20 Un choix

— Tu ne dois pas parler, dit Rosil à Nynaeve.

La mince jeune femme au long cou portait une robe orange rayé de jaune.

— Sauf lorsqu’on s’adresse à toi. Tu connais la cérémonie ?

Nynaeve acquiesça. Alors que sa compagne et elle s’enfonçaient dans les entrailles de la Tour Blanche, son cœur battait la chamade. Nouvelle Maîtresse des Novices, Rosil était membre de l’Ajah Jaune.

— Parfait, parfait…, fit-elle. Puis-je te suggérer de transférer ta bague sur l’annulaire de ta main gauche ?

— Oui, tu peux le suggérer…

Nynaeve laissa la bague au serpent où elle était. Sur un point, elle ne transigerait pas : elle avait bel et bien été nommée Aes Sedai.

Rosil fit la moue, mais elle n’insista pas. Depuis la récente arrivée à la tour de Nynaeve, cette femme était avec elle d’une grande gentillesse. Un soulagement… A priori, l’épouse de Lan avait cru que toutes les sœurs jaunes la regarderaient avec mépris, ou au minimum indifférence. Bien entendu, elles ne contestaient pas ses compétences, et beaucoup d’entre elles insistaient pour qu’elle les forme. Mais elles ne la tenaient pas pour l’une des leurs. Pas encore.

Cette femme était différente, et lui infliger une rebuffade ne semblait pas vraiment équitable.

— C’est important pour moi, Rosil, expliqua Nynaeve. Je ne dois pas montrer une once d’irrespect à la Chaire d’Amyrlin. C’est elle qui m’a nommée. Agir comme si je n’étais qu’une Acceptée reviendrait à miner son autorité. Cette épreuve est importante. Quand notre Mère m’a nommée, elle n’a jamais dit que je ne devais pas la subir. Mais je suis une Aes Sedai.

Rosil inclina la tête, puis la hocha.

— Oui. Je vois. Tu as raison.

Nynaeve s’arrêta dans le couloir obscur.

— Je tiens à te remercier, ainsi que les autres sœurs qui m’ont accueillie ici. Niere et Meramor… Je n’aurais pas cru être si bien reçue.

— Certaines personnes sont rétives au changement… Et il en sera toujours ainsi. Mais tes nouveaux tissages sont impressionnants. Plus important, ils fonctionnent ! C’est ça qui t’a valu un accueil chaleureux de ma part.

Nynaeve sourit.

— Cela dit, ajouta Rosil, un index levé, même si tu es une Aes Sedai aux yeux de la Chaire d’Amyrlin et de la tour, les traditions sont les traditions. Plus un mot jusqu’à la fin de la cérémonie, je t’en prie.

Rosil continua à ouvrir le chemin. Ravalant une réplique, Nynaeve suivit le mouvement. Pas question de se laisser dominer par ses nerfs.

En marchant, et malgré sa détermination à rester calme, Nynaeve sentit monter sa nervosité. Étant une Aes Sedai, elle passerait cette épreuve ! Les cent tissages, elle les maîtrisait. Alors, pourquoi s’inquiéter ?

Eh bien, parce que certaines femmes ne revenaient jamais de l’épreuve…

Les sous-sols de la tour étaient grandioses. Au-dessus du sol lisse parfaitement à niveau, les lampes pendaient très haut sur les murs. Pour les allumer, il avait dû falloir qu’une sœur ou une Acceptée utilise le Pouvoir de l’Unique. La plupart des pièces étant des remises, peu de gens s’aventuraient ici. Avoir déployé tant de talent pour construire un endroit si rarement visité avait quelque chose d’un… gaspillage.

Après un long moment, les deux femmes arrivèrent devant une double porte si grande que Rosil dut recourir au Pouvoir de l’Unique pour la pousser.

C’est une indication, pensa Nynaeve. Les couloirs dotés d’une voûte, la porte géante… Tout ça pour souligner l’importance de ce qu’une Acceptée est sur le point de faire.

Quand l’imposante porte – presque un portail – fut ouverte, Nynaeve se força à contrôler sa terreur. L’Ultime Bataille approchait. Elle ne pouvait pas rater cette épreuve ! Une mission capitale l’attendait.

Tête bien droite, elle entra dans la salle munie d’une coupole et de lampes sur tout son périmètre. Au centre trônait un grand ter’angreal. Une sorte d’anneau ovale qui tenait debout tout seul.

Beaucoup de ter’angreal ne payaient pas de mine. Celui-là, c’était différent. Au premier coup d’œil, on voyait qu’il avait été forgé par le Pouvoir de l’Unique. Il était en métal, la lumière changeant de couleur quand elle se reflétait sur ses contours. En conséquence, il donnait l’impression de briller et sa substance semblait fluctuer.

— Veuillez approcher, dit Rosil d’un ton solennel.

Les Aes Sedai qui attendaient dans la salle vinrent entourer Nynaeve. Une de chaque Ajah, y compris – hélas – le Rouge. Toutes des représentantes – une bizarrerie, peut-être à cause de la notoriété de Nynaeve à la tour.

Saerin de l’Ajah Marron, Yukiri du Gris, Barasine du Rouge, Lelaine du Bleu, Seaine du Blanc et Rubinde du Vert. Point très important, Romanda, du Jaune, avait insisté pour être présente. Et jusque-là, elle ne s’était jamais montrée tendre avec Nynaeve.

Egwene était là aussi. Huit sœurs au lieu de sept – et la Chaire d’Amyrlin, en plus de ça ! Quand Nynaeve chercha son regard, Egwene l’encouragea d’un hochement de tête. À l’inverse de l’épreuve qu’on passait pour devenir une Acceptée, entièrement conduite par le ter’angreal, celle que subirait Nynaeve exigeait que les sœurs s’impliquent activement pour la forcer à montrer sa valeur. Dans le lot, Egwene serait la plus exigeante. Histoire de prouver qu’elle avait bien fait de la nommer.

— Nynaeve al’Meara, tu es entrée ici dans l’ignorance. Comment en sortiras-tu ?

— Avec la connaissance de moi-même, répondit Nynaeve.

— Et pourquoi as-tu été convoquée ici ?

— Pour être mise à l’épreuve.

— Et pourquoi veut-on te mettre à l’épreuve ?…

— Pour que je prouve ma valeur.

Plusieurs sœurs froncèrent les sourcils, y compris Egwene. Ce n’était pas la réponse rituelle. Normalement, Nynaeve aurait dû dire : « Afin que je sache si je suis digne… » Mais, étant déjà une Aes Sedai, elle était par définition digne d’en être une. Son défi, c’était de le démontrer aux autres.

Rosil hésita, mais elle continua en improvisant :

— Prouver ta valeur dans quel but ?

— Avoir le droit de porter le châle qu’on m’a remis.

Il n’y avait pas une once d’arrogance dans ces propos. Là encore, Nynaeve se contentait d’énoncer une vérité – telle qu’elle la voyait, en tout cas. Egwene l’ayant nommée, elle portait déjà le châle. Pourquoi aurait-elle prétendu le contraire ?

L’épreuve devant se dérouler dans une parfaite nudité, Nynaeve commença à retirer ses vêtements. À partir de là, elle serait vêtue d’un manteau de Lumière.

— À présent, écoute mes instructions, dit Rosil. (Elle canalisa le Pouvoir et fit se matérialiser dans les airs une étoile à six branches qui se consuma en une fraction de seconde.) Durant l’épreuve, tu verras ce signe apparaître sur le sol et ailleurs…

Saerin s’unit à la Source et canalisa un flux d’Esprit. Non sans peine, Nynaeve réussit à s’empêcher de se connecter elle aussi au Pouvoir.

Encore un peu de patience, et plus personne ne doutera de moi.

Saerin dirigea son flux d’Esprit sur Nynaeve.

— Souviens-toi de ce dont tu dois te souvenir…, murmura-t-elle.

Ce tissage avait un lien avec la mémoire, comprit Nynaeve. Mais dans quel objectif ? Soudain, l’étoile à six branches apparut sur le sol.

— Lorsque tu verras ce signe, tu te dirigeras immédiatement vers lui d’un pas régulier – sans courir ni traîner les pieds. Lorsque tu l’auras atteint, tu pourras entrer en contact avec la Source Authentique. Le tissage requis devra être réalisé immédiatement et il ne faudra pas t’éloigner du signe avant d’en avoir terminé.

— Souviens-toi de ce dont tu dois te souvenir…, répéta Saerin.

— Quand le tissage sera achevé, dit Rosil, tu verras de nouveau le signe, qui te montrera le chemin à suivre. Toujours d’un pas régulier et sans hésitation…

— Souviens-toi de ce dont tu dois te souvenir.

— Tu réaliseras cent tissages dans l’ordre qui t’a été indiqué et en conservant ton calme.

— Souviens-toi de ce dont tu dois te souvenir, souffla Saerin pour la dernière fois.

Nynaeve sentit le tissage d’Esprit se déverser en elle, un peu comme des flux de guérison. Tandis qu’elle finissait de se déshabiller, les autres sœurs, sauf Rosil, s’agenouillèrent autour du ter’angreal et générèrent des tissages complexes avec les Cinq Pouvoirs. L’anneau brilla beaucoup plus fort, et le jeu de couleurs s’intensifia.

Rosil se racla la gorge. Rouge comme une pivoine, Nynaeve lui tendit ses vêtements, puis elle retira sa bague au serpent, la posa sur les habits et ajouta la chevalière de Lan – qu’elle portait d’habitude autour du cou.

Rosil s’empara des vêtements. Concentrées sur leurs tâches, les autres sœurs ne devaient plus avoir conscience de rien d’autre. Une lumière blanche apparut au centre du ter’angreal, qui commença à tourner lentement sur lui-même.

Nynaeve prit une profonde inspiration et avança. S’immobilisant une fraction de seconde devant le ter’angreal, elle le traversa et…


… Mais où était-elle ? Nynaeve fronça les sourcils. Cet endroit ne ressemblait pas à Champ d’Emond. Alors que les vagues venaient lécher une plage de sable, sur sa gauche, un village de huttes s’étendait le long d’une pente rocheuse, sur sa droite. Dans le lointain, une imposante montagne dominait le paysage.

Une sorte d’île, en déduisit Nynaeve. L’air était humide et la brise se révélait des plus bienveillantes. Entre les huttes, des gens allaient et venaient, se saluant amicalement les uns les autres. Quelques-uns s’immobilisèrent pour étudier la jeune femme. Alors, elle prit conscience qu’elle était nue et rougit jusqu’à la racine des cheveux. Qui lui avait volé ses vêtements ? Si le ou la coupable lui tombait sous la badine, il ou elle risquerait d’avoir du mal à s’asseoir pendant des semaines.

Une robe pendait sur une corde à linge. Se forçant à rester calme, Nynaeve en approcha et la décrocha. Plus tard, elle trouverait sa propriétaire et la dédommagerait. En attendant, elle l’enfila.

Soudain, le sol trembla sous ses pieds. Les vagues jusque-là paisibles commencèrent à s’écraser sur la plage. Surprise, Nynaeve se retint à un des poteaux où était nouée la corde à linge. Dans le lointain, de la fumée et des cendres jaillirent du sommet tronqué de la montagne.

Nynaeve serra plus fort son poteau quand la pente rocheuse se fractura, des rochers la dévalant. Terrorisés, des villageois hurlèrent.

L’ancienne Sage-Dame devait faire quelque chose !

Elle regarda autour d’elle et vit que l’étoile à six branches s’était gravée toute seule dans le sol rocheux. Elle aurait voulu courir vers le signe, mais elle devait marcher à pas lents et prudents.

Garder son calme lui coûta un effort surhumain. À chaque enjambée, son cœur battait un peu plus fort. Par la Lumière ! Elle allait se faire écrabouiller !

De fait, elle atteignit le signe au moment où une pluie de pierres et de rochers s’abattait, écrasant des huttes.

Dominant sa peur, elle généra en un clin d’œil la réponse requise – un tissage d’Air qui forma aussitôt un mur protecteur. À partir de là, les rochers rebondirent contre cette défense, ne risquant plus de la toucher.

Mais il devait y avoir des blessés partout… Quand elle se détourna de l’étoile, décidée à aider les villageois, elle vit le même signe, tissé avec des roseaux, accroché à la porte d’une hutte, non loin de là.

Nynaeve hésita. Elle ne pouvait pas échouer ! Lentement, elle approcha de la hutte, poussa la porte et entra.

Aussitôt, elle se pétrifia. Que faisait-elle dans une grotte obscure et froide ? Et pourquoi portait-elle une robe dont le tissu grossier l’irritait abominablement ?

Elle avait réalisé le premier de ses cent tissages. Ça, elle le savait, mais tout le reste lui échappait. Perplexe, elle avança dans la grotte à la faveur de la chiche lumière qui sourdait de quelques fissures. Puis, loin devant, elle distingua une lueur bien plus vive. La sortie !

Une fois dehors, elle constata qu’elle était au milieu du désert des Aiels. Pour se protéger les yeux du soleil étincelant, elle mit une main en visière.

Pas une âme qui vive en vue… Nynaeve avança, ses pieds nus écrasant des herbes desséchées et foulant la roche surchauffée.

Sous une chaleur étouffante, chaque pas la vidait de son énergie. Par bonheur, elle aperçut très vite des ruines, pas loin devant elle. De l’ombre, enfin !

Une fois encore, elle aurait voulu courir, mais il ne fallait surtout pas céder à la tentation. Marchant à pas lents, elle parvint jusqu’à l’ombre projetée par un mur à demi écroulé. Ici, la roche était si fraîche qu’elle en soupira de soulagement.

Sur le sol, des briques dessinaient un symbole. L’étoile à six branches, bien entendu. Hélas, le signe se trouvait en plein soleil. Sans enthousiasme, Nynaeve quitta l’ombre bienveillante et approcha de l’étoile.

Dans le lointain, on entendait des roulements de tambour. Tournant la tête, Nynaeve vit que des créatures répugnantes à la fourrure marron apparaissaient au sommet d’une colline. Leurs haches, constata-t-elle, étaient rouges de sang.

Des Trollocs ? Non, quelque chose ne collait pas. Même si elle ne se rappelait pas où, des Trollocs elle en avait déjà vu, et ils ne ressemblaient pas à ça. Une race différente ? Avec une fourrure bien plus épaisse et de petits yeux enfoncés…

Nynaeve pressa le pas, mais sans courir. Rester calme était essentiel.

Quelle idiotie, quand même ! Pourquoi devait-elle s’empêcher de courir alors qu’elle avait des Trollocs aux trousses ? Si elle mourait à cause de ça, elle ne devrait s’en prendre qu’à elle.

Pas trop vite… Reste sereine…

Elle marcha paisiblement et atteignit l’étoile alors que les Trollocs étaient dangereusement proches. Enfin, elle s’attaqua au troisième tissage de sa liste – un flux de Feu. Ensuite, elle projeta sur les monstres une vague de chaleur qui carbonisa sur pied le premier rang.

La peur au ventre, elle acheva son tissage et recommença l’opération une demi-douzaine de fois. En un clin d’œil, elle en eut fini avec une opération pourtant complexe.

Le tissage noué, elle hocha la tête, satisfaite. À présent, un simple geste de la main lui suffisait pour réduire en cendres les monstres qui continuaient d’affluer.

Du coin de l’œil, Nynaeve vit que l’étoile s’était gravée sur une arche de pierre. Elle approcha, se forçant à ne pas regarder par-dessus son épaule.

La horde de Trollocs qui déboulait dépassait ses capacités défensives.

Mais elle franchit l’arche et leur échappa.


Le quarante-septième tissage faisait retentir une sonnerie de cloche dans les airs. Épuisée, Nynaeve avait dû générer ces flux en se trouvant au sommet ridiculement étroit d’une tour qui tutoyait le ciel. À cette altitude, le vent menaçait à chaque instant de la faire basculer dans le vide.

Une arche apparut sous Nynaeve, dans la nuit d’encre. À une dizaine de pieds plus bas, son ouverture donnant sur le ciel, l’improbable structure arborait l’étoile à six branches.

Les dents serrées, Nynaeve sauta de son perchoir et se laissa tomber vers l’arche.

Elle atterrit dans une grande flaque d’eau. Sans vêtements, de nouveau. Qu’était-il arrivé à sa robe ? En maugréant, elle se releva. En elle, une colère noire bouillonnait. Pourquoi, elle n’aurait su le dire. Mais quelqu’un, semblait-il, lui avait fait… quelque chose.

Elle était si fatiguée ! La faute à ses tortionnaires, qui qu’ils soient. Cette pensée lui éclaircit les idées. Elle avait oublié quels torts on lui avait faits, mais c’était condamnable, aucun doute là-dessus. Sur ses deux bras, elle remarqua des zébrures. Une flagellation ? En tout cas, c’était très douloureux.

Ruisselante d’eau, elle regarda autour d’elle. Quarante-sept tissages sur les cent requis. Tout ce qu’elle savait… À part que quelqu’un désirait ardemment qu’elle échoue.

Mais elle ne ferait pas ce plaisir à son adversaire.

Elle sortit de sa flaque, résolue à rester calme et à trouver au plus vite quelque chose à se mettre.

De fait, elle dénicha une robe multicolore où le rose se mêlait au jaune avec du rouge comme liant. Une insulte au bon goût, en somme.

Elle l’enfila quand même.

Dans le marécage, elle contourna des trous d’eau et des mares de gadoue jusqu’à ce que l’étoile soit visible dans l’une d’elles. En route pour le quarante-huitième tissage, qui devait faire apparaître dans les airs une étoile bleue en fusion.

Sentant une morsure dans son cou, Nynaeve y flanqua une claque, écrasant un insecte. Eh bien, dans un milieu pareil, ils devaient être nombreux. Elle aurait de la chance si…

Une nouvelle morsure, sur le bras, cette fois. Elle flanqua une autre claque, mais l’air se mit à bourdonner et un nuage d’insectes commença à tourner autour d’elle.

Sans se laisser distraire, Nynaeve continua son tissage. Mais les morsures se multiplièrent sur ses bras. Impossible d’écrabouiller tant de sales bestioles.

Et avec un tissage ? Un flux d’Air, par exemple, qui chasserait les insectes ? Elle s’y attela, mais des cris l’interrompirent.

Dominant de peu le bourdonnement des insectes, ils semblaient monter de la gorge d’un enfant piégé dans le marécage.

Elle avança en direction du son, ouvrit la bouche pour appeler le gosse, mais de grosses mouches s’y engouffrèrent, menaçant de l’étouffer. D’autres s’attaquèrent à ses yeux, la contraignant à les fermer.

Le bourdonnement… Les cris… Les morsures… Bon sang, il y avait des insectes dans sa gorge et jusque dans ses poumons.

Termine le tissage. Tu dois le faire.

Elle insista, ignorant la douleur. Désormais, le bourdonnement était si fort qu’elle entendit à peine le souffle qu’émit l’étoile bleue quand elle explosa.

Nynaeve tissa de l’Air pour chasser le nuage d’insectes. Quand ce fut fait, elle regarda autour d’elle. Tremblant comme une feuille, elle toussait et sentait que des mouches étaient encore collées dans sa gorge.

En revanche, elle ne vit pas le moindre enfant en danger. Une illusion auditive ?

Au milieu d’une porte enchâssée dans un tronc d’arbre, l’étoile apparut de nouveau. Alors que le nuage d’insectes revenait, Nynaeve approcha du signe. Calmement. Très calmement.

Pourquoi ? Ça n’avait aucun sens ! Elle le fit pourtant, les yeux fermés pour se protéger de ses agresseurs. À l’aveugle, elle localisa la porte, l’ouvrit et la franchit.

Dans le bâtiment, elle s’arrêta, se demandant pourquoi elle toussait comme une perdue. Était-elle malade ? Furieuse et épuisée, elle s’appuya contre un mur. Ses jambes étaient couvertes d’égratignures, et sur ses bras, ce qui ressemblait à des morsures d’insectes grattait terriblement.

Elle grogna et baissa les yeux sur sa robe. Qu’est-ce qui l’avait poussée à porter un mélange de rouge, de jaune et de rose ?

Elle soupira puis entreprit de remonter le couloir. Sous ses pieds, le plancher grinçait à chaque pas, et le plâtre des murs s’effritait.

Quand elle atteignit une porte, Nynaeve l’ouvrit et jeta un coup d’œil dans la pièce. Une chambre exiguë, avec quatre petits lits de fer, des brins de paille saillant des matelas. Dans chaque lit, un gamin serrait une couverture miteuse. Deux d’entre eux toussaient, et tous semblaient en piteux état.

Nynaeve se précipita dans la chambre et s’agenouilla près du premier lit, où reposait un garçon de trois ou quatre ans. Après avoir examiné ses yeux, elle lui demanda de tousser puis plaqua une oreille contre son torse.

La maladie des poumons crépitants…

— Qui s’occupe de vous ? demanda Nynaeve.

— C’est maîtresse Mala qui dirige l’orphelinat, mais on ne l’a plus vue depuis longtemps.

Un filet de voix. Pas un bon signe, ça.

— S’il vous plaît…, appela la fillette étendue dans le lit d’à côté.

Tremblante, les yeux injectés de sang, elle était d’une pâleur cadavérique.

— J’ai soif. Je peux avoir un peu d’eau ?

Les deux autres enfants pleuraient. Quelle tristesse ! Dans la chambre, il n’y avait pas de fenêtres, et des cafards grouillaient sous les lits. Qui pouvait avoir laissé des gosses dans de telles conditions ?

— Du calme…, souffla Nynaeve. Je suis là, maintenant, et je vais m’occuper de vous.

Pour les guérir, il lui suffirait de canaliser le Pouvoir.

Non, je ne peux pas… Pour ça, je dois atteindre l’étoile.

Eh bien, elle concocterait des potions. Où était sa sacoche à herbes ? Dans la pièce, elle chercha du regard une source d’eau.

Mais elle se pétrifia. De l’autre côté du couloir, il y avait une seconde chambre. Sur le sol, un tapis arborait l’étoile à six branches.

Nynaeve se redressa et les enfants gémirent.

— Je reviens, dit-elle en sortant de la première chambre.

Chaque pas lui déchirait le cœur, parce qu’elle abandonnait ces petits. Mais non ! Elle entrait seulement dans l’autre chambre. Ça n’avait rien d’un abandon.

Dès qu’elle fut sur le tapis, elle s’attela à son tissage. Elle devait se dépêcher, avec celui-là. Et tant pis si elle pleurait en canalisant.

Je suis déjà venue ici… Ou dans un lieu semblable – et dans une situation similaire.

Sa fureur grandit. Comment pouvait-elle canaliser alors que ces gosses l’appelaient ? Ils agonisaient.

Elle acheva son tissage, puis le regarda projeter des courants d’air qui firent onduler sa robe. Alors qu’elle saisissait sa natte, une porte apparut sur un mur de la pièce. Sur une sorte de hublot, l’étoile à six branches l’appelait.

Elle devait continuer. Les pleurs des enfants dans les oreilles, des larmes toujours aux yeux, elle approcha de la porte.

Après, ça ne fit qu’empirer. Elle dut laisser des gens se noyer, être décapités ou brûler vifs. Moment atroce, elle dut canaliser alors que des villageois se faisaient dévorer par des araignées géantes aux poils rouges et aux yeux cristallins.

Les araignées, elle les abominait !

De temps en temps, elle était de nouveau nue, mais ça ne la dérangeait pas. Même si elle ne pouvait se souvenir de rien, à part le nombre de tissages où elle en était, elle comprenait d’instinct que sa pudeur ne comptait pas comparée aux horreurs auxquelles elle assistait.

Alors qu’elle émergeait d’une arche, le souvenir d’une maison en feu s’estompant déjà de son esprit, elle s’avisa qu’elle allait s’attaquer à son quatre-vingt-unième tissage. Ça, elle s’en souvenait, ainsi que de sa rage.

Pour l’heure, elle portait une simple robe de toile à moitié brûlée. Où l’avait-elle roussie de cette façon ?

Elle se redressa, la tête bien droite. Les bras tremblants, le dos douloureux comme si on l’avait fouettée, les jambes et les pieds constellés de zébrures et de coupures… Comment pouvait-elle être dans cet état ?

En tout cas, elle venait d’arriver à Champ d’Emond. Sauf que ce n’était pas le village dont elle se souvenait. Encore en flammes, plusieurs bâtiments menaçaient de s’écrouler.

— Ils reviennent ! cria une voix.

Celle de maître al’Vere… Mais pourquoi brandissait-il une épée ? Des gens qu’elle connaissait et qu’elle aimait – Perrin, maître al’Vere, maîtresse al’Donel, Aeric Boteger – se tenaient derrière un mur, tous serrant une arme dans leur poing.

Certains lui firent signe.

— Nynaeve ! appela Perrin. L’engeance du démon ! Nous avons besoin de toi.

Des silhouettes géantes se dressaient de l’autre côté du mur. Des Créatures des Ténèbres d’une taille jamais vue. Pas des Trollocs, mais de bien pires monstres dont les rugissements montaient à ses oreilles.

Nynaeve devait aider ses amis ! Alors qu’elle allait rejoindre Perrin, elle s’immobilisa quand elle aperçut de l’autre côté de la place une étoile à six branches peinte sur le flanc d’une colline.

— Nynaeve ! cria de nouveau Perrin, désespéré.

Il commença à affronter une créature qui escaladait le mur, ses tentacules noirs déjà visibles. Avec sa hache, Perrin les coupait net, mais l’un d’eux s’enroula autour d’Aeric et l’entraîna dans les ténèbres.

Nynaeve se dirigea sans hâte vers l’étoile. Très calme, comme il le fallait.

C’était idiot ! Grotesque ! Ridicule ! Une Aes Sedai devait être impassible, certes, mais elle devait aussi savoir agir pour aider les personnes en détresse. Ce que ça lui coûterait importait peu. Des gens étaient en danger.

Là, elle se mit à courir.

Hélas, ce n’était pas suffisant. Elle fonçait vers l’étoile, mais en laissant ses amis combattre tout seuls. Avant d’avoir atteint le signe, cependant, elle ne serait pas en mesure de canaliser. Quelle ineptie ! Des monstres attaquaient ! Elle devait utiliser le Pouvoir.

Quand elle s’unit à la Source, quelque chose sembla vouloir l’en empêcher. Un bouclier qu’elle écarta avec peine, avant de sentir le saidar se déverser en elle.

Elle entreprit de carboniser les créatures, en commençant par celle qui tentait de capturer Perrin.

Elle continua à projeter du Feu jusqu’à ce qu’elle ait atteint l’étoile. Là, elle exécuta son quatre-vingt-unième tissage, qui fit apparaître trois anneaux de Feu dans les airs.

Sans cesser d’attaquer les monstres, elle s’acharna. Ce tissage n’avait aucun sens, dans la situation présente, mais elle devait l’achever. Augmentant les flux, elle fit grandir les anneaux embrasés.

Puis elle les jeta sur les monstres. Submergés par ce déferlement de flammes, ils crevèrent en quelques secondes.

Sur le toit de l’auberge de maître al’Vere, une étoile apparut. Une partie brûlée de la toiture ?

Nynaeve ignora le signe, s’acharnant sur les derniers monstres aux tentacules noirs.

Non ! C’est important ! Plus important que Champ d’Emond et Deux-Rivières ! Je dois continuer.

Avec le sentiment d’être une poltronne – mais consciente qu’elle agissait comme il fallait –, elle courut jusqu’à l’auberge et y entra.


Étendue sur le sol, en pleurs, Nynaeve gisait près d’une arche brisée.

Elle arrivait à son centième tissage.

Les joues striées de larmes, elle parvenait à peine à bouger. Dans son esprit flottaient de vagues souvenirs de batailles qu’elle avait fuies et d’enfants abandonnés à la mort. Jamais elle n’avait pu en faire assez !

Une de ses épaules saignait. La morsure d’un loup… Ses jambes… Eh bien, on eût dit qu’elle s’était longuement promenée dans un buisson d’épineux. Sur tout le corps, elle portait des plaies et des cloques. Et elle était nue.

Elle se leva sur ses genoux écorchés et constata que le moignon de sa natte, roussi, fumait encore.

Tremblante, elle se tourna sur le côté et vomit.

Si malade et si faible… Comment aurait-elle pu continuer ?

Non ! Je ne serai pas vaincue !

Lentement, elle se releva. Elle était dans une petite pièce, les planches disjointes des cloisons laissant filtrer un peu de lumière. Sur le sol, un carré de tissu blanc attendait. Elle le ramassa, le déplia et vit que c’était une robe d’Acceptée, avec des bandes de couleurs, celles des sept Ajah, sur l’ourlet.

Elle la laissa tomber.

— Je suis une Aes Sedai ! dit-elle en piétinant le vêtement.

Puis elle ouvrit la porte et sortit. Mieux valait être nue que drapée dans un mensonge.

Dehors, elle trouva une autre robe – jaune, cette fois. Voilà qui était beaucoup mieux. Sans cesser de trembler, elle prit le temps de l’enfiler, ses doigts si gourds qu’elle parvenait à peine à les bouger. Inévitablement, son sang tacha sa nouvelle tenue.

Une fois vêtue, elle regarda autour d’elle. Elle se tenait sur le versant d’une colline, dans la Flétrissure – c’était évident à cause des taches noires visibles sur toute la végétation. Pourquoi y avait-il une cabane au milieu de la Flétrissure, et qu’avait-elle fichu dedans ?

Épuisée, elle aurait voulu y retourner et dormir des heures.

Non, elle devait continuer. Inlassable, elle se dirigea vers le sommet de la butte. Là, elle eut une vue panoramique sur un paysage jonché de ruines et de poches d’obscurité. Des lacs, aurait-on pu dire, mais en réalité, ça n’en était pas. Et le liquide semblait épais et huileux.

Des silhouettes sombres se déplaçaient dans cet enfer.

Le Malkier ! pensa Nynaeve, stupéfaite de reconnaître ce lieu.

Les sept tours, dont il ne reste que des gravats. Et les Mille Lacs corrompus. Le lieu où repose l’héritage de Lan.

Nynaeve avança, mais son orteil heurta quelque chose. Une pierre où figurait un symbole minuscule. L’étoile à six branches !

L’épouse de Lan soupira de soulagement. Ce serait bientôt fini. Presque enthousiaste, elle s’attaqua au dernier tissage.

Au pied de la colline, un homme émergea de derrière un tas de gravats, épée au poing. Même de si loin, elle le reconnut sur-le-champ. Cette silhouette puissante, ce visage carré, cette façon de marcher féline, la cape-caméléon flottant dans son dos.

— Lan ! cria Nynaeve.

Des fauves qui ressemblaient à des loups – mais en beaucoup plus grand – entouraient le Champion. Avec leur fourrure noire, leurs crocs semblaient encore plus blancs.

Des Chiens des Ténèbres. Une entière meute.

Son tissage achevé, Nynaeve sursauta, surprise de ne pas s’être interrompue. Autour d’elle, une pluie de petits points colorés tourbillonna un moment avant de retomber.

Vidée, Nynaeve les regarda se poser sur le sol. Dans son dos, elle entendit un bruit. Mais il n’y avait rien, à part la cabane.

Composée d’éclats de pierres précieuses, l’étoile était en lévitation au-dessus d’un portail qui n’était pas là avant. Nynaeve fit un pas vers la cabane, puis elle se retourna.

Lan zébrait l’air avec son épée, forçant le Chien des Ténèbres à reculer. Une morsure, et la bave du monstre tuerait le Champion.

— Lan ! cria sa femme. Cours !

Lan ne l’entendit pas.

L’étoile à six branches ! Elle devait en approcher.

Nynaeve cligna des yeux, puis elle les baissa sur ses paumes. Au centre de chacune, elle découvrit une petite cicatrice presque invisible. Cette vision éveilla un souvenir en elle.

« Nynaeve… Je t’aime. »

Elle passait une épreuve, ça lui revenait, à présent. Une épreuve visant à la forcer à choisir entre Lan et la Tour Blanche. Ce choix, elle l’avait déjà fait une fois, mais en ayant conscience que ce n’était pas réel.

Aujourd’hui, ça ne l’était pas davantage, pas vrai ?

Elle porta une main à sa tête, l’esprit embrumé.

C’est mon mari que je vois en bas. Non, je n’entrerai pas dans ce jeu !

Elle cria, puis projeta du Feu sur un des chiens. Le monstre s’embrasa, mais les flammes ne semblèrent pas lui faire de mal. Nynaeve avança et expédia d’autres flux. Inutile ! Les chiens continuaient d’attaquer.

Refusant de céder à sa fatigue, elle la bannit et retrouva son calme. Un cœur de glace. On voulait la pousser à bout, voir comment elle réagirait ? Eh bien, on allait voir !

Dans la Source, elle puisa une immense quantité de Pouvoir.

Puis elle tissa des Torrents de Feu.

Une lance de pure lumière jaillit de ses doigts, percuta un Chien des Ténèbres, le traversa et continua son chemin dans le sol. La zone entière trembla et Nynaeve vacilla sur ses jambes.

Lan s’écroula et les Chiens des Ténèbres survivants sautèrent sur lui.

Non !

Nynaeve se stabilisa et tissa de nouveau des Torrents de Feu. L’un après l’autre, elle raya de la surface du monde plusieurs Chiens des Ténèbres.

La plupart de ces monstres jaillissaient de derrière des rochers. D’où venaient-ils donc ? Nynaeve avança, continuant à déchaîner le tissage interdit.

Chaque fois, le sol tremblait comme s’il souffrait. Les Torrents de Feu n’auraient pas dû avoir cet effet sur la terre. Quelque chose clochait.

Quand elle atteignit Lan, Nynaeve vit qu’il s’était cassé une jambe.

— Nynaeve ! lança-t-il. Tu dois partir !

Comme si elle n’avait pas entendu, l’ancienne Sage-Dame s’agenouilla et détruisit un nouveau Chien des Ténèbres qui émergeait de derrière un tas de gravats. Les monstres étaient de plus en plus nombreux, et son énergie l’abandonnait. Chaque tissage, désormais, lui semblait être le dernier.

Mais ce n’était pas possible. Pas alors que Lan risquait sa vie. Mobilisant ses dernières forces, Nynaeve généra un flux de guérison hautement complexe et suffisant pour rendre à Lan l’usage de sa jambe. D’un bond, il se releva, ramassa son épée et fit face à un monstre.

Les deux époux luttèrent ensemble. Nynaeve avec les Torrents de Feu et son mari avec sa lame. Mais les coups d’épée manquaient de puissance et l’ancienne Sage-Dame avait besoin d’un peu plus de temps entre chaque tissage.

Le sol tremblait en permanence. Les ruines finissaient de s’écrouler.

— Lan ! Prépare-toi à courir !

— Pardon ?

Avec ses dernières forces, Nynaeve tissa une lance de lumière qu’elle dirigea droit devant eux. De souffrance, la terre en eut des spasmes, presque comme une créature vivante. Puis elle s’ouvrit, entraînant des Chiens des Ténèbres dans ses entrailles.

Le Pouvoir de l’Unique abandonna Nynaeve, qui s’écroula, trop fatiguée pour canaliser.

Lan la prit par le bras.

— On doit filer !

Nynaeve se releva péniblement et saisit la main de son mari. Ensemble, ils gravirent le versant qui commençait à se fissurer. Des monstres les suivirent, certains sautant par-dessus les crevasses qui apparaissaient partout.

Sa main dans celle de Lan, Nynaeve courut plus vite que jamais. Bientôt, les deux époux atteignirent le sommet de la butte. Avec la violence du tremblement de terre, que la cabane tienne encore debout était miraculeux.

Avec Lan, Nynaeve courut vers le salut.

Le Champion tituba, cria de douleur et lâcha la main de sa femme.

Nynaeve se retourna. Derrière eux, une horde de Chiens des Ténèbres déboulait au sommet de la colline, leurs crocs dévoilés et de la bave aux coins de la gueule.

Les yeux écarquillés, Lan fit signe à son épouse de continuer.

— Non !

Nynaeve prit son homme par le bras et le tira vers la cabane. Ensemble, ils franchirent le portail qui n’était pas là avant, et…


… À bout de souffle, Nynaeve jaillit hors du ter’angreal en forme d’anneau. Emportée par son élan, elle s’écroula, nue et tremblant de tous ses membres.

Alors, ses souvenirs lui revinrent. Elle se rappela les abominations de l’épreuve. Chaque trahison, chaque tissage frustrant. Le sentiment d’impuissance, les cris des enfants, la mort de gens qu’elle connaissait et chérissait.

En position fœtale, elle éclata en sanglots.

Son corps entier lui faisait mal. Son épaule, ses jambes et son dos saignaient encore. La peau couverte de cloques et de plaies, elle avait perdu presque toute sa natte. Alors qu’elle tentait d’oublier les atrocités qu’elle avait commises, ses cheveux en bataille lui tombèrent devant les yeux.

Entendant des gémissements autour d’elle, elle vit que les Aes Sedai, dans le cercle, relâchaient leur tissage.

Pour l’heure, elle détestait chacune de ces femmes !

— Par la Lumière ! s’écria Saerin. Que quelqu’un la guérisse !

La vision de Nynaeve se brouilla et les sons devinrent lointains, comme si elle était sous l’eau. En un sens, ils la berçaient…

Mais une vague glaciale la submergea. Ouvrant les yeux, elle comprit qu’il s’agissait du choc de la guérison.

Agenouillée près d’elle, Rosil semblait inquiète.

La douleur disparut, mais l’épuisement fut multiplié par dix. Quant à la douleur morale… Lumière, celle-là demeurait ! Dans sa tête, Nynaeve entendait toujours les cris des quatre enfants.

— Eh bien, fit Saerin, on dirait qu’elle survivra… À présent, quelqu’un veut bien me dire ce qui s’est passé ? (Elle lâcha la bonde à sa colère.) J’ai assisté à bien des épreuves, dont une où l’Acceptée n’a pas survécu. Mais je n’ai jamais vu une femme vivre un tel calvaire !

— Il fallait la mettre à l’épreuve sans complaisance, dit Rubinde.

— Sans complaisance ? répéta Saerin, livide.

Haletant comme un soufflet de forge, Nynaeve n’eut pas la force de lever les yeux sur les deux sœurs.

— Sans complaisance ? insista Saerin. Rubinde, ce n’était pas rigoureux, mais la pire vengeance dont j’aie été témoin. Chaque tissage, ou presque, était bien au-delà de tout ce que j’ai vu infliger à une femme pendant la totalité de l’épreuve. Vous devriez avoir honte, toutes autant que vous êtes ! Regardez dans quel état elle est !

— Aucune importance, lâcha Barasine, puisqu’elle a raté l’épreuve.

— Quoi ? croassa Nynaeve.

L’indignation lui donna la force de lever les yeux. Le ter’angreal ne brillait plus. Prévenante, Rosil était allée chercher une couverture et les vêtements de Nynaeve.

Les mains croisées dans le dos, Egwene se tenait à l’écart. Très sereine, elle écoutait les autres sœurs. Elle n’aurait pas le droit de vote, les sept représentantes décidant de l’issue de l’épreuve.

— Tu as échoué, ma fille, répéta Barasine en posant sur Nynaeve un regard glacial. Tu n’as pas fait montre de la dignité requise.

L’air ennuyée d’être d’accord avec une sœur rouge, Lelaine acquiesça.

— Le but était d’éprouver ton aptitude à rester calme, comme il sied à une Aes Sedai. Tu n’as pas été à la hauteur.

Les cinq autres sœurs ne cachèrent pas leur malaise. En principe, on ne faisait pas de commentaires sur le résultat d’une épreuve. Ça, Nynaeve le savait. Elle n’ignorait pas, non plus, qu’échouer était le plus souvent synonyme de mourir.

Cela dit, la sentence des deux sœurs ne l’étonnait pas vraiment. À bien y réfléchir, c’était logique.

De fait, elle avait violé les règles de l’épreuve. En courant pour sauver Perrin et les autres, puis en canalisant avant d’en avoir le droit. Mais pour l’heure, elle n’avait aucun regret. Toutes ses émotions, en cet instant, étaient occultées par une terrible sensation de vide et de deuil.

— La remarque de Barasine se tient, dit Seaine à regret. À la fin tu étais furieuse et tu as couru pour atteindre plusieurs signes. Il y a aussi la question du tissage interdit… Très troublante, je l’avoue. Je ne dis pas que tu as échoué, mais il y a eu des… irrégularités.

Nynaeve essaya de se relever. Rosil voulut l’en empêcher, une main posée sur son épaule, mais l’ancienne Sage-Dame s’accrocha à son bras et se hissa sur des jambes… plus que flageolantes. Prenant la couverture, elle la posa sur ses épaules et resserra les pans pour cacher sa poitrine.

— J’ai fait ce que je devais faire, dit-elle, la voix tremblant de fatigue. Laquelle, parmi vous, n’aurait pas couru en voyant des gens en danger ? Laquelle se serait abstenue de canaliser face à une attaque de Créatures des Ténèbres ? J’ai agi comme une Aes Sedai doit le faire.

— Cette épreuve, objecta Barasine, sert à prouver qu’une femme est capable de se consacrer à des intérêts supérieurs. Au nom du bien, elle doit pouvoir ignorer les… contingences du moment.

— J’ai réussi tous les tissages, se défendit Nynaeve. Donc, je n’ai pas perdu ma concentration. Oui, mon calme s’est lézardé, mais j’ai gardé la tête assez froide pour accomplir ma mission. Il n’est pas juste d’exiger le calme par simple passion du calme – ni d’interdire de courir à une personne qui voit ses proches en danger. Ça, c’est même carrément idiot !

» Mon objectif, lors de cette épreuve, était de montrer que je mérite d’être une Aes Sedai. Mais la vie de mes amis est plus importante que ce titre. Si pour sauver quelqu’un je devais le perdre – sans qu’il y ait d’autres conséquences négatives –, je n’hésiterais pas une seconde. Jamais. Sacrifier des gens ne sert pas un bien supérieur. C’est de l’égoïsme, rien de plus.

Barasine écarquilla les yeux de fureur.

Non sans peine, Nynaeve gagna un coin de la salle où elle put s’asseoir sur un banc et se reposer un peu. Alors que les sœurs formaient un cercle pour converser entre elles, Egwene, toujours sereine, vint s’installer à côté de l’ancienne Sage-Dame. Même si elle avait pu assister à l’épreuve – et créer certaines des situations vécues par Nynaeve –, la décision finale appartenait aux sept représentantes.

— Tu les as énervées, dit la Chaire d’Amyrlin. Et perturbées.

— Non, j’ai dit la vérité.

— Peut-être, mais je ne parlais pas de ta tirade… Pendant l’épreuve, tu as bafoué les ordres que tu venais de recevoir.

— Bafoué ? Et comment aurais-je pu, puisque je ne me souvenais pas de les avoir reçus ? En fait, je me rappelais ce que j’étais censée faire, mais pas pourquoi je devais le faire. (Nynaeve fit la grimace.) C’est pour ça que j’ai violé les ordres. Parce qu’ils me semblaient arbitraires. Impossible de savoir pourquoi il m’était interdit de courir ! Donc, face à des gens en danger de mort, marcher lentement paraissait idiot.

— Les règles doivent rester les règles, même quand on ne s’en souvient pas. Et tu n’aurais pas dû être capable de canaliser avant d’avoir atteint une étoile. C’est le principe même de l’épreuve.

— Alors, comment… ?

— Tu as passé trop de temps en Tel’aran’rhiod. L’épreuve… Eh bien, elle crée des univers très proches de ceux du Monde des Rêves. Ce que nous imaginions devenait ton environnement… (Egwene secoua la tête.) Je leur avais dit que c’était risqué. Ton expérience du Monde des Rêves t’a permis d’échapper aux règles de l’épreuve.

L’estomac retourné, Nynaeve ne répondit pas. Si elle échouait, qu’allait-il arriver ? Serait-elle expulsée de la Tour Blanche, après être passée si près de l’intégrer ?

— Cependant, je pense que tes infractions pourraient t’aider, ajouta Egwene.

— Pardon ?

— Tu es bien trop aguerrie pour passer cette épreuve. En un sens, ça démontre que tu méritais le châle quand je te l’ai accordé. Les tissages, tu les as tous réalisés avec la vitesse et la compétence d’une experte. J’ai beaucoup apprécié ta façon d’utiliser les flux « inutiles » pour attaquer les créatures menaçantes.

— Le combat à Champ d’Emond ? C’était ton œuvre, pas vrai ? Les autres ne connaissent pas assez Deux-Rivières pour créer cet environnement.

— Parfois, on peut générer des visions et des situations en « ponctionnant » l’esprit de la femme qui subit l’épreuve. Utiliser ce ter’angreal est une expérience unique. Pour être franche, je ne suis pas certaine de tout comprendre.

— Mais Champ d’Emond, c’était toi ?

— Oui, reconnut Egwene.

— Et la dernière situation ? Avec Lan ?

Egwene acquiesça.

— Désolée… Si je ne m’en étais pas chargée, personne n’aurait…

— Merci de l’avoir fait, coupa Nynaeve. Ça m’a appris quelque chose.

— Vraiment ?

Nynaeve acquiesça, s’adossa au mur, serra fermement sa couverture et ferma les yeux.

— Oui… Si je dois un jour choisir entre devenir une Aes Sedai et être avec Lan, j’opterai pour Lan. Le titre qu’on me donne ne change rien à ce que je suis. Lan, en revanche… Il est beaucoup plus précieux qu’un titre honorifique. Sans celui d’Aes Sedai, je serai toujours moi-même et je pourrai encore canaliser le Pouvoir. Sans Lan, je ne saurais plus qui je suis ni ce que je veux. Quand je l’ai épousé, le monde a changé.

D’avoir compris et énoncé ces vérités libéra Nynaeve d’un poids.

— Espérons que les autres ne s’en apercevront pas. Si elles découvrent que tu places quelqu’un avant la Tour Blanche, ça ne les disposera pas bien à ton égard.

— Parfois, souffla Nynaeve, je me demande si nous ne mettons pas les intérêts de la Tour Blanche – une institution – avant ceux des gens que nous servons. La tour ne devient-elle pas une valeur en soi, au lieu d’être un moyen d’accomplir des missions supérieures ?

— La dévotion est essentielle, Nynaeve. La Tour Blanche guide et protège le monde.

— Et pourtant, combien de sœurs n’ont pas de famille ? Combien vivent sans amour et sans passion, à part les intérêts de la tour ? Ainsi, alors que nous prétendons guider le monde, nous nous en coupons. Le risque, Egwene, c’est l’arrogance. Par principe, nous pensons avoir toujours raison, et ça nous rend incapables de comprendre les gens que nous sommes censées servir.

Egwene ne cacha pas son trouble.

— Ne crie pas ces idées sur tous les toits, surtout aujourd’hui. Tu les as assez agacées comme ça. Cela dit, cette épreuve était brutale, et j’en suis navrée. Je ne voulais pas qu’on me surprenne à te favoriser, mais j’aurais peut-être dû y mettre un terme. Tu ne t’es pas comportée comme prévu, et ça a incité tes juges à être terriblement sévères. Voyant que les enfants malades te bouleversaient, elles en ont mis à toutes les sauces, si j’ose dire… Plusieurs ont considéré chacun de tes succès comme un affront personnel. Du coup, l’épreuve a tourné au bras de fer, et elles t’ont martyrisée.

— J’ai survécu, souffla Nynaeve, les yeux fermés. Et j’ai beaucoup appris. Sur moi et sur nous toutes.

Nynaeve désirait être une Aes Sedai reconnue et acceptée. Elle y tenait absolument. Ou presque… Parce que, au bout du compte, si ces femmes la rejetaient, elle continuerait à faire ce qu’elle estimait juste.

Les représentantes, suivies par Rosil, approchèrent de l’ancienne Sage-Dame et de la Chaire d’Amyrlin.

— Nous devons parler du tissage interdit…, dit Saerin, lugubre.

— C’est la seule arme capable de détruire des Chiens des Ténèbres. Je n’avais pas le choix.

— Une telle décision ne t’appartient pas, dit Saerin. En agissant ainsi, tu as déstabilisé le ter’angreal. Tu aurais pu le détruire, provoquer ta propre mort et peut-être la nôtre. Nous voulons que tu jures de ne plus jamais recommencer.

— Pas question !

— Et si ça fait la différence entre obtenir le châle et le perdre à tout jamais ?

— Une telle promesse serait de la folie, insista Nynaeve. Je peux être dans une situation où des gens seront tués si je n’ai pas recours à ce tissage. Souvenez-vous que je devrai me battre au côté de Rand lors de l’Ultime Bataille. Que se passera-t-il si, au mont Shayol Ghul, nous découvrons que je dois utiliser les Torrents de Feu pour aider le Dragon à vaincre le Ténébreux ? Voulez-vous que je choisisse entre un serment idiot et le sort du monde ?

— Tu crois que tu iras au mont Shayol Ghul ? s’écria Rubinde, incrédule.

— J’irai, oui… Ce n’est pas discutable. Rand me l’a demandé. Mais j’y serai allée même sans ça.

Les sœurs se regardèrent, perplexes.

— Si vous voulez me nommer, reprit Nynaeve, au sujet des Torrents de Feu, vous devrez faire confiance à mon jugement. Si vous me croyez incapable de savoir quand utiliser ou non une arme dévastatrice, refusez-moi le châle.

— Attention à ne pas vous tromper…, dit Egwene aux sept sœurs. Refuser le châle à la femme qui a contribué à la purification du saidin pourrait être un précédent dangereux. D’autant que cette femme a aussi vaincu Moghedien et épousé le roi du Malkier.

Saerin regarda ses collègues. Trois hochèrent la tête.

Yukiri, Seaine et – grande surprise – Romanda. Trois la secouèrent. Rubinde, Barasine et Lelaine.

Ne restait plus que Saerin. Le vote décisif.

La sœur marron se tourna vers Nynaeve :

— Nynaeve al’Meara, je déclare que tu as réussi cette épreuve. De justesse.

Egwene eut un soupir de soulagement presque inaudible.

Nynaeve s’aperçut qu’elle retenait sa respiration.

— C’est accompli, lança Rosil en tapant dans ses mains. Que personne ne parle jamais de ce qui s’est passé ici. Il nous revient de partager en silence cette expérience avec la femme qui l’a vécue. Tout est accompli.

Toutes les sœurs acquiescèrent, même celles qui avaient voté contre Nynaeve. Personne ne saurait jamais qu’elle avait presque échoué. Si les représentantes l’avaient affrontée directement à propos des Torrents de Feu – plutôt que de déterminer une punition –, c’était parce que la tradition imposait qu’on n’évoque plus jamais ce qui s’était passé dans le ter’angreal.

Rosil tapa de nouveau dans ses mains.

— Nynaeve al’Meara, tu passeras la prochaine nuit à prier et à méditer sur le fardeau qui pèsera sur tes épaules demain, lorsque tu auras reçu le châle. Tout est accompli.

— Merci, répondit Nynaeve, mais j’ai déjà mon châle, et…

Egwene la foudroyant du regard, la femme de Lan se tut. Si serein qu’il fût, le regard d’Egwene pouvait glacer les sangs. Et Nynaeve avait peut-être poussé le bouchon assez loin, ce soir.

— Je serai heureuse de me plier aux traditions, reprit-elle, corrigeant le tir. À condition d’être autorisée à faire, avant, une chose très importante. Ensuite, je reviendrai et passerai la nuit en prière.

Pour réaliser son projet, Nynaeve aurait besoin d’un portail. Bon, elle ne venait pas d’avouer aux autres qu’elle devrait quitter la tour, mais elle ne les avait pas assurées du contraire non plus…


Dans le camp obscur installé au pied d’un mur en cours de construction, Nynaeve se faufilait entre les tentes. Chargé de nuages, le ciel nocturne était noir, mais des feux brûlaient sur tout le périmètre du campement.

Trop de feux, peut-être… Les occupants de ce camp étaient prudents à l’extrême. Par bonheur, les sentinelles l’avaient laissée entrer sans broncher. Utilisée au bon endroit, la bague au serpent faisait des merveilles. Un soldat lui avait même indiqué où trouver la femme qu’elle cherchait.

À dire vrai, Nynaeve avait été troublée de voir ces tentes à l’extérieur et non à l’intérieur du mur d’enceinte inachevé de la Tour Noire.

Ces sœurs étaient là pour lier des Asha’man, comme Rand l’avait proposé. Mais selon les gardes, les émissaires d’Egwene avaient été priées d’attendre. Parce que les Asha’man avaient décrété, quoi que ça signifie, que « d’autres devaient passer d’abord ».

Egwene en savait sans doute plus, puisqu’elle avait échangé des messages avec ces Aes Sedai, essentiellement pour les avertir qu’il pouvait y avoir des sœurs noires parmi elles.

Celles qui étaient déjà démasquées avaient filé avant même l’arrivée du premier messager.

Pour l’heure, Nynaeve n’avait pas l’esprit à s’enquérir de plus de détails. Si fatiguée qu’elle redoutait de s’écrouler, elle marcha jusqu’à la tente idoine. Quelques Champions passèrent à côté d’elle et la regardèrent avec leur calme habituel.

La tente grise était des plus ordinaires. Une chiche lumière brillait à l’intérieur, où des ombres s’agitaient.

— Myrelle, dit Nynaeve à voix haute, je veux te parler.

L’ancienne Sage-Dame s’étonna de la puissance de son timbre. À l’évidence, il lui restait plus de forces qu’elle le pensait.

Les ombres se figèrent, puis elles bougèrent de nouveau. Enfin, le rabat s’écarta pour dévoiler un visage perplexe.

Myrelle portait une chemise de nuit bleue presque transparente. Sur le sol de la tente, un de ses Champions – un colosse à la barbe à la mode illianienne – était assis en tailleur, torse nu.

— Ma fille ? s’étonna Myrelle. Que fais-tu ici ?

Beauté au teint olive, Myrelle arborait une longue crinière noire et des formes voluptueuses. De justesse, Nynaeve s’empêcha de saisir sa natte – trop courte pour qu’elle tire dessus, désormais. Ça, il lui faudrait un moment pour s’y habituer.

— Tu as quelque chose qui m’appartient, dit Nynaeve.

— Ma fille, c’est une question d’opinion, ça…

— J’ai été nommée aujourd’hui. Officiellement, après avoir passé l’épreuve. Désormais, nous sommes des égales, ma fille.

À un détail près : Nynaeve était immensément plus puissante dans le Pouvoir.

— Reviens demain, lâcha Myrelle. Je suis occupée.

Elle fit mine de rentrer sous la tente.

Nynaeve la retint par un bras.

— Je ne t’ai jamais remerciée, dit-elle, ces mots lui arrachant la gorge. Eh bien, je viens pour le faire. Lan vit encore grâce à toi, je l’ai enfin compris. Cela dit, ce n’est pas le moment de me marcher sur les pieds. Aujourd’hui, j’ai vu des amis se faire massacrer et j’ai dû abandonner des enfants agonisants. En plus, j’ai été brûlée, fouettée et traumatisée…

» Je le jure au nom de la Lumière : si tu ne me transmets pas le lien de Lan sur-le-champ, j’entrerai sous cette tente pour t’expliquer ce que signifie le mot « obéissance ». Ne me pousse pas à bout. Demain, je prêterai les Trois Serments. Ce soir, ils ne m’entravent pas encore.

Myrelle hésita, puis elle sortit de la tente.

— Qu’il en soit ainsi…

Fermant les yeux, elle tissa des flux d’Esprit et les transféra à l’ancienne Sage-Dame.

Nynaeve eut le sentiment qu’on venait de lancer un objet dans sa tête. Prise de vertiges, elle poussa un petit cri.

Myrelle se détourna et fila sous sa tente.

Nynaeve se laissa glisser sur le sol. Dans son esprit, quelque chose venait d’éclore. Une merveilleuse… conscience.

Lan ! C’était lui, encore vivant !

Lumière bénie, mille fois merci !


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