22 La fin d’une légende

La nuit, Gawyn ne pouvait plus voir les blessures de la Tour Blanche.

Dans l’obscurité, comment faire la différence entre une splendide fresque murale et une étendue de carreaux roussis ? Après le coucher du soleil, le plus beau bâtiment de Tar Valon ressemblait au plus laid.

Quant aux cicatrices et aux trous, ils disparaissaient sous un cataplasme de ténèbres. Bien entendu, avec les nuits d’encre provoquées par les nuages, on ne distinguait même plus la couleur de la tour. Blanc ou noir, dans l’obscurité, ça ne voulait plus rien dire.

Portant un pantalon droit et une veste rouge et or, Gawyn patrouillait dans le complexe de la tour. Sa tenue ? Eh bien, c’était une sorte d’uniforme, mais sans marque d’allégeance. Ces derniers temps, il n’en avait plus, d’allégeance.

Presque instinctivement, il se dirigeait vers l’entrée est de la tour, comme s’il entendait monter jusqu’aux appartements d’Egwene. Mâchoire serrée, il pivota sur lui-même et partit dans l’autre sens.

Il aurait dû dormir. Mais après quasiment une semaine à surveiller la porte d’Egwene, il était complètement décalé. Aurait-il dû rester dans ses quartiers pour se reposer ? Sans doute, mais sa chambre, dans une des casernes de la tour, était ridiculement trop petite.

Non loin de là, deux chats errants avançaient entre les touffes d’herbe, leurs yeux reflétant la lueur des torches d’un poste de garde. Les félins observaient le jeune homme comme s’ils envisageaient de l’attaquer.

Un hibou, invisible dans le noir, fendit l’air en silence. Seule preuve de son passage, une plume solitaire tomba lentement vers le sol.

La nuit, il était beaucoup plus simple de mentir. Certains hommes vivaient en permanence ainsi, préférant le rideau noir de l’obscurité aux fenêtres grandes ouvertes du jour. Sans doute parce que, du monde, ils ne voulaient voir que les ombres…

Bien que cette journée d’été se soit révélée étouffante, la nuit était étrangement piquante. Pourtant pas frileux, Gawyn frissonna quand la brise vint le titiller.

Depuis la mort de la pauvre sœur blanche, on ne déplorait plus de meurtres. L’assassin frapperait-il de nouveau ? En toute franchise, il (ou elle) pouvait rôder dans les couloirs, en quête d’une Aes Sedai solitaire. Une sorte de chasse, comme les deux chats avec leurs oiseaux.

Egwene avait interdit sa porte à Gawyn. En d’autres termes, pas question de passer la nuit devant. Mais pourquoi était-il sorti de la tour ? À l’intérieur, il aurait eu une chance d’être utile. En conséquence, il se dirigea vers l’une des innombrables entrées réservées aux domestiques.

Le couloir, bas de plafond, était propre et bien éclairé, comme toujours dans la tour. En revanche, de la pierre grise, sur le sol, remplaçait les carreaux ou le marbre qu’on trouvait ailleurs. Sur la droite de Gawyn, une porte ouverte donnait sur une pièce d’où montaient des rires et des éclats de voix. Des gardes qui se détendaient un peu… Gawyn leur accorda à peine un regard. Pourtant, il s’immobilisa.

Au second coup d’œil, il reconnut plusieurs hommes.

— Mazone ? Celark ? Zang ? Que fichez-vous là ?

Les trois hommes levèrent les yeux, inquiets, puis ils parurent chagrinés. Avec une demi-douzaine d’autres jeunes gars, ils jouaient aux dés et fumaient la pipe en compagnie de gardes de la tour.

Tous les Jeunes Gardes se levèrent et saluèrent Gawyn, même s’il n’était plus leur chef. Mais ils ne semblaient pas en avoir conscience.

Celark, le plus hardi du groupe, approcha du jeune homme. Très mince, les cheveux marron clair, il avait des battoirs en guise de mains.

— Seigneur… Ce n’est rien d’important… On se détend un peu, c’est tout…

— Les Champions n’aiment pas ce genre de comportement. Tu le sais. S’ils apprennent que tu veilles si tard pour jouer, tu ne pourras plus convaincre une Aes Sedai de te lier.

— C’est vrai, seigneur, fit Celark avec une grimace.

Une grimace gênée, aurait-on dit.

— Quoi, mon gars ? Je t’écoute !

— Eh bien, seigneur… Moi et quelques autres, nous ne sommes plus sûrs de vouloir être des Champions. D’ailleurs, nous ne sommes pas tous venus ici pour ça. Comme vous, certains voulaient surtout se former avec les meilleurs. Les autres… Eh bien, les choses ont changé.

— Quelles choses ?

— Je dis des bêtises, seigneur… Vous avez raison, on doit s’entraîner tôt, ce matin. Mais bon, nous avons vu la guerre, et nous sommes des soldats, maintenant. Devenir un Champion, c’est une noble aspiration. Mais certains d’entre nous ont réfléchi à ce que ça impliquait, et… Vous comprenez ?

Gawyn hocha la tête.

— En arrivant à la tour, je rêvais d’être un Champion. Aujourd’hui, je doute de vouloir passer ma vie à protéger une femme qui sillonne les campagnes.

— Opte pour une sœur marron ou blanche, dit Gawyn. Comme ça, tu resteras à la tour.

Celark plissa le front.

— Avec tout le respect que je vous dois, seigneur, j’ai peur que ça ne soit pas mieux. Les Champions ne vivent pas comme les autres hommes.

— C’est une certitude, oui, approuva Gawyn.

Il leva les yeux en direction des lointains quartiers d’Egwene. Non, il ne se laisserait pas attirer par cette porte comme par un aimant. Stoïque, il se força à regarder de nouveau Celark.

— Il n’y a rien de honteux à choisir un chemin différent.

— Ceux qui ne pensent pas comme nous disent que si.

— Ils ne savent pas de quoi ils parlent. Rassemble ceux qui veulent rester dans la Jeune Garde et, dès demain, allez voir le capitaine Chubain. Je lui parlerai… Mais je parie qu’il vous intégrera aux gardes de la tour. L’attaque des Seanchaniens lui a coûté beaucoup d’hommes.

Celark se détendit visiblement.

— Vous lui direz un mot pour nous, seigneur ?

— Bien sûr. Être votre chef fut un honneur.

— Vous croyez… eh bien, pourquoi ne pas vous joindre à nous ?

Gawyn secoua la tête.

— Je dois suivre un autre chemin… Mais si la Lumière le veut bien, je resterai assez près pour garder un œil sur vous. (Il désigna la salle.) Retourne jouer. Je dirai un petit mot à Makzim en votre faveur.

Austère à souhait, Makzim, un colosse aux bras énormes, supervisait les séances d’entraînement.

Celark remercia son ancien chef et alla rejoindre ses camarades. Gawyn reprit son chemin, accablé que ses choix ne soient pas aussi simples que ceux des jeunes gens.

Perdu dans ses pensées, il était à mi-chemin de la chambre d’Egwene quand il s’avisa de ce qu’il était en train de faire.

J’ai besoin de quelque chose pour me distraire…

Au fond, il n’était pas si tard. Il pourrait peut-être converser un peu avec Bryne.

Il se dirigea vers la chambre du général. S’il avait une position étrange parmi les Aes Sedai, Bryne n’était guère mieux loti que lui : Champion d’une ancienne Chaire d’Amyrlin, chef de guerre de l’armée conquérante d’Egwene, et général de légende…

De la lumière filtrait de la porte légèrement entrouverte. Tant qu’il était éveillé, le général faisait en sorte qu’on le sache, au cas où un de ses officiers aurait besoin de lui.

Cela dit, il passait souvent la nuit dehors, dans un des postes de commandement ou de garde ou dans un village voisin.

Gawyn frappa doucement à la porte.

— Entrez ! lança Bryne de sa voix ferme mais amicale.

Gawyn obéit, puis il repoussa la porte dans sa position initiale. Assis à un bureau fatigué, le général rédigeait une lettre.

— Un moment…, fit-il en levant les yeux sur son visiteur.

Gawyn attendit. Ici, les murs disparaissaient sous des cartes de Tar Valon, d’Andor, du Cairhien et des régions environnantes. Sur la plupart, Gawyn remarqua des marques récentes à la craie rouge. Bryne se préparait à la guerre. Les marques indiquaient qu’il s’attendait à devoir défendre un jour Tar Valon contre les Trollocs.

Pas mal de cartes représentaient des villages, au nord de la ville, avec la liste de leurs fortifications – quand il y en avait – et leur degré de loyauté à Tar Valon. En cas de drame, ils pourraient servir d’avant-postes ou de dépôts de ravitaillement.

Sur une autre carte, des tours de garde, des fortifications et des ruines étaient signalées avec un cercle rouge.

Les calculs de Bryne, d’un imparable réalisme, intégraient la notion d’extrême urgence. Pragmatique, il ne cherchait pas à ériger des défenses, mais à utiliser celles qui existaient déjà. Ses troupes, il les déplaçait dans les villages stratégiques. Un tableau accroché à un mur montrait l’avancement du recrutement.

Debout dans cette pièce, l’odeur du vieux parchemin montant à ses narines en même temps que celle de la fumée des bougies, Gawyn sentit physiquement l’imminence de la guerre. C’était pour bientôt. Alors, le Dragon briserait les sceaux de la prison du Ténébreux.

L’endroit où il avait donné rendez-vous à Egwene, le champ de Merrilor, était signalé en rouge sur une carte. Au nord, à la frontière du Shienar…

Le Ténébreux lâché sur le monde ! En comparaison, les problèmes de Gawyn semblaient insignifiants.

Bryne acheva sa lettre, versa du sable sur l’encre, puis plia la feuille et y appliqua son sceau.

— Il est un peu tard pour passer chez les autres, fiston.

— Je sais, mais je me suis dit que tu étais debout.

— Et tu ne t’es pas trompé. Qu’est-ce qui t’amène ?

— J’ai besoin d’un conseil, fit Gawyn en se laissant tomber sur un tabouret.

— Sauf si tu veux savoir comment mettre en quarte un groupe d’hommes – ou fortifier le sommet d’une colline –, tu risques d’être déçu. Mais je t’écoute…

— Egwene m’interdit de la protéger.

— Eh bien, je suis sûr qu’elle a ses raisons.

— Des idioties ! Elle n’a pas de Champion, et un tueur rôde dans la tour.

Une Rejetée, même…

— C’est doublement vrai. Mais quel rapport avec toi ?

— Elle a besoin de ma protection.

— Te l’a-t-elle demandée ?

— Non.

— Bon à savoir. Sauf erreur de ma part, elle ne t’a pas demandé non plus de venir à la tour avec elle, ni de la suivre comme un chien qui a perdu son maître précédent.

— Mais elle a besoin de moi !

— Intéressant… La dernière fois que tu as pensé ça, tu as réussi – avec mon aide – à saboter des semaines de labeur visant à réunifier la tour. Parfois, fiston, les gens n’ont pas besoin d’aide. Même si ça paraît urgent et qu’on la leur offre de bon cœur.

Gawyn croisa les bras. Il se serait bien appuyé au mur, mais il craignit de malmener une carte qui représentait la position des vergers dans la campagne environnante. Près du pic du Dragon, un village, pour une raison inconnue, était cerclé quatre fois de rouge.

— Donc, tu me conseilles de la laisser en danger, avec le risque qu’elle prenne un couteau entre les omoplates ?

— Je ne t’ai donné aucun conseil, fit Bryne en feuilletant une pile de rapports. Je t’ai fourni quelques observations, et je m’étonne de te voir conclure qu’il faut lui ficher la paix.

— Je… Bryne, elle raconte n’importe quoi !

Le général eut l’ombre d’un sourire. Posant ses documents, il regarda Gawyn.

— Je t’ai prévenu : mes conseils ne valent pas tripette. Cela dit, je doute qu’il existe une réponse qui te convienne. Mais laisse-moi te poser une question : que désires-tu, Gawyn Trakand ?

— Egwene, répondit Gawyn sans hésiter. Je veux être son Champion.

— Laquelle des deux propositions est la bonne ?

Gawyn fronça les sourcils.

— Tu désires Egwene, ou tu veux être son Champion ?

— Être son Champion, bien entendu. Et l’épouser, aussi. Bryne, je l’aime…

— Selon moi, ce sont deux choses différentes. Apparentées, bien sûr, mais distinctes. À part en ce qui concerne Egwene, que désires-tu ?

— Rien. Elle est tout pour moi.

— Et c’est ça ton problème.

— Comment ça ? Je l’aime.

— Oui, tu l’as déjà dit.

Un bras sur son bureau, l’autre sur sa jambe, Bryne dévisagea Gawyn, qui parvint à ne pas se recroqueviller sous ce regard.

— Tu as toujours été un passionné, Gawyn. Comme ta mère et ta sœur. Impulsif et jamais calculateur, contrairement à ton frère.

— Galad ne calcule pas, il agit.

— Exact… J’ai peut-être parlé un peu vite. Galad n’est pas calculateur, mais il n’est pas impulsif non plus. L’impulsivité, ça consiste à agir sans réfléchir. Lui, il a toujours réfléchi – et en toutes circonstances. C’est comme ça qu’il a forgé son propre code moral. Il réagit vite parce qu’il a déjà déterminé que faire dans une situation donnée.

» Toi, c’est la passion qui te guide. Pas ta réflexion, mais tes sentiments. Brutalement, dans un tourbillon d’émotions. C’est ce qui te donne de la force. Tu peux agir quand ça s’impose, puis explorer les ramifications de tes actes ensuite. En général, ton instinct est fiable, comme l’était celui de ta mère. Mais la pièce a un revers : jusque-là, tu n’as jamais eu à décider que faire lorsque ton instinct t’a entraîné dans la mauvaise direction.

Gawyn se surprit à acquiescer.

— Fiston, dit Bryne en se penchant sur son siège, un homme est bien plus qu’une seule passion ou une seule obsession. Aucune femme ne veut que son compagnon soit ainsi. Il me semble que les hommes qui passent du temps à faire quelque chose de leur vie – plutôt que clamer partout leur dévotion – sont ceux qui arrivent à des résultats. Avec les femmes, mais aussi dans l’existence en général. (Bryne se massa le menton.) Donc, si j’ai un conseil, ce sera le suivant : découvre ce que tu serais sans Egwene, et trouve un moyen de l’intégrer dans cette potentialité. Selon moi, c’est ça qu’une femme…

— Te voilà un expert en femmes, à présent ? lança une nouvelle voix.

Gawyn se retourna et sursauta de surprise en voyant Siuan Sanche pousser la porte.

Bryne ne tomba pas dans le panneau.

— Siuan, tu écoutes depuis assez longtemps pour savoir que ce n’est pas le sujet de la conversation.

Siuan avança, une bouilloire à la main.

— Tu devrais être au lit, grogna-t-elle, ignorant Gawyn après lui avoir jeté un coup d’œil.

— Parfaitement exact, convint Bryne. Bizarrement, les besoins du royaume se contrefichent de mes envies.

— Tes cartes, tu pourras les étudier demain.

— Mais je peux aussi les étudier la nuit et dans l’après-midi. Chaque heure que j’y consacre représente des lieues de terrain défendues en cas d’attaque des Trollocs.

Siuan soupira, tendit un gobelet à Bryne et le remplit d’une infusion qui sentait la mûre. Alors qu’elle semblait avoir l’âge de Gawyn, après avoir été calmée, il était étrange de voir Siuan materner un général grisonnant.

Pendant que Bryne buvait, l’Aes Sedai se tourna vers Gawyn :

— Quant à toi, Gawyn Trakand, j’avais l’intention de te parler. Donner des ordres à la Chaire d’Amyrlin et lui dire ce qu’elle doit faire ? Franchement ! Parfois, les hommes prennent les femmes pour leurs messagères personnelles. Tu imagines toutes sortes d’histoires délirantes, et tu voudrais qu’on les colporte partout.

Siuan fixa Gawyn comme si elle n’attendait aucune réponse – à part qu’il baisse humblement les yeux.

Le jeune homme lui donna cette satisfaction, puis il s’éclipsa avant de se faire malmener davantage.

Rien de ce qu’avait dit Bryne n’était une surprise pour lui. Véritable montagne de cohérence, le général lui avait déjà tenu ce discours – et pas qu’une fois. Réfléchir au lieu d’être impulsif, être circonspect. Mais il avait passé des semaines à réfléchir, ses idées tournant en rond sous son crâne comme des mouches piégées dans une jarre. Et il n’était arrivé nulle part.

Dans les couloirs, il remarqua que des hommes de Chubain étaient postés à intervalles réguliers. Non, se dit-il, il n’allait pas monter jusque chez Egwene. Simplement, il inspectait la garde.

Pourtant, il se retrouva dans un couloir très proche des quartiers de la Chaire d’Amyrlin. À un corridor de distance, en fait. Eh bien, il allait jeter un coup d’œil, puis…

Soudain, il se pétrifia.

Qu’est-ce que je suis en train de faire ?

S’il se sentait tellement nerveux, ce soir, c’était parce qu’il ignorait si on protégeait Egwene convenablement. Avant de le savoir, il ne pourrait pas dormir…

Non, décida-t-il. Cette fois, je vais faire ce qu’elle m’a demandé.

Il se tourna pour filer, mais un bruit l’incita à regarder par-dessus son épaule. Des échos de pas et des bruissements de tissu… Pour que ce soit une novice, il était trop tard, mais les servantes apportaient encore des repas en chambre, à cette heure. À la Tour Blanche, Bryne et Gawyn n’étaient pas les seuls à veiller tard.

Ça recommença. Très doucement, à la limite de l’audible. Inquiet, Gawyn retira ses bottes et avança à pas de loup jusqu’au coin du couloir.

Rien à signaler. Une représentation en or d’Avendesora la décorant, la porte d’Egwene était fermée, et il n’y avait pas âme qui vive dans le couloir.

Avec un soupir, Gawyn s’adossa au mur et entreprit de remettre ses bottes. Pourquoi Egwene interdisait-elle aussi à Chubain de poster des gardes devant chez elle ? Laisser son fief sans surveillance était…

Peu avant la porte de la dirigeante, quelque chose venait de bouger dans les ombres. Gawyn se pétrifia. À cet endroit, il n’y avait pas une grande zone obscure, juste une ombre large de quelques pouces projetée par une alcôve. Mais alors qu’il voulait étudier cette ombre, il eut du mal à garder les yeux dessus. Son regard glissait, comme un morceau de beurre sur un navet chaud.

Il semblait… Eh bien, cette ombre paraissait plus large qu’il l’avait cru au début. Et pourquoi ne parvenait-il pas à la fixer ?

Il y eut un mouvement, et quelque chose tourbillonna dans l’air. Gawyn se jeta sur le côté, l’acier percutant le mur. Une botte au pied, il lâcha l’autre et dégaina son épée. Le couteau qui visait son cœur tomba sur le sol avec un petit bruit sec.

Gawyn jeta un coup d’œil dans le couloir d’Egwene. Quelqu’un s’enfuyait. Une silhouette de noir vêtue, une capuche sur la tête.

Épée brandie, Gawyn se lança à la poursuite de l’inconnu. Avec une seule botte, il claudiquait, alors que le tueur filait comme le vent.

Comprenant qu’il était battu, Gawyn donna l’alerte en criant à pleins poumons. Puis il tourna sur la gauche. L’assassin étant obligé de revenir sur ses pas à un moment ou à un autre, il espérait bien l’intercepter.

Il déboula dans un nouveau couloir et fonça dans la direction qui devait le conduire à la rencontre de l’inconnu.

Une nouvelle fois, il négocia une intersection.

Personne dans ce couloir. Le tueur avait-il fait deux fois demi-tour ?

Jurant entre ses dents, Gawyn fonça et se retrouva très vite dans son couloir de départ – vide lui aussi. Une porte, peut-être ? Non, aucune ne permettait de filer. S’il attendait l’arrivée de la garde…

Non ! pensa-t-il, en pivotant sur lui-même. Des ombres, cherche des ombres.

Il y en avait une « flaque » près d’une porte, sur sa gauche. Trop petite pour dissimuler quelqu’un, mais quand il la fixait, le phénomène de « glissement » se reproduisait.

Une silhouette en jaillit, sa lame volant vers la tête du jeune homme.

Gawyn exécuta un Tailler les Roseaux impeccable et dévia l’épée adverse. Le tueur étant plus petit que lui, le fils de Morgase aurait dû avoir un avantage en matière d’allonge. Mais la vitesse d’exécution de l’inconnu en noir était stupéfiante. De plus, il recourait à des figures d’escrime dont Gawyn ignorait jusque-là l’existence.

Forcé de se défendre comme s’il était encerclé, le jeune homme passa à Faire Serpenter le Vent, la meilleure réplique dans ces cas-là. À sa grande surprise, il parvint à peine à tenir son adversaire à distance.

Entendant des cris dans le lointain – les gardes qui accouraient –, il beugla de nouveau pour signaler sa position.

Chez le tueur, il devina de l’agacement. À l’évidence, ce type s’était attendu à ne faire qu’une bouchée de lui. Eh bien, lui aurait parié sur sa victoire éclair, et ils en étaient tous les deux pour leurs frais. Comme avec l’ombre, fixer son regard sur l’inconnu était très difficile. Les coups de Gawyn – quand il parvenait à les décocher – zébraient l’air au lieu d’entailler la chair.

S’écartant sur le côté, Gawyn leva sa lame pour un Sanglier qui Dévale la Montagne, une figure censée mettre un terme au combat. Ce faisant, il offrit une ouverture à son adversaire, qui la saisit pour lancer un deuxième couteau.

Gawyn esquivant, l’arme rebondit contre un mur. Opportuniste, l’assassin en profita pour filer à toutes jambes. Le jeune homme le poursuivit, mais il fut vite distancé. En un éclair, le fugitif obliqua sur la gauche, dans un couloir qui donnait sur toute une série d’intersections.

Une telle vitesse, songea Gawyn, contraint de s’arrêter, le souffle court. Ça n’a rien de naturel.

Deux hommes de Chubain déboulèrent enfin, arme au poing.

Gawyn tendit un bras.

— Un tueur. Il écoutait à la porte d’Egwene. Parti par là…

Un garde fila dans cette direction. L’autre fonça alerter tout le monde.

Par la Lumière ! Et si je n’étais pas arrivé à temps ? Si j’avais intercepté ce tueur alors qu’il sortait de la chambre ?

Fatigue oubliée, Gawyn courut jusqu’à la porte d’Egwene. Arme au poing, il actionna la poignée, qui joua docilement.

— Egwene ! cria-t-il.

Poussant le battant, il bondit dans la pièce.

Il y eut une explosion de lumière et un bruit assourdissant. En un éclair, Gawyn se retrouva saucissonné par des cordes invisibles qui, en plus, le soulevèrent du sol. Son épée lui échappa, et une force elle aussi invisible le bâillonna.

Ainsi, il se retrouva désarmé, presque pendu au plafond et muet tandis que la Chaire d’Amyrlin sortait de sa chambre. Bien éveillée, elle portait une robe écarlate brodée de fil d’or.

Et elle ne semblait pas ravie.


Mat s’assit dans un fauteuil en vieux chêne, près de la cheminée de l’auberge, en regrettant que les flammes ne soient pas moins vivaces. La chaleur, il la sentait sur sa peau à travers le tissu de sa chemise blanche et de sa veste miteuse. Comme pantalon, il avait choisi un modèle grossier d’ouvrier. Et ses bottes, si elles avaient des semelles neuves, étaient usées sur le côté. Sans son chapeau, bien sûr, il portait son foulard à la manière d’une écharpe, histoire de dissimuler le bas de son visage.

Elayne avait toujours son médaillon, et sans le bijou, il se sentait nu comme un ver. Une épée courte reposait contre son fauteuil, mais c’était essentiellement pour la frime. S’il le fallait, il utiliserait plutôt le bâton de marche posé à ses pieds ou les multiples couteaux cachés sous ses vêtements. Cela dit, une épée, très visible, avait de meilleures chances d’effaroucher les truands qui grouillaient partout dans Caemlyn la Basse.

— Je sais pourquoi tu as demandé à me voir, dit Chet.

Des types comme lui, il y en avait un dans chaque taverne. Assez vieux pour avoir vu naître et mourir des jeunots comme Mat et prêts à parler de toutes ces années si on leur payait assez de verres.

Les joues mangées par une barbe de trois jours gris argent, Chet portait un bonnet tout de travers, et sa veste rapiécée avait dû être noire dans un très lointain passé. Sur la poche de poitrine, l’insigne rouge et blanc était trop passé pour qu’on puisse encore l’identifier. Quelque chose de militaire, sans doute. On ne récoltait pas dans des rixes de taverne des cicatrices comme celles qui barraient la joue et le cou du gaillard.

— Oui, mon gars, beaucoup de gens posent des questions sur le chef de cette Compagnie. Comme ta chope de bière me va droit au cœur, laisse-moi te donner un conseil. Tu as l’air de savoir par quel bout prendre une épée, mais défier ce type-là serait de la folie. Prince des Corbeaux et Seigneur de la Chance, voilà ce qu’il est. Il a rencontré la mort et joué son avenir aux dés. En plus, il n’a jamais perdu un duel.

Mat n’émit pas de commentaires. En revanche, il s’adossa à son fauteuil. C’était sa quatrième taverne de la nuit. Et la troisième où on colportait des rumeurs sur Mat Cauthon. Un ramassis de fadaises ! Maudites cendres !

Bien sûr, on bavassait aussi sur d’autres personnes. Surtout sur Rand, ce qui, chaque fois, faisait tourbillonner les fichues couleurs.

Tear était tombé entre les mains des Seanchaniens ! Non, de l’Illian ! Non, Rand avait vaincu tout le monde et il livrait l’Ultime Bataille à l’instant même où on parlait.

Non ! La nuit, il s’introduisait dans la chambre des femmes et les fécondait. Non, ça, c’était l’œuvre du Ténébreux. Peut-être, mais comme Matrim Cauthon était le Ténébreux !…

Des âneries en branches ! Mais qui venaient d’où ? Des Bras Rouges, pour certaines, comme l’histoire d’une ville grouillant de morts-vivants. Les autres ? Eh bien, les gens prétendaient les tenir d’un oncle, d’un cousin ou d’un neveu…

Mat lança une pièce de cuivre à Chet. Le poivrot toucha le bord de son bonnet, puis il se leva pour aller s’offrir une autre chope. Le jeune flambeur, lui, n’avait pas la tête à boire. Ces portraits, il l’aurait parié, expliquaient en partie pourquoi les rumeurs se répandaient si vite. Dans la taverne précédente, quelqu’un avait bel et bien exhibé une copie du dessin – toute froissée – devant ses yeux ébahis. Cela dit, jusque-là, personne ne l’avait reconnu.

Dans la cheminée, les flammes continuaient à crépiter.

Caemlyn la Basse s’étendait sans cesse. Futés, des entrepreneurs avaient compris que fournir des chambres et de l’alcool aux gens de passage serait très rentable. Du coup, les buvettes étaient devenues des tavernes, celles-ci se muant en auberges.

Le bois valant de l’or, beaucoup de mercenaires s’étaient reconvertis en bûcherons. Certains exerçaient honnêtement et s’acquittaient des taxes dues à la reine. D’autres se montraient moins regardants, et il y avait déjà eu quelques pendaisons. Qui aurait cru ça ? Des hommes exécutés pour contrebande d’arbres ? Et après ? On en décapiterait pour vol de poussière ?

Caemlyn la Basse avait radicalement changé, avec une multiplication des voies et une réhabilitation des bâtiments. Dans quelques années, ces anciens bas-fonds seraient une cité à part entière. Alors, pour la protéger, il faudrait construire un mur de plus.

La salle commune sentait la sueur et la crasse, mais pas plus que dans une autre taverne. Les saletés étaient vite nettoyées, et les servantes ne semblaient pas enclines à la paresse. En remplissant la chope de Mat, l’une d’elles lui fit un sourire coquin et dévoila un peu ses chevilles. Mat s’assura de bien s’en souvenir. Elle serait parfaite pour Talmanes.

Mat baissa son foulard afin de pouvoir boire. À le porter ainsi, il devait avoir l’air d’un idiot, mais il faisait trop chaud pour une capuche et la barbe était une torture perpétuelle.

Même avec son foulard sur le museau, il ne se faisait pas trop remarquer dans Caemlyn la Basse, où il n’était pas le seul à cacher son visage. Quand on l’interrogeait, il affirmait vouloir dissimuler une vilaine cicatrice. Malgré cette explication, pas mal de gens supposaient qu’il y avait une prime sur sa tête. Eh bien, malheureusement pour lui, ils avaient raison.

Il resta assis un moment à contempler les flammes. L’avertissement de Chet lui avait quelque peu retourné l’estomac. Plus sa réputation grandissait, et plus on lui chercherait des noises. Tuer le Prince des Corbeaux, quelle belle ligne sur un curriculum vitae ! Où ces gens étaient-ils allés pêcher ce titre ? Fichu sang et maudites cendres !

Quelqu’un vint s’asseoir à côté du jeune flambeur. Mince et osseux, Noal ressemblait à un épouvantail qui se serait extrait de la terre pour aller faire un tour en ville. Malgré ses cheveux blancs et son visage parcheminé, ce type était aussi vif que des gars moitié moins vieux. Dès qu’il brandissait une arme, en tout cas. Le reste du temps, il semblait plus empoté qu’une mule dans une salle de banquet.

— Tu es une célébrité, mon vieux, dit-il en passant ses paumes au-dessus du feu. Quand tu m’es tombé dessus, à Ebou Dar, je ne me suis pas douté que j’avais trouvé un compagnon si illustre. Encore quelques mois, et tu seras plus célèbre que Jain l’Explorateur.

Mat s’enfonça un peu plus dans son fauteuil.

— Les hommes imaginent que c’est formidable d’être reconnu dans toutes les tavernes, continua Noal. Mais crois-moi, il s’agit d’un sacré fardeau.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Jain s’en plaignait souvent…

Mat se contenta de grogner. Thom arriva sur ses entrefaites. Vêtu comme un serviteur de marchand, il portait une tenue bleue pas formidable, mais pas trop miteuse non plus. Quand on lui demandait, il prétendait être là pour déterminer si son maître avait intérêt à ouvrir une boutique dans Caemlyn la Basse.

Perfectionniste, le trouvère avait peaufiné son déguisement. Sa moustache cirée finissant en pointes, il parlait avec un très discret accent du Murandy. Mat avait proposé d’imaginer une couverture pour son personnage, mais il avait décliné l’offre, affirmant en avoir déjà élaboré une.

Fichu menteur de trouvère !

Thom se tira un siège puis s’assit en faisant du chichi, comme un larbin affecté de mégalomanie.

— Quelle perte de temps ! s’écria-t-il. Mon maître insiste pour que je m’associe à des gens douteux. Et ici, voilà que je tombe sur les pires de tous !

Noal ricana.

— Si j’avais eu la chance d’être dépêché dans le camp du majestueux, fascinant et indestructible Matrim Cauthon… (Le trouvère haussa les épaules.) Là, j’aurais certainement pu…

— Que la Lumière te brûle, Thom ! marmonna Mat. Laisse un homme souffrir en paix.

Le trouvère éclata de rire, appela la jolie serveuse et paya à boire à ses compagnons. Après l’avoir gratifiée d’un généreux pourboire, il demanda à la fille d’éviter que des oreilles indiscrètes s’approchent de la cheminée.

— Tu es sûr qu’on doit parler ici ? demanda Noal.

— Certain, répondit Mat.

Le gholam risquant fort de l’y chercher, il préférait ne pas se montrer dans le camp.

— Comme tu voudras, fit Noal. Nous savons où est la tour. Si tu nous déniches un portail, y aller sera un jeu d’enfant.

— Je trouverai un portail…, assura Mat.

— En revanche, précisa Noal, je n’ai parlé à personne qui soit allé à l’intérieur…

— On raconte que cette tour est hantée, fit Thom en buvant une gorgée de bière. Ou que c’est une relique de l’Âge des Légendes. L’extérieur, dit-on, est lisse comme de l’acier, et il n’y a pas d’ouverture. J’ai interrogé le fils aîné de la veuve d’un capitaine. Un jour, il a entendu parler de quelqu’un qui a trouvé un fabuleux trésor dans la tour. Mais il ignore comment ce veinard y est entré.

— Nous savons comment faire, rappela Mat.

— L’histoire d’Olver ? demanda Noal, sceptique.

— C’est ce que nous avons de mieux. En réalité, le jeu et le poème parlent des Aelfinn et des Eelfinn. Jadis, les gens connaissaient leur existence. Ces fichus portiques en sont la preuve. Alors, en guise d’avertissement, ils nous ont laissé le jeu et les vers.

— On ne peut pas gagner à ce jeu, Mat, rappela Noal en se grattant le menton.

— Justement, c’est la clé. Il faut tricher.

— Et si on essayait de négocier, proposa Thom en jouant avec une pointe de sa moustache. Ils ont bien répondu à tes questions…

— Des réponses fichtrement frustrantes, grogna Mat.

Il n’avait pas tenu à révéler à ses compagnons ce qu’il avait demandé, et il n’y était toujours pas décidé.

— Mais ils ont répondu ! insista Thom. On dirait qu’ils ont une sorte d’accord avec les Aes Sedai. Si nous découvrons ce que les serpents et les renards ont accepté d’elles – parce qu’ils en avaient assez envie pour négocier –, nous aurons peut-être une monnaie d’échange pour Moiraine.

— Si elle est encore en vie…, fit Noal.

— Elle l’est ! affirma Thom, le regard braqué droit devant lui. Que la Lumière m’exauce, elle doit l’être !

— Nous savons ce que veulent ces êtres, souffla Mat.

— Quoi donc ? s’enquit Noal.

— Nous. Voyons, ils savent ce qui va arriver. Ils m’ont fait le coup à moi et ils l’ont refait à Moiraine, si cette lettre est authentique. Thom, ils savaient qu’elle te laisserait un message. Ils le savaient ! Et pourtant, ils ont répondu à ses questions.

— Peut-être parce qu’ils étaient obligés, avança le trouvère.

— D’accord, mais ils n’étaient pas tenus de répondre franchement. Avec moi, ils ne l’ont pas fait. Ils lui ont répondu en ayant conscience qu’elle reviendrait vers eux. Et ils m’ont donné juste ce qu’il fallait, certains que je reviendrais aussi. C’est moi qu’ils veulent. Ou plutôt, nous.

— Tu ne peux pas en être sûr, Mat…

Thom posa sa chope devant lui, à ses pieds, et sortit sa pipe. Sur la droite de Mat, des types hilares disputaient une partie de dés.

— Ils peuvent répondre à des questions sans être pour autant omniscients. Un peu comme le don de prédiction des Aes Sedai…

Mat secoua la tête. Ces êtres avaient infiltré des souvenirs dans sa tête. Selon lui, ceux-ci appartenaient à des gens qui avaient touché la tour ou qui y étaient entrés. Les Aelfinn et les Eelfinn détenaient ces souvenirs, et les siens aussi, par-dessus le marché ! Pouvaient-ils le surveiller et voir à travers ses yeux ?

Il se languit de son médaillon, même s’il aurait été impuissant face à ces êtres-là. N’étant pas des sœurs, ils n’utiliseraient pas le Pouvoir de l’Unique.

— Ces êtres savent des choses, Thom, dit Mat. Ils nous surveillent. On ne les surprendra pas.

— Alors, ils seront difficiles à vaincre, dit le trouvère en allumant sa pipe. Nous ne pourrons pas gagner.

— Sauf si nous violons les règles, répéta Mat.

— Si ce que tu dis est vrai, objecta Thom, ils devineront ce que nous serons en train de faire. Donc, il vaudra mieux tenter de négocier.

— Qu’en dit Moiraine dans la lettre que tu relis toutes les nuits ? demanda Mat au trouvère.

Thom tira sur sa pipe et tapota distraitement la poche de poitrine où il gardait la missive.

— Elle conseille de nous souvenir de ce que nous savons du jeu.

— Elle sait qu’en négociant il n’y a aucune chance de gagner, dit Mat. Pas de marché, Thom, ni de pacte. On entre, on se bat et on ne sort pas sans Moiraine.

Le trouvère hésita, puis il hocha la tête.

— « Courage pour fortifier », cita Noal. Mais si la chance de Mat est avec nous, on ne devrait pas manquer de cran.

— Noal, tu n’es pas obligé de venir, rappela le jeune flambeur. Rien ne t’oblige à risquer ta peau.

— J’irai, affirma Noal. J’ai vu beaucoup d’endroits – presque tous, en réalité. Mais pas cette tour. (Il hésita.) C’est quelque chose que je dois faire. Point.

— Comme tu voudras…

— « Feu pour aveugler », cita encore Noal. Pour ça, qu’est-ce que nous avons ?

— Des lanternes et des torches, répondit Mat en titillant du bout d’un pied le sac posé près de sa chaise. Plus quelques allumettes d’Aludra. Et des surprises de sa part.

— Des feux d’artifice ? demanda Noal.

— Et des cylindres explosifs que nous avons utilisés contre les Seanchaniens. Elle les appelle des « tubes rugissants ».

— Elle t’en a donné ? s’étonna Thom.

— Deux. Quand je lui ai annoncé l’accord d’Elayne sur son projet, elle aurait été prête à m’offrir tout ce que je pouvais lui demander. (Mat eut une moue navrée.) Elle voulait nous accompagner pour les allumer ! En personne ! Croyez-moi, on a discuté ferme. Nous avons aussi pas mal de fleurs nocturnes.

De nouveau, il titilla le sac de la pointe du pied.

— Tu les as avec toi ? s’écria Thom.

— Je ne voulais pas les perdre de vue, répondit Mat. Et elle me les a données aujourd’hui. Elles n’exploseront pas accidentellement, Thom. D’ailleurs, ça arrive très rarement.

— Au moins, éloigne le sac de la cheminée ! implora le trouvère.

Il baissa les yeux sur sa pipe, jura et écarta son siège de celui de Mat.

— Ensuite, dit Noal, « musique pour étourdir ».

— J’ai tout ce qu’il faut, annonça Thom. Ma harpe et ma flûte, bien sûr, mais je nous ai aussi trouvé des tambourins et des cymbales. On peut les fixer à ses jambes et les frapper d’une main. J’ai aussi une seconde flûte. (Il regarda Mat.) Très simple, pour les types aux gros doigts gourds.

Le jeune flambeur grogna.

— Enfin, « fer pour attacher », finit de citer Noal en poussant devant lui son propre sac.

Quand il l’ouvrit, le contenu cliqueta avant de refléter la lumière orange des flammes.

— Un jeu de couteaux de lancer pour chacun de nous, plus deux épées courtes par tête de pipe. Le tout en fer, pas en acier. J’ai aussi des chaînes et un lest de fer à fixer autour de l’embout de la lance de Mat. Cela dit, l’équilibre risque d’être modifié.

— Je prends quand même, dit le jeune flambeur.

Noal referma son sac, et les trois compagnons restèrent un moment assis devant la cheminée. En un sens, les objets qu’ils avaient réunis étaient des illusions. Une façon de se rassurer en se donnant l’impression qu’ils se préparaient.

Mat se souvint des endroits bizarres, au-delà des portiques – les angles impossibles, le paysage surnaturel. Sans parler des créatures appelées ainsi – les serpents et les renards – parce qu’elles étaient au-delà de toute description classique.

Cet « endroit » était en réalité un autre monde. Les préparatifs de Mat, de Thom et de Noal se révéleraient peut-être utiles, et peut-être pas. Impossible à dire avant d’être entré dans cette tour. Ça revenait, alors qu’on avait le crochet d’un serpent dans un bras, à ne pas savoir si on disposait du bon antidote.

Au bout d’un moment, Mat souhaita bonne nuit à ses compagnons. Noal entendait rentrer au camp, qui n’était plus désormais qu’à dix minutes de cheval. Thom se déclara prêt à l’accompagner, et les deux hommes emportèrent le sac « explosif » du jeune flambeur. À leurs têtes, ils auraient préféré trimballer un panier plein d’araignées venimeuses.

Mat boucla son ceinturon d’armes par-dessus sa veste, ramassa son bâton et se mit en route vers son auberge. Mais il n’emprunta pas le chemin le plus court, traînant au contraire dans les ruelles et les rues. Alors que la cité extérieure grandissait, des buvettes et des tentes avaient poussé comme des champignons à côté des bâtiments en dur. On eût dit de la moisissure sur une miche de pain…

Si noir que fût le ciel, la nuit grouillait encore d’activité. Devant la porte des auberges, des types racolaient la clientèle. Prudent, Mat fit en sorte qu’on voie bien son épée. Un promeneur solitaire, la nuit, était toujours en danger, surtout dans Caemlyn la Basse où le bras armé de la loi tremblait un peu.

Dans l’air, on captait une odeur de pluie imminente. Mais il en allait souvent ainsi, ces derniers temps. Mat aurait donné cher pour que ça pète un bon coup, histoire de dissiper la tension. Parce qu’on eût dit que l’air lui-même, retenant son souffle, attendait quelque chose. Un coup qui ne tombait jamais, une cloche qui ne sonnait pas, des dés qui ne cessaient plus de rouler… Exactement comme ceux qui faisaient du boucan dans sa tête.

Mat tapota la lettre de Verin, dans sa poche. Les dés s’arrêteraient-ils, s’il la lisait ? Qui sait, elle parlait peut-être du gholam ? Au fait, s’il ne récupérait pas très vite son médaillon, le tueur finirait par lui tomber dessus et lui arracher les entrailles.

Maudites cendres et fichu sang ! Un instant, Mat eut envie d’aller boire pour oublier qui il était, et ce que les gens pensaient qu’il était. Mais s’il se soûlait, il finirait par dévoiler son visage.

Ou il parlerait de qui il était vraiment, ce qui reviendrait au même. Quand un homme buvait trop, impossible de dire ce qu’il risquait de faire, même si on était l’homme en question.

Franchissant les portes, Mat entra dans la Nouvelle Cité. Soudain, l’air sembla se mélanger à quelque chose qui n’était pas encore de la pluie, mais qui en serait bientôt. Accédant à ses prières, le ciel allait-il le gratifier d’une petite averse ?

Merveilleux, ronchonna-t-il intérieurement. Absolument merveilleux.

À cause de cette avant-pluie, les pavés commencèrent à luire et de la vapeur monta du globe des lampadaires. Mat rentra la tête dans les épaules, le visage toujours masqué comme celui d’un fichu Aiel. Alors qu’il faisait une chaleur étouffante dans la journée, l’air devenait piquant.

Mat était aussi pressé que Thom de partir à la recherche de Moiraine et de la trouver. Cette femme lui avait empoisonné la vie, mais il avait tendance à lui en être reconnaissant. Mieux valait traverser un enfer qu’être piégé à Deux-Rivières, à s’ennuyer sans vraiment s’en apercevoir. Sur ce point, il ne ressemblait pas à Perrin, frappé du mal du pays alors qu’ils n’étaient même pas arrivés à Baerlon.

Une image du forgeron naquit dans sa tête, mais il la chassa.

Et qu’en était-il de Rand ?

Mat le vit assis dans un beau fauteuil, au milieu d’une pièce sombre. Les yeux rivés sur le sol, il semblait usé et fatigué, le regard vide et la mine sinistre. Mat secoua la tête pour chasser également cette image. Pauvre Rand. À l’heure actuelle, il pensait sûrement être un furet ou un truc dans ce genre en train de ronger des pommes de pin. Mais un furet qui brûlait de revenir vivre à Champ d’Emond.

Mat, lui, ne voulait plus y retourner. Car là-bas, il n’y aurait pas Tuon… Bon sang ! Il allait devoir décider ce qu’il comptait faire avec elle. Mais quoi qu’il arrive, il refusait de la perdre. Si elle avait été là, il l’aurait laissée l’appeler « Jouet » sans protester. Enfin, peut-être un peu, pour la forme…

Mais la priorité, c’était Moiraine. Bien sûr, il aurait aimé en savoir plus sur les Aelfinn et les Eelfinn, ainsi que sur leur fichue tour. Mais personne n’était plus avancé que lui. À part radoter sur les légendes, nul n’avait quoi que ce soit d’utile à dire sur…

… Personne, si on exceptait Birgitte ! Mat s’arrêta net. Birgitte ! C’était elle, n’est-ce pas, qui avait indiqué à Olver le moyen d’entrer dans la tour. Mais d’où le tenait-elle ?

Se maudissant d’être un abruti, Mat prit la direction de la Cité Intérieure. Depuis qu’il pleuvait, les passants se faisaient de plus en plus rares. Très vite, Mat eut le sentiment d’avoir pour lui tout seul la ville entière. Même les voleurs et les mendiants filaient se mettre au sec.

Pour une raison inconnue, ça l’inquiéta plus que d’être épié sans cesse. Tout ça n’avait rien de naturel. En temps normal, quelqu’un l’aurait pris en filature pour savoir s’il valait la peine d’être détroussé.

Une fois de plus, il se languit de son médaillon. Quel idiot il avait été ! Laisser en gage ce bijou… Se couper une main et l’offrir à Elayne aurait été dix fois moins dangereux.

Le gholam rôdait-il dans le coin, à l’abri dans les ténèbres ?

Dans la rue, il aurait dû y avoir des truands. Les villes en débordaient – comme s’il leur était impossible de s’en passer.

Un hôtel de ville, quelques auberges, une taverne et de la racaille en bandes dont le seul désir était de détrousser les braves gens puis de claquer leur argent en boissons et en femmes…

Dépassant un jardin, Mat franchit la porte Mason et entra dans la Cité Intérieure. Sa façade luisante d’eau, la grande arche blanche semblait scintiller à la lumière blafarde de la lune.

Le bâton de marche du jeune flambeur martela en rythme les pavés. Les gardes de la porte, recroquevillés dans leur manteau, ne bougeaient pas plus que des statues. La zone entière faisait penser à un tombeau.

Bien au-delà de la porte, Mat passa devant une ruelle et hésita. À l’intérieur, vit-il, des ombres s’agitaient.

Des bâtiments flanquaient la venelle. Des chefs-d’œuvre d’Ogiers, bien entendu.

Un grognement monta de la ruelle.

— On détrousse quelqu’un ? lança Mat.

Rassuré, si ce n’était que ça…

Une silhouette massive se découpa dans l’obscurité de la ruelle. À la lueur de la lune, Mat distingua un type aux yeux sombres vêtu d’un long manteau.

L’inconnu sembla surpris de tomber sur un noctambule. Quand il désigna Mat d’un index boudiné, trois complices à lui sortirent des ombres et fondirent sur Mat.

Le jeune flambeur, soudain plus détendu, essuya les gouttes de pluie qui perlaient de ses sourcils. Ainsi, même sous la pluie, les truands étaient de sortie ? Quel soulagement !

Un des voyous abattit son gourdin sur le jeune homme. S’il portait son épée courte sur la hanche droite, ce n’était pas par hasard. Le type mordit à l’hameçon, pensant qu’il allait tenter de dégainer sa lame de la main gauche.

Au lieu de ça, il frappa avec son bâton, percutant sa cible sur le côté du genou. Quand elle tituba, Mat en termina avec un bon coup sur la tête.

Le crachin virant à la pluie, une sorte de douche s’abattit sur l’homme qui s’écroulait, faisant trébucher un de ses compagnons.

Mat recula et abattit la partie haute de son bâton sur l’imbécile qui tentait de garder son équilibre. Très discipliné, le type s’effondra sur son complice.

Le troisième agresseur jeta un coup d’œil à son chef, qui tenait par le col un grand type maigre que Mat ne parvint pas à voir très bien dans la pénombre.

Quoi qu’il en soit, il sauta par-dessus les deux voyous sonnés et abattit son bâton sur le troisième.

Le voyou ayant levé son bras pour se protéger la tête, le jeune flambeur lui faucha les chevilles, l’envoyant valser dans les airs. Quand il retomba, il l’assomma d’un coup sec et précis.

Voyant que le chef le chargeait, Mat lança presque nonchalamment un couteau qui vint se planter dans le cou du fâcheux. Celui-là ne ferait plus jamais de mal à personne. Les autres, Mat les laissa en vie avec l’espoir qu’ils comprendraient la leçon et s’amenderaient.

En souplesse, le jeune flambeur s’écarta pour laisser passer le chef, qui vint s’écrouler sur ses trois compagnons.

Mat récupéra sa lame puis la nettoya. Enfin, il se tourna vers la victime des quatre bandits.

— Je suis rudement content de te voir, l’ami, dit-il.

— Tu… pardon ?

— Ravi, tu peux me croire. J’ai cru que les voleurs étaient casaniers, cette nuit. Une ville sans détrousseurs, c’est comme un champ de blé sans épis. Et en l’absence d’épis, à quoi servirait un paysan ?

Le miraculé se releva sur des jambes flageolantes. Désorienté par les propos de Mat, il accepta néanmoins sa main, qui l’aida à se stabiliser.

— Merci, brave seigneur ! Merci beaucoup !

À la chiche lueur de la lune, Mat distingua un grand visage aux dents de rongeur posé sur un corps étrangement filiforme.

Le jeune flambeur haussa les épaules, posa son bâton contre un mur et entreprit de dérouler son foulard – désormais poisseux de sueur et de pluie.

— Si j’étais toi, mon gars, j’éviterais de me balader seul la nuit.

L’homme plissa les yeux dans la pénombre.

— Toi ! s’écria-t-il, la voix étranglée.

— Par le sang et les cendres ! Ne puis-je donc aller nulle part sans… ?

Le type bondit, une dague au poing. Vif comme l’éclair, Mat projeta son foulard devant lui. La lame toucha le tissu et rata les entrailles du jeune flambeur.

D’un coup sec, celui-ci entortilla l’écharpe autour de l’arme du tueur. Puis il dégaina deux couteaux, un dans chaque main, et les lança d’instinct.

Une lame par œil du sale type. Lumière ! Ce n’était pas ce que Mat avait visé…

Le bandit s’écroula sur les pavés trempés.

— Par le lait d’une mère dans une tasse ! éructa Mat. Oui, par son fichu lait !

Reprenant son bâton, il regarda autour de lui et ne vit personne.

— Je t’ai sauvé la peau et tu as voulu m’embrocher ?

Mat s’agenouilla près du cadavre. Quasiment sûr de ce qu’il allait trouver, il fouilla sa bourse.

Deux pièces d’or et une feuille pliée. Avec la trombine du jeune flambeur dessus. Froissant le portrait, il le fourra dans sa poche.

Une lame dans chaque œil. Une mort plus douce que ce que le type aurait mérité… Son foulard renoué, Mat récupéra ses lames et sortit de la ruelle en regrettant de ne pas avoir abandonné le grand idiot à son destin.


Les bras croisés, adossée à une colonne de marbre, Birgitte surveillait les environs pendant qu’Elayne, assise, se régalait d’une représentation donnée par un groupe de « comédiens ». Les compagnies de ce genre, qui mettaient en scène des récits, étaient devenues très populaires au Cairhien. À présent, elles tentaient de « conquérir » Andor. La salle où se jouaient les bardes avait été aménagée pour que ces artistes puissent se produire.

Birgitte secoua la tête. Jouer des histoires imaginaires, à quoi ça rimait ? Ne valait-il pas mieux aller vivre quelques véritables aventures ? En outre, elle préférait de loin les bardes. Avec un peu de chance, la mode des comédiens serait un feu de paille.

Cette « pièce » était une version romancée des tragiques épousailles et de la mort de la princesse Walishen, tuée par des Créatures des Ténèbres. Birgitte connaissait bien la ballade qui avait inspiré les comédiens. Au point, d’ailleurs, qu’ils en chantaient des extraits pendant la représentation. Au fil du temps, cette chanson avait très peu changé. Quelques noms et une poignée de notes, mais rien d’extraordinaire.

Un peu comme les vies de l’archère. Répétées à l’infini, mais avec très peu de différences. Parfois, elle était une militaire. À d’autres occasions, une forestière sans formation martiale. Malheureusement, elle s’était retrouvée général une ou deux fois. Un rôle qu’elle laissait volontiers à quelqu’un d’autre.

Elle avait été une garde, une voleuse au grand cœur, une dame, une paysanne, une tueuse et même une sorte de messie. Jamais une Championne, jusque-là. La nouveauté ne la dérangeait pas. Dans la plupart de ses vies, elle n’avait pas conscience des précédentes. Ce qu’elle pouvait tirer de ses existences actuelles aujourd’hui était une bénédiction, mais en réalité, elle n’avait aucun droit à ces souvenirs.

Ça n’empêchait pas son cœur de se serrer chaque fois que l’un d’eux disparaissait. Lumière ! Si elle ne parvenait pas à être avec Gaidal, ce coup-ci, ne pourrait-elle pas au moins se souvenir de lui ? On eût dit que la Trame ne savait plus que faire d’elle. Attirée de force dans cette vie, en écartant d’autres fils, elle s’était retrouvée à un endroit inattendu. La Trame, semblait-il, essayait de l’y ancrer. Que se passerait-il quand elle aurait tout oublié ? Saurait-elle encore qu’elle avait ouvert les yeux dans le corps d’une adulte sans passé ?

Ces idées la terrifiaient plus qu’aucun champ de bataille n’avait pu le faire.

Elle aperçut Kaila Bent, un des gardes féminins, et la salua alors qu’elle longeait la dernière rangée de sièges du théâtre improvisé.

— Alors ? demanda-t-elle quand Kaila l’eut rejointe.

— Rien à signaler… Tout va bien.

La tenue des gardes féminins allait à merveille à Kaila, une mince jeune femme aux cheveux roux.

— Enfin, aussi bien que possible quand on doit supporter jusqu’à la fin La Mort de la princesse Walishen.

— Cesse de te plaindre, souffla Birgitte.

Pourtant, elle dut ravaler une grimace quand la diva – comme l’appelaient les comédiens – entonna une aria (le nom d’une chanson, en ces temps pervers) particulièrement haut perchée.

Pourquoi les comédiens s’entêtaient-ils à trouver de nouveaux noms à tout ?

— Tu pourrais être en train de patrouiller sous la pluie.

— Sans blague ? lança Kaila. Et tu ne me le dis que maintenant ? Même avec le risque d’être frappée par la foudre, tout est préférable à ça.

— Continue ta ronde, souffla Birgitte.

Kaila salua et s’en fut.

Stoïque, Birgitte se radossa à sa colonne. Aurait-elle dû apporter de la cire pour s’en fourrer dans les oreilles ?

Elle regarda Elayne, assise avec toute la dignité d’une reine, mais fascinée par la pièce. Parfois, Birgitte avait le sentiment d’être une nounou plus qu’une garde du corps. Comment protéger une femme qui semblait en toute occasion déterminée à se faire tuer ?

Pourtant, Elayne était aussi très compétente. Comme ce soir, où elle avait convaincu sa rivale la plus acharnée d’assister à la représentation.

Ellorien, assise dans l’aile ouest de la salle… La dernière fois qu’elle était partie du palais, la fumée lui sortant des naseaux, Birgitte avait parié qu’elle ne reviendrait jamais, sauf couverte de chaînes. Et voilà qu’elle se remontrait. Ça laissait penser à une manœuvre politique signée Elayne – d’un niveau treize fois supérieur aux machinations que sa Championne pouvait ourdir.

Birgitte secoua la tête. Elayne était une reine, voilà tout. Capricieuse, certes, mais pas seulement. Une excellente dirigeante pour Andor. Si la Championne parvenait à garder sa jolie tête blonde sur son non moins joli petit cou…

Après un assez long calvaire musical, Kaila se remontra, sa ronde bouclée. La voyant marcher assez vite, Birgitte se redressa, intriguée.

— Quoi de neuf ? demanda-t-elle.

— Comme tu as l’air de t’ennuyer, je t’apporte des nouvelles. Des remous à la porte des Pruniers. (L’entrée sud-est des jardins du palais.) Quelqu’un a tenté une intrusion.

— Encore un mendiant en quête de miettes ? Ou un espion envoyé par un petit noble frustré de ne jamais rien savoir ?

— Je n’en sais rien… Cette histoire, je la tiens en troisième main de Calison, qui patrouille dans le coin. Selon lui, l’intrus est sous bonne garde, près de la porte en question.

Birgitte jeta un coup d’œil sur la scène, où un autre solo menaçait de commencer.

— Je te confie le commandement, dit-elle à Kaila. Prends mon poste et collecte les rapports. Je vais me dégourdir les jambes et enquêter sur cet intrus.

— Rapporte-moi de la cire pour mes oreilles – si tu reviens.

Birgitte eut un petit rire, sortit du théâtre et déboula dans un couloir au sol et aux murs blanc et rouge. Bien qu’il y eût des gardes féminins et des soldats armés d’arbalètes dans tous les corridors adjacents, la Championne portait une épée. En cas de tentative d’assassinat, on était souvent obligée d’en venir au corps à corps.

En passant, Birgitte jeta un coup d’œil dehors par une fenêtre. Il pleuvait de plus en plus fort, semblait-il. Le genre de temps que Gaidal adorait. La pluie, il en raffolait. Quand elle était d’humeur taquine, Birgitte avançait une explication. Le rideau d’eau cachant son visage, il risquait moins de faire peur aux enfants.

Pour rallier la porte des Pruniers, le chemin le plus court passait par les quartiers des domestiques. Dans beaucoup de palais, ça aurait impliqué la traversée d’un secteur du complexe assez miteux, parce que conçu pour des gens de moindre importance. Mais ce palais était l’œuvre des Ogiers, et ils avaient un point de vue très particulier sur ce sujet.

Ici, le marbre était aussi somptueux que partout ailleurs, avec les mêmes mosaïques rouge et blanc.

Les appartements, petits selon des critères royaux, étaient tous assez grands pour loger une famille entière.

En règle générale, Birgitte préférait prendre ses repas dans le réfectoire des domestiques. Alors que quatre cheminées luttaient avec succès contre la nuit plutôt frisquette, des serviteurs et des gardes bavardaient joyeusement. Selon certains philosophes, on pouvait juger une monarchie à la façon dont elle traitait ses domestiques. S’ils ne se trompaient pas, le palais andorien avait été conçu pour inciter les reines à donner le meilleur d’elles-mêmes.

À contrecœur, Birgitte ne se laissa pas tenter par les délicieuses odeurs de cuisson. Héroïque, elle sortit dans le froid tout relatif d’un été perturbé. Bien sûr, on ne se gelait pas, mais c’était… inconfortable. Remontant la capuche de son manteau, elle traversa les pavés scintillants pour gagner la porte des Pruniers. Le corps de garde était éclairé, et des sentinelles se tenaient devant, hallebarde sur le côté.

De l’eau gouttant déjà de sa capuche, Birgitte alla frapper à la porte du corps de garde. Celle-ci s’ouvrit pour révéler le crâne chauve et la moustache de Renald Macer, le sergent de nuit. Costaud, l’homme avait de grandes mains et se départait rarement de son calme. À première vue, on l’aurait mieux vu cordonnier, penché sur de nouveaux modèles dans son arrière-boutique, mais la Garde Royale ne faisait pas de discrimination, et bien souvent, la fiabilité passait avant les compétences martiales.

— Général ! s’écria-t-il. Que faites-vous ici ?

— Je prends une saucée, lâcha Birgitte.

— Oh, oui, pardon !

Macer s’écarta pour laisser entrer l’héroïne. Le corps de garde se réduisait à une seule grande pièce bondée de monde. Quand une tempête menaçait, deux fois plus d’hommes étaient affectés à chaque porte. Ainsi, ils restaient seulement une heure dehors avant d’être relevés et d’aller se réchauffer à l’intérieur.

Non loin d’un poêle à foyer ouvert sur lequel chauffait de l’infusion, trois gardes assis à une table jouaient aux dés. Un quatrième gaillard disputait la partie. Un type mince, un foulard noir masquant le bas de son visage. Vêtu misérablement, il arborait une tignasse brune trempée dont les épis partaient dans toutes les directions.

Au-dessus du foulard, des yeux marron se rivèrent sur Birgitte.

L’archère retira son manteau et le secoua pour en chasser l’eau.

— C’est votre intrus, j’imagine.

— Oui, répondit Macer. Comment en avez-vous entendu parler ?

Birgitte dévisagea le type.

— Il a tenté de s’infiltrer au palais, et maintenant tes hommes jouent aux dés avec lui ?

Le sergent et les trois gardes parurent soudain bien penauds.

— Ma dame, eh bien…

— Je ne suis pas une dame. (Pas ce coup-ci, en tout cas.) Pour gagner ma vie, je dois travailler.

— Oui, bien sûr… Bon, il nous a remis son épée sans résister, et il n’a pas l’air très dangereux. Encore un mendiant en quête des miettes qui tombent de la table des riches. Un brave gars, vraiment. On s’est dit qu’on allait le réchauffer avant de le renvoyer sous la pluie.

— Un mendiant ? Avec une épée ?

Macer se gratta le crâne.

— Oui, j’avoue que c’est étrange…

— Tu pourrais voler le casque d’un général sur un champ de bataille, pas vrai, Mat ?

— Mat ? répéta l’homme d’une voix très familière. Je ne vois pas de quoi vous parlez, ma bonne dame. Mon nom est Garard – un humble mendiant qui a néanmoins un passé des plus intéressants, quand on se donne la peine de l’écouter.

Birgitte foudroya du regard le petit plaisantin.

— Par le sang et les cendres, Birgitte ! s’agaça Mat en déroulant son foulard. Je voulais juste garder ma tête au chaud…

— Et vider les poches de mes hommes.

— Une partie amicale ne fait jamais de dégâts…

— Sauf contre toi. Bon, pourquoi as-tu tenté de t’infiltrer au palais ?

— La dernière fois, il a fallu faire tout un cirque pour y entrer. J’ai tenté de m’épargner ces tracasseries…

Le sergent Macer se tourna vers Birgitte :

— Vous connaissez cet homme ?

— Hélas, oui… Tu peux me le confier, sergent. Je m’assurerai qu’on traite maître Cauthon comme il le mérite.

— Maître Cauthon ? répéta un des joueurs. Le Prince des Corbeaux ?

— Bon sang de bonsoir ! grogna Mat. (Il se leva et saisit son bâton de marche.) Merci beaucoup, Birgitte.

Pendant qu’un garde rendait à Mat son ceinturon d’armes, Birgitte remit son manteau et ouvrit la porte. Depuis quand le jeune flambeur portait-il une épée courte ? Un leurre, probablement, pour détourner l’attention de son redoutable bâton.

Tandis que Mat bouclait son ceinturon, les deux amis sortirent du poste de garde.

— Prince des Corbeaux ? s’étonna Birgitte.

— Je refuse d’en parler.

— Pourquoi ?

— Parce que je deviens trop célèbre pour mon propre bien.

— Attends que la notoriété te suive au fil des siècles…

L’héroïne leva les yeux au ciel… et se prit une goutte de pluie dans l’œil droit.

— Viens, allons lever le coude, proposa Mat en se dirigeant vers la porte.

— Minute ! Tu ne veux pas voir Elayne ?

— Elayne ? Par les cendres et le sang, c’est toi que je viens voir, Birgitte ! Pourquoi crois-tu que je me suis laissé capturer par ces gardes ? On boit un coup, ou non ?

Birgitte hésita, puis elle capitula. En confiant le commandement à Kaila, elle s’était officiellement mise en repos. Et à deux rues du palais, elle connaissait une taverne à peu près décente.

— D’accord, dit-elle en saluant les sentinelles. Mais je prendrai du lait ou une infusion, pas de la bière. Si je picolais, ce serait peut-être dangereux pour les bébés, on ne sait pas trop…

Avec un petit sourire, elle imagina Elayne, ivre morte, tentant de parler à ses alliés après la représentation.

— Cette affaire de Championne, tu comprends… Cela dit, si je la soûlais, ça me vengerait des coups pendables qu’elle m’a faits…

— Pour commencer, fit Mat, je ne comprends pas pourquoi tu l’as laissée te lier.

Bien que la rue fût déserte, la taverne vivement illuminée paraissait des plus attrayantes.

— Je n’ai pas eu mon mot à dire. Mais je ne le regrette pas. Tu es vraiment venu pour me parler ?

— Affirmatif. J’ai des questions.

— À quel sujet ?

Mat remit en place son ridicule foulard – avec un accroc au milieu, remarqua Birgitte.

— Sur des trucs, tu vois… Des trucs.

Mat comptait parmi les rares personnes au courant, pour la véritable identité de Birgitte. Il ne pouvait pas vouloir…

— Non, je refuse d’en parler.

— Birgitte, j’ai besoin des informations que tu détiens ! Fais un effort, pour un vieil ami.

— Nous avons juré de ne pas divulguer nos secrets.

— Et je ne clamerai pas les tiens sur tous les toits. Mais il y a cette affaire.

— Quelle affaire ?

— La tour de Ghenjei.

— En quoi est-ce une affaire ? Reste loin d’elle, c’est tout.

— Je ne peux pas.

— Bien sûr que si ! C’est un fichu édifice, Mat ! Il ne peut pas te traquer.

— Très drôle… Tu veux bien m’écouter autour d’une chope ? Enfin, d’un verre de lait. C’est moi qui invite.

Birgitte s’immobilisa un instant, puis elle soupira.

— D’accord, tu invites, lâcha-t-elle en repartant.

Ils entrèrent dans la taverne, appelée La Grande Randonnée. À cause de la pluie, la salle commune était pleine à craquer. Ami de Birgitte, le tavernier chargea son videur d’éjecter un poivrot endormi à une table. Le privilège du grade.

Pour remercier le patron, Birgitte lui lança une pièce. Ravi, il hocha sa tête de cauchemar. Plusieurs dents et un œil en moins, et presque plus de cheveux… Un très beau garçon, selon les critères de l’héroïne.

Elle leva deux doigts pour passer la commande – le tavernier était au courant, pour le lait. Puis elle s’assit en face de Mat.

— Je crois n’avoir jamais vu un type aussi moche que ce tavernier, dit le jeune flambeur.

— Parce que tu n’as pas vécu assez longtemps pour ça, fit Birgitte.

S’adossant au mur, elle posa les pieds sur la table. Il y avait très exactement la place pour qu’elle puisse faire ça, malgré ses longues jambes.

— Si Snert était un peu plus jeune, et si quelqu’un avait l’obligeance de lui casser deux ou trois fois le nez, je pourrais envisager de… Eh bien, il a un joli torse, assez velu pour qu’il soit agréable de passer les doigts dessus.

Mat sourit.

— Ai-je déjà mentionné combien il est étrange de boire avec une femme qui parle ainsi des hommes ?

— Ghenjei, rappela Birgitte. Au nom des Oreilles de Normad, pourquoi veux-tu y aller ?

— Les oreilles de qui ? demanda Mat.

— Réponds-moi.

Mat soupira et, distraitement, accepta la chope qu’une serveuse venait de poser devant lui. Bizarrement, il ne flatta pas la croupe de la fille, même s’il la regarda avec de grands yeux tandis qu’elle s’éloignait.

— Les maudits serpents et renards détiennent un ami à moi, confia-t-il.

Pour boire une gorgée, il baissa son foulard.

— Oublie-le, ton copain. Tu ne pourras pas le sauver. S’il a été assez idiot pour s’aventurer dans le monde de ces créatures, il mérite son sort.

— En fait, c’est une amie.

Rien qui étonnât Birgitte. Ce garçon serait toujours le même. Un héros, oui, mais aussi un crétin.

— Je ne peux pas l’abandonner. Envers elle, j’ai… une dette. De plus, un ami à moi se lancera dans l’aventure quoi que je dise. Il faut que je l’aide.

— Dans ce cas, vous êtes fichus, tous les trois… Écoute-moi bien. Si tu entres par les portiques, tu seras entravé par les pactes. Jusqu’à un certain point, ils te protégeront, mais ils te limiteront aussi. En procédant ainsi, tu n’arriveras à rien.

— Et l’autre chemin ? Tu as révélé à Olver la façon d’entrer dans la tour.

— Parce que je lui racontais une histoire pour l’endormir ! Enfin, je n’ai jamais pensé qu’un imbécile, et a fortiori plusieurs, essaieraient de le faire.

— Si on passe par là, nous aurons une chance de trouver mon amie ?

— Peut-être, mais ça ne fonctionnera pas… Les pactes ne jouant pas, les Aelfinn et les Eelfinn pourront faire couler le sang. En principe, il faudra te méfier uniquement des fosses et des cordes, puisqu’ils ne peuvent pas… (Birgitte dévisagea Mat.) Au fait, comment as-tu fini pendu ?

Empourpré, le jeune homme baissa les yeux sur sa chope.

— Sur ces portiques, on devrait mettre un mode d’emploi… « Traverse, et ils risquent de vouloir te pendre. En fait, ils le feront, crétin ! »

Birgitte hocha la tête. Ensemble, ils avaient parlé des « souvenirs » de Mat. Elle aurait dû faire le rapprochement.

— Si tu passes par l’autre chemin, ils essaieront quand même… Verser le sang, dans leur monde, peut avoir d’étranges effets. Ils tenteront plutôt de te briser les os lors d’une chute, ou de te droguer à mort. Et ils gagneront, Mat. C’est chez eux.

— Et si nous trichons ? Fer, musique, feu…

— Ce n’est pas tricher, mais seulement être futé. N’importe quel individu doté d’un cerveau emporte tout ça quand il entre dans la tour. Sais-tu combien en ressortent sur mille, Mat ? Un seul, mon vieux.

Mat hésita, puis il sortit une poignée de pièces de sa poche.

— Si je les jette en l’air, quelle est la probabilité, selon toi, qu’elles retombent toutes sur face ? Une sur mille ?

— Mat…

Le jeune flambeur lança les pièces qui s’écrasèrent sur la table. Sans qu’une seule rebondisse par terre.

Mat ne les avait pas observées pendant qu’elles volaient et tombaient. Au contraire, il avait cherché le regard de Birgitte.

L’héroïne étudia les pièces. Vingt-quatre, en tout. Et toutes sur face.

— Une chance sur mille, c’est une très bonne cote, dit Mat. Pour moi.

— Par les maudites cendres ! Tu es aussi dingue qu’Elayne ! Ne vois-tu pas ? Il suffit qu’une seule tombe du mauvais côté. Même toi, tu perdras de temps en temps…

— Je prendrai le risque. Birgitte, je sais que c’est idiot, mais je le ferai. Comment en sais-tu si long sur la tour, au fait ? Tu n’y es pas entrée, quand même ?

— Si…

Mat en resta comme deux ronds de flan.

— Et tu en es sortie ! Comment as-tu fait ?

La Championne hésita, puis elle saisit sa chope de lait.

— Cette légende n’a pas survécu au temps, je suppose ?

— Je ne la connaissais pas…

— Je suis entrée dans la tour pour demander aux créatures de sauver la vie de mon grand amour. C’est arrivé après la bataille des collines de Lahpoint, où nous dirigions la rébellion des Buchaner. Gaidal avait été grièvement blessé. Un coup à la tête qui l’empêchait d’aligner deux idées. Au point qu’il ne me reconnaissait plus. Le cœur brisé, je l’ai conduit à la tour de Ghenjei, pour qu’on le soigne.

— Comment es-tu sortie ? De quelle façon les as-tu roulés dans la farine ?

— Je n’y suis pas arrivée…

Mat se pétrifia.

— Les Eelfinn n’ont pas guéri Gaidal. En revanche, ils nous ont tués tous les deux. Je n’ai pas survécu. Fin de cette légende particulièrement peu engageante.

— Oh…, fit Mat après un moment de silence. C’est une histoire sacrément triste.

— Tous les récits ne peuvent pas se terminer en apothéose. De toute façon, Gaidal et moi, nous sommes fâchés avec les fins heureuses. On est plutôt du genre à crever glorieusement.

Avec une grimace, Birgitte se souvint d’une vie où ils avaient été contraints de vieillir ensemble paisiblement. L’existence la plus ennuyeuse qu’elle ait vécue. Même si à l’époque, ignorant qu’elle avait un rôle majeur à jouer dans la Trame, elle avait trouvé ça très agréable.

— J’irai quand même, annonça Mat.

— Hélas, je ne peux pas t’accompagner. Impossible de laisser Elayne. Son instinct de mort est au moins aussi grand que ton arrogance, et je veux qu’elle survive.

— Je ne m’attendais pas à ce que tu viennes… Bon sang, ce n’est pas ce que je te demande ! Et… Tu disais, au fait ? Un instinct de mort aussi grand que quoi ?

— Laisse tomber, souffla Birgitte en sirotant son lait.

Même si elle n’en parlait pas, elle avait une faiblesse pour cette boisson. Bien sûr, elle serait heureuse lorsqu’elle pourrait recommencer à picoler. La bière infâme de ce bon vieux Snert lui manquait. En matière d’alcool, elle avait les mêmes goûts que pour les hommes.

— Je suis venu te demander de l’aide, rappela Mat.

— Que veux-tu que je te dise de plus ? Emporte du feu, de la musique et du fer. Le feu les fera fuir et les tuera. La musique les fascinera. Le fer les blessera, les effraiera et les attachera. Mais tu t’apercevras que le feu et la musique deviennent de moins en moins efficaces à mesure que tu les utilises.

» La tour n’est pas un lieu, mais un portail qui donne sur un carrefour, entre leurs royaumes. Tu les trouveras tous là, les Aelfinn/serpents et les Eelfinn/renards. En supposant qu’ils travaillent ensemble en ce moment. Leur relation est des plus étranges.

— Mais que veulent-ils ? demanda Mat. De nous, je veux dire. Qu’est-ce qui les motive ?

— Nos émotions… C’est pour ça qu’ils sèment des portiques dans notre monde et nous incitent à les franchir. Ils se nourrissent de nos sentiments. Et ils adorent les Aes Sedai, ne me demande pas pourquoi. Peut-être parce que le Pouvoir de l’Unique leur donne un « goût » plus fort.

Mat ne put s’empêcher de frissonner.

— À l’intérieur, avertit Birgitte, tu seras désorienté. Là-bas, il est difficile d’aller vraiment quelque part. Passer par la tour plutôt que par un portique m’a mise en danger, mais je savais, si j’atteignais la grande salle, que je pourrais négocier un accord. Avec ces êtres, on n’obtient jamais rien pour rien. Ils exigent quelque chose – un bien que tu chéris.

» Cela dit, j’ai imaginé une méthode pour trouver la grande salle. Pour ne pas me perdre, je semais de la limaille de fer aux intersections, histoire de savoir par où j’étais déjà passée. Ils ne peuvent pas toucher le fer, vois-tu, et… Tu es sûr de ne pas avoir déjà entendu cette histoire ?

Mat secoua la tête.

— Pourtant, j’étais sacrément célèbre, il y a quelque chose comme un siècle…

— Tu parais vexée.

— C’est une très bonne histoire…

— Si je survis, je demanderai à Thom d’écrire une ballade sur le sujet, Birgitte. Parle-moi de la limaille. Ton plan a fonctionné ?

La Championne secoua la tête.

— Je me suis quand même perdue… J’ignore s’ils ont dispersé la limaille en soufflant dessus, ou si je ne suis jamais passée deux fois au même endroit. J’ai fini dans une impasse, mon feu presque épuisé, ma lyre brisée, la corde de mon arc cassée et Gaidal inconscient derrière moi. Pendant notre séjour dans cet enfer, il était parfois capable de marcher, mais pas tout le temps. Alors, je le tirais dans une civière.

— Votre séjour ? répéta Mat. Combien de temps êtes-vous restés dans la tour ?

— J’avais des provisions pour deux mois. Impossible de dire combien de jours nous avons tenu quand elles ont été épuisées.

— Par les fichues cendres ! s’écria Mat avant de boire une longue goulée de bière.

— Ne t’ai-je pas dit de t’abstenir ? rappela Birgitte. En admettant que tu trouves ton amie, vous ne sortirez pas de la tour. Pendant des semaines, on peut y errer sans jamais tourner à droite ou à gauche – un seul couloir interminable. Éviter les bifurcations ne change rien. Quand on sait quelle direction prendre, la grande salle est à quelques minutes de marche. Mais on continue à la rater.

Mat sonda sa chope. Regrettait-il de ne pas avoir commandé quelque chose de plus fort ?

— Tu révises ta position ? demanda Birgitte.

— Non. Mais quand on sera sortis, Moiraine aura intérêt à être reconnaissante. Deux mois ? (Mat fronça les sourcils.) Minute, papillon ! Si vous êtes morts tous les deux, comment l’histoire a-t-elle été connue ?

Birgitte haussa les épaules.

— Je ne l’ai jamais su… Une Aes Sedai a peut-être utilisé une de ses trois questions pour se renseigner ? Tout le monde savait que j’étais entrée dans la tour. À l’époque, je me nommais Jethari Danse-Lune. Tu es certain de ne pas avoir entendu cette histoire ?

De nouveau, Mat secoua la tête.

Birgitte soupira. Toutes les légendes qui la concernaient ne pouvaient pas être éternelles, mais celle-là, elle aurait bien aimé la léguer à quelques générations futures.

Elle voulut lever sa chope pour la vider, mais n’acheva jamais son geste. Dans le lien, elle venait de capter chez Elayne une tempête émotionnelle. Colère, fureur, souffrance

Birgitte posa violemment sa chope sur la table, y jeta trois pièces et se leva d’un bond en jurant comme un charretier.

— Que se passe-t-il ? demanda Mat, debout en un éclair.

— Elayne… Elle a encore des ennuis. Je crois qu’elle est blessée.

— Maudites cendres ! cria Mat.

Il prit son manteau et son bâton, et ils foncèrent vers la sortie.


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