La soupe de Siuan était étonnamment bonne.
Elle en reprit une gorgée et arqua un sourcil. La recette était simple : du bouillon, des légumes et quelques bouts de poulet. Mais quand tout avait le goût du pourri, c’était un petit miracle. Encouragée, elle essaya le biscuit. Pas de charançons ? Un délice !
Son propre bol fumant devant elle, Nynaeve se taisait. Après sa récente nomination, elle avait prononcé les Trois Serments un peu plus tôt. Dans le bureau de la Chaire d’Amyrlin, volets ouverts pour laisser entrer la lumière, des tapis vert et or neufs couvraient le sol.
Intérieurement, Siuan se morigéna de s’être laissé distraire par la soupe. Le rapport de Nynaeve demandait toute son attention. Elle avait évoqué le temps passé avec Rand, et des événements aussi importants que la purification du saidin.
Bien entendu, Siuan avait entendu parler de la disparition de la souillure. Pendant le schisme, un Asha’man était passé dans le camp. Au début, elle était restée sceptique, mais il n’y avait plus de raison de douter, à présent.
— Bien, dit la Chaire d’Amyrlin, je suis très satisfaite de cette longue explication, Nynaeve. Si le saidin est purifié, il est moins perturbant d’envisager que des Asha’man et des Aes Sedai se lient. Je regrette pourtant que Rand ne m’en ait pas parlé durant notre rencontre…
Une tirade faite d’un ton serein. Pourtant, Siuan le savait, Egwene voyait tout lien entre un homme et une femme – dans ce sens-là – avec aussi peu d’enthousiasme qu’un capitaine découvrant sa cale en feu.
— Il aurait dû, oui…, fit Nynaeve avec une moue. À tout hasard, il n’approuve pas que des hommes lient des femmes.
— Je me fiche qu’il approuve ou pas. Les Asha’man sont sous sa responsabilité.
— Comme les Aes Sedai qui l’ont enchaîné et battu sont sous la tienne, Mère ? demanda Nynaeve.
— C’est l’héritage d’Elaida, oui…
Egwene a eu raison de rappeler Nynaeve, pensa Siuan. Elle prend bien trop souvent la défense du garçon.
Nynaeve saisit son bol pour s’attaquer à sa soupe.
— Je ne voulais pas te défier, Mère. Simplement te montrer comment il voit les choses. Sache que je n’approuve pas tout ce qu’il a fait, surtout ces derniers temps. Mais je comprends comment il en est arrivé là.
— Il a changé, fit Siuan. Tu l’as souligné toi-même.
— Oui. Les Aiels disent qu’il a embrassé la mort.
— J’ai entendu ça de leur bouche, confirma Egwene. Mais j’ai regardé Rand dans les yeux, et quelque chose d’autre a changé en lui. C’est inexplicable… L’homme que j’ai vu…
— Ne ressemblait pas à celui qui a détruit le Tumulus de Natrin ? avança Siuan.
À cette évocation, elle frissonna.
— L’homme que j’ai vu n’aurait pas eu besoin de raser cet endroit. Ses occupants se seraient ralliés à lui – juste à cause de ce qu’il est.
Les trois femmes se turent un moment.
Egwene secoua la tête et prit un peu de soupe. Puis elle sourit.
— Eh bien, cette soupe est bonne. Peut-être que les choses ne vont pas si mal…
— Les ingrédients viennent de Caemlyn, souligna Nynaeve. J’ai entendu les servantes en parler.
— Oh…
Un nouveau silence.
— Mère, dit Siuan, hésitante, les sœurs s’inquiètent encore de ces morts, à la tour.
— C’est vrai, Mère, confirma Nynaeve. Les Aes Sedai se regardent en chiens de faïence. Et ça me perturbe…
— Vous auriez dû voir ça pendant le règne d’Elaida, rappela Egwene.
— Si c’était pire qu’aujourd’hui, fit Nynaeve, je me félicite d’avoir été absente.
Elle baissa les yeux sur sa bague au serpent. Récemment, elle le faisait souvent. Comme un pêcheur qui vient d’acheter un nouveau bateau et qui lorgne sans cesse vers les quais. Même si elle affirmait être une Aes Sedai depuis longtemps, elle semblait heureuse d’avoir surmonté l’épreuve et prêté les serments.
— C’était affreux, souffla Egwene, et je refuse qu’on en revienne là. Siuan, il faut lancer le plan !
L’ancienne dirigeante fit la grimace.
— J’ai formé les autres, Mère. Mais je continue à penser que ce n’est pas une bonne idée. Elles ne sont pas au point.
— De quoi parlez-vous ? demanda Nynaeve.
— Des Aes Sedai…, fit Egwene. Soigneusement sélectionnées avant de recevoir des ter’angreal. Siuan leur montre comment s’en sortir en Tel’aran’rhiod.
— Mère, c’est un endroit dangereux.
Egwene prit une nouvelle gorgée de soupe.
— Je le sais mieux que n’importe qui. Mais on ne peut pas reculer. Il faut forcer les tueurs à nous affronter. Je vais organiser une réunion « secrète » entre mes plus fidèles partisanes – dans le Monde des Rêves, bien entendu. En laissant peut-être entendre que d’autres personnes importantes y assisteront. Siuan, tu as contacté les Régentes des Vents ?
— Oui, Mère. Elles veulent savoir ce que tu leur donneras si elles viennent à la réunion.
— Leur prêter des ter’angreal sera largement suffisant, lâcha Egwene. On ne peut pas marchander sur tout.
— Pour ces femmes, tout est négociable, fit Nynaeve. Mais je m’égare… Tu veux que des Régentes assistent à une réunion conçue pour piéger Mesaana ?
— Pas exactement… Je verrai les Régentes au même moment, dans un endroit différent. Avec quelques Matriarches. Assez pour intriguer Mesaana, en supposant qu’elle fasse espionner les autres groupes de femmes capables de canaliser. Et qu’elle veuille vraiment nous épier dans le Monde des Rêves ce jour-là.
» Avec Siuan, tu tiendras une réunion dans le Hall de la Tour, mais ce sera un leurre, pour attirer au grand jour la Rejetée et ses sbires. Avec des tissages de garde – et des sœurs judicieusement postées –, nous serons en mesure de les coincer. Siuan m’enverra chercher dès que le piège sera amorcé.
Nynaeve plissa le front.
— C’est un bon plan, à un détail près. Mère, je déteste que tu te mettes en danger. Laisse-moi diriger ce combat. Je peux le faire.
Egwene dévisagea Nynaeve. Sur ses traits, Siuan vit qui était véritablement la Chaire d’Amyrlin. Une femme courageuse et pourtant capable de calculer. Mais aussi une femme épuisée qui souffrait sous le poids des responsabilités. Une sensation que l’ancienne dirigeante connaissait très bien.
— J’admets que tu ne t’inquiètes pas pour rien, ma fille. Depuis que je me suis laissé capturer par les sbires d’Elaida, à l’extérieur de Tar Valon, je me demande si je n’ai pas tendance à m’impliquer trop directement.
— C’est exactement ça, oui !
— Cependant, une réalité demeure : parmi nous, je suis celle qui connaît le mieux Tel’aran’rhiod. Toutes les deux, vous êtes compétentes, mais j’ai bien plus d’expérience. Dans ce cas précis, je ne suis pas seulement la dirigeante des Aes Sedai, mais aussi un outil que la Tour Blanche doit utiliser. (Elle hésita.) Nynaeve, voici ce que j’ai rêvé : si nous ne vainquons pas Mesaana dans le Monde des Rêves, tout risque d’être perdu. Non, tout sera perdu ! Ce n’est pas le moment d’économiser nos outils, si précieux soient-ils.
Nynaeve voulut tirer sur sa natte, mais elle n’était plus assez longue pour ça. Un triste constat qui lui arracha une grimace.
— Tu n’as pas tort… Pourtant, je déteste cette idée.
— Les Aielles qui marchent dans les rêves…, dit Siuan. Mère, tu veux les rencontrer, non ? Tu crois qu’elles voudront nous aider ? Si tu dois combattre, je serais rassurée qu’elles veillent sur toi.
— Oui, c’est une excellente suggestion. Je les contacterai et demanderai leur soutien, juste au cas où…
— Mère, dit Nynaeve, peut-être que Rand…
— Cette affaire concerne la tour, ma fille. Nous la réglerons seules.
— Compris.
— Maintenant, reprit Egwene, à nous de trouver les bonnes rumeurs à répandre pour que Mesaana cède à la curiosité…
Perrin entra en trombe dans le cauchemar. Autour de lui, l’air se distordit et les bâtiments de la ville – cette fois, des cubes typiques du Cairhien – se volatilisèrent. Sous ses pieds, le sol devint mou, puis il se liquéfia.
Ensuite, le jeune homme tomba dans l’océan.
Encore de l’eau ? pensa-t-il, agacé.
Dans le ciel, des éclairs rouges jaillissaient, projetant sur l’onde une lumière couleur sang. Chaque explosion révélait les créatures qui rôdaient sous la surface. Des monstres massifs, sinueux comme des serpents et plus puants que la mort.
Accrochés aux restes de ce qui avait été un navire, des gens criaient de terreur ou appelaient leurs proches perdus de vue. Des hommes agrippaient des planches et des femmes tentaient de garder leur bébé au-dessus de l’eau tandis que des vagues déferlaient sur elles. Partout, des cadavres flottaient sur le ventre comme de vulgaires sacs de grain.
Les créatures sous-marines frappaient régulièrement. Saisissant des naufragés, elles les attiraient vers les abysses afin de les déchiqueter avec leurs dents pointues. Bientôt, l’onde se colora de rouge – sans qu’il y ait un lien avec les éclairs.
L’inconnu qui faisait ce cauchemar avait une imagination particulièrement tordue.
Perrin refusa de sombrer dans cette horreur. Il maîtrisa sa peur et ne nagea pas vers une planche de salut.
Ce n’est pas réel ! Ce n’est pas réel ! Ce n’est pas réel !
Malgré sa lucidité, une part de lui-même croyait qu’il allait mourir dans l’eau.
Les cris des naufragés lui blessant les oreilles, il enragea de ne pas pouvoir les aider. Mais ils n’existaient pas. De simples fantasmes.
Pourtant, les ignorer était difficile.
Soudain, Perrin commença à sortir de l’eau et les vagues, sous ses pieds, devinrent solides. Mais il cria quand quelque chose frôla sa jambe.
Des éclairs zébrèrent l’air.
Près de Perrin, une femme s’enfonça sous l’eau, entraînée par des mâchoires invisibles.
Paniqué, le jeune homme s’avisa qu’il était de retour dans l’océan. En un clin d’œil, il s’était retrouvé dans un endroit différent, un bras crochetant ce qui semblait être une planche.
Ce phénomène se produisait parfois. S’il faiblissait un moment, s’abandonnant à croire que le cauchemar était réel, il s’y enfonçait davantage, très vite égaré dans une mosaïque terrifiante.
Près de lui, dans l’eau, quelque chose bougeait. Terrifié, il voulut s’éloigner, mais une vague géante le souleva sur sa crête.
Ce n’est pas réel ! Ce n’est pas réel ! Ce n’est pas réel !
L’eau était si froide. De nouveau, quelque chose toucha la jambe de Perrin, qui ne put s’empêcher de crier. Bien entendu, il but la tasse et dut recracher l’eau chargée d’iode.
CE N’EST PAS RÉEL !
Il était à Cairhien, à des lieues de l’océan. Dans une rue au sol bien dur, l’odeur délicieuse du pain en train de cuire sortait d’une boulangerie. Sur toute sa longueur, la voie était flanquée de petits frênes au tronc très fin.
Avec un cri puissant, Perrin s’accrocha à cette réalité comme les naufragés qui, autour de lui, se retenaient à leur planche. Fermant les poings, il se concentra sur son environnement concret.
Sous ses pieds, il y avait des pavés et non des vagues. Pas de dents pointues ni de nageoires…
Lentement, le jeune homme s’arracha de nouveau à l’océan. Et quand il posa un pied par terre, il sentit sous sa semelle une surface dure. L’autre pied suivit…
… Et Perrin se retrouva sur un disque de pierre qui flottait dans les airs.
Sur sa gauche, un monstre marin énorme jaillit de l’eau. À moitié poisson et à moitié on ne savait quoi, la créature ouvrait une gueule assez grande pour qu’un homme se tienne debout à l’intérieur. Chaque dent, aussi large qu’une main de Perrin, était rouge de sang.
Ce n’est pas réel !
La créature explosa en une sorte de brume qui aspergea le jeune homme puis sécha immédiatement. Autour de lui, le cauchemar s’infléchit, comme si une bulle de réalité tentait de le déchiqueter.
L’obscurité, l’eau glacée, les cris des naufragés… Un vortex d’angoisse et de douleur.
Il n’y avait pas d’éclairs, puisqu’il ne les voyait pas illuminer ses paupières. Pas de tonnerre non plus, car il n’entendait pas ses roulements.
Et pas de vagues, surtout au milieu d’une cité comme Cairhien, érigée très à l’intérieur des terres.
Quand Perrin ouvrit les yeux, le cauchemar se désintégra dans son intégralité, puis disparut comme une fine couche de gel exposée aux rayons du soleil.
Les bâtiments revinrent, la rue se reconstitua et les vagues reculèrent. Le ciel, lui, redevint une tempête noire déchirée d’éclairs – mais sans tonnerre, ici aussi.
Sauteur attendait sur les pavés, non loin de là.
Perrin avança vers le loup. Un simple bond aurait suffi, bien entendu, mais il ne voulait pas s’habituer à tout faire sans efforts. Une fois revenu dans le monde réel, ça risquait de lui jouer un mauvais tour.
Tu deviens fort, Jeune Taureau, émit Sauteur, satisfait.
— C’est toujours trop long, dit Perrin en regardant derrière son épaule. Chaque fois que j’entre dans un cauchemar, il me faut plusieurs minutes pour reprendre le contrôle. Je dois être plus rapide. Face à Tueur, une poignée de minutes peut se transformer en une éternité.
Il ne sera pas aussi fort que les cauchemars…
— Peut-être, mais il a eu des années pour apprendre à maîtriser le rêve des loups. Moi, je commence à peine.
Sauteur éclata de rire.
Jeune Taureau, tu as commencé dès ta première visite !
— D’accord, mais je m’entraîne depuis quelques semaines seulement…
Sauteur rit de plus belle – et il n’avait pas tort. De fait, présent dans le rêve des loups chaque nuit, Perrin se préparait depuis deux ans. Mais il avait encore besoin d’apprendre. En un sens, il se réjouissait que le procès soit retardé.
Mais il ne faudrait pas trop traîner. La Dernière Chasse approchait. Beaucoup de loups partaient pour le Nord, Perrin les sentait au passage. Ils couraient vers les Terres Frontalières et vers la Flétrissure. C’était pareil dans le monde réel, mais même ici, dans le rêve des loups, ils ne se décalaient pas, avançant sur leurs pattes et en meute.
Sauteur brûlait d’envie de se joindre à eux, il le sentait. Pourtant, il restait en arrière, comme quelques autres loups.
— Viens, dit Perrin. Allons trouver un nouveau cauchemar.
La promenade des Roses était en fleur !
Un spectacle incroyable ! Peu d’autres végétaux avaient éclos durant ce terrible été, et presque tous s’étaient très vite fanés. Mais la promenade des Roses, elle, échappait à la règle, des centaines de petites explosions rouges constellant le jardin.
Des abeilles affamées volaient de fleur en fleur. Toutes celles de la cité, eût-on dit, venaient ici pour se nourrir.
Même s’il gardait ses distances avec les insectes, Gawyn avait le sentiment d’être immergé dans le parfum des roses. Quand il aurait fini de déambuler, ses vêtements garderaient la délicieuse odeur pendant des heures.
Près d’un étang où flottaient des nénuphars, Elayne parlait avec une petite armée de conseillers. Affichant sa grossesse, elle resplendissait. Sur ses cheveux blonds qui reflétaient la lumière du soleil comme l’onde de l’étang, la Couronne de Roses d’Andor aurait presque paru… ordinaire.
La reine était débordée, ces derniers jours. Gawyn avait entendu les rapports qu’on lui faisait à voix basse sur les armes en cours de fabrication. Des armes qu’elle croyait au moins aussi puissantes qu’une damane prisonnière. D’après ce qu’on disait, les fondeurs de cloches de Caemlyn travaillaient jour et nuit. Bruissant d’activité, la capitale se préparait à la guerre.
Du coup, Elayne avait peu de temps pour son frère – mais c’était déjà ça, et il s’en montrait reconnaissant.
Elle sourit en le voyant approcher et congédia d’un geste ses conseillers. Puis elle alla à sa rencontre et lui posa un baiser sur la joue.
— Tu as l’air bien pensif…
— Un mal qui me frappe souvent, ces derniers temps. Toi, tu parais… distraite.
— Un mal qui me frappe tout le temps, en ce moment… Il y a toujours trop à faire, et un seul cerveau ne suffit pas.
— Si tu as besoin de…
— Non, fit Elayne en prenant le bras de son frère. Je veux te parler. Et on m’a dit qu’un tour des jardins par jour me ferait un bien fou.
Gawyn sourit et inspira à fond la bonne odeur des fleurs et de la terre meuble qui entourait l’étang. Le parfum de la vie…
En marchant, il jeta un coup d’œil au ciel.
— Je n’arrive pas à croire qu’il y ait tant de soleil ici… J’ai failli me convaincre que ce ciel plombé n’était pas naturel.
— Il ne l’est pas, très probablement, dit Elayne, presque nonchalante. Il y a une semaine, la couverture nuageuse s’est déchirée au-dessus de Caemlyn, mais elle reste présente partout ailleurs en Andor.
— Mais… pourquoi ?
— Rand, fit Elayne. Quelque chose qu’il a fait… Il est monté au sommet du pic du Dragon, je crois. Ensuite…
Soudain, la journée parut moins lumineuse aux yeux de Gawyn.
— Encore ce maudit al’Thor ! Il me suit jusqu’ici.
— Jusqu’ici ? répéta Elayne, amusée. Si ma mémoire ne me trompe pas, c’est dans ce jardin que nous l’avons connu.
Gawyn ne répondit pas. Tournant la tête vers le nord, il sonda le ciel, où bouillonnaient de terribles nuages noirs.
— C’est lui le père, n’est-ce pas ?
— Si c’était le cas, répondit Elayne, très sereine, il serait prudent de garder secrète cette information. Qu’en penses-tu ? Les enfants du Dragon Réincarné risquent d’être des cibles.
Gawyn en eut la nausée. La vérité, il l’avait pressentie en découvrant la grossesse de sa sœur.
— Que la Lumière me brûle ! Elayne, comment as-tu pu ? Après ce qu’il a fait à notre mère ?
— Gawyn, il ne lui a rien fait du tout. Des dizaines de témoins te le confirmeront. Notre mère a disparu avant que Rand ait libéré Caemlyn.
Dès qu’elle parlait d’al’Thor, Elayne avait des reflets… mielleux dans le regard.
— Quelque chose est en train de lui arriver. Je sens qu’il change. Du coup, il chasse les nuages et fait éclore les roses.
Gawyn fronça les sourcils. Sa sœur croyait que les roses fleurissaient grâce à al’Thor ? Eh bien, l’amour donnait souvent de drôles d’idées à une personne. Quand l’élu du cœur d’une femme était le Dragon Réincarné, il fallait peut-être s’attendre à une bonne dose d’irrationalité.
Alors qu’ils approchaient du ponton de l’étang, Gawyn se souvint d’avoir « nagé » dans ce coin, quand il était petit, puis d’avoir subi un sermon après son « exploit ». Pas de Morgase – même si elle l’avait regardé froidement et sans cacher sa déception –, mais de Galad.
Ce jour-là, et depuis, il n’avait jamais dit qu’il était dans l’eau parce que Elayne l’avait poussé.
— Tu n’oublieras jamais ça, pas vrai ? demanda sa sœur.
— Quoi ?
— Le jour où tu as glissé dans l’eau pendant que mère rencontrait les représentants de la maison Farah.
— Glissé ? C’est toi qui m’as poussé !
— Moi ? Je n’ai jamais rien fait de tel ! Tu voulais épater ton monde en faisant de l’équilibre sur la balustrade.
— Et tu as fait trembler le ponton !
— J’ai simplement marché dessus, avec ma vigueur habituelle. Tu sais que j’ai le pas conquérant.
— Le pas conquérant ? Quel mensonge éhonté !
— Non, c’est une interprétation créative de la réalité. Je suis une Aes Sedai, et ça fait partie de nos multiples talents. Bon, me feras-tu canoter un peu sur l’étang, ou non ?
— Je… Canoter ? D’où te vient cette idée ?
— Je viens d’en parler. Tu n’écoutais pas ?
Gawyn en secoua la tête de stupéfaction. Derrière eux, plusieurs gardes féminins avaient déjà pris position. Toujours dans l’ombre de la reine, ces femmes étaient souvent commandées par la grande blonde qui essayait de ressembler à l’héroïne Birgitte. À dire vrai, elle y parvenait assez bien, poussant le vice jusqu’à porter le même prénom. Accessoirement, elle avait le grade de capitaine général.
Les gardes furent vite rejointes par une foule de messagers, de conseillers et d’assistants. L’Ultime Bataille étant imminente, Andor se préparait. Hélas, une grande partie de ces préparatifs exigeaient l’attention d’Elayne.
Depuis son arrivée, Gawyn avait entendu au sujet de sa sœur une curieuse histoire de promenade sur le chemin de ronde en étant portée… dans son lit. Jusque-là, il n’avait pas réussi à faire dire la vérité à la souveraine.
Après avoir salué Birgitte, qui le foudroya du regard, Gawyn approcha du canot attaché au ponton.
— Je promets de ne pas la noyer, dit-il.
Avant d’ajouter dans sa barbe :
— Même si je risque de ramer comme un conquérant et de nous faire chavirer.
— Ferme-la ! lança Elayne en s’asseyant. L’eau ne serait pas bonne pour les bébés…
Gawyn poussa le canot du bout d’un pied puis il embarqua. Jusqu’à ce qu’il soit assis, l’esquif tangua terriblement.
— Puisqu’on en parle, ce n’est pas marcher qui est censé te faire du bien ?
— J’ai dit à Melfane que mon mécréant de frère avait besoin d’une leçon de morale. On obtient tout ce qu’on veut quand on enguirlande quelqu’un de la bonne façon.
— Et c’est ce qui m’attend ? Être enguirlandé ?
— Pas nécessairement, fit Elayne, soudain très grave.
Gawyn saisit les rames et les plongea dans l’eau. Sur si peu d’eau, canoter semblait ridicule. Pourtant, au milieu des papillons et des nénuphars, on éprouvait une étrange sérénité.
— Gawyn, dit Elayne, pourquoi es-tu venu à Caemlyn ?
— Parce que c’est chez moi. Pour quelle raison n’aurais-je pas dû venir ?
— Pendant le siège, j’ai beaucoup pensé à toi. Tu sais, tu aurais pu m’être utile. Mais tu n’étais pas là.
— Je t’ai déjà expliqué pourquoi ! Sans même parler des routes bloquées par la neige, j’étais englué dans la politique de la Tour Blanche. Ne pas pouvoir t’aider me torturait, mais ces femmes avaient mis la main sur moi.
— Je suis une de ces « femmes », au cas où tu l’aurais oublié.
Elayne leva la main, exposant sa bague au serpent.
— Tu es différente… Cela dit, tu as raison. J’aurais dû être ici. Mais je ne peux pas m’excuser mille fois…
— Je me fiche que tu t’excuses ! Gawyn, je ne voulais pas te culpabiliser. Oui, tu m’aurais été utile, mais on s’en est sortis. En revanche, j’avais peur que tu sois coincé entre le désir de défendre la tour et celui de protéger Egwene. Mais ça s’est bien terminé, dirait-on. Alors, je te repose la question : que fais-tu ici ? Egwene n’a pas besoin de toi ?
— Apparemment, non…
Gawyn fit reculer le canot pour éviter les branches tombantes d’un saule pleureur. Puis il leva les rames et immobilisa l’esquif.
— Eh bien, dit Elayne, je ne vais pas me mêler de ça – pas en ce moment, en tout cas. Ici, tu es toujours le bienvenu, Gawyn. Si ça te chante, je peux te nommer capitaine général, mais je doute que tu en aies envie.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Tu as passé le plus clair de ton temps à broyer du noir dans les jardins…
— Broyer du noir ? Non, je réfléchissais.
— Hum, intéressant… Je vois que tu pratiques aussi l’interprétation créative de la vérité.
Le jeune homme grogna de mécontentement.
— Gawyn, tu n’as pas passé cinq minutes avec tes anciens amis du palais. Même chose avec tes connaissances. C’est ça, jouer le rôle d’un prince ou d’un officier supérieur ? En revanche, pour réfléchir, tu as réfléchi.
Gawyn sonda l’onde limpide.
— J’évite les gens parce qu’ils veulent savoir pourquoi je n’étais pas là pendant le siège. Après, ils demandent quand je vais prendre ma place à tes côtés et diriger ton armée.
— Tout va bien, mon frère… Tu n’es pas obligé d’être capitaine général, et je peux survivre en l’absence de mon Prince de l’Épée, s’il le faut. Cela dit, Birgitte est très perturbée que tu ne veuilles pas des galons de capitaine général.
— C’est pour ça qu’elle me jette des regards noirs ?
— Oui, mais ça lui passera. À ce poste, elle est vraiment très bonne. Et s’il faut que tu protèges quelqu’un, c’est Egwene. Elle te mérite.
— Et si j’avais décidé de ne pas vouloir d’elle ?
Elayne posa une main sur le bras du jeune homme. Sous sa couronne et ses magnifiques cheveux, elle semblait très inquiète.
— Gawyn, que t’est-il arrivé ?
Le jeune homme secoua la tête.
— Selon Bryne, je m’attendais à ce que tout me tombe cuit dans la bouche, et je n’ai pas su réagir quand les choses ont mal tourné pour moi.
— Et toi, qu’en penses-tu ?
— Je crois que je suis à ma place ici.
Trois femmes faisaient le tour de l’étang avec à leur tête une rousse aux mèches blanches. Dimana était une sorte d’initiée déchue de la Tour Blanche. Sur la Famille, Gawyn ne savait pas grand-chose, et surtout pas quelles étaient les relations entre ses membres et sa sœur.
— Être ici, développa-t-il, me rappelle ma vie d’avant. Ne plus frayer avec les Aes Sedai a été très libérateur. Un moment, j’étais sûr de vouloir être avec Egwene. Quand j’ai quitté les Jeunes Gardes pour la rejoindre, ça m’a paru la meilleure décision de ma vie. Certes, mais Egwene, elle, semble ne plus avoir besoin de moi. Son objectif, c’est d’être forte et de devenir une grande Chaire d’Amyrlin. Un programme qui ne laisse pas beaucoup de place pour quelqu’un qui refuse de se prosterner devant elle.
— Je doute que ce soit aussi grave que tu le dis… Egwene doit se montrer très forte, c’est sûr. À cause de sa jeunesse et des circonstances de sa nomination… Mais elle n’est pas arrogante. Enfin, pas plus que nécessaire…
Elayne plongea le bout des doigts dans l’eau et fit fuir un petit poisson au dos jaune.
— J’ai éprouvé ce qu’elle ressent… Tu crois qu’elle veut quelqu’un qui se prosterne, et tu te trompes. Elle cherche une personne en qui avoir une confiance aveugle. Un allié à qui elle puisse confier une mission avec la certitude qu’elle sera accomplie. Elle dispose d’incroyables ressources : richesse, soldats, fortifications, serviteurs… Mais elle n’est qu’une simple femme. Si elle doit s’occuper de tout, elle pourrait tout aussi bien être démunie…
— Je…
— Tu prétends l’aimer. Ne m’as-tu pas dit que tu pourrais mourir pour elle ? D’accord, mais dans son armée, elle a des milliers d’hommes qui sacrifieraient leur vie à son bénéfice – comme moi. Ce qui est rare, en revanche, ce sont les gens qui font ce qu’on leur dit. Ou mieux encore, qui devinent ce qu’on va leur demander et agissent par avance.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir être cet allié pour elle.
— Pourquoi ? S’il y a un homme capable de soutenir une femme liée au Pouvoir, c’est toi !
— Avec Egwene, c’est différent. Je ne peux pas expliquer pourquoi.
— Si tu veux épouser une Chaire d’Amyrlin, tu devras surmonter ce problème.
C’était la stricte vérité. Si frustrant que ce fût, Elayne avait raison.
— Assez parlé de ce sujet, dit Gawyn. Je remarque que nous nous sommes éloignés d’al’Thor.
— Parce qu’il n’y avait plus rien à dire sur lui.
— Tu dois rester loin de ce type, Elayne. Il est dangereux.
— Non, parce que le saidin a été purifié.
— C’est ce qu’il prétend !
— Tu le détestes, je l’entends dans ta voix. Ce n’est pas à cause de notre mère, pas vrai ?
Gawyn hésita. Sa sœur était devenue une experte quand il s’agissait d’esquiver un sujet. Le talent particulier d’une reine, ou celui d’une Aes Sedai ?
Gawyn faillit ramener le canot au ponton. Il se ravisa, parce qu’il adorait parler à quelqu’un qui le comprenait vraiment.
— Pourquoi je hais al’Thor ? Eh bien, à cause de notre mère, bien entendu. Mais il y a plus que ça. J’abomine l’homme qu’il est devenu.
— Le Dragon Réincarné ?
— Non, le tyran !
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, Gawyn…
— C’est un fichu berger ! De quel droit renverse-t-il des rois et des reines ? Pourquoi s’autorise-t-il à changer le monde à sa guise ?
— En particulier pendant que tu te réfugies dans un village ?
Gawyn avait raconté à sa sœur les principaux événements de sa vie, lors des derniers mois.
— Pendant qu’il conquérait le monde, tu as dû tuer des anciens amis. Puis ta Chaire d’Amyrlin t’a envoyé à la mort.
— C’est vrai.
— Donc, tu es jaloux de lui.
— Non ! C’est absurde. Je…
— Que comptes-tu faire ? Le défier en duel ?
— Peut-être.
— Et que se passera-t-il si tu gagnes et lui transperces le cœur ? Pour satisfaire de viles pulsions, es-tu prêt à nous condamner tous ?
Gawyn ne sut que répondre.
— Ce n’est pas seulement de la jalousie, mon frère. (Elayne s’empara des rames.) C’est de l’égoïsme. En ce moment, nous ne pouvons pas nous permettre ce genre de comportement.
Malgré les protestations de Gawyn, la reine entreprit de ramener le canot jusqu’au ponton.
— La femme qui me dit ça est celle qui s’est attaquée en personne à l’Ajah Noir ?
Elayne s’empourpra. Gawyn devina qu’elle aurait donné cher pour qu’il n’ait jamais entendu parler de cette affaire.
— C’était nécessaire. De plus, j’ai dit « nous ». Toi et moi, nous avons le même problème. Birgitte ne cesse pas de me répéter d’être plus prudente. Tu devras faire de même, pour le bien d’Egwene. Parce qu’elle a besoin de toi. Peut-être sans le savoir, parce qu’elle croit pouvoir affronter le monde seule. Mais c’est une erreur.
Le canot heurta le ponton. Lâchant les rames, Elayne tendit une main. Gawyn sauta à terre et l’aida à débarquer. Au passage, elle lui serra tendrement la main.
— Je te libère de toute obligation de devenir mon capitaine général. Pour l’instant, je ne nommerai pas un autre Prince de l’Épée, mais tu conserveras le titre en étant exempté de ses charges. Tant que tu te montreras dans certaines occasions officielles, je ne te demanderai rien d’autre. Un décret sera publié demain, soulignant que l’approche de l’Ultime Bataille t’impose d’autres activités.
— Je… Merci…
Gawyn n’aurait pas juré que ça venait du cœur. En un sens, ça ressemblait trop à l’attitude d’Egwene, quand elle lui ordonnait de ne pas garder sa porte.
Elayne serra de nouveau la main de son frère, puis elle se dirigea vers sa suite. Un moment, Gawyn la regarda s’entretenir avec ses gens. Chaque jour, elle devenait un peu plus régalienne. Un peu comme une rose qui éclôt… Dommage qu’il n’ait pas été à Caemlyn pour observer le processus depuis le début.
Alors qu’il reprenait sa balade le long de la promenade des Roses, le jeune homme se surprit à sourire. Face à l’optimisme fondamental d’Elayne, son naturel mélancolique et torturé avait du mal à tenir le choc. Qui d’autre qu’Elayne aurait pu accuser un homme d’être jaloux… et, ce faisant, lui remonter le moral ?
Gawyn s’enivra de fragrances et savoura le contact du soleil sur sa peau. Gagnant un coin où Galad et lui jouaient souvent, enfants, il revit sa mère arpenter ces jardins avec Gareth Bryne.
Dès qu’il commettait une bévue, Morgase le reprenait avec un soin méticuleux. L’instant d’après, quand il se comportait comme un prince, elle souriait pour l’encourager. Ces sourires, pour lui, valaient tous les levers de soleil.
Cet endroit appartenait à Morgase. Elle vivait toujours au cœur de Caemlyn, en Elayne – qui lui ressemblait à chaque instant un peu plus –, et en chaque citoyen d’Andor qui était en sécurité grâce à elle.
Gawyn s’arrêta à l’endroit où Galad l’avait sauvé de la noyade, quand il était enfant.
Au fond, Elayne avait peut-être raison, al’Thor n’étant pour rien dans la mort de Morgase. Et si elle se trompait, il ne parviendrait jamais à le prouver. Mais quelle importance, au fond ? Rand al’Thor était destiné à mourir lors de l’Ultime Bataille. Alors, pourquoi continuer à le haïr ?
— Elle a raison…, souffla Gawyn en regardant des libellules voleter au-dessus de l’eau. Nous en avons terminé, al’Thor. À partir de cet instant, tu ne m’intéresses plus.
Le jeune homme eut le sentiment qu’un poids écrasant quittait ses épaules. Ravi, il en soupira d’aise. Maintenant qu’Elayne l’avait libéré de ses obligations, il mesurait à quel point il s’était senti coupable d’être absent d’Andor. Mais ça aussi, ça ne comptait plus.
Le moment était venu de se concentrer sur Egwene.
Sortant de sa poche le couteau du tueur, il le tint devant ses yeux, au soleil, et étudia les pierres rouges. Son devoir était bel et bien de protéger Egwene. Même si elle le tançait, le détestait et finissait par le bannir, tout faire pour lui sauver la vie restait le bon choix.
— Par la tombe de ma mère ! lança une voix dans le dos du prince. Où as-tu trouvé cette arme ?
Gawyn se retourna. Les femmes qu’il avait remarquées un peu plus tôt se tenaient face à lui, Dimana toujours à leur tête, sa chevelure roux strié de blanc encadrant un visage aux yeux cernés de ridules. Manier le Pouvoir ne neutralisait-il pas les effets de l’âge ?
Ses compagnes étaient une jeune femme rondelette aux yeux noirs et une solide matrone dans la fleur de l’âge. C’était elle qui venait de parler, et elle semblait horrifiée.
— Que se passe-t-il, Marille ? demanda Dimana.
— Ce couteau, Marille en a déjà vu un parfaitement semblable.
— J’en ai déjà vu un, corrigea Dimana. Tu es une personne, pas un objet.
— Oui, Dimana, je m’excuse. Marille… Je ne ferai plus cette erreur, Dimana.
Gawyn fronça les sourcils. Qu’est-ce qui clochait chez cette femme ?
— Il faut lui pardonner, seigneur… Marille a longtemps été une damane et elle a du mal à s’adapter.
— Tu es seanchanienne ? demanda le prince.
Bien entendu ! J’aurais dû remarquer l’accent traînant…
Marille hocha frénétiquement la tête. Une ancienne damane. Gawyn en frissonna intérieurement. En d’autres termes, une femme formée pour tuer avec le Pouvoir.
La troisième promeneuse, silencieuse, suivait la scène avec curiosité. Elle ne semblait pas aussi soumise que Marille, très loin de là.
— Nous devrions repartir, fit Dimana. Tout ce qui lui rappelle le Seanchan est mauvais pour elle. Viens, Marille. L’arme est sûrement un trophée que le seigneur Trakand a gagné lors d’une bataille.
— Non, attendez ! lança Gawyn en levant une main. Marille, tu reconnais ce couteau ?
L’ancienne damane regarda Dimana comme pour lui demander la permission de répondre. À contrecœur, la femme de la Famille l’y autorisa.
— C’est un Couteau du Sang, seigneur. Tu ne peux pas l’avoir gagné lors d’une bataille, parce que nul ne peut vaincre un Couteau du Sang – le même nom pour l’arme et son propriétaire. Ces gens-là tombent seulement quand leur propre fluide vital se retourne contre eux.
Gawyn plissa le front. Que signifiait ce tissu d’âneries ?
— Donc, c’est une arme seanchanienne ?
— Oui, seigneur. La lame des Couteaux du Sang.
— Et qui sont-ils, ces Couteaux du Sang ?
— Des tueurs enveloppés par la nuit qui servent l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – en frappant ses ennemis et en mourant pour l’honorer. (Marille baissa encore plus les yeux.) Marille parle trop. Elle est désolée.
— Je suis désolée, corrigea Dimana, un rien d’agacement dans la voix.
— Je suis désolée, répéta l’ancienne damane.
— Donc, récapitula Gawyn, les Couteaux du Sang sont des tueurs seanchaniens ?
De quoi en avoir les sangs glacés. Les attaquants avaient-ils laissé des assassins-suicide à la tour pour massacrer les Aes Sedai ? Oui, ça semblait logique. Donc, le coupable n’était pas une Rejetée.
— Oui, seigneur, confirma Marille. Dans la chambre de ma maîtresse, un de ces couteaux ornait un mur. C’était celui de son frère, qu’il avait porté courageusement et avec honneur jusqu’à ce que son sang se retourne contre lui.
— Sa famille, tu veux dire ?
— Non, son sang… Celui qui coulait dans ses veines.
— Parle-moi de ces assassins.
— Des tueurs enveloppés par la nuit qui servent l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – en frappant ses ennemis et en mourant pour l’honorer…
— Oui, oui, j’ai compris, coupa Gawyn. Tu l’as déjà dit. Mais quelles sont leurs techniques ? Comment font-ils pour se cacher si bien ? Que sais-tu sur leur façon de frapper ?
De plus en plus décomposée, Marille commença à gémir.
— Seigneur Trakand, intervint Dimana, un peu de retenue !
— Marille ne sait pas grand-chose, souffla la damane. Marille est désolée. Il faut la punir, parce qu’elle n’a pas assez tendu l’oreille…
Gawyn recula d’un pas. Les Seanchaniens traitaient leurs damane comme du bétail. Plus mal, même… Marille ne devait jamais avoir entendu quelque chose d’intéressant sur les tueurs.
— Où avez-vous trouvé ces damane ? demanda Gawyn. Avec elles, il y avait des soldats ? Si oui, je dois en interroger un. Gradé, si possible.
Dimana fit la moue.
— Ces prisonniers ont été faits en Altara. Et on nous a seulement envoyé les damane.
— Dimana, intervint l’autre femme – qui n’avait pas un accent traînant. Et la sul’dam ? Elle appartenait au Sang inférieur…
Dimana se rembrunit.
— Kaisea n’est pas… fiable.
— Dimana, s’il te plaît ! Des vies peuvent être sauvées.
— D’accord, d’accord… Attends ici, seigneur. Je vais la chercher.
Avec ses deux compagnes, Dimana partit en direction du palais.
Quelques minutes plus tard, alors que Gawyn s’impatientait déjà, elle revint en compagnie d’une grande femme vêtue d’une robe grise sans ornements ni ceinture. Ses cheveux noirs nattés, elle semblait résolue à rester un pas derrière Dimana. Une attitude qui perturbait cette dernière, parce qu’elle tenait à ne jamais perdre la prisonnière de vue.
Quand elles eurent rejoint Gawyn, la sul’dam, spectacle incroyable, tomba à genoux puis se prosterna, le front touchant la terre. Le tout avec une élégance sans doute née de l’habitude. Bizarrement, Gawyn eut le sentiment qu’elle se moquait de lui.
— Seigneur Trakand, fit Dimana, je te présente Kaisea. En tout cas, c’est le nom qu’elle veut que nous lui donnions…
— Kaisea est une bonne servante, dit la Seanchanienne.
— Debout ! ordonna Gawyn. Pourquoi te traîner ainsi sur le sol ?
— Kaisea a entendu dire que tu es le frère de la reine. Dans ce royaume, tu es membre du Sang et je suis une humble damane.
— Damane ? Non, tu es une sul’dam !
— Plus maintenant… Il faudrait mettre un collier à Kaisea, seigneur. Peux-tu t’en charger ? Kaisea est dangereuse.
Dimana fit signe à Gawyn qu’ils devaient parler en privé. Avec elle, le prince s’éloigna de Kaisea, toujours humblement prosternée.
— Alors ? C’est une sul’dam ou une damane ?
— Toutes les sul’dam peuvent apprendre à canaliser, expliqua Dimana. Selon Elayne, quand elle sera de notoriété commune, cette révélation détruira la culture du Seanchan. En conséquence, elle nous a chargées de former les sul’dam, pour qu’elles accèdent à leur don. Beaucoup refusent d’avouer qu’elles voient les tissages, mais quelques-unes ont été honnêtes avec nous. Avec un bel ensemble, elles ont exigé de devenir des damane. (Elle désigna Kaisea.) Celle-là est plus dérangeante… Selon nous, elle s’efforce d’apprendre les tissages pour provoquer un « accident » afin de retourner contre nous notre propre raisonnement. Si elle commet un acte violent avec le Pouvoir de l’Unique, elle affirmera que nous avons eu tort de la laisser en liberté.
Une femme capable d’apprendre à tuer avec le Pouvoir, non liée par les Trois Serments et résolue à prouver sa dangerosité ? Gawyn en frissonna de la tête aux pieds.
— On l’abreuve de fourche-racine presque tous les jours, continua Dimana. Je ne dis pas ça pour t’inquiéter, seigneur, mais pour que tu saches qu’il ne faut pas se fier à elle.
— Merci, fit Gawyn.
Dimana et lui revinrent devant la sul’dam, qui ne se releva pas.
— Comment Kaisea peut-elle te servir, seigneur ?
Toute son attitude semblait parodier la réelle soumission de Marille. Ce que Gawyn avait d’abord pris pour de l’insolence était bien autre chose. De la part d’une personne de haute naissance, la tentative ratée d’imiter une inférieure…
Le prince sortit le couteau seanchanien.
— As-tu déjà vu une arme pareille ? demanda-t-il comme si ça n’était pas si important que ça.
Kaisea sursauta.
— Où l’as-tu trouvée ? Qui te l’a donnée ?
S’avisant qu’elle venait de sortir de son rôle, la sul’dam se recroquevilla sur elle-même.
— Un tueur a essayé de m’abattre avec cette lame. On s’est battus et il a filé.
— C’est impossible, seigneur, dit Kaisea, revenue dans son personnage.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Seigneur, si tu avais affronté un Couteau du Sang, tu ne serais plus de ce monde. Ce sont les plus grands tueurs de l’Empire. Et les plus impitoyables, parce qu’ils sont déjà morts.
— Des commandos-suicide, traduisit Gawyn. As-tu des informations sur ces gens ?
Kaisea parut en proie à un dilemme.
— Si je te fais mettre un collier, me répondras-tu ?
— Seigneur, s’exclama Dimana, la reine ne permettra jamais ça !
— Je lui demanderai… Kaisea, je ne peux rien te promettre, mais je plaiderai ta cause auprès de ma sœur.
— Tu es fort et puissant, seigneur. Et très sage. Si tu jures de faire ce que tu as dit, Kaisea te répondra.
Dimana foudroya le prince du regard.
— Parle, dit simplement Gawyn.
— Les Couteaux du Sang ne vivent pas longtemps, seigneur… Quand on leur a confié une mission, ils s’acharnent à la remplir. De l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement –, ils ont reçu des pouvoirs qui leur permettent de se cacher et qui font d’eux de grands guerriers. Via des ter’angreal, comprends-tu ?
— Quand ils sont dans les ombres, ces artefacts brouillent leur silhouette ?
— C’est ça, oui, fit Kaisea, surprise que son interlocuteur en sache si long. Ils sont invincibles. Mais au bout du compte, leur propre sang les tue.
— Leur sang ?
— Leur mission les empoisonne… Quand ils en ont une, ils survivent rarement plus de deux ou trois semaines. Un mois, c’est déjà beaucoup.
Perturbé, Gawyn observa le couteau.
— Donc, il nous suffit d’attendre qu’ils meurent ?
Kaisea ricana.
— Non, ce serait trop facile. Avant de succomber, ils s’acquittent de leur devoir.
— Le propriétaire de cette arme prend son temps, dit Gawyn. Une victime tous les deux ou trois jours. Une poignée, jusque-là…
— Des banderilles, fit Kaisea. C’est leur méthode. Ils mettent à l’épreuve les forces et les faiblesses de leurs cibles, pour savoir quand frapper sans être vus. Dans le cas qui t’occupe, tu n’as encore rien vu. Les Couteaux du Sang ne font pas « une poignée » de victimes, mais une multitude.
— Sauf si j’arrête celui-là. Quelles sont ses faiblesses ?
Kaisea ricana de nouveau.
— Ses faiblesses ? Seigneur, je viens de dire que ce sont les plus grands guerriers de l’Empire. De plus, l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – renforce leur puissance.
— Génial… Et ces ter’angreal ? Ils aident les tueurs quand ils sont dans l’ombre ? Comment les neutraliser ? En allumant beaucoup de torches ?
— La lumière ne peut pas se passer des ombres, seigneur. Si tu en génères plus, tu auras davantage d’obscurité.
— Il doit bien y avoir un moyen…
— Seigneur, s’il en existe un, Kaisea est sûre que tu le trouveras. (Une réponse où perçait un rien d’ironie ?) Mais Kaisea peut-elle te faire une suggestion ? Réjouis-toi d’avoir survécu à une rencontre avec un Couteau du Sang, qu’il se soit agi d’un homme ou d’une femme. Sans nul doute, tu n’étais pas sa cible prioritaire. Avant qu’un mois se soit écoulé, il serait prudent de te cacher. Laisse l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – voir sa volonté s’accomplir et remercie les circonstances qui t’ont permis d’échapper au désastre et de survivre.
— Cette conversation n’a que trop duré, intervint Dimana. Je crois que tu as ce que tu souhaitais, seigneur Trakand.
— Oui, merci, fit Gawyn, très perturbé.
Il remarqua à peine que Kaisea se relevait et s’éloignait avec sa geôlière.
« Réjouis-toi d’avoir survécu à une rencontre avec un Couteau du Sang… Sans nul doute, tu n’étais pas sa cible prioritaire. »
Gawyn éprouva l’équilibre du couteau de lancer. La cible, c’était Egwene, ça tombait sous le sens. Pour qui d’autre les Seanchaniens auraient-ils sacrifié un ou plusieurs Couteaux du Sang ? Très certainement, ils pensaient que la mort de la Chaire d’Amyrlin ferait s’écrouler la Tour Blanche.
Il devait prévenir Egwene. Même si ça la rendait furieuse, parce que ça irait à l’encontre de ce qu’elle désirait, il fallait lui apporter cette information. Parce qu’elle pouvait lui sauver la vie.
Le prince était toujours en train de réfléchir à la meilleure façon de s’y prendre quand une servante en rouge et blanc approcha de lui, une missive scellée sur un plateau d’argent.
— Seigneur Gawyn ?
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le jeune homme.
Il prit la lettre et l’ouvrit avec le couteau seanchanien.
— Ce message vient de Tar Valon, dit la servante. Je l’ai livré via un portail.
Gawyn déplia la missive et reconnut l’écriture de Silviana.
« Gawyn Trakand,
La Chaire d’Amyrlin a été très mécontente de découvrir ton départ précipité. Quand as-tu donc reçu l’ordre de quitter la ville ? Au nom de notre Mère, je t’écris pour t’annoncer que tu t’es prélassé assez longtemps à Caemlyn. Ta présence est requise à Tar Valon, et ce dans les meilleurs délais… »
Gawyn relut deux fois la lettre. Après l’avoir sermonné parce qu’il avait ruiné ses plans, le fichant presque à la porte de la tour, Egwene était mécontente qu’il ait quitté la ville ? À quoi s’était-elle attendue ? Il y avait presque de quoi en rire.
— Seigneur, demanda la servante, veux-tu envoyer une réponse ? (Sur le plateau, il y avait une feuille et une plume.) J’ai cru comprendre qu’on s’attendait à ce que tu le fasses…
Gawyn jeta le couteau sur le plateau.
— Expédie-leur ça !
Fou de rage, il n’avait plus la moindre envie de se remontrer à Tar Valon. Maudite femme !
Malgré tout, il devait agir.
— Fais dire à la Chaire d’Amyrlin que le tueur est un Seanchanien doté d’un ter’angreal qui lui permet de se fondre dans les ombres. Donc, il ne faudra pas lésiner sur la lumière. Les premiers meurtres étaient des sondes pour éprouver nos défenses. La véritable cible, c’est Egwene. Surtout, il faut insister sur la dangerosité du tueur – qui n’est pas la personne qu’on soupçonnait. Si la Chaire d’Amyrlin veut des preuves, elle n’a qu’à venir ici et interroger quelques prisonnières.
La servante parut perplexe, mais elle se retira sans un mot.
Gawyn tenta de se calmer. Pas question de rentrer à Tar Valon, pour l’instant. Sinon, il donnerait l’impression de ramper aux pieds d’Egwene.
N’avait-elle pas prévu des pièges sophistiqués ? Eh bien, avec ça, elle n’aurait pas besoin de lui. Pour un temps, qu’elle se débrouille seule !