17 Des séparations et une rencontre

Le lendemain de l’attaque du gholam, Mat émergea d’un sommeil truffé de rêves plus pourris que des œufs vieux de trois mois. Raide, des douleurs partout, il avait dormi dans un trou, sous un des chariots d’équipement d’Aludra. Sa « chambre », il l’avait choisie au hasard – un coup de dés.

Tant bien que mal, il sortit de sous le véhicule, s’étira et entendit craquer ses épaules. Par les maudites cendres ! Si être riche avait un avantage, c’était bien de ne pas devoir dormir dans des décharges publiques. Pourtant, Mat l’aurait juré, des légions de mendiants avaient dû passer une meilleure nuit que lui.

Le chariot empestait le soufre. Un instant, Mat fut tenté de soulever la bâche pour voir ce qu’il contenait, mais ça ne l’aurait pas avancé à grand-chose. Aux diverses poudres d’Aludra, il ne comprenait rien. Mais tant que les « dragons » fonctionnaient, pourquoi aurait-il voulu savoir comment ils marchaient ? Franchement, ça ne l’intéressait pas au point de s’attirer les foudres de l’Illuminatrice.

Par bonheur, Aludra n’était pas dans le coin. Sinon, elle l’aurait de nouveau tancé parce qu’il n’avait pas trouvé l’ombre d’un fondeur de cloches. Comme s’il était son fichu garçon de courses ! Un incompétent, qui sabotait son boulot.

De temps en temps, toutes les femmes se faisaient une spécialité de casser les pieds à un type.

En se passant une main dans les cheveux pour en chasser les brins de paille, Mat traversa le camp. Alors qu’il s’apprêtait à aller voir Lopin, pour qu’il lui fasse couler un bain, il se souvint que le pauvre était mort. Fichu sang ! Que ce brave type repose en paix.

Penser au défunt n’améliora pas l’humeur de Mat tandis qu’il se dirigeait vers un endroit où on lui ferait don d’un petit déjeuner. Mais Juilin lui tomba dessus. Son chapeau conique sur la tête, le pisteur de voleurs tearien portait une veste bleu nuit.

— Mat, dit-il, c’est vrai ? Tu autorises les Aes Sedai à retourner à la tour ?

— Elles n’ont pas besoin de ma permission…

En disant ces mots, Mat fit la grimace. Si on les rapportait aux sœurs, elles le feraient écorcher et se fabriqueraient des selles avec sa peau.

— Cela dit, je vais leur donner des chevaux.

— Elles les ont déjà pris, annonça Juilin. En arguant que tu étais d’accord.

Mat soupira. Son estomac grommelait, mais il devrait attendre. D’un pas décidé, il fila vers l’endroit où on attachait les chevaux. Pas question de laisser les sœurs filer avec ses meilleurs spécimens.

— Si je partais avec elles ? dit soudain Juilin, qui le suivait. Pour conduire Thera à Tar Valon.

— Tu peux partir quand tu veux, mon gars. Je ne te retiendrai pas.

Juilin était un type bien – un peu rigide, à l’occasion. Enfin, très rigide, plutôt, et tout le temps. Comparé à lui, un Fils de la Lumière serait passé pour un joyeux drille. Bref, pas le genre de compagnon qu’on voulait lors d’une partie de dés. Toute la nuit, ce sacré gaillard aurait foudroyé les clients du regard en marmonnant au sujet des crimes qu’ils avaient sans doute commis. Mais c’était un type fiable et très utile en cas de coup dur.

— Je veux retourner à Tear, dit-il. Mais les Seanchaniens en sont proches, et Thera… Eh bien, ça l’inquiète. Tar Valon ne lui sourit pas plus, mais nous n’avons pas beaucoup de choix. Et les Aes Sedai m’ont promis du travail, si je viens chez elles.

— Donc, on se sépare, fit Mat.

Il s’arrêta et se tourna vers son compagnon.

— Pour l’instant, dit Juilin.

Il hésita, puis tendit la main au jeune flambeur, qui la serra. Ensuite, le pisteur de voleurs fila rassembler ses affaires et chercher sa compagne.

Mat réfléchit quelques secondes, puis il changea son plan et prit la direction de la tente des cuisiniers. Juilin retarderait le départ des Aes Sedai, très probablement, et il devait aller chercher quelque chose.

Peu après, le ventre plein et un paquet sous le bras, il arriva devant les rangées de chevaux. Comme prévu, les sœurs avaient composé une colonne mal ficelée avec certains de ses meilleurs équidés. Teslyn et Joline avaient aussi décidé de mobiliser des soldats et des chevaux de bât pour aller chercher leurs bagages puis les charger sur les montures en partance.

Accablé, Mat soupira et avança pour inspecter les chevaux.

Joline était perchée sur Rayon de Lune, une jument tearienne qui avait appartenu à un Bras Rouge tombé lors du dernier combat contre les Seanchaniens. Plus réservée, Edesina avait choisi Feu Follet, un hongre gris, et elle regardait les deux femmes qui se tenaient sur son flanc droit. Bethamin à la peau noire et Seta la blonde étaient d’anciennes sul’dam.

Pendant que la colonne tentait de s’organiser, les deux Seanchaniennes s’efforçaient de rester à l’écart.

Mat alla les rejoindre.

— Votre Grandeur, dit Seta, c’est bien vrai ? Vous leur permettez de s’en aller ?

— J’aurais payé pour m’en débarrasser, grogna Mat, agacé par le titre dont l’affublaient ces femmes.

Avaient-elles besoin de jeter autour d’elles des mots ronflants, comme s’il s’était agi de sous en bois ? Quoi qu’il en soit, elles avaient beaucoup changé depuis leur intégration dans le groupe. Mais elles ne comprenaient toujours pas pourquoi Mat refusait d’utiliser les Aes Sedai comme des armes.

— Vous voulez partir avec elles ou rester avec moi ?

— Nous partons, annonça Bethamin.

Elle semblait décidée à profiter de l’enseignement de la tour.

— Oui, confirma Seta. Parfois je me dis qu’il vaudrait mieux nous laisser mourir plutôt que… Eh bien, ce que nous sommes et ce que nous représentons est un danger pour l’Empire.

Mat acquiesça.

— Tuon est une sul’dam, dit-il.

Les deux femmes baissèrent les yeux.

— Partez avec les Aes Sedai, continua Mat. Je vous donnerai des chevaux, afin que vous n’ayez pas à compter sur les sœurs. Apprenez à canaliser – ça vous sera bien plus utile que de mourir. Un jour, vous réussirez peut-être à faire entrer la vérité sous le crâne de Tuon. Aidez-moi à arranger tout ça sans provoquer la fin de l’Empire.

Soudain plus assurées et confiantes, les deux femmes regardèrent le jeune flambeur.

— Oui, Votre Grandeur, dit Bethamin. Pour nous, c’est un objectif très sain. Merci, Votre Grandeur.

Seta en avait les larmes aux yeux ! Que croyaient-elles qu’il venait de leur promettre ? Prudent, il s’éclipsa avant qu’elles aient d’autres idées farfelues. Maudites femmes ! Pourtant, il ne pouvait pas s’empêcher d’être navré pour elles. Après avoir appris qu’elles étaient capables de canaliser, elles s’inquiétaient d’être un danger pour quiconque les entourait.

C’est ce que ressent aussi Rand… Le pauvre idiot.

Comme toujours, les couleurs tourbillonnèrent lorsque Mat pensa à Rand. D’habitude, il évitait… Là, avant qu’il ait banni les couleurs, il aperçut Rand en train de se raser devant un miroir à cadre d’or, dans une somptueuse salle de bains.

Après avoir donné des ordres au sujet des chevaux des sul’dam, le jeune flambeur approcha des Aes Sedai.

Thom déboula et mit aussitôt les pieds dans le plat :

— Par la Lumière, Mat ! On dirait que tu as dormi dans un buisson d’épineux !

Mat passa une main dans ses cheveux hérissés qui devaient valoir le détour…

— J’ai survécu à cette nuit et les Aes Sedai fichent le camp. De quoi avoir envie de danser la gigue.

— Tu te doutais que ces deux-là partiraient aussi ? demanda Thom.

— Les sul’dam ? Oui, ça ne me surprend pas.

— Non, je parlais de ces deux-là !

Mat tourna la tête et avisa Leilwin et Bayle Domon, prêts au départ, leurs affaires enroulées fixées derrière leur selle. Alors appelée Egeanin, Leilwin était jadis une noble dame seanchanienne. Mais Tuon l’avait privée de son nom. Vêtue d’une robe grise d’équitation, elle arborait désormais des cheveux qui lui tombaient sur les oreilles. Mettant pied à terre, elle se dirigea vers Mat.

— Que la Lumière me brûle ! souffla le jeune flambeur à Thom. Si je suis également débarrassé d’elle, je vais finir par croire que la vie me sourit de nouveau.

Domon suivit bien entendu Leilwin. Normal, puisqu’il était son so’jhin. Encore que… Maintenant qu’elle n’avait plus de titre, pouvait-il toujours l’être ? Quoi qu’il en soit, ils étaient mariés, désormais… Assez corpulent mais costaud, l’Illianien était un type buvable, sauf quand il traînait avec Leilwin. À savoir, en permanence.

— Cauthon, salua la Seanchanienne.

— Leilwin, répondit Mat. Tu t’en vas ?

— Oui.

Mat sourit. Encore un peu, et il la danserait, cette gigue.

— J’ai toujours eu l’intention d’aller à la Tour Blanche, continua Leilwin. C’était décidé le jour où j’ai quitté Ebou Dar. Puisque les Aes Sedai partent, je les accompagne. Quand l’occasion se présente, un navire a toujours intérêt à ne pas naviguer seul.

— Navré de te voir partir, mentit Mat en touchant le bord de son chapeau.

Leilwin était aussi dure qu’un tronc de chêne centenaire. Le genre qui reste truffé de fragments d’acier parce que des idiots ont tenté de l’abattre à la hache. Sur le chemin de Tar Valon, si son cheval perdait un sabot, elle le hisserait sur son épaule et le porterait jusqu’à destination.

Malgré tout ce qu’il avait fait pour lui sauver la peau, elle ne supportait pas Mat. Peut-être parce qu’il ne l’avait pas laissée prendre le commandement, ou parce qu’elle avait dû jouer le rôle de sa maîtresse. Une mise en scène qu’il n’avait pas adorée non plus. C’était à peu près comme tenir une épée par la lame et affirmer qu’on ne se coupait pas.

Cela dit, il avait bien rigolé de la voir ne plus savoir où se mettre…

— Porte-toi bien, Matrim Cauthon, dit-elle. Je n’envie pas ta situation. En un certain sens, je crois que le vent qui te malmène est pire que les bourrasques qui m’ont frappée récemment.

Elle salua Mat de la tête et se détourna.

Domon posa une main sur le bras du jeune flambeur.

— Tu as tenu parole, par ma grand-mère cacochyme ! C’était parfois limite, mais tu as fait ce que tu avais dit. Je te remercie.

Domon s’en fut aussi. Mat fit un petit signe à Thom et alla rejoindre les Aes Sedai.

— Edesina, Joline… Tout va comme vous voulez ?

— Parfaitement, oui, répondit Joline.

— Très bien… Vous avez assez de bêtes de bât ?

— Ça ira, maître Cauthon, assura Joline.

Avec une grimace, elle ajouta :

— Merci de nous les avoir fournies.

Mat eut un grand sourire. Voir cette femme essayer de le traiter avec respect était désopilant ! De toute évidence, elle avait pensé qu’Elayne l’accueillerait à bras ouverts, ainsi que ses compagnes. Mais elles n’avaient même pas eu droit à une audience.

Les lèvres pincées, Joline dévisagea le jeune flambeur.

— J’aurais aimé te mater, Cauthon. Qui sait, je reviendrai peut-être pour finir le travail…

— Je t’attendrai avec impatience, mentit le jeune flambeur.

Prenant le paquet glissé sous son bras, il le tendit à la sœur.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle sans prendre le présent.

Mat secoua le paquet.

— Un cadeau d’adieu, dit-il. Chez moi, on ne laisse jamais partir un voyageur sans lui donner quelque chose pour la route.

À contrecœur, Joline prit le paquet et regarda dedans. Découvrir une dizaine de beignets au sucre sembla la stupéfier.

— Merci, dit-elle, très raide.

— Vous aurez une escorte, annonça Mat. Ces hommes me ramèneront les chevaux, quand vous serez à Tar Valon.

Joline fit mine de se plaindre, mais elle se ravisa. Qu’aurait-elle pu objecter ?

— C’est acceptable, Cauthon, dit Teslyn en approchant sur son hongre noir.

— Je leur ai ordonné de vous obéir, précisa Mat. Du coup, vous aurez des gens à tarabuster pendant qu’ils monteront vos tentes. Mais il y a une condition.

Teslyn arqua un sourcil.

— Je veux que vous transmettiez un message à la Chaire d’Amyrlin. Si c’est Egwene, ce ne sera pas difficile. Sinon, transmettez quand même. La Tour Blanche détient quelque chose qui m’appartient, et il est temps que je réclame mon bien. Je n’en ai pas envie, mais ce que je veux ou non ne compte pas, ces temps-ci. Donc, je viendrai, et je n’entends pas me faire ficher dehors. Utilise très exactement cette expression.

À son crédit, Teslyn ricana.

— Je le ferai. Mais je doute que les rumeurs soient fondées. Elaida ne peut pas avoir abandonné son poste.

— Tu risques d’être étonnée…

Mat l’avait été aussi quand il avait découvert des femmes qui appelaient Egwene « Chaire d’Amyrlin ». Sans savoir ce qui était arrivé à la tour, il aurait parié que les Aes Sedai avaient tellement embobiné Egwene qu’elle ne s’en sortirait plus jamais. Parfois, il envisageait de faire un saut à Tar Valon pour secourir son amie d’enfance.

Mais il avait d’autres priorités. Pour l’instant, Egwene devrait se débrouiller seule. Intelligente et compétente, elle y arriverait sans doute.

Thom restait à l’écart, l’air songeur. Il n’était pas absolument sûr que Mat ait soufflé dans le Cor de Valère. En tout cas, le jeune flambeur ne le lui avait jamais dit. Logique, puisqu’il essayait d’oublier cette histoire. Mais le trouvère avait dû deviner.

— Bien, je crois qu’il est l’heure pour vous de partir, dit Mat. Où est Setalle ?

— Elle reste ici, répondit Teslyn. Pour t’empêcher de faire trop de bourdes, affirme-t-elle.

Les trois sœurs échangèrent des regards entendus. Toutes supposaient que Setalle était une servante de la tour en fuite – peut-être après avoir commis un forfait.

En d’autres termes, Mat n’allait pas être débarrassé de toute la bande. Mais s’il avait choisi une femme digne de rester, il aurait opté pour maîtresse Anan. Tôt ou tard, elle voudrait sans doute essayer de retrouver son mari et sa famille, qui étaient partis d’Ebou Dar en bateau…

Juilin apparut, suivi par Thera. Cette petite bonne femme terrifiée avait-elle vraiment été la Panarch du Tarabon ? Mat avait vu des souris moins timides.

Des Bras Rouges amenèrent des chevaux au couple. En fin de compte, l’expédition coûterait à Mat une quarantaine d’équidés et une escouade de soldats. Mais ça valait largement le coup. D’autant plus qu’il récupérerait vite les canassons et les hommes – avec en sus des informations sur ce qui se passait vraiment à Tar Valon.

Mat fit un petit signe à Vanin. Bizarrement, le gros voleur de chevaux n’était pas ravi de devoir aller à Tar Valon pour jouer les espions. Mat aurait cru qu’il se réjouirait, tellement il était fou des Aes Sedai. Eh bien, il serait encore plus malheureux en découvrant que Juilin était du voyage. Le pisteur de voleurs, ça pouvait se comprendre, Vanin le fuyait comme la peste.

Monté sur un hongre gris, le voleur, officiellement, était un vétéran de la Compagnie et un de ses meilleurs éclaireurs. Rien de douteux aux yeux des Aes Sedai, donc. De fait, il n’avait pas l’air bien dangereux, sauf pour les plats de pommes de terre bouillies. Sans doute était-ce pour ça qu’il excellait dans son « art ».

Mat n’avait nul besoin qu’on vole des chevaux pour lui, mais les talents de Vanin ne se limitaient pas à ça.

Le jeune flambeur se tourna de nouveau vers les Aes Sedai :

— Eh bien, je ne vais pas vous retarder davantage…

Il s’écarta en évitant de regarder Joline, dont les yeux de prédatrice lui rappelaient beaucoup trop Tylin.

Teslyn le salua d’un geste et Edesina, curieusement, le gratifia d’un signe de tête plein de respect.

Juilin fit au revoir à Thom et à Mat, qui eut aussi droit à un hochement de tête de Leilwin. Cette femme mangeait des pierres au petit déjeuner et des clous au dîner, mais ce n’était pas un mauvais cheval. Mat pourrait peut-être parler à Tuon, histoire qu’elle la réintègre, ou un truc dans ce genre.

Ne sois pas idiot ! pensa-t-il en saluant Domon. D’abord, tu devras convaincre Tuon de ne pas faire de toi un da’covale.

Mari ou pas, il soupçonnait la Fille des Neuf Lunes de vouloir le recycler en larbin. À cette seule idée, il suait comme un porc.

Très vite, la colonne ne fut plus en vue, à part la poussière qu’elle soulevait. Thom approcha de Mat et souffla :

— Des beignets ?

— Une tradition à Deux-Rivières…

— Tu es sûr ? Je n’en ai jamais entendu parler.

— Elle est très ancienne…

— Je vois. Et tu leur as fait quoi, à ces beignets ?

— Un petit ajout de poudre de bleuets. Elle aura la bouche violette pendant une semaine – peut-être deux. Et n’aie aucune crainte, elle ne partagera les beignets avec personne – sauf ses Champions, peut-être –, parce qu’elle en raffole. Depuis notre arrivée à Caemlyn, elle a dû dévorer l’équivalent de sept ou huit sacs.

— Bien joué, fit Thom en lissant sa moustache. Mais un peu puéril.

— J’essaie de revenir à mes racines, confia Mat. Retrouver ma jeunesse, si tu vois ce que je veux dire.

— Tu as à peine vingt ans !

— Oui, mais quand j’étais plus jeune, j’ai eu plusieurs vies… Allez, viens avec moi. Maîtresse Anan reste, et ça me donne une idée.


— Tu as besoin d’un bon coup de rasoir, Matrim Cauthon, dit maîtresse Anan, les bras croisés et les sourcils froncés.

Mat se passa une main sur les joues. Chaque matin, Lopin s’en occupait soigneusement. Et si son maître refusait, il devenait grognon comme un chien sous la pluie. Sauf, bien sûr, depuis que Mat laissait pousser sa barbe pour passer inaperçu. Bon sang, ça démangeait autant que la gale !

Setalle, il l’avait trouvée près de la tente des cuisiniers, où elle supervisait la préparation du déjeuner. Accroupis, des Bras Rouges avalaient leur rata avec l’expression résignée de gars qui viennent de se faire rabrouer.

Ici, Setalle ne servait à rien. De tout temps, les cuisiniers de la Compagnie s’en étaient très bien sortis sans elle. Mais quelle femme aurait résisté au plaisir de tomber sur des types qui travaillaient à leur rythme et de leur casser les pieds ? En outre, Setalle était une ancienne aubergiste – et, moins ordinaire, une ancienne Aes Sedai. Du coup, Mat la surprenait souvent à superviser des choses qui n’en avaient aucun besoin.

Pas pour la première fois, il regretta que Tuon ne voyage plus avec lui. En règle générale, Setalle se rangeait du côté de la Seanchanienne, mais justement, la soutenir et s’en occuper l’empêchait de sévir ailleurs. Pour la santé mentale des hommes, il n’y avait pas pire danger qu’une femme avec trop de temps à tuer.

Setalle était toujours vêtue à la mode d’Ebou Dar. Mat ne s’en plaignait pas, essentiellement à cause du décolleté plongeant. Quand on avait les formes de cette femme, ce genre d’avantage n’était pas négligeable. Non qu’il le remarquât, cela dit. Des anneaux aux oreilles, les cheveux grisonnants, Setalle avait un port de reine. Bien sûr, le couteau de mariage qui pendait à son cou, niché entre ses seins, émettait une sorte d’avertissement. Mais pas pour Mat, puisqu’il ne s’intéressait plus à ces frivolités-là.

— La barbe, dit-il, c’est intentionnel. Je veux…

— Ta veste est crasseuse, coupa maîtresse Anan.

Elle fit signe à un soldat qui lui apportait des oignons pelés par ses soins. Sans regarder Mat, il les mit docilement dans une casserole.

— Et tes cheveux, quelle horreur ! On dirait que tu sors d’une bagarre, et il n’est même pas midi.

— Je vais très bien, répliqua Mat, et je ferai ma toilette plus tard. Tu ne pars pas avec les Aes Sedai.

Une constatation, pas une question.

— Chaque pas en direction de Tar Valon m’éloignerait de l’endroit où je dois être. Il faut que j’envoie un message à mon mari. Quand on s’est séparés, je ne croyais pas me retrouver un jour en Andor.

— Je pense entrer bientôt en contact avec une personne capable d’ouvrir des portails, dit Mat.

Il plissa le front en voyant des soldats approcher avec le produit de leur chasse : un lot de cailles minuscules. Sur le visage des hommes, on lisait de la honte.

Oubliant Mat, Setalle ordonna aux « chasseurs » de plumer les oiseaux.

Lumière ! Il faut que je sorte de ce camp. Rien ne sera normal tant que les dingues ne seront pas tous partis.

— Ne me regarde pas comme ça, seigneur Mat, dit Setalle. Noram est allé en ville voir ce qu’il pourrait acheter. Quand le cuisinier en chef n’est pas là, ai-je remarqué, ses assistants ne se foulent pas trop. Personne n’aime avoir son déjeuner au moment où le soleil se couche…

— Ai-je dit quelque chose ? se défendit Mat. Setalle, on peut se parler en privé ?

Maîtresse Anan hésita, puis elle suivit le jeune flambeur à l’écart des oreilles indiscrètes.

— Que se passe-t-il, en réalité ? demanda Setalle. On dirait que tu as dormi dans un tas de foin.

— Non, sous un chariot… Dans ma tente, tout est rouge de sang. Du coup, je n’ai guère envie d’y aller pour me changer.

Setalle s’adoucit un peu.

— J’ai appris, pour Lopin. Je compatis, mais ce n’est pas une raison pour déambuler dans le camp avec des allures d’épouvantail. Il te faudra engager un autre serviteur…

Mat secoua la tête.

— Je n’ai jamais voulu de celui-là, pour commencer. À mon âge, on est assez grand pour se débrouiller seul. Setalle, j’ai une faveur à te demander. Pour un temps, je voudrais que tu t’occupes d’Olver.

— Pourquoi ça ?

— Cette créature peut revenir et tenter de le blesser. En plus, Thom et moi, nous allons bientôt partir. J’escompte revenir entier, mais bon, dans le cas contraire… Enfin, je préférerais que le mioche ne soit pas abandonné à lui-même.

— De ce point de vue-là, il ne risque rien. Tous les hommes du camp l’ont adopté.

— Certes, mais je n’aime pas leur façon de l’éduquer. Il a besoin d’exemples à suivre, ce petit.

Pour une raison inconnue, Setalle parut amusée par cette remarque.

— J’ai déjà commencé à lui apprendre à lire. S’il le faut, je veillerai sur lui un moment…

— Parfait ! s’écria Mat, soulagé.

En principe, les femmes sautaient sur l’occasion de former un jeune garçon. Selon Mat, c’était avec l’objectif inavoué de le manipuler pour qu’il ne devienne jamais un homme.

— Je te donnerai de l’argent, et tu pourras prendre une chambre en ville.

Setalle fit la moue.

— Toutes les auberges sont pleines à craquer. Tu ne le savais pas ?

— Je te trouverai une chambre, promit Mat. Protège Olver, c’est tout ce que je demande. Quand le moment sera venu – et que nous aurons quelqu’un capable d’ouvrir un portail –, je te ferai transférer en Illian, pour que tu retrouves ton mari.

— Tu me proposes un marché ? Dis-moi, les sœurs sont parties ?

— Oui.

Et bon débarras !

Setalle acquiesça mornement. Au fond, si elle avait tyrannisé des Bras Rouges, ce n’était peut-être pas parce qu’ils traînaient les pieds, mais parce qu’elle avait besoin de s’occuper.

— Je suis navré, dit Mat. Au sujet de ce qui t’est arrivé, quoi que ce soit.

— Le passé est très loin derrière moi, et je tiens à le garder à distance. Je n’aurais jamais dû demander à voir l’artefact que tu portes. Ces dernières semaines, j’ai perdu tout sens commun.

Mat hocha la tête puis il s’éloigna, partant en quête d’Olver. Après, il n’aurait plus d’excuse pour ne pas aller changer de veste. Et que la Lumière le brûle, il se raserait ! Les gens qui le traquaient pourraient le zigouiller, si ça leur chantait. Tout valait mieux que ces démangeaisons, même une gorge ouverte.


Elayne traversait en trombe le Jardin d’Hiver du Palais du Soleil. Cette oasis de verdure avait toujours été un des endroits favoris de sa mère. Aménagé sur le toit de l’aile est du complexe, il était entouré par un muret blanc ovale et défendu, au fond, par un haut mur incurvé.

De là, on avait une vue imprenable sur la cité. Depuis sa jeunesse, Elayne préférait les jardins intérieurs, car on y était parfaitement tranquille. D’ailleurs, c’était ici qu’elle avait rencontré Rand.

La jeune reine posa une main sur son ventre. Alors qu’elle se trouvait énorme, sa grossesse commençait à peine à se voir. Pourtant, elle avait dû renouveler entièrement sa garde-robe. Et dans les mois à venir, il faudrait probablement recommencer. Quel pensum !

Elayne continua à arpenter le jardin semé de vasques où poussaient des étoiles du matin blanches et des roses rouges. Pour l’époque, les fleurs étaient anormalement petites, et elles se fanaient déjà. Au grand dam des jardiniers, dont toutes les contre-mesures échouaient. Hors de la ville, l’herbe et les plantes se ratatinaient et les champs cultivés jaunissaient à vue d’œil.

Ça approche, pensa Elayne.

Continuant son chemin, elle suivit une allée bordée par une pelouse très courte tondue à la perfection. Malgré leurs plaintes, les jardiniers ne servaient quand même pas à rien.

Ici, l’herbe était toujours verte et la brise charriait le parfum enivrant des roses. Même si leur robe était un peu tachée, ces fleurs-là, au moins, avaient fait l’effort d’éclore.

Bordé de galets parfaitement alignés, un ruisseau coupait le jardin en deux. Ce cours d’eau, fallait-il préciser, coulait uniquement quand la reine y était. Pour ça, il fallait remplir la citerne…

Elayne s’immobilisa sur un autre point d’observation idéal. Contrairement à une Fille-Héritière, une reine ne pouvait pas s’isoler complètement du monde.

S’arrêtant aussi, Birgitte croisa les bras sur sa superbe veste rouge et dévisagea son Aes Sedai.

— Quoi donc ?

— Tu es visible comme le nez au milieu de la figure. N’importe quel clampin muni d’un arc pourrait replonger le royaume dans une guerre de Succession.

Elayne roula de gros yeux.

— Je suis en sécurité, Birgitte. Il ne m’arrivera rien.

— Oui, oui, désolée de m’affoler en vain. Les Rejetés sont furieux contre toi, l’Ajah Noir t’en veut à mort d’avoir capturé ses agents, et des dizaines de nobles te maudissent parce que tu leur as chipé le trône. Quel danger pourrait te menacer ? Puisque c’est ainsi, je te laisse pour aller déjeuner.

— Si ça te dit, je t’en prie ! Parce que je ne risque rien ! Dans la vision de Min, mes bébés naissent en bonne santé. Et Min ne se trompe jamais, très chère.

— Elle a dit que tes bébés seraient en bonne santé, mais elle n’a rien précisé sur toi.

— Et comment pourraient-ils naître, s’il m’arrivait malheur ?

Très chère, j’ai vu des gens ne plus jamais être les mêmes après avoir pris un mauvais coup sur la tête. Certains survivent des années, mais ils ne peuvent plus parler, n’avalent que du bouillon et vont au pot comme les enfants. Avec un bras ou deux en moins, on peut quand même accoucher. Et les gens qui t’entourent ? Tu te moques de leur faire courir des risques ?

— J’ai de la peine pour Vandene et Sareitha, avoua Elayne. Et pour les hommes morts en me portant secours. N’insinue pas que j’esquive mes responsabilités ! Mais une reine doit accepter que certains de ses sujets se sacrifient pour elle. C’est un lourd fardeau. Pourtant, c’est comme ça. Nous en avons parlé et reparlé, Birgitte. Je ne pouvais pas prévoir que Chesmal et les autres débouleraient. Nous sommes tombées d’accord là-dessus.

— Non, lâcha Birgitte entre ses dents serrées, nous avons décidé qu’en discuter à l’infini n’apportait rien. Mais j’insiste pour que tu gardes une idée à l’esprit : beaucoup de choses peuvent encore tourner mal.

— Ce ne sera pas le cas. Mes bébés sont en bonne santé, et moi aussi. Jusqu’à leur naissance, en tout cas.

Birgitte en soupira d’exaspération.

— Petite gamine entêtée…

Elle se tut lorsqu’une des gardes féminines agita un bras pour attirer son attention. Deux femmes de la Famille venaient de débouler sur le toit. En toute légitimité, puisque la reine les avait convoquées.

Birgitte se campa près d’un cerisier et croisa les bras.

Les deux femmes portaient des robes très simples. Bleue pour Alise, et jaune pour Sumeko.

Plus petite que sa compagne, Alise était moins puissante dans le Pouvoir. Du coup, elle avait vieilli plus vite que Sumeko.

Toutes deux marchaient d’un pas plus serein. Ces derniers temps, aucune femme de la Famille n’avait été portée disparue ou retrouvée morte dans un coin. La meurtrière, c’était Careane, et elle avait tout organisé depuis le début. Une sœur noire cachée à la tour. Rien qu’à y penser, Elayne en avait la chair de poule.

— Votre Majesté, salua Alise en s’inclinant.

La voix douce, elle avait une pointe d’accent du Tarabon.

— Votre Majesté, répéta Sumeko avant de s’incliner aussi.

Ces deux femmes étaient pleines de révérence – plus vis-à-vis d’Elayne que des Aes Sedai, désormais.

Nynaeve avait aidé la Famille à se doter d’une colonne vertébrale contre la condescendance et le mépris des sœurs et de la Tour Blanche. Cela dit, face à Alise, par exemple, la jeune reine n’avait jamais eu l’impression qu’elle avait besoin de soutien.

Pendant le siège, Elayne avait perdu une partie de sa bienveillance envers l’attitude des membres de la Famille. Depuis peu, pourtant, elle s’interrogeait. Ces femmes avaient été très utiles pour elle. Avec leur toute nouvelle assurance, jusqu’où s’élèveraient-elles ?

Elayne salua chacune de ses visiteuses, puis désigna des fauteuils installés à l’ombre du cerisier. Les trois femmes s’assirent, un lacet du ruisseau sur leur gauche.

Elayne avait prévu de l’infusion à la menthe. Ses invitées en prirent chacune une tasse, mais ajoutèrent une quantité importante de miel. Sans ça, les tisanes se révélaient imbuvables.

— Comment se porte la Famille ? demanda Elayne.

Les deux femmes se regardèrent. Et mince ! Elayne se montrait trop formelle avec elles, et ça éveillait leur méfiance.

— Très bien, Majesté, répondit Alise. La peur semble abandonner la plupart d’entre nous. En tout cas, celles qui étaient assez avisées pour l’éprouver. Les autres, j’imagine, sont celles qui sont parties et qui ont trouvé la mort.

— Il est bon de ne plus devoir passer tellement de temps à guérir, fit remarquer Sumeko. Ça devenait épuisant. Tant de blessés, jour après jour…

Elle eut une grimace rétrospective.

Alise était taillée dans un tout autre bois. Impassible, elle sirotait son infusion. Pas calme et glacée, comme une Aes Sedai… Plutôt chaleureuse et attentive, mais réservée.

Ces femmes avaient décidément un avantage qui manquait aux Aes Sedai. On les regardait avec moins de suspicion, parce qu’elles n’étaient pas liées directement à la Tour Blanche. Cela dit, elles y perdaient en autorité.

— Vous devinez que j’ai quelque chose à vous demander, dit Elayne en cherchant le regard d’Alise.

— On serait capables de deviner ? demanda Sumeko, feignant la surprise.

Elayne lui avait-elle accordé trop de crédit ?

Alise hocha la tête – une réaction de solide matrone.

— Vous nous avez déjà demandé beaucoup, Majesté, depuis que nous sommes ici. Mais pas plus que vous en aviez le droit, je dirais. Jusque-là.

— J’ai essayé de vous accueillir à Caemlyn, dit Elayne. Dès que j’ai eu compris que vous ne pourriez pas rentrer chez vous tant que les Seanchaniens occuperaient Ebou Dar.

— C’est vrai, convint Alise, même si Ebou Dar n’est pas notre foyer. Au mieux, c’est un endroit où nous nous sommes échouées. Une nécessité plus qu’un chez-soi. D’ailleurs, beaucoup d’entre nous s’absentaient régulièrement de la ville, par rotations, histoire de ne pas éveiller l’attention.

— Avez-vous réfléchi à votre nouveau port d’attache ?

— Tar Valon, dit Sumeko. Selon Nynaeve Sedai…

— Vous trouverez une place là-bas, coupa Elayne. Celles qui entendent devenir des sœurs, au moins. Egwene offrira une seconde chance à toute femme de la Famille désireuse d’obtenir le châle. Mais pour les autres ?

— Nous en avons parlé, dit Alise, les yeux plissés. Nous nous associerons à la tour pour créer un endroit où les Aes Sedai pourront prendre leur retraite.

— Pas à Tar Valon, je suppose. Quel intérêt de créer un tel endroit si proche de la Tour Blanche ? Quand on se retire, on se retire !

— Nous pensons rester ici, révéla Alise.

— C’est ce que j’aurais dit… Mais les intuitions n’ont aucun poids. À la place, j’entends vous faire des promesses. Si vous restez à Caemlyn, pourquoi ne pourrais-je pas vous garantir la protection de la couronne ?

— À quel prix ? demanda Alise.

Sumeko semblait franchement désorientée.

— Rien de prohibitif, assura Elayne. En fait, ça ne vous coûtera rien, à part une faveur de-ci de-là, comme par le passé.

Dans le silence qui suivit, les bruits de la cité arrivèrent aux oreilles des trois femmes. Taquinées par le vent, les branches du cerisier laissèrent tomber quelques feuilles aux pieds d’Elayne et de ses invitées.

— Ça paraît dangereux, dit Alise après avoir bu une gorgée d’infusion. Vous ne suggérez pas, j’imagine, que nous fondions une tour rivale de celle de Tar Valon. Ici, à Caemlyn.

— Rien de ce genre, assura Elayne. N’oubliez pas que je suis une Aes Sedai. Quant à Egwene, elle a parlé de laisser la Famille continuer comme avant, à condition qu’elle reconnaisse son autorité.

— Je ne suis pas certaine que nous voulions « continuer comme avant », dit Alise. La Tour Blanche nous laissait mener nos vies, mais avec la hantise d’être découvertes. Depuis le début, c’était une façon de nous instrumentaliser. Plus nous y songeons, et moins ça nous… amuse.

— Parle pour toi, Alise ! s’écria Sumeko. J’ai l’intention de passer l’épreuve et de réintégrer la tour. En optant pour l’Ajah Jaune, prends-en note dès aujourd’hui.

— Peut-être, mais moi, les sœurs ne m’auront pas. De toute façon, je suis trop faible dans le Pouvoir. Sachez que je n’accepterai pas de demi-mesures, comme être obligée de me prosterner et d’obéir chaque fois qu’une sœur voudra que je lave ses vêtements. Egwene Sedai a parlé de laisser continuer la Famille, mais si ça se confirme, pourrons-nous canaliser le Pouvoir au vu de tous ?

— Je suppose, oui, répondit Elayne. Tout ça, c’est essentiellement l’idée d’Egwene. Elle ne vous confierait pas ses sœurs retraitées pour leur interdire de canaliser. Le temps où des femmes s’unissaient à la Source en secret hors de la tour est révolu. Les Régentes des Vents et les Matriarches ont amplement démontré que c’était du passé.

— C’est possible, concéda Alise. Mais offrir nos services à la couronne d’Andor, c’est une tout autre affaire.

— Nous nous assurerons de ne pas entrer en conflit avec les intérêts de la Tour Blanche, dit Elayne. Et vous accepterez l’autorité de la Chaire d’Amyrlin. Donc, où est le problème ? Les Aes Sedai rendent des services à tous les monarques du continent.

— Ta proposition est tentante, dit Alise. Mais quelles sont ces « faveurs » demandées par la couronne d’Andor ?

— De vous, je veux seulement deux choses : les portails et la guérison. Vous n’aurez pas à vous mêler de nos conflits ni de nos intrigues politiques. Il vous suffira de guérir mes sujets quand ils seront malades, et de me fournir quotidiennement des femmes capables d’ouvrir un portail – quand je le demanderai, bien sûr.

— Ça ressemble sacrément à la création d’une Tour Blanche à Caemlyn, dit Alise.

Sumeko s’était rembrunie.

— Non, non ! La Tour Blanche est synonyme d’autorité et de politique. Vous seriez une entité totalement différente. Imaginez un lieu, à Caemlyn, où tout le monde viendrait se faire soigner gratuitement. Visualisez une ville débarrassée de la maladie et un monde où la nourriture ira en un clin d’œil à ceux qui en ont besoin.

— Sans parler d’une reine qui pourra envoyer ses troupes n’importe où en un éclair, fit Alise. Des soldats sur le champ de bataille un jour, et bénéficiant d’une guérison le lendemain. Une reine, également, qui engrangera les bénéfices en faisant payer un droit de passage pour ses portails.

Sur ces mots, Alise reprit un peu d’infusion.

— C’est vrai, convint Elayne.

Encore qu’elle ne voyait pas comment convaincre Egwene de la laisser mettre en application cette partie du programme.

— Nous demanderons la moitié, dit Alise. Cinquante pour cent de ce que rapporteront les portails et la guérison.

— La guérison sera gratuite, insista Elayne. Pour tout le monde, sans discrimination. La sélection se fera en fonction de la gravité, pas du statut social.

— Sur ce point, je peux être d’accord, dit Alise.

Sumeko la foudroya du regard.

— Tu ne peux pas parler en notre nom à toutes ! Ne m’as-tu pas jeté à la face que le Cercle du Tricot était dissous, puisque nous avions quitté Ebou Dar ? De plus, nos lois…

— Je parle en mon nom seul, Sumeko. Et en celui des femmes qui se joindront à moi. La Famille telle que nous la connaissions n’existe plus. Notre exigence première, c’était le secret, et ça n’a plus de sens aujourd’hui.

Sumeko n’insista pas.

— Mon amie, dit Alise en lui posant une main sur le bras, tu aspires à te joindre aux Aes Sedai. Pas moi, parce que je désire autre chose. Et je ne serai pas la seule dans ce cas.

— Mais te lier ainsi à la couronne d’Andor…

— Nous serons liées à la Tour Blanche, mais nous vivrons à Caemlyn. Les deux ont des avantages. Pour tenir debout seules, nous ne sommes pas assez fortes. Andor est un endroit qui en vaut bien d’autres. Mieux que ça, c’est un royaume que la Tour Blanche et le Dragon Réincarné regardent avec bienveillance. Bref, nous y sommes, et nous y resterons.

— Vous pourrez vous réorganiser, dit Elayne, de plus en plus intéressée. Un règlement, ça s’amende. Par exemple, en autorisant vos membres à se marier. Ce serait judicieux, je crois.

— Pourquoi ? demanda Alise.

— Parce que ça leur créerait des attaches, les rendant ainsi moins menaçantes aux yeux de la tour. Et ça vous distinguerait, en un sens. Très peu de sœurs prennent un époux. Du coup, rejoindre la Famille serait sans doute plus… attractif.

Alise acquiesça pensivement. Sumeko, elle, semblait revenir à de meilleurs sentiments. Cela dit, Elayne était navrée de l’admettre, son départ pour Tar Valon ne lui briserait pas le cœur.

La jeune reine entendait pousser ces femmes à choisir leurs dirigeantes d’une façon différente. Travailler avec quelqu’un comme Alise serait bien plus agréable qu’être en face d’une doyenne en poste à cause de sa date de naissance.

— Je m’inquiète au sujet de la Chaire d’Amyrlin, avoua Alise. Les services des Aes Sedai sont gratuits. Que diront-elles si nous nous faisons payer ?

— Je parlerai à Egwene, répéta Elayne. Je suis sûre de la convaincre que la Famille et Andor ne sont pas une menace pour elle.

En tout cas, la jeune reine espérait y arriver. Pour Andor, la Famille représentait une chance incroyable : avoir un accès permanent et peu coûteux aux portails. Ainsi, le royaume serait presque sur un pied d’égalité avec les Seanchaniens.

Elayne s’entretint encore un moment avec les deux femmes, histoire de leur prouver qu’elles comptaient pour elle.

Quand elles se furent retirées, la jeune reine s’attarda dans le jardin. Devant une vasque de clématites bleues, elle passa un long moment à contempler les feuilles doucement agitées par la brise.

En s’efforçant, cependant, de ne pas regarder la vasque d’à côté, parfaitement vide. Là, les clématites n’étaient pas bleues mais rouges, et un fluide carmin coulait de leurs tiges quand on les coupait. Bouleversés, les jardiniers les avaient arrachées.

Tôt ou tard, les Seanchaniens s’en prendraient à Andor. À ce moment-là, ses armées probablement affaiblies par les batailles, Rand ne serait peut-être plus de ce monde. Cette idée serrait le cœur d’Elayne, mais elle devait regarder la vérité en face.

Pour les Seanchaniens, Andor serait une prise de choix. Les mines et les terres fertiles les tenteraient, ainsi que la proximité de Tar Valon. Et de toute manière, ces gens qui se proclamaient les héritiers d’Artur Aile-de-Faucon ne seraient pas satisfaits avant d’avoir « récupéré » la totalité de son empire.

Elayne se retourna pour contempler son royaume. Oui, son royaume. Peuplé de sujets qui se fiaient à elle pour être défendus et protégés. Parmi ses soutiens, lors de la conquête du trône, beaucoup nourrissaient des doutes sur elle. Mais elle leur avait paru la meilleure candidate. Aujourd’hui, elle devait leur prouver qu’ils ne s’étaient pas trompés.

S’assurer la coopération de la Famille serait un premier pas. Très bientôt, les Seanchaniens aussi sauraient ouvrir des portails. Pour apprendre, il leur suffirait de capturer une femme qui en était capable. Presque aussitôt, toutes les damane assez puissantes dans le Pouvoir maîtriseraient ce tissage. Si Elayne n’en disposait pas, ce serait un gros handicap.

Hélas, elle manquerait toujours de personnes prêtes à utiliser le Pouvoir sur un champ de bataille. Ça, elle ne le demanderait pas à la Famille. Ces femmes refuseraient, et Egwene en ferait toute une affaire. D’ailleurs, Elayne elle-même était réticente. Forcer une femme à tuer avec la Source la rabaisserait au niveau des Seanchaniens.

Malheureusement, la jeune reine connaissait trop bien les dégâts que pouvaient faire des femmes avec le Pouvoir de l’Unique. Pendant que Birgitte attaquait les sœurs noires qui l’avaient enlevée – ici, à Caemlyn –, elle était ligotée dans un chariot. Mais après, elle avait vu les dégâts. Des centaines de morts, encore plus de blessés… Sans parler des cadavres carbonisés encore fumants.

Il lui fallait un avantage contre les Seanchaniens. Pour compenser leur maudites damane. La seule option, apparemment, c’était la Tour Noire, qui se dressait sur le territoire andorien. À ces gens, Elayne avait précisé qu’elle les considérait comme des membres de sa nation. Mais jusque-là, elle s’était contentée de leur envoyer quelques équipes chargées de vagues inspections.

Qu’arriverait-il aux Asha’man si Rand mourait ? Fallait-il prendre le risque de les « annexer » ? Ou attendre que quelqu’un d’autre le fasse ?


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