51 Une épreuve

Sur la nuque de Min, tous les petits poils se hérissèrent lorsqu’elle saisit l’épée de cristal. Callandor.

Elle entendait des histoires sur cette arme depuis son enfance. Des récits sur Tear et sur l’épée qui n’en était pas une… Et voilà qu’elle la serrait entre ses doigts.

L’épée était plus légère qu’elle l’aurait cru. Sa surface cristalline reflétant la lumière des lampes, elle semblait briller… trop intensément, sa lumière intérieure changeant même quand Min ne bougeait pas. Lisse et chaud, le cristal paraissait presque vivant.

En face de Min, Rand rivait les yeux sur l’arme. Dans leurs appartements de la Pierre de Tear, les deux jeunes gens étaient en compagnie de Cadsuane, Narishma, Merise, Naeff et deux Promises.

Rand tendit la main et toucha l’arme. Quand Min leva les yeux, une vision apparut au-dessus du Dragon. Callandor, brillante comme à l’accoutumée, serrée par une main noire.

Min sursauta.

— Qu’as-tu vu ? lui demanda Rand.

Callandor dans un poing qui semblait en onyx.

— Une idée de ce que ça signifie ?

Min secoua la tête.

— Il faut cacher de nouveau cette arme, dit Cadsuane.

Aujourd’hui, elle portait une robe marron et vert – des couleurs « terriennes » mises en valeur par les ornements en or de ses cheveux. Le dos bien droit, les bras croisés, elle lâcha :

— Mon garçon, exhiber cet artefact en ce moment est de la folie.

— Objection notée, dit Rand.

Il prit le sa’angreal à Min et le glissa dans le fourreau accroché derrière son épaule. Sur la hanche, il portait une fois de plus l’antique épée dont le fourreau était orné d’un dragon rouge et or. Plusieurs fois, il avait affirmé que cette arme-là aussi était un symbole. À ses yeux, elle représentait le passé alors que Callandor incarnait en quelque sorte le futur.

— Rand, dit Min en lui prenant le bras. Mes recherches, tu te souviens ? Callandor semble avoir un défaut bien pire que celui que nous avons découvert. Cette vision étaye ce que je t’ai déjà dit. J’ai peur que cette arme soit utilisée contre toi.

— Je pense qu’elle le sera, dit Rand. En ce monde, tout le reste a été utilisé contre moi. Narishma, un portail, s’il te plaît. Nous avons déjà trop fait attendre les Frontaliers.

L’Asha’man hocha la tête, ce qui fit tintinnabuler les clochettes de ses cheveux.

Rand se tourna vers Naeff :

— Toujours aucune nouvelle de la Tour Noire ?

— Non, seigneur.

— Je n’ai pas pu m’y rendre en Voyageant, dit Rand. Ça fait penser à des problèmes encore pires que je le craignais. Utilise le tissage qui peut te dissimuler. Puis ouvre un portail à une journée de cheval de la Tour Noire, traverse-le à cheval, sous déguisement, et vois ce que tu trouveras. Aide ceux qui en ont besoin, si c’est possible, puis déniche Logain et ses partisans. Ensuite, délivre-leur un message de ma part.

— Quel message, seigneur ?

Rand parut soudain… distant.

— Dis-leur que j’ai eu tort. Que nous ne sommes pas des armes mais des hommes. Ça les aidera peut-être. Mais sois prudent, ça peut être dangereux.

» Après, viens me faire ton rapport. Là-bas, je devrai réparer des dégâts, mais je risque de tomber dans un piège plus dangereux que tous ceux que j’ai évités jusque-là. Tant de problèmes ont besoin d’être réglés. Et il n’existe qu’un seul exemplaire de Rand al’Thor ! Naeff, vas-y à ma place, pour le moment. Il me faut des informations.

— Je… Oui, seigneur.

Naeff parut troublé, mais il sortit de la pièce afin d’exécuter ses ordres.

Rand prit une grande inspiration puis il massa le moignon de sa main gauche.

— Tu es sûr de ne pas vouloir emmener plus de gens ? demanda Min.

— Certain. Cadsuane, prépare-toi à ouvrir un portail et à nous conduire… là où il faut.

— Nous allons à Far Madding, mon garçon. Tu n’as pas oublié, je pense, qu’on nous empêchera de nous unir à la Source, une fois entre ces murs.

Rand sourit.

— Et toi, tu portes un filet-paralis complet dans les cheveux, avec un Puits inclus. Je suis certain que ça suffira à générer un seul portail.

Cadsuane resta impassible.

— Un filet-paralis ? Je n’ai jamais entendu ces mots-là.

— Cadsuane Sedai, dit Rand sans s’énerver, ton filet compte quelques ornements que je ne connais pas. Je suppose donc qu’il a été créé au moment de la Dislocation. Mais j’étais là quand le premier de ces artefacts fut fabriqué, et j’ai porté le prototype destiné aux hommes.

Un grand silence suivit cette révélation.

— Eh bien, mon garçon, tu…

— Renonceras-tu un jour à cette coquetterie, Cadsuane Sedai ? M’appeler « mon garçon » ? Je ne m’en formalise plus, mais ça reste… bizarre. Le jour où je suis mort, durant l’Âge des Légendes, j’avais quatre cents ans. Selon moi, ça fait de toi ma cadette d’au moins quatre ou cinq décennies. Je te manifeste du respect. Ne serait-il pas temps que tu me rendes la pareille ? Si ça te chante, appelle-moi Rand Sedai. À ma connaissance, je suis le seul Aes Sedai masculin légitime encore en vie – qui ne s’est jamais tourné vers les Ténèbres, en tout cas.

Cadsuane pâlit assez pour que ça se remarque.

Rand eut un sourire presque amical.

— Tu as voulu venir et danser avec le Dragon Réincarné, Cadsuane. Je suis ce qu’il faut que je sois. Cela dit, rassure-toi : tu combats les Rejetés, mais à tes côtés, tu as un homme aussi vieux qu’eux. (Rand se détourna de la sœur, le regard soudain distant.) Hélas, le grand âge n’est pas nécessairement une preuve de sagesse. Autant souhaiter que le Ténébreux décide soudain de nous laisser en paix.

Rand prit Min par le bras. Ensemble, ils traversèrent le portail de Narishma. Au-delà, des Promises attendaient dans une petite clairière, surveillant quelques chevaux.

Min se hissa en selle et regarda Cadsuane. Elle semblait troublée, et il y avait de quoi. Quand Rand parlait ainsi, elle-même était plus perturbée qu’elle voulait bien l’admettre.

Sortant du couvert des arbres, la petite colonne prit la direction de Far Madding, une grande cité bâtie sur une île, au milieu d’un lac. Sur les berges, une armée aux centaines d’étendards avait établi son camp.

— C’est depuis toujours une ville qui compte, dit Rand, le regard encore distant. Le Gardien est plus récent, mais Far Madding est là depuis des lustres. Un caillou dans notre chaussure, déjà au temps où elle se nommait Aren Deshar… L’enclave des Incastars, des gens qui avaient peur des merveilles et du progrès… Au bout du compte, il faut avouer qu’ils avaient une bonne raison… Combien j’aimerais avoir écouté Gilgame…

— Rand ? souffla Min.

— Oui ? répondit le Dragon, arraché à sa rêverie.

— Ce que tu dis, c’est vrai ? Tu as quatre cents ans ?

— Plutôt quatre cent cinquante, je suppose… Doit-on ajouter mes années passées dans cet Âge ? (Rand regarda Min.) Tu es inquiète, pas vrai ? Tu te demandes si je suis toujours l’homme que tu as connu ? Une fichue tête de pioche de berger !

— Tu as tout ça dans ta mémoire ? Tout ce passé ?

— Des souvenirs, seulement…

— Mais tu es lui, Rand. Tu parles comme si tu étais vraiment l’homme qui a tenté de sceller la brèche. Et comme si tu connaissais intimement tous les Rejetés.

Rand chevaucha un moment en silence.

— Je suis lui, oui… Enfin, je crois… Mais tu passes à côté de quelque chose : si je suis lui aujourd’hui, il a toujours été moi. Et j’ai toujours été lui. Je ne vais pas changer simplement parce que mes souvenirs reviennent. Avant, j’étais le même. Et je suis moi. Comme depuis toujours.

— Lews Therin était fou.

— À la fin, oui… Et il a commis des erreurs. Comme moi. Je suis devenu arrogant et désespéré. Mais cette fois, il y a une différence. Très grande.

— Laquelle ?

Rand sourit.

— Cette fois, j’ai été mieux éduqué.

Min s’avisa qu’elle souriait aussi.

— Tu me connais, Min… Eh bien, je te jure que je me sens plus moi-même que depuis des mois. Plus que lorsque j’étais Lews Therin, si une telle remarque peut avoir un sens. C’est grâce à Tam et aux gens qui m’entourent. Toi, Perrin, Nynaeve, Mat, Aviendha, Elayne, Moiraine… Le Ténébreux a vraiment essayé de me briser. Avec celui que j’étais jadis, il aurait sûrement réussi.

Dans la prairie qui entourait Far Madding – comme partout ailleurs – il ne restait plus rien de vert. La situation s’aggravait de jour en jour.

Fais comme si la nature sommeillait… La terre n’est pas morte… Elle attend d’avoir passé l’hiver…

Un hiver de tempête et de guerre.

Derrière les deux jeunes gens, Narishma siffla entre ses dents. Le regardant, Min vit que ses traits s’étaient durcis. À l’évidence, ils venaient d’entrer dans la zone d’influence du Gardien.

Rand ne laissa pas paraître s’il s’en était aperçu. Quand il canalisait, il ne semblait plus être frappé par son étrange maladie. Min en était soulagée – sauf s’il simulait.

La jeune femme se concentra sur le problème du jour. Les Frontaliers n’avaient jamais expliqué pourquoi, au mépris de toutes leurs coutumes et de la logique, ils s’étaient mis en marche vers le sud pour trouver Rand.

Chez eux, on avait besoin de leur présence. À Maradon, l’intervention de Rand avait sauvé ce qui restait de la ville, mais si des attaques de ce genre se produisaient tout au long de la frontière avec la Flétrissure…

Vingt soldats à la lance ornée d’un fanion rouge interceptèrent la colonne avant qu’elle ait atteint l’armée des Frontaliers.

Rand tira sur ses rênes et attendit que ces hommes aient approché.

— Rand al’Thor, déclara un des hommes, nous sommes les représentants de l’Union de la Frontière. Et nous t’escorterons.

Rand acquiesça. La colonne repartit, cette fois avec une garde d’honneur.

— Il ne t’a pas appelé « seigneur Dragon », souffla Min à son compagnon.

Rand hocha pensivement la tête. Les Frontaliers refusaient peut-être de croire qu’il était le Dragon Réincarné.

— Ne te montre pas arrogant ici, Rand al’Thor, dit Cadsuane, sa monture arrivant au niveau de celle du jeune homme. Mais ne te laisse pas humilier non plus. Beaucoup de Frontaliers respectent la force, quand ils la rencontrent.

Eh bien, eh bien… Au lieu de lui donner du « mon garçon », Cadsuane appelait Rand par son nom. Une petite victoire qui arracha un sourire à Min.

— Le portail sera prêt en permanence, continua Cadsuane, plus bas, mais il sera très petit. Le Puits me fournira juste assez de Pouvoir pour qu’on ait la place de passer un par un. Il serait préférable de ne pas en avoir besoin. Ces gens sont prêts à se battre pour toi, j’en suis sûre. Bientôt, ils le désireront ardemment. Pour les en empêcher, il faudrait vraiment multiplier les bourdes.

— C’est plus compliqué que ça, Cadsuane Sedai, répondit Rand, lui aussi à voix basse. Quelque chose les a attirés vers le sud. C’est un défi – de ceux que je ne sais pas trop comment relever. Mais merci de me donner ton avis…

Cadsuane hocha gravement la tête.

Au bout d’un moment, Min aperçut une rangée de silhouettes un peu devant l’armée. Dans leur dos, des milliers de soldats attendaient.

Des braves du Saldaea, avec leurs jambes arquées ; du Shienar, arborant leur célèbre toupet ; de l’Arafel, deux épées croisées accrochées dans le dos ; et du Kandor, avec leur barbe fourchue.

Les gens qui attendaient devant ces troupes étaient à pied et ils portaient leurs plus beaux atours.

Deux hommes et deux femmes avec des Aes Sedai à leurs côtés et ce qui semblait être des aides de camp.

— La femme du milieu est la reine Ethenielle, souffla Cadsuane. Une personne austère mais juste. Elle est connue pour se mêler des affaires des nations du Sud. Selon moi, les autres la laisseront diriger les débats. Le bel homme, à côté d’elle, se nomme Paitar Nachiman. C’est le roi de l’Arafel.

— Un bel homme, lui ? répéta Min en étudiant le vieux souverain.

— Une question de perspective, mon enfant, répondit Cadsuane, imperturbable. Naguère, il était universellement connu pour son visage, et il l’est encore à cause de son épée. Sur son flanc, c’est le roi du Shienar, Easar Togita.

— Il est si triste…, dit Rand. De qui porte-t-il le deuil ?

Min plissa le front. À ses yeux, Easar ne paraissait pas triste, mais plutôt… solennel et grave.

— C’est un Frontalier, dit Cadsuane. Toute sa vie, il l’a passée à combattre les Trollocs. Du coup, il a perdu une longue liste d’amis et de personnes chères. Sa femme est morte il y a quelques années. On lui prête l’âme d’un poète, mais c’est un homme austère. Si tu te gagnes son respect, ce sera déjà un très bon point.

— Donc, dit Rand, l’autre femme, c’est la reine Tenobia. Je regrette vraiment que Bashere ne soit pas là.

De l’aveu même du maréchal, le voir aurait fait enrager Tenobia. Sur ce point, Rand avait écouté la voix de la raison.

— Tenobia, dit Cadsuane, c’est un feu de forêt. Jeune, impertinente et téméraire. Ne commence surtout pas à polémiquer avec elle.

Rand fit signe qu’il avait compris.

— Min ? demanda-t-il.

— Une lance flotte au-dessus de sa tête, répondit la jeune femme. Ensanglantée mais brillant quand même à la lumière. Ethenielle se mariera bientôt – je peux le dire à cause des colombes, dans son aura. Aujourd’hui, elle a prévu de faire quelque chose de dangereux, alors, sois très prudent. Les hommes ont des épées, des boucliers et des flèches dans leur aura. Tous les deux combattront bientôt.

— Pendant l’Ultime Bataille ?

— Je ne sais pas…, reconnut Min. Ça peut être aussi aujourd’hui…

L’escorte des jeunes gens les conduisit jusqu’aux quatre monarques. Rand mit pied à terre et flatta l’encolure de Tai’daishar, qui semblait nerveux. Min et Narishma voulurent descendre de selle, mais Rand leva la main pour les en empêcher.

— Le sombre crétin…, marmonna Cadsuane à la seule intention de Min. Il me demande d’avoir un portail prêt, et il nous laisse en plan ?

— Il veut que vous soyez en mesure de me tirer de là, souffla Min. Le connaissant, je sais qu’il s’inquiète plus pour moi que pour lui. Quel crétin, en effet !

Cadsuane eut l’air étonnée, puis elle sourit et tourna la tête pour observer Rand.

Il approcha des monarques, s’immobilisa et écarta les mains comme pour demander : « Maintenant, puis-je savoir ce que vous me voulez ? »

Comme Cadsuane le soupçonnait, Ethenielle prit les choses en main. Ses cheveux noirs tirés en arrière et noués par un ruban, cette femme plutôt replète avança vers Rand. Près d’elle, un homme portait sur ses bras une épée dans son fourreau, garde orientée vers la reine.

Les Promises s’agitèrent nerveusement puis vinrent flanquer Rand. Comme d’habitude, elles supposaient que l’ordre de rester en arrière ne les concernait pas.

Ethenielle leva une main et gifla le Dragon.

Narishma jura entre ses dents tandis que les Promises relevaient leur voile et saisissaient leurs lances. Min fit avancer son cheval, franchissant la ligne de gardes de l’escorte.

— Arrêtez ! cria Rand en levant de nouveau la main.

Il se retourna et regarda les Promises.

Min tira sur les rênes de sa jument et lui parla doucement pour la calmer. À contrecœur, les Promises reculèrent et Cadsuane fit discrètement avancer sa monture pour se porter au niveau de Min.

Rand se tourna de nouveau vers Ethenielle puis se massa la joue.

— Majesté, j’espère que c’est un salut traditionnel du Kandor.

La reine arqua un sourcil, puis elle fit un petit geste. Le roi Easar avança, se campa devant Rand et le souffleta avec une telle violence qu’il faillit tomber.

Le Dragon conserva son équilibre et indiqua de nouveau aux Promises de ne pas intervenir. Du sang coulant sur son menton, il soutint le regard d’Easar.

Le roi du Shienar l’étudia un moment, puis il hocha la tête et s’écarta.

Tenobia le remplaça et gifla Rand de la main gauche. Dans le lien, Min capta de la douleur. D’ailleurs, après ce coup magistral, Tenobia secoua frénétiquement sa main.

Paitar passa le dernier. Les mains dans le dos, il avança, l’air pensif. Puis il s’arrêta devant Rand, tendit un bras et tapota le sang, sur la joue du Dragon. Ensuite, il le souffleta à son tour, si fort que du sang jaillit de sa bouche et qu’il tomba à genoux.

Min n’y tint plus.

— Rand ! cria-t-elle en sautant de selle.

Elle approcha du jeune homme, l’aida à garder son équilibre et foudroya du regard les quatre têtes couronnées.

— Comment osez-vous ? Il est venu en paix.

— En paix ? répéta Paitar. Non, jeune dame, il n’est pas venu en paix en ce monde où il a semé la terreur, le chaos et la destruction.

— Ainsi que le prédisaient les prophéties, dit Cadsuane.

Elle approcha pendant que Min aidait Rand à se relever.

— Vous lui avez fait porter le fardeau de tout un Âge ! continua la légende. On ne peut pas embaucher un homme pour qu’il reconstruise une maison et lui reprocher d’avoir abattu un mur afin de bien faire son travail.

— Si on présume qu’il est bien le Dragon Réincarné, lâcha Tenobia. (Elle croisa les bras.) Nous…

Elle se tut, car Rand, lentement, était en train de dégainer Callandor, dont la lame brillante faisait grincer son fourreau.

— Et cette lame, tu nies son existence, reine Tenobia, Bouclier du Nord, Épée de la Flétrissure et Haute Chaire de la maison Kazadi ? Peux-tu la regarder et m’accuser d’être un faux Dragon ?

Tenobia en resta coite. Easar, lui, hocha la tête.

Derrière les souverains, en silence, les soldats observaient la scène, leurs armes levées. Comme pour saluer – ou préluder à une attaque. Du coin de l’œil, Min vit que les remparts de Far Madding étaient bondés de monde.

— Entrons dans le vif du sujet, dit Easar. Ethenielle ?

— Oui, allons-y ! Voici ce que j’ai à dire, Rand al’Thor. Même si tu nous prouves que tu es le Dragon Réincarné, tu auras encore de lourds comptes à rendre.

— Tu pourras m’écorcher vif si tu veux, Ethenielle, dit Rand en rengainant Callandor. Mais après que j’en aurai décousu avec le Ténébreux.

— Rand al’Thor, dit Paitar, j’ai pour toi une question à laquelle la réponse déterminera l’issue de cette journée.

— Quelle question ? demanda Cadsuane.

Rand leva la main.

— Cadsuane, je t’en prie… Seigneur Paitar, je le vois dans tes yeux : tu sais que je suis le Dragon Réincarné. Ta question est-elle nécessaire ?

— Elle est vitale, seigneur al’Thor. C’est elle qui nous a conduits ici, même si mes alliés ne le savaient pas au début. Depuis toujours, je crois que tu es le Dragon Réincarné. Ma quête n’en est que plus cruciale.

Min plissa le front. Comme s’il voulait la dégainer, le vieux roi posa la main sur la poignée de son épée. Les Promises se tendirent, et Min s’avisa que Paitar était beaucoup trop près de Rand.

Il pourrait le décapiter en un éclair. Et il s’est placé très précisément pour pouvoir le faire.

Rand soutint le regard du monarque.

— Pose ta question.

— Comment est morte Tellindal Tirraso ?

— Qui ? demanda Min à Cadsuane.

Décontenancée, l’Aes Sedai secoua la tête.

— Comment connais-tu ce nom ? demanda Rand.

— Réponds à la question ! lança Easar, lui aussi prêt à dégainer son arme.

Derrière les monarques, des centaines d’hommes se préparèrent.

— Tellindal Tirraso était une fonctionnaire de l’Âge des Légendes. Quand Demandred est venu m’affronter, après avoir trouvé les Quatre-vingt-un, elle est tombée pendant le combat, foudroyée par un éclair. Mais j’avais son sang sur les mains… Comment connais-tu ce nom ?

Ethenielle regarda Easar, Tenobia et enfin Paitar. Ce dernier hocha la tête, ferma les yeux et lâcha un soupir de soulagement. Puis il éloigna sa main de son arme.

— Rand al’Thor, dit Ethenielle, Dragon Réincarné, veux-tu bien venir t’asseoir afin de parler avec nous ? Nous répondrons à toutes tes questions.


— Pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de cette prophétie, en supposant qu’elle existe ? demanda Cadsuane.

— Sa nature même exigeait qu’elle reste secrète, répondit Paitar.

Tous avaient pris place sous une grande tente, au milieu du camp des Frontaliers. Très mal à l’aise dans cet environnement, Cadsuane peinait à le cacher. Cet idiot de garçon – quel que soit son âge, il serait à jamais un idiot de garçon – semblait comme un poisson dans l’eau.

Treize Aes Sedai attendaient dehors, parce que la tente n’était quand même pas un pavillon. Treize ! Et cette andouille d’al’Thor n’avait même pas tressailli. Quel homme capable de canaliser pouvait rester de marbre alors qu’il y avait treize sœurs dans le coin ?

Il a changé, pensa Cadsuane. Il va falloir que je l’accepte…

Cela dit, il avait encore besoin d’elle. Presque toujours, les hommes comme lui devenaient trop confiants. Quelques revers de fortune, et il s’emmêlerait les pinceaux, se retrouvant dans la mouise.

Cela posé, la légende était fière de lui. À contrecœur et… modérément.

— Cette prophétie a été délivrée par une Aes Sedai de ma lignée, reprit Paitar. (Avant de continuer, il but une gorgée d’infusion.) Mon ancêtre, Reo Myershi, fut le seul être humain à l’entendre. Il ordonna qu’elle soit transmise de monarque en monarque, jusqu’à aujourd’hui.

— Récite-la pour moi, dit Rand. Je t’en prie.

— « Je l’ai vu face à toi. Lui, l’homme qui a vécu plusieurs vies. Celui qui sème la mort et qui a fait jaillir du sol une montagne. Il détruira ce qui doit l’être, mais d’abord, il se tiendra ici, devant notre roi. Souverain, tu le feras saigner, afin d’évaluer son calme. Puis il devra parler ! Comment a péri celle qui est tombée ? Tellindal Tirraso, assassinée de sa main – l’obscurité qui vient un jour après la lumière. Tu devras poser la question, et connaître ainsi ton destin. S’il ne peut pas répondre… »

Le roi s’interrompit.

— La suite ? demanda Min.

— « S’il ne peut pas répondre, alors, tout sera perdu. Sans délai, tu mettras fin à sa vie, pour que les derniers jours puissent essuyer la tempête. Ainsi, la Lumière ne sera pas consumée par celui qui aurait dû la préserver. Je l’ai vu… et j’ai pleuré. »

— Vous êtes venu pour le tuer, accusa Cadsuane.

— Non, pour le mettre à l’épreuve, corrigea Tenobia. Du moins, c’est ce qui fut décidé, une fois que Paitar nous a parlé de la prophétie.

— Vous ne savez pas combien vous êtes passés près de la fin…, dit Rand. Si j’étais venu vous voir un peu plus tôt, j’aurais répondu à vos coups par des Torrents de Feu.

— Dans le cercle d’influence du Gardien ? railla Tenobia, dédaigneuse.

— Le Gardien neutralise le Pouvoir de l’Unique, murmura Rand. Seulement lui…

Que veut-il dire par là ? se demanda Cadsuane, troublée.

— Nous connaissions les risques, affirma Ethenielle, pleine d’orgueil. J’ai exigé l’honneur de te frapper la première. Si nous étions tombés, nos armées avaient ordre d’attaquer.

— Ma famille a analysé cent fois cette prophétie, dit Paitar. Son sens semblait limpide. Il nous revenait de mettre à l’épreuve le seigneur Dragon. Afin de savoir s’il méritait de participer à l’Ultime Bataille.

— Il y a un mois, dit Rand, je n’aurais pas disposé des souvenirs permettant de vous répondre. C’était un pari fou ! Si vous m’aviez tué, tout aurait été perdu.

— Un pari, oui, admit Paitar. Un autre homme se serait peut-être dressé à ta place.

— Non, répondit Rand. Cette prophétie est exactement comme les autres. Pas un conseil, mais la description de ce qui doit arriver.

— Je vois les choses différemment, Rand al’Thor, dit Paitar. Et les autres sont d’accord avec moi.

— Il faut noter, intervint Ethenielle, que je ne suis pas venue dans le Sud à cause de cette prédiction. Mon but était de remettre un peu de bon sens dans ce monde. Et puis…

Elle fit la moue.

— Quoi ? demanda Cadsuane.

Elle goûta son infusion – très bonne, comme c’était devenu la règle à proximité du garçon, ces derniers temps.

— Les tempêtes, expliqua Tenobia. La neige nous a bloqués. Ensuite, vous trouver s’est révélé plus difficile que prévu. Ces portails… Pourrez-vous enseigner les tissages à nos Aes Sedai ?

— Je ferai en sorte qu’on les forme en échange d’une promesse, dit Rand. Vous allez tous me jurer allégeance. Car j’ai besoin de vous.

— Nous sommes des monarques ! s’indigna Tenobia. Contrairement à mon oncle, je ne me prosternerai pas devant toi. Au fait, il faudra que nous parlions de Bashere…

— Nos serments vont aux pays que nous protégeons, dit Easar.

— Comme vous voudrez… Un jour, je vous ai lancé un ultimatum. Mal formulé, et je le regrette, mais je reste pour vous le seul chemin qui mène à l’Ultime Bataille. Sans moi, vous croupirez ici, à ces centaines de lieues des pays que vous êtes censés protéger.

Rand dévisagea les souverains, puis il se leva et aida Min à l’imiter.

— Demain, je rencontrerai les monarques du monde. Après, je partirai pour le mont Shayol Ghul, où je briserai les derniers sceaux de la prison du Ténébreux. Bonne journée.

Cadsuane ne se leva pas, restant à siroter son infusion. Les quatre souverains semblaient sonnés. De fait, en matière de dramatisation, le garçon avait fait de sacrés progrès.

— Pardon ? s’écria enfin Paitar en se levant. Tu vas faire quoi, exactement ?

Rand se retourna.

— Je vais briser les sceaux, seigneur Paitar. Afin de détruire ce qui doit l’être, comme l’annonce ta prophétie. Tu ne m’en empêcheras pas, puisque ta propre prédiction confirme que je le ferai. Il y a peu, je suis intervenu pour empêcher Maradon de tomber. C’est passé près, Tenobia. Les murs sont en ruine et tes soldats ont payé un lourd tribut. Avec de l’aide, j’ai pu sauver la ville – de justesse. Vos pays ont besoin de vous ! Donc, vous avez deux options : me jurer allégeance ou rester ici et laisser les peuples se battre à votre place.

Cadsuane finit son infusion. Les choses allaient un peu trop loin.

— Je vous laisse débattre de ma proposition, conclut Rand. Vous avez une heure… Mais avant de commencer, pouvez-vous envoyer chercher quelqu’un pour moi ? Dans vos armées, il y a un homme nommé Hurin. J’aimerais lui faire mes excuses.

Les monarques restèrent sidérés.

Cadsuane se leva avec l’intention d’aller parler aux sœurs qui attendaient dehors. En connaissant quelques-unes, elle avait besoin de découvrir les autres. La décision des Frontaliers, elle, la laissait de marbre. Al’Thor les tenait.

Une autre armée sous son étendard… Je n’aurais pas cru qu’il réussirait ce coup-là.

Un jour de plus, et tout commencerait.

Lumière, j’espère que nous sommes prêts.


Загрузка...