Chapitre 7

Si un type sinistre ne s’est jamais approché de vous en pleine nuit avec une épée longue de deux kilomètres dans les mains, tout ça sous le ciel étoilé du lac Michigan, croyez-moi sur parole, ça fout une trouille atomique. Et si ça vous est déjà arrivé, allez voir un psychiatre.

Mon pouls s’accéléra et j’eus toutes les peines du monde à ne pas lâcher une phrase en pseudo-latin – du genre qui aurait réduit ce mec en un petit tas de cendres incandescentes.

Je fais n’importe quoi quand j’ai peur. Sans avoir la bonne idée de fuir ou de me cacher, j’essaie de détruire ce qui m’effraie. Un réflexe primitif, que je ne veux pas vraiment contrôler.

Le meurtre réflexe est une réaction un peu extrême. Au lieu de carboniser cet homme, je me contentai de hocher la tête.

— Bonsoir, Morgan. Vous savez aussi bien que moi que ces lois s’appliquent aux mortels, pas aux feys. Et encore moins quand il s’agit d’un sort aussi insignifiant. De plus, je n’ai pas violé la Quatrième Loi, puisque Tut avait tout à fait le droit de refuser le marché.

La moue réprobatrice de Morgan vira au rictus méprisant.

— Des points de détail, Dresden. Pas plus.

Ses mains serrèrent plus fort la garde de l’épée. Avec ses cheveux grisonnants coiffés en catogan, il ressemblait à Sean Connery, dans certains films, mais son visage maigre était trop pincé pour avoir autant de classe.

— Ce qui veut dire ?

Je fis de mon mieux pour rester impassible, mais pour être franc, j’étais plutôt nerveux et impressionné. Morgan était le gardien que la Blanche Confrérie m’avait affecté pour s’assurer que je ne violais pas les Lois de la Magie. En général, il ne traînait jamais bien loin, toujours prêt à m’espionner et à passer derrière moi quand j’avais lancé un sort. Mais du diable si j’allais montrer ma peur au chien de garde de la Confrérie ! En bon fanatique paranoïaque, Morgan aurait pris ça pour un signe de culpabilité. Maintenant, il fallait que je m’éclipse avant que la fatigue me pousse à dire ou à faire quelque chose dont il se servirait contre moi.

Morgan était un des plus puissants invocateurs du monde. Pas assez intelligent pour se poser des questions au sujet du bien-fondé de la Confrérie, il enchaînait les sortilèges dévastateurs comme personne.

Des sortilèges assez puissants pour arracher les cœurs de Tommy Tomm et de Jennifer Stanton, d’ailleurs, s’il lui en prenait l’envie…

— Ce qui veut dire, grogna-t-il, qu’il est de mon devoir de vérifier que vous n’abusez pas de vos pouvoirs.

— Je travaille sur une affaire de disparition. Je me suis contenté d’appeler un fey de bas niveau pour obtenir quelques informations. Morgan, tout le monde se sert des feys de temps en temps. Il n’y a rien de mal à ça. Ce n’est pas comme si je les contrôlais – je me contente de les impressionner un peu.

— Un point de détail…

Je me redressai de toute ma taille. J’étais aussi grand que lui, mais il me rendait une cinquantaine de kilos. J’aurais pu trouver de meilleures personnes avec qui m’engueuler, mais il m’avait poussé à bout.

— Un point de détail derrière lequel je vais me planquer ! Alors, à moins que vous désiriez réunir la Confrérie pour juger de sa pertinence, je propose qu’on laisse tomber la discussion. Je suis certain qu’il ne faudra pas plus de deux jours aux membres pour modifier leur programme et se débrouiller pour venir. Si vous voulez, je peux vous héberger en attendant. Après tout, on va simplement déranger une bande de vieillards pointilleux en plein milieu de leurs expériences, pour rien du tout. Mais si vous pensez que c’est justifié…

— Non. Ce n’est pas nécessaire, lâcha Morgan.

Il rangea l’épée dans le fourreau caché sous son manteau. Je me détendis un peu. Cette arme n’était pas son atout le plus puissant, loin de là, mais elle restait un symbole de l’autorité de la Confrérie. Et si on en croyait la rumeur, elle pouvait annuler tous les sorts de quiconque résistait à Morgan.

Je n’avais aucune envie de vérifier cette rumeur…

— Je suis content que nous soyons tombés d’accord. Bon, il n’est point de bonne compagnie qui ne se quitte…

Je fis mine de filer, mais Morgan m’agrippa le bras.

— Je n’en ai pas fini avec vous, Dresden. J’évitais toujours de faire le malin quand Morgan agissait dans le cadre de sa charge de gardien de la Blanche Confrérie. Ce n’était plus le cas, à présent. À partir du moment où il avait rangé son épée, il était responsable de ses actes, sans plus d’autorité que n’importe qui – enfin, en théorie. Il m’avait effrayé et irrité, tout ça à la suite, et maintenant, il voulait m’imposer sa volonté. Je déteste les abus de pouvoir !

Je pris un risque calculé. De ma main libre, je le frappai aussi fort que possible à la bouche.

À mon avis, le coup le surprit plus qu’il lui fit mal. Il recula d’un pas, me libérant le bras, et me fixa, stupéfait. Se tâtant la bouche, il découvrit du sang sur ses doigts.

Je me plantai sur mes pieds et lui fis face – sans le regarder.

— Ne me touchez pas !

Morgan continuait de me fixer. Je vis la colère monter, sa mâchoire se contracter et la veine de sa tempe se mettre à palpiter.

— Comment oses-tu ? Comment oses-tu me frapper !

— C’est pas dur à piger, répondis-je. Quand vous agissez au nom de la Confrérie, je suis prêt à vous manifester tout le respect qui vous est dû. Mais, lorsque vous essayez de jouer les durs pour votre propre compte, rien ne m’oblige à vous supporter.

Je voyais la vapeur sortir des oreilles de Morgan pendant qu’il réfléchissait. Il cherchait une raison de s’en prendre à moi… Et dut conclure qu’il n’en avait aucune. Merci la Quatrième Loi ! Ce type n’est pas très intelligent – je vous en ai déjà parlé ? – et il marche à fond dans cette histoire de Lois.

— Vous n’êtes qu’un crétin, Dresden ! cracha-t-il. Un petit crétin arrogant !

— Sûrement, concédai-je.

Je me préparai à agir vite, si nécessaire. Je déteste fuir mes peurs, mais j’aime encore moins me lancer dans des combats perdus d’avance. Outre le physique, Morgan avait beaucoup plus d’expérience que moi. Aucune Loi de la Magie ne me protégeait de ses poings et, s’il y pensait, il pouvait mettre cette théorie en application. Seule la chance m’avait permis de lui assener ce coup et je ne serais pas veinard deux fois de suite.

— Un sorcier a tué deux personnes la nuit dernière, dit Morgan en essuyant le sang avec son énorme poing. Je pense que c’est vous, Dresden. Quand j’aurai découvert comment vous avez fait, et un moyen de le prouver, je ne vous laisserai pas le temps de me lancer le même sortilège.

C’était tout à fait logique pour l’esprit étroit et manichéen du gardien. Un magicien a tué quelqu’un. Je suis un magicien qui a déjà tué quelqu’un avec la magie, et seule la clause de légitime défense m’a évité l’exécution. Avant de s’intéresser à de nouveaux suspects, les flics cherchent toujours des gens qui ont déjà commis des crimes. Morgan n’était qu’un genre de flic, en réalité.

Et pour lui, je n’étais qu’un charlatan dangereux.

— Vous pensez sérieusement que j’ai fait le coup ?

Il ricana. Sa voix hautaine dégoulinait d’une absolue conviction quand il dit :

— Pas la peine de vous cacher, Dresden. Je suis sûr que vous vous croyez assez inventif pour duper des vieillards sédentaires comme nous, mais vous vous trompez. Nous découvrirons la vérité et nous prouverons que vous êtes coupable. Après, nous nous assurerons que vous ne ferez plus jamais de tort à personne.

— Si ça vous amuse, ne vous gênez pas…, répondis-je. (Il était vraiment difficile de rester aussi détendu que je l’aurais voulu.) Je n’ai rien fait, mais j’aide la police à trouver le vrai coupable.

— La police ? (Morgan se concentra pour tenter de lire en moi.) Comme si elle avait une quelconque compétence en la matière. Elle ne vous aidera pas. Même si vous faites porter le chapeau à quelqu’un d’autre devant la loi des mortels, la Blanche Confrérie fera triompher la justice, elle.

— Bon, d’accord, si vous voulez… Mais, si vous découvrez quelque chose au sujet du tueur, un truc susceptible d’aider la police, vous pourriez me prévenir ?

— Vous me demandez de vous avertir si nous remontons jusqu’à vous, Dresden ? s’exclama Morgan, l’air écœuré. Vous êtes jeune, je le sais, mais je ne vous aurais jamais cru aussi stupide.

Je réprimai de justesse la réplique évidente qui m’était venue à l’esprit. Morgan frôlait déjà l’apoplexie. Si j’avais mesuré à quel point il était pressé de me voir fauter, je n’aurais pas rajouté de l’eau à son moulin en le frappant.

D’accord, je l’aurais sûrement frappé quand même, mais pas si fort.

— Bonne nuit, Morgan.

J’allais partir, mais il fut plus rapide que je l’aurais cru possible pour un homme de son âge. Son poing percuta ma mâchoire à la vitesse d’un cheval au galop, et je m’écroulai comme une poupée de chiffon. Je ne pus rien faire pendant un moment, même pas respirer.

Morgan se pencha sur moi.

— Nous vous surveillons, Dresden.

Il se retourna et s’éloigna tranquillement. Les ombres de la nuit eurent tôt fait de l’avaler, mais sa voix parvint jusqu’à moi.

— Nous saurons la vérité.

N’osant pas sortir une ânerie, je préférai vérifier que ma mâchoire n’était pas cassée, avant de me relever et de retourner à la Coccinelle. J’avais les jambes en compote.

J’espérais de toute mon âme que Morgan découvrirait le coupable. Au moins, ça m’éviterait d’être exécuté par la Confrérie pour avoir violé la Première Loi…

Je sentais son regard peser sur ma nuque. Fumier de Morgan ! Il n’était pas obligé de prendre autant de plaisir à m’espionner ! J’avais la sale impression qu’il me suivrait partout, les prochains jours. Il me faisait penser à ce chat de dessin animé, planqué à côté du trou de souris, prêt à écraser le rongeur dès qu’il pointe le bout de son nez.

Je me sentais dans la peau d’une petite souris.

La comparaison me mit du baume au cœur. À la fin, c’est toujours le chat qui se fait avoir. J’espérai qu’il en irait de même pour Morgan.

Le problème, avec ce gardien, c’est qu’il évoquait trop d’événements douloureux survenus lors de mon adolescence. À cette époque, je commençais à peine mon initiation aux arcanes, et mon mentor avait vainement essayé de me pousser vers la magie noire. Prenant conscience de son erreur, il avait tenté de me tuer. Par un coup de chance, j’étais parvenu à le détruire – mais j’avais usé de magie pour cela. J’avais violé la Première Loi de la Magie : « Tu ne tueras point. » Quand on est coupable d’un tel acte, il n’existe qu’une seule peine, et une seule épée pour l’appliquer.

La Blanche Confrérie modifia la sentence, car la tradition autorise un magicien à utiliser tous les moyens possibles pour défendre sa vie ou celle d’innocents. J’affirmais avoir été attaqué en premier et le cadavre de mon maître n’était pas en mesure de dire le contraire. Il fut décidé de me soumettre à une période probatoire. Un seul écart, et j’étais fini. Quelques magiciens trouvaient ce jugement totalement inique (j’étais du nombre, mais mon avis ne comptait pas vraiment), et d’autres pensaient que j’aurais dû être exécuté, quelles que soient les circonstances atténuantes. Morgan était de ceux-là.

Quel veinard je fais !

J’étais remonté contre la Confrérie, les éléments bienveillants mis à part. Il semblait pourtant logique qu’elle me soupçonne – je lui avais assez cassé les pieds et avais méprisé trop de traditions en affichant mes talents aussi ouvertement. Un paquet de membres devaient vouloir ma mort. Il était peut-être temps de faire plus attention.

En rentrant à Chicago, je baissai la vitre de ma portière pour rester éveillé. J’étais épuisé, mais mon esprit tournait comme un hamster dans sa roue, il filait à toute allure sans aller nulle part.

Un tel degré d’ironie me rendait fou. La Blanche Confrérie me pensait coupable de ces meurtres et, faute d’un autre suspect, c’était moi qui dégusterais. L’enquête de Murphy venait de prendre une énorme importance. Mais pour continuer à avancer, j’allais devoir découvrir comment le sort avait été conçu. Pour y parvenir, il fallait que j’explore des champs d’expertise qui, à eux seuls, m’assuraient la peine de mort. Paradoxe total. Si j’avais eu le moindre respect pour l’intelligence de Morgan, je l’aurais soupçonné d’avoir commis les meurtres pour me faire porter le chapeau.

Mais ça ne collait pas. Morgan était prêt à pousser la loi le plus loin possible pour appliquer sa vision de la justice, mais il ne la violerait jamais. Si ce n’était pas le gardien, alors qui ? Il n’y avait pas pléthore de gars assez puissants pour sortir un sort pareil – ou alors, un défaut dans les lois de la quasi-physique régissant la magie rendait le cœur plus prompt à l’explosion que les autres organes. Pour le découvrir, j’allais devoir faire des recherches.

Bianca en saurait plus. Il le fallait. J’avais déjà prévu de lui rendre visite, mais l’intervention de Morgan en avait fait une priorité. Murphy ne serait pas ravie que je fouine du côté de son enquête. Mieux encore, comme les affaires de la Confrérie devaient rester discrètes, je n’allais pas pouvoir lui expliquer pourquoi. Que du bonheur !

Parfois, j’ai l’impression que quelqu’un me hait, là-haut.

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