— Nous avons jugé judicieux, dit Seonid, de laisser l’une d’entre nous présenter le rapport complet. J’ai donc rassemblé les informations glanées par les autres.
Perrin hocha distraitement la tête. Faile à ses côtés, il avait pris place sur des coussins, sous le pavillon public – plein à craquer, comme d’habitude.
— Le Cairhien est toujours sens dessus dessous, bien sûr, commença Seonid.
La sœur verte aux allures de négociante était une pète-sec. Pas méchante ni même désagréable, mais extrêmement sèche, même avec ses Champions, qu’elle tarabustait comme un fermier prospère ses ouvriers agricoles.
— Le Trône du Soleil est vide depuis trop longtemps. Tout le monde sait que le seigneur Dragon l’a promis à Elayne Trakand, mais elle a dû lutter pour sécuriser sa propre couronne. Selon les rapports, elle aurait enfin réussi.
Son odeur révélant une sincère satisfaction, Seonid regarda Perrin, en quête d’un commentaire.
Le jeune homme se gratta la barbe. Ce sujet était important, et il devait se concentrer. Mais le souvenir de sa « formation », dans le rêve des loups, le hantait.
— Donc, Elayne est bel et bien reine. Rand doit être content.
— La réaction du seigneur Dragon reste inconnue, dit Seonid comme si elle énonçait le point suivant d’une liste.
Les Matriarches ne posèrent pas l’ombre d’une question. Assises sur des coussins, les unes à côté des autres, elles faisaient songer à des rivets sur une charnière. Très vraisemblablement, les Promises leur avaient déjà raconté tout ça.
— Je suis à peu près sûre que le seigneur Dragon est en Arad Doman, continua Seonid. Plusieurs rumeurs pourraient le confirmer, mais d’autres le situent dans une multitude d’endroits. Cela dit, l’Arad Doman, pour lui, est une conquête stratégique assez logique, car les troubles, dans ce pays, menacent de déstabiliser les Terres Frontalières. Il y aurait envoyé les Aiels, mais je n’ai aucune certitude…
— Il l’a fait, dit simplement Edarra.
Sans fournir d’autres explications.
— Possible, fit Seonid. Beaucoup de rumeurs laissent penser qu’il prévoit de rencontrer les Seanchaniens en Arad Doman. Je suppose qu’il aimerait être aidé par les tribus.
Perrin repensa à Malden, puis il imagina une bataille rangée entre des damane et des Matriarches, le Pouvoir faisant des ravages dans les rangs de soldats, leur sang mêlé à la terre projetée en gerbes par les boules de feu. En gros, ça ressemblerait aux puits de Dumai, mais en pire.
Perrin frissonna. Grâce à ses visions, apparues alors que Seonid parlait, il sut que Rand était bien là où elle le disait.
Seonid continua, évoquant des affaires de commerce et d’approvisionnement en nourriture.
Perrin, lui, repensa à l’étrange mur violet qu’il avait vu dans le rêve des loups.
Imbécile ! se tança-t-il intérieurement. Écoute !
Lumière ! Il était vraiment un chef détestable. Quand les loups le laissaient chasser avec eux, il n’avait aucun problème à prendre la tête de la meute. Pourquoi en était-il incapable avec les êtres humains ?
— Tear lève des troupes, annonça Seonid. Toujours selon les rumeurs, le seigneur Dragon a ordonné au roi Darlin d’enrôler des guerriers. Car il semble y avoir un roi à Tear… Un curieux événement… D’aucuns disent que Darlin marchera sur l’Arad Doman, et d’autres avancent qu’il agit en prévision de l’Ultime Bataille. D’autres encore prétendent qu’al’Thor veut d’abord écraser les Seanchaniens. Les trois options se tiennent, et je ne peux pas trancher sans aller en personne à Tear.
Elle regarda Perrin, pleine d’espoir.
— Non, répondit le mari de Faile. Pas encore. Rand n’est pas au Cairhien, mais Andor semble stable. À mes yeux, le plus raisonnable est d’aller à Caemlyn pour parler avec Elayne. Elle nous communiquera des informations précieuses.
Dans l’odeur de Faile, Perrin capta de l’inquiétude.
— Seigneur Aybara, dit Seonid, crois-tu que la reine t’accueillera à bras ouverts ? Avec l’étendard de Manetheren et le titre dont tu t’es…
Perrin foudroya la sœur du regard.
— Les deux fichus étendards sont en cendres, désormais. Quand je me serai expliqué devant elle, Elayne ne m’en voudra plus.
— Et mes soldats ? demanda Alliandre. Tu voudras sans doute son autorisation avant de faire entrer des guerriers étrangers en Andor.
— Tu ne viendras pas. Alliandre, je l’ai déjà dit : tu seras à Jehannah. Dès que nous en aurons terminé avec les Capes Blanches, on t’y conduira.
— Avons-nous pris une décision au sujet des Fils ? demanda Arganda, surexcité comme à son habitude.
— Ils exigent une bataille, dit Perrin, et refusent mon offre de pourparlers. J’envisage de leur donner ce qu’ils veulent.
La conversation s’engagea sur ce sujet, puis dériva sur les conséquences de la présence d’un roi à Tear. Au bout d’un moment, Seonid se racla la gorge et reprit son rapport.
— Au Cairhien, dit-elle, les Seanchaniens sont un grand sujet de débat. Les envahisseurs, eux, semblent se concentrer sur la défense des territoires conquis, l’Altara compris. Cela dit, ils se déploient toujours vers l’ouest, et on relève des escarmouches dans la plaine d’Almoth.
— Ils se dirigent vers l’Arad Doman, fit Arganda. Une bataille y est en gésine.
— Très probablement, approuva Seonid.
— Si l’Ultime Bataille éclate, dit Annoura, il sera avantageux d’avoir conclu une alliance avec les Seanchaniens.
Assise sur un coussin de soie bleu et jaune, elle semblait très pensive.
— Ils ont enchaîné des Matriarches, dit Edarra, son visage trop jeune se rembrunissant.
Dans son odeur, le danger dominait. Furieuse mais froide, comme quand une personne planifiait un meurtre.
— Pas seulement des Matriarches shaido, qui méritent leur sort… S’il y a une alliance avec les Seanchaniens, elle prendra fin à la minute où le Car’a’carn aura accompli sa mission. Parmi mon peuple, on parle déjà beaucoup d’une querelle de sang avec ces envahisseurs.
— Je doute que Rand veuille d’une guerre entre les Aiels et les Seanchaniens, dit Perrin.
— Un an et un jour, rappela simplement Edarra. Les Matriarches ne peuvent pas être prises comme gai’shain, mais les Seanchaniens ont sans doute des coutumes différentes. Quoi qu’il en soit, nous leur donnerons un an et un jour. S’ils ne relâchent pas leurs prisonnières après ce délai, ils tâteront de la pointe de nos lances. Le Car’a’carn ne peut pas nous demander plus de patience.
Un lourd silence s’abattit sur le pavillon.
— Quoi qu’il en soit, dit Seonid après un moment, quand nous en aurons terminé au Cairhien, nous retrouverons les éclaireuses parties en Andor pour vérifier les rumeurs.
— Minute ! fit Perrin. Andor ?
— Les Matriarches ont décidé d’y envoyer des Promises.
— Ce n’était pas le plan, grogna Perrin, regard rivé sur les Aielles.
— Tu ne nous contrôles pas, Perrin Aybara, dit Edarra, très calme. Nous devons savoir s’il y a encore des Aiels dans la capitale, et si le Car’a’carn y est. Quand nous leur avons demandé d’ouvrir un portail, tes Asha’man ont accepté.
— Ces Promises auraient pu être repérées, marmonna Perrin.
De fait, il avait autorisé Grady à ouvrir des portails quand les Aiels lui en demandaient. Mais il pensait à des déplacements moins… particuliers. Bref, il aurait dû être plus précis.
— Eh bien, elles ne se sont pas fait voir, lâcha Seonid, agacée comme si elle parlait à un enfant lent à la comprenette. Sauf par les gens à qui elles voulaient parler.
Était-ce Perrin qui déraillait, ou cette Aes Sedai ressemblait-elle de plus en plus à une Matriarche ? C’était donc ça qu’elle et les autres faisaient dans le camp des Aiels ? Apprendre à devenir encore plus têtues ? Dans ce cas, que la Lumière veille sur elles toutes.
— Quoi qu’il en soit, continua Seonid, il était judicieux d’aller à Caemlyn. Par nature, les rumeurs ne sont pas fiables, surtout quand on raconte qu’un des Rejetés agit dans l’ombre quelque part.
— Un Rejeté ? répéta Gallenne. En Andor ?
Perrin hocha la tête puis fit signe qu’on lui serve de l’infusion.
— Selon Rand, c’était Rahvin, mais j’étais à Deux-Rivières quand la bataille a eu lieu. (Les couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Perrin.) Il jouait le rôle d’un noble du cru, un certain Gabral ou Gabril. Il a manipulé la reine pour qu’elle tombe amoureuse de lui, puis il l’a tuée.
Entendant un bruit sourd, Perrin se retourna.
Un plateau venait de s’écraser sur le sol, les tasses et la bouilloire explosant en mille morceaux dans un geyser d’infusion.
Plusieurs Promises se levèrent d’un bond, main sur leur couteau.
Les bras le long du corps, Maighdin regardait le plateau qui gisait à ses pieds.
— Maighdin ? demanda Faile. Tu vas bien ?
La servante aux cheveux d’or se tourna vers Perrin, l’air bouleversée.
— Seigneur, dit-elle, veux-tu bien répéter ce que tu viens de dire ?
— Quoi donc, femme ? Que se passe-t-il ?
— Tu as dit qu’un Rejeté s’était installé en Andor, fit Maighdin d’un ton posé. (Elle regarda Perrin avec des yeux glaciaux que n’aurait pas reniés une Aes Sedai.) Tu es sûr de cette histoire ?
Perrin se réinstalla sur son coussin et se gratta la barbe.
— Aussi sûr qu’on peut l’être. Ça remonte à pas mal de temps, mais Rand en était convaincu. Au palais de Caemlyn, il a affronté quelqu’un qui maniait le Pouvoir de l’Unique.
— L’homme se nommait Gaebril, dit Sulin. J’étais là. Des éclairs ont jailli dans un ciel sans nuages. C’était le Pouvoir, sans aucun doute. Manié par un Rejeté.
— Certains, en Andor, ajouta Edarra, prétendent que le Car’a’carn a évoqué cette histoire. Il aurait dit que ce Gaebril, au palais, utilisait des tissages interdits sur des gens des terres mouillées. S’attaquant à leur cerveau, il les forçait à penser ce qu’il désirait et à agir comme il le voulait.
— Maighdin, que t’arrive-t-il ? demanda Perrin. Par la Lumière, femme ! Il est mort. Tu n’as plus rien à craindre.
— Je dois… hum… me retirer, fit Maighdin.
Elle sortit du pavillon, laissant derrière elle le plateau et la casse.
— Je m’occuperai d’elle plus tard, dit Faile, gênée. Elle est troublée de découvrir qu’elle a vécu si près d’un Rejeté. Elle vient de Caemlyn, vous comprenez…
L’assistance acquiesça et des serviteurs vinrent nettoyer les dégâts. Avant un moment, Perrin n’aurait rien à boire…
Pauvre idiot ! Tu as passé la plus grande partie de ta vie sans personne pour te servir. Si tu ne peux pas obtenir à boire en agitant la main, tu n’en mourras pas.
— Reprenons, dit Perrin en se calant sur ses coussins.
Quoi qu’il fasse, il n’y était jamais parfaitement à l’aise.
— Mon rapport est terminé, annonça Seonid en s’efforçant d’ignorer la servante qui ramassait des éclats de porcelaine à ses pieds.
— Je m’en tiens à ma décision, annonça Perrin. Régler le problème des Capes Blanches est important. Après, nous irons à Caemlyn, et je parlerai à Elayne. Grady, comment tu t’en sors ?
— Je suis remis, seigneur, répondit l’Asha’man. Neald aussi, pratiquement.
— Tu as toujours l’air fatigué, fit remarquer Perrin.
— C’est vrai, mais je vais bien mieux qu’après une journée de labeur dans les champs, avant mon installation à la Tour Noire.
— Il est temps de renvoyer chez eux une partie des réfugiés. Avec les cercles, vous pouvez maintenir un portail ouvert pendant plus longtemps ?
— Je n’en suis pas certain… Appartenir à un cercle reste fatigant. Peut-être plus encore que canaliser seul. Mais avec l’aide des femmes, j’ouvrirai un portail assez grand pour que deux chariots passent de front.
— Parfait, ça… Nous commencerons par renvoyer les gens… hum, lambda. Chaque personne retournée chez elle sera un poids de moins sur mes épaules.
— Et si ces gens ne veulent pas partir ? demanda Tam. Perrin, beaucoup d’entre eux suivent une formation aux armes. Ils savent ce qui nous attend, et ils préfèrent l’affronter avec toi que se terrer dans leurs maisons.
Lumière ! Dans ce camp, n’y avait-il personne qui désire retrouver son foyer ?
— Il doit quand même y avoir des candidats au départ ?
— Quelques-uns, admit Tam.
— N’oublions pas, intervint Faile, que les vieux et les malades ont été renvoyés chez eux par les Aiels.
Arganda hocha vigoureusement la tête.
— J’ai jeté un coup d’œil sur ces recrues. De plus en plus, les anciens gai’shain émergent de leur stupeur. Une fois éveillés, ce sont des durs à cuire – autant que pas mal de soldats de ma connaissance.
— Pour l’instant, dit Perrin, nous ferons partir ceux qui veulent rentrer chez eux et y rester. Les autres, je ne peux pas m’en occuper avant d’en avoir terminé avec les Capes Blanches.
— Excellent ! s’écria Gallenne. Tu as un plan d’attaque ?
— Eh bien, s’ils sont assez obligeants pour s’aligner en face de nous, mes archers, mes Asha’man et mes Matriarches les écrabouilleront sans peine.
— Je souscris à ce plan, fit Gallenne, à condition que mes hommes puissent charger pour exterminer les survivants.
— Balwer, dit Perrin, écris aux Capes Blanches. Dis-leur que nous les affronterons. À eux de choisir l’endroit.
En disant ces mots, Perrin éprouva une étrange réticence. Tuer tant d’adversaires potentiels du Ténébreux semblait un tel gaspillage. Mais comment faire autrement ?
Balwer acquiesça, de la rage dans son odeur. Que lui avaient donc fait les Fils de la Lumière ? Le petit secrétaire était obsédé par eux.
La réunion terminée, tout le monde s’en fut. Allant se placer du côté ouvert du pavillon, Perrin regarda les différents groupes s’éloigner, Alliandre et Arganda filant vers leur secteur du camp.
Faile marchait à côté de Berelain. Bizarrement, elles bavardaient. Dans leur odeur, la colère dominait, mais leurs propos semblaient… amicaux. Que mijotaient-elles, ces deux-là ?
Sur le sol du pavillon, quelques taches humides témoignaient encore de la bévue de Maighdin. Qu’est-ce qui clochait avec elle ? Les comportements de ce genre étaient inquiétants. Bien souvent, ils annonçaient une attaque perverse du Ténébreux.
— Seigneur ? demanda une voix familière.
Se retournant, Perrin vit que Balwer était toujours là. Les mains dans le dos, très maigre, il faisait penser à un épouvantail fabriqué par des gamins avec des branches et des brindilles.
— Oui ?
— Quand j’ai rendu visite aux érudits de Cairhien, j’ai… Eh bien, j’ai entendu plusieurs choses d’un grand intérêt.
— Vous avez trouvé vos fournitures ?
— Oui, j’ai tout ce qu’il me faut… Mais ce que j’ai entendu… Je crois que ça vous intéressera.
— Dans ce cas, je vous écoute, fit Perrin en retournant sous le pavillon.
Les derniers participants à la réunion venaient de sortir.
Balwer parla néanmoins à mi-voix :
— Pour commencer, seigneur, il apparaît que les Fils de la Lumière ont des… accointances avec les Seanchaniens. Désormais, c’est de notoriété commune, et je me demande si la force qui nous barre le chemin n’est pas là pour…
— Balwer, coupa Perrin, je sais que vous abominez les Fils. Mais cette nouvelle, vous me l’avez déjà rapportée une demi-douzaine de fois.
— Oui, mais…
— Plus un mot sur les Capes Blanches ! fit Perrin, une main levée. Sauf si ça concerne spécifiquement les Fils qui nous posent un problème. Vous avez du neuf à leur propos ?
— Non, seigneur.
— Donc, le sujet est clos. Autre chose ?
Balwer n’en montra rien, mais Perrin sentit du mécontentement dans son odeur. Les Fils étaient coupables de bien des crimes, et la haine du secrétaire pouvait se comprendre. Mais il commençait à devenir lassant.
— Seigneur, fit Balwer, j’ose avancer que l’histoire du Dragon cherchant à signer une trêve avec les Seanchaniens est bien plus qu’une… légende. Plusieurs sources confirment qu’il a contacté leur chef pour proposer la paix.
— Mais qu’est-il arrivé à sa main ? demanda Perrin tout en chassant de sa tête une nouvelle image de Rand.
— Pardon, seigneur ?
— Non, ce n’est rien…
— En outre, fit Balwer en tirant une feuille de parchemin de sa manche, à Cairhien, un nombre inquiétant de ces portraits circulent entre les coupe-bourses, les voleurs et les bandits locaux.
Il déplia la feuille : un portrait de Perrin s’y affichait, assez ressemblant pour qu’on s’inquiète.
Le jeune homme prit la feuille et fronça les sourcils. Pas un mot sous le dessin. Balwer lui en tendit un deuxième, parfaitement identique. Puis il en sortit un troisième, qui représentait Mat, cette fois.
— Où avez-vous trouvé ça ?
— Comme je l’ai dit, seigneur, ces portraits circulent dans certains… cercles. Si j’ai bien compris, on promet des sommes considérables à quiconque pourrait exhiber votre cadavre. Hélas, je n’ai pas pu savoir qui les verserait…
— Vous avez découvert ça dans l’université de Rand ? demanda Perrin, sceptique.
Le secrétaire resta impassible.
— Qui êtes-vous vraiment, Balwer ?
— Un secrétaire… assez doué pour découvrir des… secrets.
— Assez doué ? Balwer, je n’ai rien demandé sur votre passé. Selon moi, un homme a le droit de tout recommencer de zéro. Mais les Fils sont face à nous, et vous avez des liens avec eux. Je dois savoir ce qu’il en est.
Balwer hésita un long moment.
— Mon employeur précédent, seigneur, je le respectais beaucoup. Les Fils l’ont tué, et certains d’entre eux pourraient me reconnaître.
— Vous espionniez pour ce défunt ?
Balwer fit la moue et il baissa encore la voix.
— Non, j’ai seulement une excellente mémoire des faits, seigneur.
— Excellente, en effet. J’apprécie vos services, maître Balwer. C’est tout ce que j’essaie de dire. Je suis ravi de vous avoir à mes côtés.
Cette fois, de la satisfaction monta aux narines de Perrin.
— Si je peux oser, seigneur, il est… rafraîchissant de travailler pour quelqu’un qui ne tient pas mes informations pour un moyen de trahir ou de compromettre les gens de son entourage.
— Les choses étant ce qu’elles sont, fit Perrin, je devrais vous augmenter.
Dans l’odeur du petit homme, Perrin reconnut de la panique.
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Vous pourriez demander une fortune à n’importe quel seigneur ou marchand !
— Des gens sans importance, fit Balwer en claquant des doigts.
— Sans doute, mais je continue à penser que vous devriez gagner plus. Du simple bon sens. Quand on engage un apprenti forgeron, si on le paie mal, il se fera bien voir de la clientèle puis ouvrira sa propre forge dès qu’il sera assez bon pour ça.
— Vous ne comprenez pas, seigneur. Pour moi, l’argent n’a aucune valeur. Tout ce qui compte, ce sont les informations. Les faits, les découvertes… Voilà les véritables pépites d’or ! Cet or, je pourrais le confier à un banquier pour qu’il en fasse de vulgaires pièces. Mais je préfère le remettre à un joaillier, afin qu’il crée le plus beau des bijoux.
» De grâce, seigneur, laissez-moi rester un simple secrétaire. Le moyen le plus simple de savoir qu’un homme n’est pas ce qu’il prétend être, c’est de vérifier ses revenus. Avec cette astuce, j’ai démasqué plus d’un tueur ou d’un espion, vous pouvez me croire. Pas de gages somptueux, seigneur ! Ma récompense, c’est la joie de travailler avec vous.
Perrin haussa les épaules puis acquiesça. Alors que Balwer se retirait, il sortit lui aussi du pavillon et glissa les trois feuilles dans sa poche. Ces portraits l’inquiétaient. Il aurait parié qu’il y en avait aussi en Andor, distribués par les Rejetés.
Pour la première fois, il se demanda si une armée suffirait à garantir sa sécurité. Une pensée hautement dérangeante.
La déferlante de Trollocs submergea le sommet de la colline, anéantissant les derniers vestiges des défenses. Rugissant ou grognant, ils labouraient la terre noire du Saldaea, brandissant des épées, des lances à crochet, des masses d’armes, des gourdins et d’autres armes vicieuses. De la bave coulait sur les défenses de certains tandis que les yeux terriblement humains de quelques autres brillaient de haine au-dessus de leur bec crochu. Tous portaient des armures noires hérissées de piques.
Ituralde et ses hommes s’étaient regroupés au pied du versant arrière de la colline. Le camp de repli, lui, avait été démonté à la hâte et ses occupants se repliaient en direction du sud.
Pendant ce temps, les combattants avaient abandonné les défenses. Ituralde détestait avoir renoncé à une position dominante, mais battre en retraite sur un versant de colline très abrupt aurait été suicidaire. Ayant de l’espace pour reculer, il en avait profité, puisque les défenses étaient perdues.
À présent, ses forces étaient postées à peu près à l’endroit où se dressait le camp de repli. Casque plat sur la tête, les soldats avaient planté l’embout de leur longue pique dans le sol – une technique visant à être plus stable, alors que les pointes d’acier se braquaient sur les Trollocs.
Une position défensive classique : trois rangées de piquiers et de porteurs de boucliers, toutes les armes levées en direction de la pente. Quand la première rangée aurait tué son lot de Trollocs, elle reculerait après avoir dégagé ses armes et laisserait avancer la deuxième pour faire face aux monstres.
Ce qu’on appelait « battre en retraite » en termes purement militaires. Un lent processus, rangée après rangée.
Un peu plus loin derrière, une double rangée d’archers criblait de flèches les Créatures des Ténèbres, qui basculaient en avant, emportées par leur élan. Souvent en criant de douleur, ces monstres roulaient sur le versant, leur sang répandu en longues traînées rouges.
Les survivants continuaient à charger, tentant d’atteindre et d’étriper les piquiers.
Juste devant le général, un Trolloc à tête d’aigle s’empala sur une pique. Le bec dentelé, des yeux de prédateur brillant de fureur, ce monstre avait un cou puissant garni de plumes à la pointe enduite d’une étrange substance noire huileuse.
En mourant, la créature émit des sons très peu aviaires – en réalité, des imprécations dans le langage guttural des Trollocs.
— Résistez ! cria Ituralde, son cheval remontant la formation de piquiers. On ne cède pas un pouce de terrain !
Les Trollocs qui dévalaient le versant continuaient à finir embrochés sur les piques. Mais ça ne durerait pas. Ils étaient trop nombreux pour qu’une défense pareille – même à trois rangées tournantes – puisse tenir.
Derrière les archers, le reste des hommes reculaient. Dès que les piquiers auraient faibli, les Asha’man prendraient le relais pour leur permettre de se replier aussi.
Si les hommes en noir en avaient la force, après qu’Ituralde les eut poussés à leurs limites. Et peut-être même au-delà. Parce que leurs limites, justement, il ne les connaissait pas aussi bien que celles des soldats.
Si les Asha’man parvenaient à briser l’élan des Trollocs, l’armée du général foncerait vers le sud, bien au-delà de Maradon, puisque la ville lui battait froid.
— Nous ne soutenons pas les envahisseurs !
Voilà ce qu’on lui avait répondu à chaque tentative de communication. Bande d’abrutis !
Cela dit, les Trollocs se masseraient sans doute autour de la cité, avec l’idée de l’assiéger. Ainsi, Ituralde et ses hommes auraient le répit suffisant pour atteindre une meilleure position défensive.
— Résistez ! cria de nouveau le général en passant devant un secteur où la pression des monstres menaçait d’avoir des résultats.
En haut de la colline, une meute de Trollocs à tête de loup s’était immobilisée. Méfiants, les monstres regardaient leurs camarades charger comme des taureaux furieux.
Une volée de flèches dispersa les Trollocs à tête de loup – des « Gueules », comme les fidèles du Dragon intégrés dans la troupe d’Ituralde les appelaient.
Les Trollocs avaient une hiérarchie et s’organisaient par bande, mais les soldats les identifiaient souvent à partir de leur physique. « Cornes » pour les béliers, « Becs » pour les oiseaux et « Griffes » pour les ours. Les « Gueules » comptaient parmi les monstres les plus intelligents. Certains vétérans affirmaient les avoir entendus parler un langage humain pour négocier avec leurs adversaires – ou les attirer dans un piège.
Pendant cette campagne, Ituralde était devenu un expert en Trollocs. Pour bien se battre, il fallait connaître ses ennemis. Hélas, en matière d’intelligence et de comportement, les monstres faisaient montre d’une désolante diversité. En outre, bon nombre d’entre eux combinaient les caractéristiques physiques de plusieurs groupes. Par exemple, Ituralde avait vu une créature couverte de plumes qui arborait les cornes d’un bélier.
Au sommet de la colline, les « Gueules » tentaient d’échapper aux flèches. Mais les monstres de derrière les poussaient en avant sans se soucier du danger. Sauf quand ils crevaient de faim, les Trollocs étaient plutôt lâches. Correctement excités par les Myrddraals, ils devenaient de très bons guerriers.
Les Blafards formeraient la seconde vague d’assaut. Une fois que les Trollocs auraient affaibli les défenses – et, si possible, quand les archers seraient à court de projectiles. Ituralde n’était pas pressé d’en arriver là.
Lumière, j’espère que nous parviendrons à les distancer.
Nettement à l’écart, les Asha’man attendaient les ordres du général. Ituralde aurait aimé qu’ils soient postés plus près des soldats, mais il ne pouvait pas prendre ce risque. Ces hommes étaient trop précieux pour tomber sous des flèches perdues…
Avec un peu de chance, les piquiers infligeraient de lourdes pertes aux monstres. À force, leurs charognes s’accumuleraient, devenant un obstacle pour ceux qui les suivaient.
Alors, les cavaliers du général se chargeraient des Trollocs épargnés par la fureur des Asha’man. Dans la confusion, les piquiers devraient pouvoir se replier. Au-delà de Maradon, des portails donneraient accès à la position choisie par Ituralde – une passe de montagne boisée, à quelque dix lieues au sud.
Les soldats devraient pouvoir s’en sortir… Devraient… Le général détestait commander un repli précipité comme celui-là.
Reste ferme ! pensa-t-il en continuant à beugler des ordres.
Ses hommes devaient entendre la voix de leur chef.
Ce garçon est le Dragon Réincarné. Il tiendra parole.
— Seigneur ! lança une voix.
Les gardes d’Ituralde s’écartèrent pour laisser passer un jeune gars à bout de souffle.
— Seigneur, c’est le lieutenant Lidrin…
— Il est mort ?
— Non, seigneur, il est…
Le jeunot regarda les rangées de piquiers, dans son dos. Au lieu de reculer, comme on aurait dû s’y attendre, les piquiers avançaient sur les assaillants.
— Que se passe-t-il ? lança Ituralde avant de talonner Onde de l’Aube.
Le hongre blanc partit au galop. Les gardes du général et le jeune messager suivirent le mouvement dans un tonnerre de bruits de sabots.
Malgré le vacarme de la bataille, Ituralde entendit les exhortations de Lidrin. Placé devant les piquiers, le Domani chargeait les Trollocs, épée au poing et bouclier fixé à l’avant-bras. Ses hommes le suivaient, prêts à le défendre, et les pauvres piquiers ne savaient plus où ils en étaient.
— Lidrin, espèce d’idiot ! s’écria Ituralde en tirant sur ses rênes.
— Approchez ! beugla le lieutenant en levant sa lame. (Le visage maculé de rouge, il éclata de rire.) Venez ! Je vous attends. Mon épée a soif de sang.
— Lidrin ! l’appela Ituralde. Lidrin !
L’officier regarda par-dessus son épaule. Dans ses yeux écarquillés brillait une forme d’euphorie. Ce délire, le général l’avait déjà vu chez des hommes qui s’étaient battus trop longtemps et trop violemment.
— Nous allons tous crever, général ! lança Lidrin. Comme ça, j’en emmènerai. Un ou deux, au moins ! Joins-toi à nous !
— Lidrin, reviens et nous…
Lidrin tourna la tête devant lui et recommença à charger.
— Essayez de rappeler ses hommes ! ordonna le général. Et refermez les brèches dans les rangs de piquiers. Vite ! On ne peut pas…
Les Trollocs relancèrent leur charge. Avec un rire de dément, Lidrin périt dans un geyser de sang. Pas assez nombreux, ses hommes durent s’écarter devant les monstres. Alors que les piquiers resserraient les rangs, des Trollocs les percutèrent. Certains tombèrent… mais pas tous, loin de là.
Les monstres les plus proches braillèrent quand ils virent un trou dans les rangs. Piétinant les dépouilles de leurs frères d’armes, ils se jetèrent à leur tour sur les piquiers.
Avec un juron, le général fit avancer Onde de l’Aube. À la guerre, comme dans une ferme, il fallait parfois ne pas hésiter à patauger dans la gadoue.
Quand il arriva au contact avec les monstres, Ituralde cria à s’en casser les cordes vocales. Ses hommes l’entourèrent, refermant la brèche.
Alors, l’enfer se déchaîna.
Onde de l’Aube renâcla et piaffa tandis que son maître faisait des ravages avec sa lame. Détestant être si près des Créatures des Ténèbres, le destrier, très bien dressé, était un cadeau d’un des hommes de Bashere. D’après ce brave, un général en poste dans les Terres Frontalières devait monter un animal habitué à combattre les Trollocs. Ce bienfaiteur, Ituralde le bénissait…
Le combat dégénérait. Le premier rang de piquiers faiblissait, et les deux autres ne tarderaient pas à l’imiter.
Ituralde entendit Ankaer crier qu’il prenait le commandement et qu’il fallait maintenir la formation. L’officier semblait paniqué. Un très mauvais signe.
Le général exécuta un Héron sur la Souche – une figure d’escrime adaptée à la cavalerie –, égorgeant proprement un Trolloc. Un geyser de sang brunâtre jaillit du cou du monstre, qui s’effondra sur un congénère à tête de sanglier.
Au sommet de la colline, un étendard flottait désormais au vent. Représentant un crâne de bélier, c’était le drapeau des Ghob’lin.
Ituralde poussa son cheval sur la droite, hors de la trajectoire d’un tranchant de hache vicieux. Puis il fit avancer sa monture, et traversa le flanc du Trolloc avec sa lame. Autour de lui, Whelborn et Lehynen, deux de ses meilleurs hommes, avaient péri en défendant son flanc. Que la Lumière carbonise les Trollocs !
La ligne défensive se débandait. Le général et ses gardes étaient trop peu nombreux, et ses autres hommes se repliaient déjà.
Non ! Non !
Très inquiet, Ituralde tenta de s’extraire de la mêlée pour reprendre le commandement. Mais s’il reculait, les Trollocs feraient une percée.
Eh bien, il allait prendre le risque. Après tout, son métier consistait à gérer les problèmes de ce genre.
Mais un trompette sonna la retraite.
Horrifié, Ituralde écouta les notes maudites se répercuter sur tout le champ de bataille. Les sonneurs de cor allaient s’y mettre aussi, à présent. Mais ils n’étaient pas censés intervenir avant qu’il en donne l’ordre ou qu’un membre de sa garde le fasse. C’était trop tôt ! Beaucoup trop tôt !
D’autres trompettes reprirent la sonnerie, mais pas tous. Sans doute parce qu’ils voyaient que c’était prématuré. Hélas, leur réaction aggrava les choses. Une moitié des piquiers se retirèrent, les autres tenant la position.
Autour du général, la ligne défensive explosait sous les coups de boutoir des Trollocs. Un désastre ! Le pire qu’ait connu Ituralde.
Il sentit ses doigts s’engourdir.
Si j’échoue, les Ténèbres dévasteront l’Arad Doman.
Ituralde rugit et lança Onde de l’Aube sur les Trollocs. Ses compagnons survivants le suivirent.
— Helmke et Cutaris, lança le général à deux de ses gardes, rejoignez la cavalerie de Durhem et dites à ces hommes d’attaquer le centre des hordes ennemies dès qu’une ouverture se présentera. Kappre, file donner le même ordre à l’escadron d’Alin. Qu’il fonde sur le flanc est des Trollocs. Sorrentin, va chercher les Asha’man. Je veux qu’ils réduisent en cendres ces monstres.
Tandis que les messagers s’éloignaient, Ituralde fonça vers l’ouest, où la ligne de défense tenait encore. Rejoignant une des deux rangées arrière, il la déplaça pour qu’elle comble une brèche. La manœuvre faillit réussir, n’était que les Blafards attaquèrent à cet instant précis, soutenus par une nuée de Draghkars.
Ituralde en fut réduit à combattre pour sauver sa peau.
Partout, le champ de bataille ne ressemblait plus à rien. Dans la débandade, des Trollocs cherchaient une proie à achever et les Blafards s’efforçaient, à coups de fouet, de les rediriger vers les derniers carrés de piquiers.
Du feu déchira l’air quand les Asha’man s’en prirent enfin aux Trollocs. Mais leurs tissages étaient beaucoup plus faibles qu’avant leur affection. Sous un ciel trop chargé de nuages, des armes s’entrechoquèrent, des hommes crièrent et des bêtes rugirent.
À bout de souffle, Ituralde sentit que la fin approchait. Tous ses compagnons avaient péri. En tout cas, il avait vu tomber Staven et Rett. Qu’était-il advenu des autres ?
Il ne les voyait nulle part. Tant de morts…
Pourquoi cette sueur dans ses yeux ? se demanda le général.
Au moins, on leur aura compliqué la tâche. Résister si longtemps, je n’aurais pas cru ça possible.
Une colonne de fumée montait du nord. Donc, une manœuvre avait bien tourné. Cet Asha’man, Tymoth, avait rempli sa mission. La deuxième batterie d’engins de siège était en feu. Plusieurs officiers avaient jugé « dément » d’éloigner un des Asha’man, mais un homme en noir de plus ou de moins n’aurait rien changé au désastre. En revanche, quand les Trollocs attaqueraient Maradon, l’absence des catapultes modifierait la donne.
Une lance ennemie transperça le flanc d’Onde de l’Aube, qui trébucha. Ituralde n’en étant pas à sa première monture morte sous lui, il savait rouler sur le côté au bon moment. Mais ce coup-ci, il n’était pas assez bien équilibré et il entendit sa jambe se briser lors de l’impact.
Les dents serrées – pas question de mourir allongé sur le dos –, il réussit à s’asseoir. Puis il lâcha son épée – lame gravée du héron ou pas – et récupéra une pique à la hampe brisée qu’il enfonça dans le torse d’un Trolloc.
Un flot de sang noir aspergea le moignon de hampe et les mains d’Ituralde.
Un roulement de tonnerre déchira l’air. Avec ces nuages, ce n’était pas rare, et presque toujours sans rapport avec les éclairs qui en jaillissaient.
Ituralde déplaça sa pique pour écarter le cadavre du Trolloc. À cet instant, un Myrddraal l’aperçut.
Le général reprit son épée, mais il ne se fit pas d’illusions. Ce Blafard serait son bourreau. À lui seul, un de ces monstres pouvait tuer dix hommes. Alors, en affronter un avec une jambe cassée…
Ituralde tenta quand même de se relever. Il n’y parvint pas et retomba en arrière en jurant. Alors que le Blafard chargeait, il leva sa lame, prêt à mourir dignement.
Une dizaine de flèches se plantèrent dans le torse du Blafard. Incrédule, Ituralde le regarda tituber.
Le tonnerre se faisait de plus en plus fort.
Ituralde se releva et découvrit, stupéfié, que des milliers de cavaliers chargeaient les Trollocs et les massacraient.
Le Dragon Réincarné ! Il est venu !
Non, ces hommes luttaient sous l’étendard du Saldaea.
Le général regarda derrière lui. Les portes de Maradon étaient ouvertes, et les survivants épuisés de son armée les franchissaient en claudiquant. Depuis les créneaux, des lances de flammes s’abattaient sur les Trollocs. Les Asha’man avaient pu accéder à une position dominante…
Une vingtaine de cavaliers déboulèrent et piétinèrent le Myrddraal blessé. Le dernier du groupe sauta de selle et débita en rondelles l’ignoble créature sans yeux.
Sur tout le champ de bataille, les Trollocs s’écroulaient, criblés de flèches ou transpercés par une lance.
Mais ce ne serait qu’un feu de paille. Finissant de détruire les palissades et les autres défenses d’Ituralde, des hordes de Trollocs dévalaient le versant de la colline. Cela dit, le répit offert par les cavaliers du Saldaea serait suffisant – avec les portes ouvertes et le tir de barrage des Asha’man – pour que les soldats du général se réfugient en ville.
Ituralde se réjouit de voir Barettal et Connel – les deux survivants de sa garde personnelle – approcher de lui à pied. Leurs montures mortes, couverts de sang, ils restaient loyaux à leur chef.
Ituralde rengaina sa lame et tira la lance du flanc de son cheval. S’en servant comme d’une béquille, il réussit à se lever.
Un cavalier du Saldaea approchait de lui. Un type au visage étroit, au nez crochu et aux sourcils noirs en broussaille. Arborant une courte barbe tressée, il leva son épée rouge de sang à l’intention du général.
— Tu es vivant…
— On dirait bien, oui, répondit Ituralde alors que ses gardes le rejoignaient. Tu commandes cette cavalerie ?
— Pour l’heure, oui. Je me nomme Yoeli. Tu pourras chevaucher ?
— J’aime mieux ça que rester ici…
Yoeli tendit une main puis hissa le général en croupe. La jambe blessée d’Ituralde lui fit un mal de chien, mais il n’était pas en position d’attendre une civière.
Deux autres cavaliers se chargèrent des compagnons du général. Enfin, les trois cavaliers foncèrent vers Maradon.
— Sois béni, dit Ituralde à son sauveur. Mais venir vous a pris du temps.
— Je sais, lâcha Yoeli, sinistre. J’espère que tu en vaux la peine, envahisseur, parce que ce que j’ai fait aujourd’hui me coûtera sans doute la vie.
— Pardon ?
L’homme ne répondit pas. En silence, il conduisit Ituralde en sécurité.
En sécurité ? Enfin, dans une cité qui serait bientôt assiégée par des centaines de milliers de Créatures des Ténèbres…
Morgase sortit du camp. Personne ne l’en empêcha, même si quelques sentinelles la regardèrent bizarrement. Très vite, elle entra dans la forêt, au nord. Ici, les chênes géants étaient assez espacés pour que leurs branches se déploient largement. Inspirant à fond, Morgase se faufila entre les plus basses.
Gaebril était un des Rejetés !
La reine déchue trouva enfin un endroit où un ruisseau venu des hautes terres alimentait une crevasse entre deux rochers pour former un petit bassin limpide. Autour, de grands rochers évoquaient un antique trône brisé conçu pour un géant de quinze pieds de haut.
Les arbres portaient encore tous des feuilles, même si elles semblaient… malades. Dans le ciel noir, une brèche entre les nuages laissait filtrer de chiches rayons de soleil qui se reflétaient sur l’onde. Des vairons tournaient autour des petites flaques de lumière, comme s’ils cherchaient à comprendre d’où elles venaient.
Morgase contourna le bassin, puis elle s’assit sur un rocher plat. Dans le lointain, elle entendait encore les bruits familiers du camp. Des cris, des poteaux qu’on enfonçait dans le sol, des roues de chariot qui grinçaient…
La reine déchue sonda le bassin. Qu’y avait-il de plus détestable qu’être le jouet de quelqu’un ? De devoir danser quand on tirait les ficelles, comme un pantin ? Dans sa jeunesse, elle s’était habituée à se plier aux caprices des autres – le seul moyen de stabiliser son règne.
Taringail avait essayé de la manipuler… À dire vrai, il avait réussi, la plupart du temps. Et il n’avait pas été le seul. Tant de gens l’avaient poussée dans un sens ou dans un autre. Dix ans durant, elle avait cherché à déterminer quelle faction était la plus forte. Dix ans à tisser patiemment des alliances. Puis elle avait acquis une véritable autonomie, manœuvrant selon sa seule volonté. Quand Taringail était mort, lors d’une chasse, bien des gens avaient murmuré que son décès la libérait. Ses proches, eux, n’avaient pas été dupes. Depuis longtemps, elle s’était dégagée de son autorité, comme on se dégage d’un piège.
Elle se souvenait parfaitement du jour où elle avait banni les derniers nobles censés tirer ses ficelles dans l’ombre. Dans son cœur, ce jour-là, elle était vraiment devenue la reine d’Andor. En secret, elle s’était juré que plus personne ne l’influencerait.
Des années plus tard, Gaebril avait déboulé dans sa vie. Puis Valda, qui était encore pire. Au moins, avec Gaebril, elle ne comprenait pas ce qui se passait. De quoi endormir ses blessures.
Un bruit de pas, sur les feuilles mortes, annonça l’arrivée d’un visiteur. Les nuages se refermant, la lumière se tarit et les vairons s’éparpillèrent.
Le visiteur s’arrêta près du rocher de la reine.
— Je m’en vais, dit Tallanvor. Aybara a donné la permission à ses Asha’man d’ouvrir des portails, en commençant par certaines cités lointaines. Je pars pour Tear. Selon certaines rumeurs, il y aurait un roi, là-bas. Il lève une armée pour participer à l’Ultime Bataille, et je veux en être.
Morgase leva les yeux et contempla les arbres. Une forêt ? Non, il s’agissait plutôt d’un bosquet.
— Les gens disent que tu étais aussi obsédé que Yeux-Jaunes. Tu ne te reposais jamais, prenant à peine le temps de manger, parce que tu voulais à tout prix trouver un moyen de me libérer.
Tallanvor resta muet.
— Aucun homme n’a jamais fait ça pour moi… Pour Taringail, je n’étais qu’un pion. Pour Thom, une beauté à conquérir. Et pour Gareth une reine à servir. Aucun n’a centré sa vie et son cœur sur moi. Thom et Gareth m’aimaient, je crois, mais comme une chose précieuse qu’ils devaient protéger avant de la perdre un jour. Toi, je n’aurais jamais cru que tu m’abandonnerais.
— Et je ne le ferai pas.
— Pourtant, tu t’en vas à Tear…
— Mon cœur restera ici… Morgase, je sais ce que c’est d’aimer à distance. Avant ce voyage, je l’ai fait pendant des années, et je continuerai. Mon cœur est un traître – mais vis-à-vis de moi. Qui sait, un Trolloc me fera peut-être la faveur de me l’arracher.
— Quelle amertume…
— Tu m’as clairement signifié que mes attentions étaient déplacées. Une reine et un simple membre de la garde. De la folie !
— Une ancienne reine…
— Dans ta tête, Morgase. Pas en réalité.
Une feuille dentelée se détacha d’un arbre et tomba dans le bassin. Encore verte, elle aurait dû avoir une longue vie devant elle.
— Sais-tu ce qui aura été le pire, dans tout ça ? demanda Tallanvor. L’espoir ! Cet espoir que je me suis absurdement autorisé. En voyageant avec toi et en te protégeant, je pensais que tu finirais par ouvrir les yeux. Que tu comprendrais et que tu te soucierais de moi. Et que tu oublierais ce type.
— Quel type ?
— Gaebril ! cria Tallanvor. Je vois bien que tu penses encore à lui. Même après ce qu’il t’a fait. Je laisserai mon cœur ici, mais toi, tu as oublié le tien à Caemlyn.
Du coin de l’œil, Morgase vit que Tallanvor se détournait.
— Quoi que tu aies vu en lui, tu ne le trouves pas en moi. Ce que je suis ? Un Garde de la Reine idiot qui ne sait pas dire les mots qu’il faut. Tu te pâmais devant Gaebril, et il t’ignorait. C’est ainsi que fonctionne l’amour. Par le sang et les cendres ! J’ai fait exactement la même chose avec toi.
Morgase ne desserra pas les lèvres.
— Voilà pourquoi je dois partir. Tu ne risques plus rien, et c’est tout ce qui compte. Que la Lumière me pardonne, mais c’est toujours ce qui importe le plus pour moi.
Tallanvor s’éloigna, ses semelles faisant crisser les feuilles.
— Gaebril était un des Rejetés, dit Morgase.
Les crissements cessèrent.
— En réalité, c’était Rahvin. Il a pris le contrôle d’Andor en utilisant le Pouvoir de l’Unique. Les gens étaient obligés de lui obéir.
Tallanvor revint sur ses pas, comme l’attestaient les crissements, plus forts et plus proches.
— Tu en es sûre ?
— Sûre ? Non, mais ça expliquerait bien des choses. Tallanvor, nous ne pouvons pas ignorer ce qui se passe dans le monde. Le temps détestable, la nourriture qui pourrit, les faits et gestes de Rand al’Thor. Il n’est pas un faux Dragon. Les Rejetés arpentent de nouveau le monde.
» Que ferais-tu, si tu étais l’un d’eux ? Lever une armée et conquérir des pays ? Ou t’introduire dans un palais et prendre la reine pour consort ? En manipulant son esprit pour qu’elle t’obéisse. Un moyen de disposer d’une nation, pratiquement sans effort. Même pas besoin de lever le petit doigt.
Morgase leva la tête et la tourna vers le nord.
— Cette technique s’appelle la coercition. Un tissage sombre et répugnant qui prive sa cible de toute volonté. Je ne suis pas censée savoir qu’il existe…
» Tu m’accuses de penser à Gaebril ? Eh bien, tu as raison. Je l’évoque et je brûle de haine pour lui. Pourtant, dans mon cœur, je sais que s’il venait ici et me demandait quelque chose, je lui céderai, incapable de m’en empêcher. Mais ce que j’éprouve pour lui – cette chose qui lie mon désir et ma haine comme deux mèches dans une tresse – n’est pas de l’amour.
Morgase se tourna et regarda enfin Tallanvor.
— Je sais ce qu’est l’amour, et Gaebril n’a jamais eu le mien. D’ailleurs, je doute qu’une créature telle que lui sache de quoi il s’agit.
Tallanvor chercha le regard de Morgase. Dans le sien, gris sombre, brillaient de la douceur et de la… pureté.
— Femme, tu viens de ranimer mon espoir ! Prends garde à l’homme qui se prosterne à tes pieds !
— J’ai besoin de temps pour réfléchir. Peux-tu différer ton voyage ? Attendre un peu avant de partir ?
Tallanvor s’inclina.
— Morgase, si tu veux quelque chose de moi, quoi que ce soit, il suffit de le demander. Sur ce point, n’ai-je pas toujours été clair ? Je ferai retirer mon nom de la liste des départs.
L’officier se retira. Morgase le regarda s’éloigner, une tempête se déchaînant dans son esprit malgré l’influence apaisante du bassin et des arbres.