15 Utiliser un caillou

L’Asha’man Naeff à ses côtés, Nynaeve se hâtait dans les rues pavées de Tear. Au nord, très loin, la tempête restait présente et même de plus en plus menaçante. Rien de naturel là-dedans. Et elle dérivait vers le sud.

Lan était là-bas, sous ce cauchemar obscur.

— Lumière, protège-le…

— Vous dites, Nynaeve Sedai ? demanda Naeff.

— Rien du tout…

Nynaeve commençait à s’habituer à la présence de l’homme en veste noire. Et quand elle le regardait, aucun frisson glacé ne courait le long de sa colonne vertébrale. Voilà qui aurait été stupide ! Avec sa contribution, le saidin avait été purifié. Aucune raison de se sentir mal à l’aise. Même si les Asha’man, de temps en temps, regardaient dans le vide et marmonnaient entre leurs dents. Comme Naeff en ce moment, qui sondait les ombres projetées par un bâtiment proche, une main sur son épée.

— Prudence, Nynaeve Sedai, dit-il. Un autre Myrddraal nous suit.

— Tu es sûr, Naeff ?

Le grand type au visage carré acquiesça. Pour les tissages, il était très doué – surtout avec l’Air, une rareté chez un homme – et, contrairement à certains de ses collègues, il se montrait très poli avec les Aes Sedai.

— Oui, j’en suis sûr. J’ignore pourquoi je peux les voir alors que les autres en sont incapables. Je dois avoir un don spécial. Ce sont des éclaireurs cachés dans les ombres, je crois. Ils n’attaquent pas parce qu’ils savent que je suis en mesure de les repérer.

Naeff patrouillait la nuit dans la Pierre de Tear, en quête des Myrddraals qu’il était le seul à voir. Si sa folie ne s’aggravait pas, certaines vieilles blessures ne guériraient jamais. Et il garderait toujours cette séquelle. Le pauvre… Au moins, sa démence était moins grave que celle de certains autres…

Nynaeve regarda devant elle et descendit la large rue pavée. Des deux côtés, les bâtiments étaient disposés au hasard, à la mode de Tear. Une imposante demeure flanquée de deux tours et d’une porte en bronze digne d’un portail voisinait avec une auberge de taille très modeste. En face, des maisons avec des portes et des fenêtres ornées de fer forgé s’alignaient proprement – n’était la boucherie tout à fait incongrue qui se nichait au milieu de la rangée.

Nynaeve et Naeff se dirigeaient vers le quartier appelé le Tout Estival, qui jouxtait la partie orientale du mur d’enceinte. Pas le coin le plus chic de Tear, mais un lieu prospère, pour le moins.

À Tear, il n’existait que deux classes sociales : la noblesse et le peuple. Pour les nobles, la populace, comme ils disaient, était composée de créatures à la fois exotiques et inférieures.

Nynaeve et Naeff croisèrent quelques-uns de ces êtres méprisés. Des hommes en pantalon ample tenu à la taille par une ceinture de couleur et attaché aux chevilles… Des femmes en robe à col montant, un tablier clair protégeant le devant. Les chapeaux de paille plats abondaient, presque à égalité avec les bonnets inclinés d’un côté. Pas mal de gens portaient sur une épaule des sabots attachés par une cordelette qu’ils enfileraient une fois de retour dans l’Assommoir, le terrible quartier du port.

Les gens que croisait Nynaeve semblaient inquiets, certains jetant sans cesse des coups d’œil par-dessus leur épaule. Dans la direction d’où ils venaient, une bulle maléfique avait frappé la cité. Si la Lumière le voulait bien, il y aurait peu de blessés, parce que l’Aes Sedai n’avait pas beaucoup de temps devant elle. Au plus vite, il lui faudrait gagner la Tour Blanche.

Obéir à Egwene l’horripilait. Mais elle boirait la coupe jusqu’à la lie et s’en irait dès le retour de Rand, parti ce matin pour on ne savait où. Quel type insupportable ! Au moins, il avait emmené des Promises. D’après ce qu’on disait, il était allé chercher quelque chose.

Nynaeve accéléra le rythme et Naeff la suivit jusqu’à ce qu’ils passent quasiment au pas de course. Un portail aurait été plus rapide, mais beaucoup moins sûr, car ils auraient risqué de blesser ou de tuer de braves gens.

Nous sommes trop dépendants des portails… Du coup, nos jambes ne nous semblent plus assez bonnes…

Le duo s’engagea dans une rue où étaient postés plusieurs Défenseurs. En veste noire à manches bouffantes noir et or, leur plastron argenté étincelant, ces hommes semblaient très nerveux. Pour laisser passer Nynaeve et Naeff, ils s’écartèrent promptement. Bien que visiblement soulagés de voir arriver une Aes Sedai, ils continuèrent à serrer leur pique à s’en faire blanchir les phalanges.

Derrière eux, la ville semblait un peu plus… terne que d’habitude. Délavée, presque. Les pavés paraissaient d’une nuance de gris plus claire, et les murs des bâtiments un peu moins bruns qu’ils auraient dû l’être.

— Vous avez des hommes qui cherchent les blessés dans la zone sinistrée ? demanda Nynaeve.

Un des Défenseurs secoua la tête.

— Nous empêchons quiconque d’entrer, hum… dame Aes Sedai. C’est dangereux.

De nombreux Teariens n’avaient pas encore l’habitude de témoigner du respect aux sœurs. Jusque très récemment, il était interdit de canaliser en ville.

— Envoie une équipe fouiller les lieux, ordonna Nynaeve. Si tes « précautions » coûtent des vies, le seigneur Dragon le prendra très mal. Commence par le périmètre de la zone. Et si tes gars trouvent quelqu’un que je peux aider, il suffira de venir me chercher.

Les Défenseurs se mirent en branle. Nynaeve consulta Naeff du regard. L’Asha’man ayant acquiescé, elle avança à l’intérieur du site affecté par la bulle maléfique. Dès que ses pieds touchèrent les pavés, ceux-ci tombèrent en poussière et l’épouse de Lan s’enfonça dans la terre jusqu’aux chevilles.

Elle baissa les yeux, les sangs glacés, mais continua quand même. À chaque pas, le phénomène se reproduisait. En laissant une piste poudreuse derrière eux, l’Aes Sedai et l’Asha’man se dirigèrent vers un bâtiment proche.

Une auberge dotée de jolis balcons… Du fer forgé embellissait les fenêtres et l’entrée. Voyant que la porte était ouverte, Nynaeve voulut grimper sur le perron, mais la première marche du petit escalier se désintégra aussi. À côté d’elle, Naeff se pencha et fit couler l’étrange poussière entre ses doigts.

— C’est la poudre la plus fine que j’aie jamais touchée…, dit-il.

Dans la rue bizarrement silencieuse, l’air était d’une fraîcheur… surnaturelle. Après une profonde inspiration, Nynaeve se hissa sur le perron puis entra dans l’auberge. Le plancher se désintégrant sous ses pieds, elle dut sauter et atterrit enfin sur un sol stable.

Les lampes éteintes, il faisait très sombre dans la salle commune. Aux tables, des gens étaient assis, pétrifiés au milieu d’un geste. Pour l’essentiel, il s’agissait de nobles aux superbes atours, les hommes arborant la barbe pointue et huilée de rigueur.

L’un d’eux, perché sur un tabouret devant une table haute, portait une chope de bière à sa bouche. Il ne bougeait plus, les lèvres entrouvertes pour boire.

Même si peu de choses semblaient surprendre ou troubler les Asha’man, Naeff faisait grise mine. Alors qu’il se préparait à avancer, Nynaeve le retint par le bras. Quand il la regarda, perplexe, elle tendit une main vers ses pieds. Devant lui, à peine visible sous le plancher encore miraculeusement intact, le sol s’était écroulé. Un pas de plus, et Naeff aurait fini dans la cave de l’établissement.

— Lumière…, murmura Nynaeve en reculant.

Naeff s’accroupit et tapota une planche qui tomba aussitôt en poussière.

Nynaeve tissa un mélange d’Esprit, d’Air et d’Eau pour sonder le noble figé alors qu’il allait boire. En principe, elle devait toucher un sujet pour bien le sonder. Mais là, elle hésitait. Sans contact, elle glanerait des informations, mais il serait presque impossible de guérir.

Mais guérir quoi, au juste ? Chez cet homme, il n’y avait plus aucun signe de vie. Pas même un indice qu’il avait été vivant un jour. Son corps, en réalité, n’était plus composé de chair.

L’estomac retourné, Nynaeve sonda d’autres personnes. La servante qui apportait un plateau à trois marchands andoriens. Le tavernier bedonnant, qui devait avoir eu du mal à circuler entre les tables serrées les unes contre les autres. La dame superbement vêtue, occupée à lire un petit ouvrage quand la bulle avait frappé.

Pas le moindre signe de vie chez ces gens. Ce n’étaient même pas des cadavres, mais des coquilles vides. Les doigts tremblants, Nynaeve tendit le bras et frôla l’épaule du buveur pétrifié. Aussitôt, il se désintégra. Mais son tabouret et le plancher qui le soutenait restèrent entiers.

— Ici, dit Nynaeve, il n’y a personne à sauver.

— Les pauvres gens, souffla Naeff. Que la Lumière abrite leur âme.

Pour les nobles de Tear, Nynaeve peinait à éprouver de la compassion. Parmi tous les gens qu’elle avait connus, ils étaient de loin les plus arrogants. Mais personne ne méritait un sort pareil. Et un grand nombre de roturiers avaient été eux aussi piégés par cette bulle.

Tandis que Naeff et elle sortaient de l’auberge, Nynaeve tira furieusement sur sa natte. Elle détestait se sentir impuissante. Comme avec le pauvre garde à l’origine de l’incendie, devant le manoir d’Arad Doman. Ou comme avec les malades terrassés par des affections inconnues. Ou encore, les coquilles vides d’aujourd’hui… À quoi bon apprendre à guérir, si ça ne servait pas à aider les autres ?

À présent, elle allait devoir partir pour la Tour Blanche. Comme si elle s’enfuyait…

Elle se tourna vers Naeff :

— Vent, dit-elle.

— Pardon, Nynaeve Sedai ?

— Fais souffler du vent sur le bâtiment, Naeff. Je veux voir ce qui arrive.

L’Asha’man obéit, ses tissages invisibles projetant quelques bourrasques. Aussitôt, l’auberge entière se désintégra et des grains blancs comme ceux des pissenlits volèrent dans les airs.

— Quelle est l’étendue de cette bulle, déjà ? demanda Nynaeve.

— Selon les Défenseurs, deux rues de large dans toutes les directions.

— Il nous faut plus de vent, dit Nynaeve en commençant à canaliser. Génère une petite tempête, Naeff. S’il reste des survivants, c’est comme ça que nous les trouverons.

L’Asha’man acquiesça. Ensemble, Nynaeve et lui avancèrent en poussant devant eux un vent surnaturel. Sous ses assauts, des bâtiments s’écroulèrent puis partirent en poussière. Plus doué pour cet exercice que Nynaeve, Naeff était cependant moins puissant dans le Pouvoir qu’elle. Quoi qu’il en soit, en unissant leurs forces, ils détruisirent tout ce qui devait l’être.

Un travail épuisant, mais qu’il fallait faire. Contre toute raison, Nynaeve espérait trouver quelqu’un à aider. Mais les bâtiments s’effondraient devant elle, la poussière emportée par les tourbillons de vent. Avec l’aide de Naeff, comme une servante qui balaie le sol, l’Aes Sedai poussait devant elle la tempête de sable surnaturelle.

Dans les rues, ils virent des gens pétrifiés. Des animaux, aussi, comme ces bœufs qui tiraient un chariot. Et, plus déchirant, des enfants en train de jouer dans une allée.

Poussière que tout cela !

Et pas un seul survivant ! Après des heures, quand Naeff et elle eurent fini de désintégrer la zone souillée de la cité, Nynaeve regarda tristement la colonne de poussière qui ne retombait pas, maintenue en place par le petit cyclone que l’Asha’man avait tissé. Une idée lui traversant l’esprit, l’épouse de Lan projeta une langue de Feu sur ce vortex.

Aussitôt, la poussière s’embrasa comme un tas de feuilles mortes séchées. Devant ces flammes rugissantes, Naeff et elle reculèrent, mais ce ne fut qu’un feu de paille qui ne laissa pas de cendres derrière lui.

Si nous n’avions pas compacté ce… matériau, une simple étincelle aurait pu déclencher un incendie géant…

Lorsque Naeff dissipa ses bourrasques, Nynaeve et lui se retrouvèrent au centre d’un grand terrain vague circulaire où une série de trous marquait l’emplacement des caves. À la lisière de cette zone, des bâtiments étaient coupés en deux, certaines pièces ouvertes aux quatre vents. D’autres s’étaient carrément effondrés. Le spectacle se révélait hallucinant. Comme si deux orbites vides remplaçaient désormais les yeux sur le « visage » de Tear.

Par petits groupes, des Défenseurs se tenaient sur le périmètre de la zone. Avec Naeff, Nynaeve alla rejoindre le plus important.

— Vous n’avez trouvé personne ? demanda-t-elle.

— Non, dame Aes Sedai, répondit un des hommes. Enfin, il y avait bien des gens, mais tous morts…

Un type corpulent sanglé dans un uniforme trop petit renchérit :

— Apparemment, tous ceux qui sont entrés dans ce secteur ont péri. À quelques-uns, il manquait un pied ou une partie d’un bras. Mais ils étaient morts quand même.

Visiblement secoué, le Défenseur avait la voix tremblante.

Nynaeve ferma les yeux. Le monde entier se délitait, et elle ne pouvait rien y faire. De quoi se sentir malade et furieuse.

— Ce sont peut-être eux les coupables…, murmura Naeff.

Rouvrant les yeux, Nynaeve vit que l’Asha’man désignait un bâtiment intact, non loin de là.

— Les Blafards… Nynaeve Sedai, il y en a trois là-bas, et ils nous observent.

— Naeff…

Nynaeve s’interrompit, frustrée. Lui dire que ses « Blafards » n’étaient pas réels n’aurait servi à rien.

Il faut que je fasse quelque chose… Que j’aide quelqu’un !

— Naeff, ne bouge plus !

Elle prit le bras de l’Asha’man et entreprit de le sonder. Il la regarda, surpris, mais n’émit pas d’objection.

La folie était visible, semblable à un faisceau de veines noires qui envahissait l’esprit de Naeff. Comme un cœur miniature, cette démence battait lentement. Récemment, Nynaeve avait découvert la même infestation chez d’autres Asha’man. En matière de sonde, elle s’améliorait, ses tissages devenant de plus en plus pointus, et elle repérait des éléments qui lui étaient jusque-là cachés. Hélas, elle n’avait aucune idée d’un protocole susceptible de réparer les dégâts.

Tout devrait pouvoir être guéri, se dit-elle. À part la mort.

Se concentrant, elle tissa en même temps les Cinq Pouvoirs puis explora prudemment le faisceau noir. Son expérience avec le pauvre serviteur de Graendal qu’elle avait « libéré » d’une coercition restait vivace dans son esprit. Naeff était mieux « fou » que doté d’un cerveau irrémédiablement endommagé.

Bizarrement, le faisceau noir ressemblait beaucoup à une coercition. Était-ce ça, l’action de la souillure ? Imposer aux hommes capables de canaliser une coercition générée par le Ténébreux en personne ?

Toujours avec mille précautions, Nynaeve tissa un contre-flux, une copie inversée de la folie, puis en enveloppa l’esprit de Naeff.

Son réseau se volatilisa sans avoir eu le moindre effet.

L’ancienne Sage-Dame serra les dents. Cette manœuvre aurait dû fonctionner. Mais comme ça arrivait si souvent désormais, elle s’était soldée par un fiasco.

Non, je ne peux pas baisser si vite les bras !

Elle sonda plus profondément l’esprit de l’Asha’man. La masse sombre était hérissée d’épines qui s’enfonçaient dans son cerveau. Ignorant les gens qui se pressaient autour d’eux, Nynaeve étudia ces pointes. Puis, très doucement, elle recourut à des tissages d’Esprit pour en retirer une.

Après une forte résistance, l’intruse céda. Sans attendre, Nynaeve cautérisa l’endroit où elle avait blessé les tissus cérébraux de Naeff. Tout de suite après, le cerveau sembla plus sain, comme s’il se régénérait.

Une à une, l’ancienne Sage-Dame retira toutes les intruses. En maintenant fermement ses tissages, sinon les épines noires se seraient de nouveau enfoncées dans les tissus.

De la sueur ruissela sur le front de la sœur. Déjà fatiguée après le « nettoyage » de la cité, elle n’avait plus d’énergie à consacrer au petit truc qui lui permettait de ne pas sentir la chaleur. Et Tear était une fournaise.

Elle insista, préparant un autre contre-flux.

Une fois toutes les épines retirées, elle le projeta sur le faisceau noir – qui frissonna et trembla, comme une créature vivante.

Avant de disparaître.

Vidée de ses forces, Nynaeve tituba en arrière, puis elle regarda Naeff, qui venait de porter une main à sa tête.

Lumière ! L’ai-je blessé ? Dans quoi me suis-je embarquée ? Je l’ai peut-être…

— Ils sont partis, annonça Naeff. Les Blafards, je veux dire… Je ne les vois plus. (Il s’ébroua, très surpris.) Pourquoi se seraient-ils cachés dans les ombres, pour commencer ? Si j’étais capable de les voir, ils me tueraient, et… (Il regarda Nynaeve, les yeux ronds.) Qu’avez-vous fait ?

— Je crois… Eh bien, je pense t’avoir libéré de ta folie.

En tout cas, elle l’avait… modifiée. Son intervention était très éloignée d’une guérison classique – d’ailleurs, elle n’avait pas recouru à des tissages spécifiques à la thérapie. Mais à première vue, c’était un succès.

L’air stupéfié, Naeff eut un grand sourire. Prenant entre les siennes une main de Nynaeve, il s’agenouilla, des larmes aux yeux.

— Pendant des mois, j’ai eu le sentiment d’être épié. Comme si je risquais d’être tué chaque fois que je tournais le dos à des ombres. À présent, je… Merci ! Il faut que je parle à Nelavaire.

— Je te salue bien bas, dans ce cas, dit Nynaeve.

À la vitesse du vent, Naeff fila vers la Pierre, où il entendait trouver son Aes Sedai.

Je ne dois pas me laisser aller à penser que rien de ce que je fais n’a d’importance. C’est ce que veut le Ténébreux.

Alors qu’elle regardait Naeff s’éloigner, Nynaeve remarqua que les nuages se dissipaient. Rand était revenu.

Tandis que des ouvriers déblayaient les restes des bâtiments partiellement désintégrés, Nynaeve dut improviser un petit discours à l’intention des Teariens affolés qui se massaient au bord de la zone sinistrée. Voulant coûte que coûte éviter une panique, elle dit et répéta qu’il n’y avait plus de danger. Puis elle demanda à rencontrer les familles qui avaient perdu quelqu’un.

Quand Rand la trouva, elle conversait avec une mince femme au visage dévasté. Appartenant à la « populace », la malheureuse portait un chapeau de paille, une robe à col montant et trois tabliers superposés. Son mari travaillait dans l’auberge que Nynaeve venait de raser. La veuve fixait désespérément le trou où se trouvait la cave.

Après un moment, l’épouse de Lan remarqua le Dragon. Les bras dans le dos, il l’observait avec intérêt. Somma et Kanara, deux Promises, veillaient sur lui.

Nynaeve en termina avec la Tearienne. Mais elle n’était pas près d’oublier ses yeux pleins de larmes. Si elle perdait Lan, comment réagirait-elle ?

Lumière, protège-le ! Je t’en prie…

Avant de laisser partir la veuve, Nynaeve lui donna sa bourse. Ces pièces l’aideraient peut-être…

Rand approcha.

— Tu te soucies de mon peuple, et je t’en remercie.

— Je me soucie de tous ceux qui souffrent.

— Comme tu le fais depuis toujours… Sans oublier les gens dont tu t’occupes alors qu’ils n’en ont pas besoin.

— Toi, par exemple ?

— Non. Moi, j’en ai toujours eu besoin. Il m’aurait même fallu plus.

Nynaeve ne sut sur quel pied danser. Jamais elle n’aurait cru entendre ça de Rand al’Thor ! Au fait, pourquoi portait-il toujours ce vieux manteau mité ?

— C’est ma faute, dit-il en désignant la zone sinistrée.

— Allons, ne sois pas idiot !

— De temps en temps, tout le monde l’est plus ou moins. Je m’accuse à cause de mes retards. Nous différons la confrontation depuis trop longtemps. Que s’est-il passé ici ? Les bâtiments sont tombés en poussière ?

— Oui. Les maisons et les gens avec… Privés de substance, ils se désintégraient au moindre contact.

— Le Ténébreux fera subir ce sort au monde entier, dit Rand d’un ton très doux. Il s’ébroue… Plus nous attendrons, accrochés au bord du gouffre par le bout des doigts, plus il détruira le peu qui nous reste. Il ne peut plus y avoir de retard.

— Rand, si tu le libères, ça risque d’être encore pire.

— Un court moment, oui… Ouvrir la brèche ne le libérera pas immédiatement, mais ça lui conférera plus de puissance. Pourtant, il faut le faire. Vois la route qui nous attend comme l’escalade d’une haute muraille de pierre. Hélas, nous atermoyons avant de commencer l’ascension. Chaque pas inutile nous fatigue en vue du combat à venir. Notre ennemi, il faut l’affronter tant que nous sommes encore forts. C’est pour ça que je dois briser les sceaux.

— Je… Eh bien, je crois que tu parles d’or.

Nynaeve n’en crut pas ses oreilles de s’entendre dire ça.

— Vraiment, Nynaeve ? demanda Rand, l’air… soulagé. Tu es sincère ?

— Oui.

— Alors, essaie de convaincre Egwene. Si elle peut, elle me mettra des bâtons dans les roues.

— Rand, elle m’a rappelée à la tour. Je dois partir aujourd’hui.

Le Dragon se rembrunit.

— Je me doutais qu’elle ferait ça…

Assez maladroitement, Rand posa une main sur l’épaule de Nynaeve.

— Ne les laisse pas te détruire. Car elles essaieront.

— Me détruire ?

— Ta passion est une part de toi-même. Bien que refusant de l’admettre, j’essayais d’être comme elles. Glacial – toujours impassible. Ça a failli me détruire. Pour certains, ça peut être une force, mais ce n’est pas le seul chemin vers la puissance. Tu devrais sans doute apprendre à te contrôler un peu plus, mais je t’aime telle que tu es. C’est la marque de ton authenticité. Je ne voudrais pas que tu deviennes une Aes Sedai comme les autres, avec un fichu masque sur le visage et aucun intérêt pour les sentiments des gens.

— Une Aes Sedai doit être sereine.

— Une Aes Sedai doit être… ce qu’elle décide d’être, assura Rand, son moignon toujours caché dans son dos. Moiraine avait de l’empathie. Ça se voyait, même quand elle se montrait impassible. Les plus grandes Aes Sedai que j’ai connues étaient sans cesse critiquées par les autres parce qu’elles ne se conformaient pas aux « standards ».

Nynaeve acquiesça puis fut très agacée de sa réaction. Elle tenait compte des conseils de Rand al’Thor, à présent ?

Mais il avait changé, vraiment… Une intensité sereine, des propos plus mesurés… Un homme dont on pouvait écouter les conseils sans se sentir regardée de haut. Comme son père, en fait.

Bien sûr, l’ancienne Sage-Dame n’aurait admis ça devant aucun des deux hommes.

— Va retrouver Egwene, dit Rand en lâchant l’épaule de Nynaeve. Mais dès que tu pourras, j’apprécierai beaucoup que tu reviennes auprès de moi. J’aurai encore besoin de tes conseils. Au minimum, je voudrais que tu sois là quand je partirai pour le mont Shayol Ghul. Avec le seul saidin, je ne vaincrai pas, et si je dois utiliser Callandor, il me faudra deux femmes de confiance pour former un cercle. L’autre, je ne l’ai pas encore choisie. Aviendha, peut-être. Ou Elayne. Mais toi, c’est certain.

— Je serai là, Rand, jura Nynaeve, submergée par une étrange fierté. Tiens-toi tranquille encore un moment. Je ne te blesserai pas, c’est promis.

Le Dragon arqua un sourcil, mais il ne broncha pas quand l’Aes Sedai entreprit de le sonder. Si épuisée qu’elle soit, Nynaeve ne pouvait pas le quitter avant de l’avoir guéri de sa folie. Soudain, ça lui semblait le mieux qu’elle pouvait faire pour lui. Et pour le monde.

Elle explora Rand en restant loin de ses blessures au flanc – deux puits d’obscurité qui menaçaient d’absorber son énergie. L’objectif, c’était l’esprit du Dragon. Là où se nichait…

L’épouse de Lan se raidit. Le faisceau noir était énorme. Des milliers d’épines s’enfonçaient dans le tissu cérébral. Mais sous ces intruses, on voyait un entrelacs brillant de… Eh bien, de quelque chose. Une lueur blanche, comme du Pouvoir liquide. Une lumière qui donnait la vie et la modelait.

Nynaeve en resta ébahie. Cette blancheur recouvrait chacune des épines et s’enfonçait avec elle dans le tissu cérébral. Qu’est-ce que ça signifiait ?

En tout cas, pas question de toucher à ça pour le moment. Il y avait tant de pointes. Avec une telle pression sur son cerveau, comment Rand pouvait-il seulement réfléchir ? Et quelle force générait cette blancheur ? Ce garçon, elle l’avait déjà guéri sans rien remarquer de semblable. Cela dit, elle n’avait pas repéré non plus le faisceau noir. Sans doute parce qu’elle n’était pas assez performante, à l’époque.

À regret, elle se retira.

— Désolée, mais je ne peux pas te guérir…

— Beaucoup de gens, toi comprise, se sont attaqués à ces blessures. Elles résistent à tout. Mais ces derniers temps, je n’y pense plus beaucoup.

— Je ne pensais pas à ces plaies-là, Rand. La folie, je…

— Tu peux guérir la folie ?

— Je crois l’avoir fait pour Naeff, oui.

Rand eut un grand sourire.

— Toi, tu ne cesseras jamais de… Nynaeve, sais-tu que les guérisseurs les plus doués, lors de l’Âge des Légendes, étaient souvent impuissants face aux maladies de l’esprit ? La plupart pensaient impossible de guérir la folie avec le Pouvoir de l’Unique.

— Avant de partir, je guérirai les autres… Narishma et Flinn, au minimum. Tous les Asha’man doivent être plus ou moins touchés. Mais je ne pourrai peut-être pas aller à la Tour Noire.

En supposant que j’en aie envie.

— Merci, dit Rand, le regard tourné vers le nord. Non, tu ne dois pas aller à la Tour Noire. Je devrais y envoyer quelqu’un, mais il faudra être très prudent… Quelque chose est arrivé à ces hommes. Mais j’ai tant à faire… (Il secoua la tête puis baissa les yeux sur Nynaeve.) C’est un gouffre que je ne peux pas franchir pour le moment… Parle de moi à Egwene – en bien. J’ai besoin de son aide.

Nynaeve hocha la tête. Puis, en se sentant tout à fait idiote, elle enlaça Rand avant de filer à la recherche de Narishma et de Flinn.

Enlacer le Dragon Réincarné ! Elle devenait aussi stupide qu’Elayne. Au fond, un séjour à la tour lui remettrait peut-être les idées en place.


Les nuages étaient revenus.

Au sommet de la tour, sur le toit plat circulaire, Egwene s’appuyait au muret qui lui arrivait à la taille. Comme un nuage d’insectes – ou une invasion de lichen –, les nuages se refermaient au-dessus de Tar Valon. Très agréable, la visite du soleil avait été des plus brèves.

Les infusions auraient de nouveau un goût de pourri. Les réserves de grain récemment découvertes s’épuisaient déjà, et les derniers sacs grouillaient de charançons.

Le pays ne fait qu’un avec le Dragon.

Egwene inspira à fond et contempla Tar Valon. Sa ville !

Derrière elle, Saerin, Yukiri et Seaine attendaient patiemment. Trois des premières « chasseuses d’Ajah Noir » au sein de la tour. Désormais, elles comptaient parmi ses plus fidèles partisanes. Et au nombre des plus utiles. Aujourd’hui, tout le monde s’attendait à ce que la jeune dirigeante favorise les anciennes rebelles – ou renégates, selon le point de vue qu’on adoptait. Être vue avec des sœurs qui n’avaient pas quitté la tour était une bonne stratégie…

— Qu’avez-vous découvert ? demanda Egwene.

Saerin secoua la tête et vint la rejoindre. Avec sa cicatrice sur la joue et ses tempes argentées, la sœur marron au teint cuivré ressemblait à un général vieillissant en route pour sa dernière campagne.

— Même après trois mille ans, certaines informations que tu as demandées restent sujettes à caution.

— Tout ce que tu me diras sera utile, ma fille. Tant qu’on ne dépend pas entièrement des faits, des connaissances incomplètes valent mieux qu’une totale ignorance.

Saerin fit la moue. Mais à l’évidence, elle avait reconnu la citation de Yassica Cellaech, une antique érudite de l’Ajah Marron.

— Et vous deux ? demanda Egwene à Yukiri et à Seaine.

— Nous cherchons, répondit Yukiri. Seaine a établi une liste de possibilités. Certaines semblent plus que raisonnables.

Egwene plissa le front. Demander des théories à une sœur blanche était toujours intéressant, mais rarement utile. Dédaignant le simple possible, ces femmes se penchaient volontiers sur les potentialités les plus fumeuses.

— Commençons par cette liste, dans ce cas.

— Très bien, fit Seaine. En préambule, je tiens à dire qu’une Rejetée détient sans nul doute des connaissances qui nous sont inaccessibles. Donc, il n’y a peut-être aucun moyen de déterminer comment elle a pu se jouer du Bâton des Serments. Par exemple, il existe peut-être un moyen de le neutraliser pendant un temps. À moins que certains mots permettent d’échapper à ses effets. Ce Bâton nous vient de l’Âge des Légendes. Même si nous l’utilisons depuis des millénaires, nous ne le comprenons pas vraiment. Comme la plupart des autres ter’angreal

— Tout le monde sait ça, non ?

Seaine sortit une feuille de sa poche.

— En tenant compte de ce postulat de base, j’ai trois théories sur la façon de tromper le Bâton lorsqu’on prête les Serments.

» Primo, il est possible que la Rejetée dispose d’un autre Bâton. On sait qu’il en existe plusieurs, et l’un peut éventuellement annuler les effets d’un autre. Si Mesaana détient en secret un artefact, elle a pu prêter les Trois Serments en tenant le nôtre, puis utiliser le sien afin de se dégager de sa parole. Et ce juste avant de jurer qu’elle n’est pas un Suppôt des Ténèbres.

— Tiré par les cheveux, dit Egwene. Comment aurait-elle pu faire ça sans qu’on le remarque ? Ça implique de tisser de l’Esprit.

— J’ai pensé à cette objection.

— Ce qui ne surprendra personne, fit Yukiri.

Seaine la foudroya du regard, puis elle enchaîna :

— Voilà pourquoi Mesaana peut avoir eu besoin d’un second Bâton des Serments. Pour canaliser de l’Esprit dedans, puis inverser le tissage, afin de se lier à l’artefact.

— Improbable…, marmonna Egwene.

— Improbable ? répéta Saerin. Moi, je trouve ça ridicule ! Yukiri, tu as utilisé le mot « plausible » au sujet de cette liste.

— C’est la possibilité la plus fumeuse, intervint Seaine. Mon secundo est moins tordu. Mesaana peut avoir envoyé un « sosie » à elle placé sous le Miroir des Brumes. Une pauvre sœur – voire une novice ou une Naturelle mal dégrossie –, après lui avoir infligé une lourde coercition. Contrainte et forcée, cette femme a pu prêter les Serments à sa place. N’étant pas un Suppôt, elle a juré en toute bonne foi qu’elle n’en était pas un.

Egwene hocha pensivement la tête.

— Un plan pareil aurait demandé beaucoup de préparation.

— D’après ce que j’ai appris sur elle, dit Saerin, Mesaana est passée maîtresse dans l’art de tisser une toile.

La mission de Saerin était de collecter ce qu’on savait sur la Rejetée. Toutes les sœurs avaient entendu les récits, et aucune n’ignorait les noms des Rejetés, ainsi que leurs plus horribles forfaits. Mais Egwene se méfiait des récits. Si possible, elle voulait du concret.

— Tu as un tertio, si j’ai bien compris.

— Oui, Mère, répondit Seaine. Nous savons que certains tissages influencent les sons. Par exemple, pour amplifier une voix quand on s’adresse à la foule. Ou pour interdire à des oreilles indiscrètes d’écouter une conversation. Ou, au contraire, pour entendre ce que disent des gens… Quand on sait l’utiliser, le Miroir des Brumes peut modifier la voix d’une personne. Sans trop de peine, Doesine et moi avons adapté un tissage afin qu’il altère les mots que nous disons. En pratique, quand nous tenons des propos, les gens entendent des paroles entièrement différentes.

— Des territoires dangereux…, souffla Saerin. Un tissage pareil peut servir à des fins maléfiques.

— Je ne peux pas l’utiliser pour mentir, confia Seaine. Je sais, parce que j’ai essayé. Les Serments y veillent. Sous ce tissage, je ne pourrais pas prononcer des mots que quelqu’un entendrait comme un mensonge. Même si ma phrase d’origine disait la vérité avant d’être altérée.

» Cela posé, ce tissage s’est révélé très simple à développer. Une fois noué et inversé, il flottait devant moi et modifiait mes propos dans le sens que je souhaitais. En théorie, avec cette technique, Mesaana aurait pu tenir le Bâton des Serments et promettre tout ce qui lui passait par la tête. Par exemple : « Je jure que je mentirai chaque fois que j’en éprouverai le besoin. » Et le Bâton l’aurait liée à cette promesse. En revanche, le tissage modifiant ses propos, nous l’aurions entendue prêter le Serment habituel.

Egwene serra la mâchoire. Tromper le Bâton, avait-elle supposé, ne devait pas être un jeu d’enfant. Pourtant, un tissage de base pouvait suffire. Elle aurait dû s’en douter – ne jamais utiliser un rocher quand un caillou ferait l’affaire.

Une des phrases préférées de sa mère.

— En procédant ainsi, l’Ajah Noir aurait pu infiltrer des Suppôts à la tour depuis des années. Des traîtresses dans nos rangs…

— Certes, mais c’est peu probable, assura Saerin. Aucune sœur noire que nous avons capturée ne connaissait ce tissage. Sinon, elles auraient essayé d’y recourir quand nous les avons forcées à prêter à nouveau les Serments. Si Mesaana le maîtrise, elle l’a gardé pour elle. Afin qu’il reste efficace, il ne fallait pas que trop de femmes s’en servent.

— Et maintenant, nous faisons quoi ? demanda Egwene. Puisqu’on est informées de l’existence de ce tissage, il doit être facile de trouver une parade. Mais je doute que les sœurs acceptent de prêter une troisième fois les Serments.

— Et si c’était pour piéger une Rejetée ? avança Yukiri. Ébouriffer quelques plumes pour débusquer le renard caché dans le poulailler peut valoir la peine.

— Mesaana ne se laisserait pas piéger, dit Egwene. De plus, nous ignorons si elle a recouru à une de ces méthodes. La logique de Seaine laisse penser qu’il est possible, assez facilement, de tromper le Bâton des Serments. La technique choisie par Mesaana importe moins que ce fait brut.

Seaine consulta Yukiri du regard. Aucune des trois sœurs n’avait contesté la thèse d’Egwene au sujet de Mesaana, très probablement infiltrée à la Tour Blanche. Mais elles avaient eu des doutes. Au moins, désormais, elles savaient que le Bâton des Serments n’était pas infaillible.

— Je veux que vous continuiez, dit Egwene. Avec quelques autres, vous avez été très efficaces quand il fallait capturer des sœurs noires en les faisant sortir de leur tanière. C’est en gros la même mission…

Mais immensément plus dangereuse.

— Nous ferons de notre mieux, Mère, dit Yukiri. Mais débusquer une sœur au milieu de centaines ? Une créature parmi les plus maléfiques et les plus rusées qui aient jamais existé ? Je crains qu’elle nous laisse très peu d’indices… Et nos enquêtes sur les meurtres, jusque-là, n’ont pas abouti à grand-chose…

— Accrochez-vous quand même, trancha Egwene. Saerin, qu’as-tu à me rapporter ?

— Des récits, des rumeurs et des murmures, Mère. (La sœur fit la grimace.) Tu connais sans doute les histoires les plus célèbres au sujet de Mesaana. Comment, par exemple, elle a pris la direction des écoles dans les pays conquis par le Ténébreux lors de la guerre du Pouvoir. Pour autant que je le sache, ces légendes-là n’en sont pas. Alrom Marsim de Manetheren en parle en détail dans ses Annales des Nuits Finales. De l’avis général, cette femme est une source des plus fiables. Elle a rédigé un rapport très complet sur une de ces écoles, et des fragments assez substantiels sont arrivés jusqu’à nous.

» Mesaana voulait être une chercheuse, mais on ne l’a pas acceptée. Pourquoi ? Hélas, les détails ne sont pas clairs. Toujours selon Alrom, elle a aussi pris la tête des Aes Sedai qui s’étaient ralliées aux Ténèbres, les conduisant à la bataille. Là, j’ai du mal à croire notre chroniqueuse. Selon moi, le rôle de Mesaana a été plutôt symbolique.

Egwene hocha lentement la tête.

— Et sur sa personnalité, qu’as-tu appris ? Qui est-elle vraiment ?

— Pour la plupart des gens, Mère, les Rejetés sont des monstres de cauchemar, pas de véritables personnes. De plus, beaucoup de citations sont tronquées, et on a perdu des masses d’informations. D’après ce que j’ai déduit, parmi les Rejetés, elle mérite le qualificatif de « réaliste ». Quelqu’un qui ne regarde pas tout de haut, perché sur un trône, mais qui va sur le terrain et se salit les mains. Dans ses Aperçus sur la Dislocation, Elandria Borndat souligne que Mesaana, contrairement à Moghedien et à Graendal, voulait s’occuper des choses directement.

» Elle n’a jamais été la plus douée des Rejetés – ni la plus puissante – mais elle se montrait… compétente. Selon Elandria, elle avait « l’art de faire ce qui devait être fait ». Là où les autres auraient comploté, elle érigeait des défenses et entraînait de nouvelles recrues. (Saerin hésita.) Mère, elle ressemble à une Chaire d’Amyrlin. Une Chaire d’Amyrlin des Ténèbres.

— Pas étonnant qu’elle se soit infiltrée ici…, marmonna Yukiri, très perturbée par toute cette histoire.

— La seule autre chose qui me semble pertinente, Mère, reprit Saerin, c’est une étrange citation de Lannis, une érudite de l’Ajah Bleu. Selon elle, à part Demandred, personne n’arrivait à la cheville de Mesaana en matière de pure colère.

Egwene arqua un sourcil.

— Tous les Rejetés sont pleins de haine, non ?

— Je n’ai pas parlé de haine, mais de colère. Lannis estimait que Mesaana était furieuse – contre elle-même, contre le monde, contre les autres Rejetés. Parce qu’elle n’était pas sur le devant de la scène, semble-t-il. Ce point peut la rendre très dangereuse.

Egwene acquiesça.

C’est une organisatrice… Une administratrice qui déteste être reléguée dans cette position.

Était-ce pour ça qu’elle n’avait pas quitté la tour après qu’on eut démasqué les sœurs noires ? Brûlait-elle d’envie d’accomplir un exploit, afin de s’en vanter devant le Ténébreux ? Selon Verin, tous les Rejetés avaient un trait en commun : l’égoïsme.

Elle voulait offrir à son maître une Tour Blanche dévastée, mais ça n’a pas réussi. Très probablement, elle a aussi participé à la tentative d’enlèvement de Rand. Un autre fiasco. Et les femmes envoyées pour détruire la Tour Noire ?

Pour effacer de tels échecs, Mesaana aurait besoin d’un succès retentissant. Tuer la Chaire d’Amyrlin, par exemple, puisque ça risquait de diviser de nouveau la tour.

Quand Egwene avait parlé de s’utiliser elle-même comme un appât, Gawyn en avait fait une maladie. Allait-elle oser jouer à ce jeu-là ?

Agrippant le muret, Egwene contempla la ville dont le destin dépendait d’elle. Et au-delà, le monde qui avait besoin de son aide.

Il fallait agir et éliminer Mesaana de l’équation. Si Saerin ne se trompait pas, la Rejetée chercherait un affrontement direct, parce qu’elle n’était pas du genre à frapper cachée dans les ombres. Dans ce cas, tout ce qu’Egwene avait à faire, c’était lui proposer une occasion trop tentante pour qu’elle y résiste.

— Venez avec moi, dit-elle à ses compagnes en se dirigeant vers la rampe qui la ramènerait dans la tour. J’ai des préparatifs à faire.


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