42 Plus fort que le sang

Une fois de plus, Gawyn se retrouva dans une petite pièce très sobre des appartements de la Chaire d’Amyrlin. Il se sentait vidé, ce qui n’avait rien d’étonnant après tant d’épreuves – sans même compter la guérison…

À part ça, il se concentrait sur la nouvelle forme de conscience qui l’habitait. Ce lien avec Egwene et ses émotions qui ne le quittait plus. Cette connexion était un miracle… et un puissant réconfort. La sentir aidait Gawyn à vérifier que son Aes Sedai était toujours en vie.

Capable de capter son approche, il se leva avant même que la porte s’ouvre.

— Gawyn, dit Egwene en entrant, dans ton état, tu ne devrais pas être debout. Je t’en prie, assieds-toi !

— Je vais très bien, dit le prince.

Mais il obéit.

Egwene tira la deuxième chaise et s’assit en face du jeune homme. Bien qu’elle parût calme et sereine, cette femme avait été bouleversée par les drames de la nuit.

Alors que Chubain s’affairait à garder le contrôle de la tour, des servantes luttaient contre les taches de sang ou s’occupaient d’évacuer les cadavres.

Chubain soumettait toutes les sœurs à un interrogatoire serré. Un autre assassin s’était introduit dans le cœur battant de la tour. Pour le tuer – « la », puisqu’il s’agissait d’une femme –, Egwene avait déjà perdu deux soldats et un Champion.

Oui, Gawyn parvenait à sentir la tempête émotionnelle qui faisait rage sous le masque d’impassibilité de l’Aes Sedai.

Ces derniers mois, il en était venu à croire que les sœurs apprenaient à ne plus rien ressentir du tout. Le lien lui avait fourni la preuve du contraire : Egwene éprouvait bel et bien des sentiments, mais elle ne laissait aucune émotion transparaître sur son visage devenu de marbre…

Alors qu’il dévisageait Egwene, Gawyn eut pour la première fois une perspective singulière sur la relation entre une Aes Sedai et son Champion. Les Champions n’étaient pas seulement les protecteurs des Aes Sedai. Ils étaient aussi et surtout les seuls capables de savoir ce qui se passait dans le cœur de leur sœur. Quels que soient les efforts que consentait une femme pour nier ses émotions, son ou ses Champions les lisaient sans peine.

— Tu as débusqué Mesaana ? demanda-t-il.

— Oui, même si ça a pris du temps. Elle jouait le rôle de Danelle, une Aes Sedai de l’Ajah Marron. Nous l’avons trouvée dans sa chambre, en train de gazouiller comme un bébé. Et elle s’était oubliée sur elle… Je ne sais pas trop ce que nous allons en faire.

— Danelle… Je ne la connaissais pas.

— Elle était très solitaire… C’est sans doute pour ça que Mesaana l’avait choisie.

Les deux jeunes gens se turent un moment.

— Alors, dit enfin Egwene, comment te sens-tu ?

— Tu le sais très bien…, fit Gawyn, direct.

— C’était une façon d’engager la conversation.

Le prince sourit.

— Je vais merveilleusement bien. Serein, paisible, ravi… Mais aussi inquiet, nerveux et angoissé, comme toi.

— Il faut faire quelque chose au sujet des Seanchaniens.

— D’accord, mais ce n’est pas ça qui te mine. Tu détestes que je t’aie désobéi, et en même temps, tu sais que c’était la bonne chose à faire.

— Tu n’as pas désobéi, fit Egwene. Je t’avais dit de revenir.

— L’interdiction de surveiller ta porte n’était pas levée… J’aurais pu tout faire rater en effrayant les tueurs.

— C’est vrai, concéda Egwene, de plus en plus troublée. Mais en réalité, tu m’as sauvé la vie.

— Comment sont-ils entrés ? Quand la servante a activé tes alarmes, tu n’aurais pas dû te réveiller ?

Egwene secoua la tête.

— J’étais immergée dans le Monde des Rêves, où j’affrontais Mesaana. Pour les alarmes, il aurait dû y avoir des gardes, mais on les a retrouvés morts dans le couloir. Il semble que les tueurs s’attendaient à ce que je réagisse. Un des trois devait être là pour m’assassiner après que j’ai capturé les deux autres. Et ça aurait pu arriver… Je m’attendais à une sœur noire, ou à un Homme Gris.

— Je t’avais envoyé un message.

— La servante a été elle aussi retrouvée morte. Gawyn, ce soir, tu as fait ce qu’il fallait, mais ça m’inquiète quand même.

— Nous améliorerons tout ça. Tu me laisseras te protéger, et je t’obéirai sur tous les autres points. C’est juré.

Egwene hésita, puis elle hocha la tête.

— Bon, il faut que j’aille parler devant le Hall. Sinon, les représentantes viendront défoncer ma porte pour me bombarder de questions.

Intérieurement, Egwene faisait la moue – Gawyn en aurait mis sa main au feu.

— Si tu laisses penser que mon retour était prévu dès le début, ça t’aidera.

— Il l’était, mais à un moment, j’ai eu des doutes. Quand j’ai compris que Silviana avait mis à sa sauce ma demande, j’ai eu peur qu’on ne te revoie plus jamais ici.

— Ce n’est pas passé loin d’arriver…

— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

— La nécessité d’apprendre à me soumettre. Pour ça, je n’ai jamais été très bon.

Egwene acquiesça, comme si elle comprenait.

— J’ordonnerai qu’on installe un lit dans cette pièce. Depuis toujours, je prévois qu’elle sera le fief de mon Champion.

Gawyn sourit. Dormir dans des chambres séparées ? Sous la Chaire d’Amyrlin, il restait quelque chose de la fille d’aubergiste à l’esprit très conservateur.

Devinant les pensées de son compagnon, Egwene s’empourpra.

— Et si on se mariait ? proposa Gawyn. Dès aujourd’hui ! Egwene, tu es la Chaire d’Amyrlin. À Tar Valon, ta parole a force de loi. Un mot de toi, et nous serons unis.

La jeune dirigeante pâlit. Pourquoi ce sujet la mettait-il si mal à l’aise ? N’avait-elle pas dit qu’elle l’aimait ? Devait-il en douter ?

Non, parce qu’il sentait ses émotions, désormais. Incontestablement, elle l’aimait. Alors, où était le problème ?

Egwene parla d’un ton indigné :

— Tu crois que je pourrais regarder en face mes parents si je me mariais sans qu’ils le sachent ? Gawyn, il faudrait au moins les faire venir. Et tu prendrais femme sans avertir Elayne ?

Le jeune homme sourit.

— Tu as raison. Je les contacterai tous.

— Je ne peux…

— Egwene, tu es la Chaire d’Amyrlin. Le destin du monde repose sur tes épaules. Confie-moi les tâches pratiques.

— D’accord, capitula la jeune femme.

Elle passa dans la pièce attenante, où Silviana attendait.

Comme de juste, la Gardienne foudroya Gawyn du regard. Après qu’Egwene eut chargé un domestique de trouver un lit pour son Champion, elle partit avec Silviana, deux soldats de Chubain les escortant.

Gawyn aurait bien aimé être de l’excursion. Des Couteaux du Sang, il pouvait en rester dans la tour. Hélas, son Aes Sedai avait parfaitement raison de l’envoyer au lit. Rester debout lui demandait un effort surhumain et ses yeux se fermaient tout seuls.

Du coin de l’œil, il aperçut les cadavres recouverts de draps, dans le couloir. Ils resteraient là jusqu’à ce que des sœurs les aient examinés. Jusque-là, trouver Mesaana et traquer d’éventuels assassins avait occupé tout le monde.

Serrant les dents, Gawyn se força à avancer puis à soulever les draps pour révéler les dépouilles de Celark et de Mazone. La tête du pauvre Celark, tranchée net, reposait à côté de son corps.

— Vous vous êtes bien battus, les gars. La Chaire d’Amyrlin vous doit la vie, et je ferai en sorte que vos familles le sachent.

Perdre des hommes de cette valeur était rageant.

Que la Lumière brûle les Seanchaniens ! Egwene a raison. Il faut faire quelque chose à leur sujet.

Gawyn regarda l’endroit où gisaient les cadavres des assassins, leurs pieds dépassant des draps. Deux femmes et un homme…

Je me demande si…

Il approcha et souleva les draps. Les gardes sursautèrent, mais personne n’intervint pour l’en empêcher.

Quand on savait que chercher, le ter’angreal était facile à repérer. Trois bagues en pierre noire, portées au majeur de la main droite. Les « bijoux » étaient à l’image d’un entrelacs de lianes hérissé d’épines. Jusqu’à cet instant, aucune Aes Sedai n’avait identifié ces artefacts.

Gawyn les retira aux cadavres et les glissa dans sa poche.


Lan sentait une nette différence dans les émotions tapies au fond de son esprit. Au fil du temps, il s’était habitué à les ignorer et à ne pas penser à la femme à qui elles appartenaient.

Récemment, ces émotions s’étaient… altérées. Avec de plus en plus de certitude, Lan en concluait que Nynaeve avait récupéré son lien. À sa façon de ressentir, il reconnaissait son épouse. Comment aurait-il pu passer à côté de ce tourbillon de passion et de tant de bonté ? La sensation était… remarquable.

S’ébrouant, il sonda la route. Après avoir contourné une colline, elle se dirigeait vers une forteresse. La frontière entre le Kandor et l’Arafel était matérialisée par la citadelle du Mur d’Argent, un édifice géant qui courait d’un flanc à l’autre de la passe de Firchon.

De la très belle ouvrage. En réalité, il y avait deux bâtiments, chacun attaché à un flanc de la passe – un peu comme les battants d’une porte.

Traverser la passe exigeait de parcourir une distance considérable entre deux hauts murs de pierre truffés de meurtrières. Dans chaque direction, les défenses étaient suffisantes pour arrêter une énorme armée.

Les pays des Terres Frontalières étaient tous alliés. En théorie. Ça n’empêchait pas l’Arafel de se réjouir qu’une citadelle bloque le chemin qui menait à Shol Arbela.

Devant la forteresse, des milliers de gens se rassemblaient par petites compagnies. Le drapeau du Malkier – la Grue Dorée – flottait au-dessus de certains de ces groupes. Sinon, on reconnaissait les étendards du Kandor ou de l’Arafel.

— Lequel de vous a violé son serment ? demanda Lan en se tournant vers ses « compagnons ».

Tous secouèrent la tête.

— Personne n’a dû le faire, dit Andere. Quel autre chemin aurais-tu pu suivre ? Couper par les terres Brisées ou les collines Tronquées ? C’était ici ou nulle part. Ces hommes le savaient, donc ils sont venus t’attendre.

Lan grogna, mais il dut admettre que c’était probablement vrai.

— Nous sommes une caravane, dit-il assez haut pour que tous l’entendent. N’oubliez pas : si on vous interroge, vous pouvez dire que vous êtes du Malkier. Et même que vous attendez votre roi. Mais ne vous amusez pas à révéler que vous l’avez trouvé.

Les hommes parurent troublés, mais ils n’émirent aucune objection. Lan se mit en route et la caravane – vingt chariots, des chevaux de guerre et une foule de gens – le suivit.

C’était ce qu’il redoutait depuis toujours. Refonder le Malkier était impossible. Si nombreux qu’ils soient, les fous qui essaieraient mourraient. Un assaut ? Contre la Flétrissure ? Ridicule !

Il ne pouvait pas demander ça à ces hommes – les « siens » comme ceux qui l’attendaient. Et il ne pouvait pas les y autoriser. À mesure qu’il avançait, sa résolution augmentait.

Ces braves qui brandissaient des étendards devraient se joindre aux forces du Shienar et participer à une bataille dotée d’un sens. Il ne les ferait pas massacrer.

« La mort est plus légère qu’une plume… »

Rakim lui avait jeté cette citation à la figure plusieurs fois, pendant leur chevauchée. Deux décennies plus tôt, il avait suivi Lan pendant toute la guerre des Aiels.

« Et le devoir plus lourd qu’une montagne… »

Lan ne fuyait pas son devoir, il avançait à sa rencontre. Pourtant, la vue du camp improvisé lui serra le cœur quand il atteignit le bas de la pente. Hadori en place, tous les hommes portaient une tenue très simple de guerrier et les femmes arboraient un point rouge sur le front.

Certains braves, remarqua Lan, portaient une veste avec des épaulettes dorées – le signe de reconnaissance de la garde du Malkier. Pour qu’ils en possèdent une, il fallait que leur père ou leur grand-père aient servi dans ce corps.

Un spectacle qui aurait arraché des larmes à Bukama. À son grand désespoir, le héros pensait que le peuple du Malkier, brisé et vaincu, serait absorbé par les autres nations. Pourtant, les hommes étaient là, prêts à tout dès qu’un murmure les inciterait à reprendre les armes. Alors que Lan était un bébé au moment de la chute de son royaume, ceux qui avaient l’âge d’homme à l’époque approchaient de leur quatre-vingtième anniversaire. Les cheveux gris, ils restaient des guerriers, et ils avaient amené leurs fils et leurs petits-fils.

Tai’shar Malkier ! cria un homme sur le passage de la « caravane ».

Le cri se répéta des dizaines de fois quand les hommes virent le hadori de Lan.

Par bonheur, personne ne parut le reconnaître. Sans doute pensaient-ils qu’il venait attendre le roi, comme eux.

L’Ultime Bataille approche, ai-je le droit de leur interdire de combattre à mes côtés ?

Non, il en avait le devoir ! Donc, il allait passer sans que nul le remarque. Le regard rivé devant lui, la main sur le pommeau de son épée, il pinça les lèvres. Mais chaque « Tai’shar Malkier ! » l’incitait à se redresser fièrement. Ces appels lui donnaient de la force, l’encourageant à continuer.

Les portes qui séparaient les deux citadelles étaient ouvertes, mais des soldats contrôlaient les voyageurs qui les franchissaient. Lan tira sur les rênes de Mandarb. Derrière lui, ses compagnons s’arrêtèrent. Les soldats avaient-ils ordre de l’appréhender ? C’était possible, mais à part avancer, que pouvait-il faire ? Contourner la passe prendrait des semaines.

La caravane attendit son tour, puis avança vers le poste de garde.

— Objet du voyage ? demanda un officier aux cheveux tressés.

— Gagner Fal Moran, répondit Lan. À cause de l’Ultime Bataille.

— Vous n’allez pas attendre votre roi avec les autres ?

— Je n’ai pas de roi, lâcha Lan.

Le militaire hocha la tête tout en se massant le menton. Puis il fit signe à ses hommes d’inspecter la cargaison des chariots.

— Il faudra payer des taxes…

— J’ai l’intention de donner tout ça à l’armée du Shienar, pour la soutenir lors de l’Ultime Bataille. J’ai dit « donner », pas vendre.

Le militaire arqua un sourcil.

— Je le jure sur mon honneur.

Lan chercha le regard du soldat.

— Pas de taxes, dans ce cas. Tai’shar Malkier ! mon ami.

Tai’shar Arafel ! répliqua Lan avant de talonner sa monture.

Il détestait avancer entre les deux citadelles, avec le sentiment qu’un millier d’archers le prendraient pour cible. Si les forces de l’Arafel devaient se replier jusque-là, les Trollocs ne passeraient pas facilement, c’était sûr. Au fil des siècles, ils avaient essayé, mais les défenseurs avaient toujours tenu, comme à l’époque de Yakobin le Vaillant.

Du coup, Lan retint son souffle presque jusqu’à ce qu’il soit arrivé de l’autre côté. Là, il soupira de soulagement puis lança Mandarb en direction du nord.

— Al’Lan Mandragoran ! lança une voix qui semblait assez distante.

Lan se pétrifia. Ces mots venaient d’en haut ! Se retournant, il leva la tête et scruta la citadelle de gauche. À une fenêtre, une tête se tendait dans le vide.

— La Lumière soit louée, c’est toi !

La tête disparut à l’intérieur.

Lan fut tenté de galoper comme un fou. Mais s’il le faisait, le fâcheux rameuterait sûrement du monde.

Il n’eut pas longtemps à attendre, car une silhouette sortit de la forteresse au pas de course.

Lan reconnut sans peine l’adolescent qui fonçait vers lui. En veste rouge et riche manteau bleu, c’était Kaisel Noramaga, le petit-fils de la reine du Kandor.

— Seigneur Mandragoran, dit-il en approchant, tu es venu ! Quand j’ai appris que la Grue Dorée reprenait son envol…

— Elle ne reprend rien du tout, prince Kaisel. Mon plan était de chevaucher seul.

— Bien entendu. J’aimerais chevaucher seul avec toi. C’est possible ?

— Ce ne serait pas très avisé, Majesté ! Ta grand-mère est dans le Sud et je suppose que ton père règne sur le Kandor. Que fais-tu ici ?

— Le prince Kendral m’a invité. Et mon père m’a laissé partir. Tous les deux, nous voulons t’accompagner.

— Kendral aussi ? (Le petit-fils du roi de l’Arafel ?) Votre place est auprès de vos compatriotes !

— Nos ancêtres ont prêté serment. Celui de protéger et de défendre. Seigneur Mandragoran, cette promesse est plus forte que le sang. Plus puissante que la volonté ou le choix. Ta femme nous a dit de t’attendre ici. Elle nous a prévenus que tu tenterais de passer sans nous saluer.

— Comment m’as-tu identifié ? demanda Lan, sa colère contenue de justesse.

— Le cheval, répondit Kaisel. Tu te déguiserais peut-être, a-t-elle dit, mais pas question d’abandonner ta monture.

Que la Lumière brûle cette femme !

Dans la forteresse, un cri se répercutait. Lan s’était fait rouler dans la farine.

Maudite soit Nynaeve ! Et bénie soit-elle, par la même occasion…

Via le lien, il tenta de lui expédier un mélange d’agacement et d’amour.

Ensuite, avec un grand soupir, il capitula :

— La Grue Dorée vole vers l’Ultime Bataille. Toutes les femmes et tous les hommes qui le désirent seront les bienvenus pour y participer.

Les yeux fermés, Lan écouta le cri gagner en intensité. Il y eut des vivats, puis un rugissement collectif d’allégresse.


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