoir que c’est recommandé, mais bon… Le danger est pire que ce que tu crois…

Perrin se retourna et fila, laissant Egwene stupéfiée. À première vue, elle avait réussi à devenir une Aes Sedai. Tant mieux, parce qu’elle le méritait.

— Sauteur, où es-tu ?

En guise de réponse, Perrin obtint une soudaine et terrifiante explosion de douleur émise par son vieil ami.


Gawyn luttait pour sa vie contre trois ombres vivantes composées d’obscurité et d’acier.

Ces Couteaux du Sang le poussant à ses limites, il saignait déjà d’une demi-douzaine d’entailles sur les bras et les jambes. Grâce à la Rage du Cyclone, il protégeait ses zones vitales, mais ça ne durerait pas.

Des gouttes de son sang souillaient la moustiquaire du lit. Si les Couteaux du Sang avaient déjà tué Egwene, c’étaient d’excellents acteurs, parce qu’ils semblaient toujours chercher à la frapper.

Gawyn faiblissait de minute en minute. Sur le sol, ses bottes laissaient des empreintes sanglantes. Alors qu’il ne sentait presque plus la douleur, ses parades devenaient anémiques. Encore quelques instants, et ce serait la fin.

Même s’il criait à s’en casser les cordes vocales, personne ne se montrait.

Crétin ! Tu devrais passer plus de temps à réfléchir, et foncer moins souvent vers le danger la tête baissée.

En braillant comme ça, il aurait dû ameuter la tour entière.

S’il était encore vivant, il n’y avait qu’une explication : la prudence des Couteaux du Sang, qui entendaient l’épuiser avant de porter le coup de grâce. Quand il serait tombé, les tueurs, comme l’avait dit la sul’dam, feraient un massacre dans la tour. Surprises, les Aes Sedai seraient sans défense. Cette nuit, la Tour Blanche risquait de connaître un désastre pire que lors de l’attaque massive des Seanchaniens.

Les trois tueurs avancèrent ensemble.

Non ! pensa Gawyn alors que l’un d’eux exécutait une Rivière qui Mine la Berge.

Il bondit en avant, se faufila entre deux lames et frappa. Pour une fois, il fit mouche et un cri retentit dans la pièce. Du sang gicla sur le sol et une des silhouettes s’écroula.

Toute prudence oubliée, les deux Couteaux du Sang survivants attaquèrent sans retenue. Épuisé, Gawyn encaissa une nouvelle entaille sur une épaule. Sous ses vêtements, il sentit du sang couler le long de son bras.

Des ombres… Comment un homme pouvait-il espérer affronter et vaincre des ombres ? C’était impossible.

« Là où il y a de la lumière, il y a aussi des ombres… »

À bout de ressources, une idée désespérée traversa l’esprit de Gawyn. En criant, il bondit sur le côté et prit un oreiller sur le lit. Alors que les lames sifflaient autour de lui, il lança l’oreiller sur la lampe, l’éteignant aussitôt.

Une fois la chambre plongée dans l’obscurité, il n’y eut plus ni lumière ni ombre.

Égalité parfaite.

L’obscurité mettait tout sur le même plan. Et dans la nuit, impossible de distinguer les couleurs. En d’autres termes, Gawyn ne pouvait plus voir le sang, sur ses bras, ni les silhouettes de ses ennemis et pas davantage la moustiquaire blanche du lit d’Egwene.

Mais il entendait ses adversaires bouger.

Recourant à un Oiseau Chanteur qui Embrasse du Miel de Rose, Gawyn leva son arme pour porter le coup de la dernière chance – en anticipant les déplacements des Couteaux du Sang. Comme son esprit n’était plus distrait par les silhouettes des tueurs, il fit mouche et sa lame s’enfonça dans de la chair.

Le jeune homme dégagea son arme et se remit en garde. Dans la chambre, plus un bruit, à part celui de la chute du tueur blessé ou mort.

Gawyn retint son souffle, le sang battant à ses tempes. Où était le dernier Couteau du Sang ?

Aucune lumière ne filtrait de sous la porte. Celark était tombé là, bloquant toute source de clarté.

Gawyn commençait à trembler. Trop de sang perdu, sûrement… S’il trouvait quelque chose à jeter, pour créer une diversion… Non, il ne valait mieux pas. S’il bougeait, le bruissement de ses vêtements trahirait sa position.

Serrant les dents, il tapa du pied puis leva son arme pour protéger sa gorge – en implorant la Lumière que l’attaque soit plus basse.

Il fut exaucé, la lame adverse entaillant son flanc. La douleur lui arracha un gémissement, mais il riposta immédiatement avec tout ce qui lui restait de force.

Sa lame siffla dans l’air… et trouva une cible.

La tête du dernier tueur vola dans les airs et rebondit contre un mur. Peu après, Gawyn entendit le bruit sourd de la chute d’un corps.

Le jeune homme s’appuya au lit, le flanc poisseux de sang. Était-il en train de perdre connaissance ? Dans une pièce obscure, difficile de dire si sa vision se brouillait…

Il tendit un bras pour prendre la main d’Egwene, là où il supposait qu’elle était, mais il se révéla trop faible pour la trouver.

Alors, il s’écroula comme une masse. Sans savoir si la femme qu’il aimait était vivante ou morte. Une dernière pensée terrifiante.


— Grande Maîtresse, dit Katerine en s’agenouillant devant Mesaana, impossible de trouver l’objet que tu nous as décrit. Une moitié de nos femmes le cherchent pendant que les autres combattent la vermine qui nous résiste. Mais il n’est nulle part.

Mesaana croisa les bras et se plongea dans une profonde réflexion. Puis, d’une simple pensée, elle abattit sur le dos de Katerine plusieurs lanières d’Air. Aucun échec ne devait rester impuni. La rigueur se révélait la clé de toutes les formes de dressage.

Au-dessus de l’Élue, la Tour Blanche était sens dessus dessous. Mais ici, Mesaana n’avait rien à craindre. Dans cette zone, elle avait imposé sa volonté, créant une nouvelle pièce sous les entrailles de la tour – une sorte de poche forée dans la pierre. Les gamines qui se battaient là-haut croyaient tout connaître du Monde des Rêves, mais ce n’étaient que des idiotes. Un siècle avant son emprisonnement, Mesaana venait déjà régulièrement en Tel’aran’rhiod.

La tour trembla de nouveau. Avec soin, l’Élue fit le point sur sa situation. D’une façon ou d’une autre, les Aes Sedai avaient trouvé une pointe des rêves. Comment avaient-elles pu localiser un tel trésor ? Aux yeux de Mesaana, contrôler ce ter’angreal était presque aussi intéressant que de tirer les ficelles de la Chaire d’Amyrlin juvénile – Egwene al’Vere. La possibilité d’interdire toute ouverture de portail dans son fief… Eh bien, c’était un outil capital, surtout quand on envisageait de se retourner contre les autres Élus. Ce ter’angreal, bien plus efficace que les tissages de garde, protégeait aussi des intrusions les rêves d’une personne. Et sauf autorisation spécifique, il interdisait toute tentative de Voyage dans une zone déterminée.

Cependant, même avec la pointe des rêves, elle ne pourrait pas déplacer la bataille contre les gamines vers un meilleur endroit soigneusement sélectionné. Agaçant, ça. Mais pas question de s’abandonner à des émotions face à de pareilles circonstances.

— Remonte dans la tour, et concentrez tous vos efforts sur la capture d’Egwene al’Vere. Elle saura où est l’artefact.

Oui, c’était d’une évidence limpide. Avec cette stratégie, Mesaana ferait d’une pierre deux coups.

— Oui, Grande Maîtresse…

Toujours recroquevillée sur elle-même, Katerine gémissait sous la morsure des lanières d’Air.

Comme si elle les avait oubliés, Mesaana dissipa distraitement les tissages. Simultanément, une idée lui traversa l’esprit.

— Attends un peu, dit-elle à Katerine. Je vais placer un tissage sur toi…


Perrin se matérialisa au sommet de la Tour Blanche.

Tueur tenait Sauteur par la peau du cou. Une flèche dans le flanc, le loup saignait abondamment. Le vent emportait une partie de son fluide vital, le répandant sur le sol.

— Sauteur !

Perrin avança d’un pas. Il captait encore l’esprit de son ami, mais très faiblement.

Tueur tenait sans peine sa proie à bout de bras. De l’autre main, il leva un couteau.

— Non, dit Perrin. Tu as ce que tu veux. Va-t’en !

— Et ce que tu disais un peu plus tôt ? demanda Tueur. Tu sauras où j’irai, et tu me traqueras… De ce côté de la réalité, la pointe des rêves est trop facile à localiser.

Presque distraitement, Tueur jeta le loup dans le vide.

— Non ! cria Perrin.

Il sauta sur le côté, mais Tueur se matérialisa à côté de lui, lui prit le bras et leva son arme.

L’élan de Perrin les projeta tous les deux dans le vide. L’estomac retourné, le jeune homme sentit qu’il tombait à une vitesse folle.

Il essaya de se décaler, mais Tueur le tenait fermement, et il ne ménageait pas ses efforts pour le garder là où il était.

Les corps des deux hommes fluctuèrent pendant un moment, mais ils continuèrent à tomber.

Tueur était incroyablement fort. En outre, il empestait le rance et le sang de loup. Alors que sa lame cherchait la gorge de Perrin, celui-ci put seulement lever un bras pour la protéger – en imaginant que sa chemise était aussi dure que de l’acier.

Tueur appuya plus fort. Perrin eut un instant de faiblesse, sa blessure au torse pulsant follement alors que son adversaire et lui continuaient à tomber.

Le couteau coupa la manche du jeune homme et s’enfonça dans sa chair.

Perrin hurla de douleur.

Le vent rugissait si fort…

La chute, en fait, durait depuis quelques secondes.

Tueur dégagea sa lame de la plaie.

Sauteur !

En rugissant, Perrin flanqua des coups de pied à Tueur, le repoussant et brisant son étreinte. Son bras le torturant, il se retourna dans l’air.

Le sol approchait à une vitesse folle. Sa volonté mobilisée pour être ailleurs, Perrin se retrouva plus bas que le loup, le rattrapa au vol puis atterrit rudement. Ses genoux faillirent se dérober, et le sol se fissura autour de lui.

Mais Sauteur était miraculeusement indemne.

Une flèche à l’empennage noir tomba du ciel, se ficha dans le dos du loup, lui traversa le corps et finit sa course dans la cuisse de Perrin, qui s’était agenouillé à côté de son ami.

Le jeune homme cria, sa propre douleur se mêlant à celle – terrible – de Sauteur. Déjà, l’esprit du loup… disparaissait.

— Non ! cria Perrin, des larmes aux yeux.

Jeune Taureau…

Perrin essaya de se décaler, mais ses idées étaient embrouillées. Bientôt, une autre flèche tomberait. Il le savait.

Quand elle arriva, il réussit à l’éviter mais sa jambe blessée menaçait de céder sous lui, et Sauteur était si lourd.

Il se laissa tomber à genoux et lâcha le loup.

Tueur atterrit non loin de là, son arc noir au poing.

— Adieu, Perrin Aybara, dit-il en encochant une flèche. On dirait bien que j’aurai tué cinq loups, aujourd’hui.

Perrin leva les yeux vers la pointe de la flèche. Autour, tout était flou.

Je ne peux pas abandonner Faile ! Ni Sauteur ! Et je ne le ferai pas !

Alors que Tueur lâchait son projectile, Perrin imagina qu’il était fort et solide. Pas faiblard du tout. Soudain, il sentit son cœur redevenir sain et puissant, et ses artères se gorgèrent d’énergie. Il cria, sa lucidité suffisamment revenue pour qu’il se volatilise et se rematérialise derrière Tueur.

Alors, il abattit son marteau.

Tueur se retourna et bloqua le coup avec son bras – presque distraitement –, qui se révéla extraordinairement puissant. Sa jambe lui faisant toujours un mal de chien, Perrin se laissa tomber sur un genou.

— Tu ne te guériras pas tout seul, dit Tueur. C’est faisable, mais t’imaginer indemne ne suffira pas. Cela dit, tu sembles avoir trouvé comment renouveler ton sang, ce qui est très utile.

Perrin capta une odeur. Celle de la terreur. Était-ce la sienne ?

Non. Ça ne venait pas d’ici. Dans le dos de Tueur, une porte donnait sur la Tour Blanche. À l’intérieur, les ténèbres régnaient. Pas une simple obscurité, mais bel et bien les ténèbres. Après tant d’entraînements avec Sauteur, Perrin n’eut aucun mal à identifier le phénomène.

Un cauchemar.

Alors que Tueur ouvrait la bouche pour ajouter quelque chose, Perrin se jeta sur lui comme un taureau et le percuta. Sa jambe protesta, mais il l’ignora.

Ensemble, ils basculèrent dans les ténèbres absolues du cauchemar.


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