L’orage me réveilla. Il faisait très sombre et je n’avais aucune idée de l’heure. Je restai couché, un peu confus. Mes jambes étaient encore chaudes de la présence de Mister, mais il avait dû s’enfuir, car le tonnerre le terrifie.
Une sacrée averse ! J’entendais la pluie marteler le bitume et frapper mon vieil immeuble. Le pauvre craquait sous la tourmente et les poutres pliaient légèrement sous les assauts du vent, préférant courber l’échine plutôt que de casser par obstination ?
J’aurais pu en tirer quelque enseignement philosophique…
L’estomac dans les talons, je me levai en vacillant et cherchai ma robe de chambre. Une mission impossible dans le chaos ambiant, mais je tombai sur mon manteau, que Murphy avait plié sur une chaise. Elle avait posé un peu d’argent dessus, et une note : « Tu me rembourseras plus tard, Karrin ». Je grimaçai en comptant l’argent et tentai d’étouffer une absurde montée de gratitude. J’enfilai mon manteau, puis passai pieds nus dans le salon.
Il y eut un nouveau coup de tonnerre. Peu de gens perçoivent les orages comme moi, et ils mettent ça sur le compte des nerfs. En réalité, un vortex d’énergie brute puise dans les nuages. Je sentais chaque goutte de pluie tourbillonner dans les masses d’air avant de venir s’écraser contre l’immeuble. Je sentais l’impatience destructrice de la foudre qui sautait de nuage en nuage, cherchant une faille pour fondre sur la terre, patiente et éternelle, qui encaissait la colère de la tempête. Les quatre éléments bougeaient et se rencontraient, l’énergie passant de l’un à l’autre. Les orages disposent d’un énorme potentiel que seul un sorcier désespéré ou stupide tenterait d’exploiter. Quand les forces vives de la nature s’affrontent, l’énergie dégagée est inimaginable.
Je me rembrunis.
Je n’y avais pas pensé. Y avait-il eu un orage mercredi soir ? Oui, la foudre m’avait réveillé un peu avant l’aube. Le meurtrier s’en serait servi pour alimenter ses sorts ? Possible. Ça valait le coup de creuser. Cela dit, cette source de magie est souvent trop instable et volatile pour être utilisée d’une manière aussi délicate et ciblée.
Un nouvel éclair. Je comptai trois ou quatre secondes avant que le bruit ne me parvienne. Si le tueur utilisait la foudre, et s’il comptait récidiver, il frapperait cette nuit.
Je frissonnai.
Mon estomac grognant, je me tournai vers des considérations plus matérielles. Ma tête allait mieux, et je n’étais plus vaseux. Mon ventre me torturait. Comme beaucoup de grands types maigres, je n’arrête pas de manger, mais ça ne reste jamais bien longtemps. Je me demande pourquoi.
Je me traînai jusqu’à la cuisine pour allumer le four.
— Mister ? appelai-je. Tu as faim, mon chat ? Je prépare des burgers…
La foudre frappa de nouveau, plus proche cette fois, et le tonnerre la suivit de peu. L’éclair fut assez brillant pour traverser mes soupiraux et s’imprimer sur ma rétine. Mais cette lumière me révéla la cachette du gros chat gris.
Le matou était perché au sommet d’une des bibliothèques, à l’opposé de la porte d’entrée qu’il surveillait, les yeux luisant dans le clair-obscur. Tout chat de compagnie empâté qu’il fut, il était en alerte, le regard rivé sur la porte et les oreilles pliées vers l’avant. S’il avait toujours eu sa queue, elle aurait zébré l’air nerveusement.
On frappa.
La météo me rendant peut-être un peu nerveux, j’étendis mes sens pour détecter une menace éventuelle. L’orage bouleversant mes perceptions, tant physiques que spirituelles, je parvins simplement à repérer une personne derrière la porte.
Je cherchai le flingue dans mes poches, mais me souvins de l’avoir laissé dans le laboratoire, la veille. Et je ne l’avais pas récupéré avant d’aller au commissariat. Je ne sais pas pourquoi, mais les flics détestent les civils qui agitent des pistolets en leur présence. Bref, l’arme était hors de ma portée.
Brusquement, la visite de Linda Randall me revint en mémoire. Je maudis ma couardise et ma journée passée à dormir. Je me maudis d’empester comme si je n’avais pas pris de douche depuis une semaine et de ne m’être ni peigné ni rasé – ou n’importe quoi d’autre qui aurait amélioré mon apparence effroyable. Tant pis. J’avais l’impression que Linda était au-dessus de ça. Elle craquait peut-être pour les types qui sentent l’homme.
J’allai ouvrir en me passant la main dans les cheveux – et en tentant de ne pas trop avoir l’air penaud.
Protégée par son parapluie, Susan Rodriguez attendait sous le déluge. Elle portait un manteau kaki sur une superbe robe noire. Des perles ornaient ses oreilles et son cou. Mon apparence la prit de court.
— Harry ?
Mon dieu, j’avais oublié mon rencard avec Susan ! Comment était-ce possible ? Je ne pouvais décemment pas mettre ça sur le compte de la Blanche Confrérie, de la police, des vampires, des fractures, des drogués, des boss de la mafia – sans parler du truand et de sa batte de base-ball…
Si ! Aucune femme ne pouvait être assez exceptionnelle pour effacer tout ça. Mais je n’en étais pas moins un rustre.
— Salut, Susan, soufflai-je en regardant derrière elle.
Susan m’avait dit quelle heure ? Neuf heures ? Et Linda ? Huit ? Non ! Elle avait dit ça au début, puis on avait opté pour une heure plus tard. Neuf heures. Doux Jésus, il y avait de l’Urgo dans l’air.
Susan lut en moi comme dans un livre ouvert.
— Tu attendais quelqu’un d’autre, Harry ?
— Pas vraiment, enfin, peut-être… Écoute, entre déjà, tu es trempée.
Ce n’était pas entièrement vrai… j’étais trempé, car le vent propulsait la pluie à l’intérieur.
Susan eut un petit rictus de prédateur et me frôla en repliant son parapluie.
— Tu habites ici ?
— Non, c’est ma résidence estivale de Zurich.
Mon invitée me jeta un regard noir en me tendant son manteau que je pendis à la patère, près de la porte.
Elle me tourna le dos et je découvris que sa robe aux longues manches serrées dévoilait son dos jusqu’aux hanches. Je l’aimais beaucoup. Susan me laissa à mes turpitudes, s’approcha de la cheminée puis se retourna, l’air narquois, avant de s’asseoir langoureusement sur le canapé. Ses cheveux noirs coiffés en chignon révélaient son cou gracile. Sa peau était une vraie publicité pour quelque chose de doux et de merveilleux. Elle eut une moue malicieuse et me dévisagea.
— On a fait des heures sup pour la police, Harry ? Ces meurtres doivent être exceptionnels. Un gros bonnet de la pègre assassiné par magie… Tu veux faire une déclaration ?
Je me rembrunis. Elle était toujours en chasse pour son foutu canard !
— Bien entendu, répondis-je, la prenant de court. Mais d’abord, je vais me doucher. Je reviens tout de suite. Mister, tu surveilles la dame, d’accord ?
Susan leva les yeux au ciel puis étudia le gros chat gris toujours perché sur l’étagère. Le greffier agita une oreille avant de reprendre sa surveillance de la porte.
Encore un coup de tonnerre.
J’allumai quelques bougies et en emportai une dans la salle de bains.
Réfléchis, Harry ! Réveille-toi ! Que ferait MacGyver dans une telle situation ?
Pour commencer, il se laverait.
Je sentais le bouc.
Passe-toi la tête sous l’eau fraîche et remue tes méninges. Linda Randall arrive d’une minute à l’autre, et il faut empêcher Susan de fouiner dans cette affaire de meurtre.
La problématique posée, je me congratulai avant de me ruer sous la flotte. Je n’utilise pas de ballon d’eau chaude, du coup j’ai l’habitude de l’eau froide. D’ailleurs, si on réfléchit au nombre de filles que je rencontre – moi, et les magiciens en général –, la douche froide est de rigueur.
J’étais en train de me shampouiner quand la météo s’aggrava. Nous étions en plein cœur de l’orage et la maison en prenait pour son grade. Avec le feu d’artifice d’éclairs, on y voyait presque comme en plein jour, et le tonnerre devenait assourdissant. Pourtant, j’aperçus un mouvement par la petite fenêtre (pudiquement munie d’un rideau) de la salle de bains. Quelqu’un descendait les marches vers mon appartement.
Je vous ai déjà parlé de mon succès plus que relatif avec les femmes ? Une nuit comme celle-là en est le parfait exemple.
Je paniquai.
Je sortis de la douche, la tête encore mousseuse, me nouai une serviette autour de la taille et me précipitai dans l’entrée.
Hors de question de laisser Susan ouvrir à Linda ! Je n’ai jamais aimé le dressage de fauves, surtout quand c’est moi qui récolte les coups de griffe !
J’émergeai dans le salon au moment où Susan actionnait la poignée. Un nouveau coup de tonnerre couvrit le déclic de la clenche. J’entendis autre chose.
Un bruit de crachat et des grondements. Mister était debout, la fourrure hérissée, la gueule grande ouverte, ses yeux étincelants rivés sur la porte.
Susan ouvrit. Je voyais son profil. Elle avait une main sur la hanche et un sourire meurtrier s’épanouissait sur son joli minois.
Soudain, je sentis le nuage d’énergie qui accompagne un esprit dans le monde des mortels – la fureur de l’orage ne le masquait plus. Une silhouette vêtue d’un pardessus marron se tenait sur le palier. Elle mesurait moins d’un mètre cinquante et les éclairs lui conféraient une aura bleutée. Son apparence était étrange, avec un je-ne-sais-quoi qui n’appartenait pas à notre bonne vieille terre. L’inconnu tourna la « tête » vers moi et deux étincelles glacées illuminèrent les traits inhumains d’un visage qui ressemblait à celui d’un énorme crapaud.
Susan étudia un instant le démon, puis hurla.
— Susan ! criai-je en me précipitant dans la pièce. Dégage !
La mâchoire du monstre s’ouvrit avec un léger sifflement, sa gorge se contracta, et je me jetai derrière le canapé. Mes côtes m’en voulurent, mais j’ignorai leurs protestations. Il y eut un chuintement insolite, puis un gros morceau de convertible se transforma en un nuage nauséabond. Quelques gouttes retombèrent près de moi et rongèrent le sol en moins de deux. Je m’écartai de l’acide.
— Susan ! criai-je. File dans la cuisine ! Ne reste pas entre lui et moi !
— Mais qu’est-ce que c’est ?
— Un méchant !
Je relevai la tête, prêt à la baisser à la moindre alerte. Le gros démon, plus trapu qu’un humain, campait dans l’encadrement, ses deux mains à ventouses tendues comme s’il tâtait une membrane.
— Pourquoi reste-t-il sur le seuil ? demanda de loin la journaliste.
Terrifiée, elle était dos au mur, les yeux exorbités.
Mon dieu, ne t’évanouis pas, Susan !
— Les Lois du Domaine. Ce n’est pas un mortel. Il doit accumuler de l’énergie pour franchir la barrière qui existe autour d’une maison.
— Il peut entrer ?
La voix de Susan n’était plus qu’un filet. Nerveusement, elle récoltait des informations, stockait des données et se cachait derrière son instinct de reporter. Je pense que la partie rationnelle de son cerveau était sur répondeur. Ça arrive souvent quand les gens voient un démon pour la première fois.
Je l’attrapai par le bras et la traînai jusqu’à la trappe de mon laboratoire que j’ouvris, révélant ainsi l’escalier qui se dépliait.
— Descends !
— Mais il fait noir ! protesta-t-elle avant de regarder ma taille. Jésus ! Harry ! Pourquoi es-tu nu ?
Je baissai la tête et rougis. La serviette avait dû tomber lors de mes acrobaties. Dans le mouvement, le shampoing me dégoulina dans les yeux et les fit brûler. Cette soirée était totalement fichue.
Il y eut un craquement dans l’entrée, puis le Crapaud de l’Enfer avança en titubant. Il était dans la maison. Derrière lui, la foudre se déchaînait, et je ne distinguai qu’une ombre aux yeux globuleux et fluorescents et dont la gorge ondulait.
— Merde ! lâchai-je.
Je suis toujours éloquent pendant les crises. Après avoir poussé Susan dans l’escalier, je me tournai vers le démon, le bout des pouces joints, les doigts tendus et les paumes ouvertes.
Le monstre ouvrit la bouche et produisit un ignoble bruit de siphon.
— Vento Riflittum ! clamai-je.
Je donnai forme à ma peur et à mon anxiété, les poussant de mon cœur jusque dans mes bras pour les braquer sur mon adversaire.
Le démon cracha vers mon visage.
La terreur et l’adrénaline surgirent de mes doigts, comme une bourrasque assez puissante pour décorner un bœuf. Le projectile rebondit sur le monstre, qui en fut stoppé net. Il commença même à reculer, les griffes de ses pieds raclant le sol et se prenant dans la moquette.
Le retour d’acide fit jaillir des étincelles bleutées sur la peau du crapaud, mais sans le blesser. En revanche, son manteau disparut en moins de temps qu’il ne lui en avait fallu pour respirer et atomiser le sol et les meubles.
L’abomination secoua la tête, sans doute pour s’éclaircir les idées. Je me tournai vers l’angle opposé de la pièce, et criai :
— Vento Servitas !
Ma crosse s’illumina dans le noir avant de voler vers moi, portée par une version moins agressive du même sort. Le bâton en main, je fis face au Crapaud de l’Enfer. Je focalisai toute la puissance et toute la force contenues dans les longues veines du bois avant de braquer la crosse sur le monstre et de hurler :
— Fuis ! Fuis ! Fuis ! Tu n’es pas le bienvenu en ces lieux !
Un poil dramatique dans d’autres circonstances, mais rien n’est superflu quand on a un démon dans son salon.
Le monstre se tassa sur lui-même, rentra les épaules, et grogna quand une onde de force invisible le frappa, comme une vague percute un rocher. Le démon résistait. Comme si j’essayais de faire plier une barre d’acier avec mon bâton…
La lutte dura quelques secondes avant que je comprenne qu’il était vraiment trop fort pour moi. Pas du genre à être balayé comme un petit diablotin ou un simple poltergeist. J’étais au bord de l’épuisement et, dès qu’il pourrait bouger, il aurait le choix entre me dissoudre et me réduire en bouillie. Il était plus fort qu’un mortel, bien plus rapide, et seuls ma fin ou le lever du soleil le pousseraient à partir – ça ou je ne sais quelles autres conditions.
— Susan ! m’égosillai-je. Tu es en bas ?
— Oui ! Il est parti ?
— Pas vraiment, non…
J’avais les mains moites et la crosse commençait à glisser. La douleur causée par le shampoing dans mes yeux s’intensifia, et le regard du démon flamboya de plus belle.
— Alors, brûle-le ! Pulvérise-le ! Désintègre cette horreur !
Susan avait la voix d’une exploratrice, comme si elle fouillait dans mon labo.
— Je ne peux pas ! Si je balance assez de jus pour fumer cette grenouille de combat, je risque de raser la maison par la même occasion !
Mon cerveau tournant à plein régime, j’envisageai toutes les possibilités, évaluai ma réserve d’énergie, l’esprit froid et rationnel. Cette créature était là pour moi. Si je l’attirais dans la chambre ou dans la salle de bains, Susan avait une chance de s’enfuir. Sauf si le monstre avait pour consigne d’éliminer tous les témoins. Dans ce cas, il me tuerait et la journaliste serait sa prochaine cible. Il y avait forcément un moyen de s’en tirer.
J’eus une illumination.
— Susan ! Il y a une fiole sur une table ! Bois la potion et pense à partir loin d’ici, d’accord ? Projette-toi très loin de la maison !
— J’ai trouvé ! Ça pue !
— C’est une potion, t’ai-je dit ! Ton seul espoir de fuir.
Il y eut un gargouillis, puis Susan lança :
— Je fais quoi maintenant ?
Pris de court, je contemplai l’escalier.
— Ça aurait dû march…
Je m’interrompis quand la créature planta ses griffes dans le sol et gagna un bon mètre dans ma direction. Je parvins tout juste à l’arrêter, mais je savais que, d’une seconde à l’autre, elle allait me sauter dessus et m’éventrer.
— Rien ne se passe ! Harry, il faut qu’on fasse quelque chose !
Sur ces mots, Susan remonta l’escalier, mon.38 à la main.
— Non ! criai-je. Ne fais pas ça !
Le bâton glissa un peu plus de mes mains. Le démon était sur le point de percer mes dernières défenses.
Très pâle, Susan braqua le revolver d’une main tremblante et tira. Le.38 Spécial avait six balles dans le barillet. J’utilise des modèles classiques, pas de pointes creuses ni de balles explosives. Ça limite les emmerdes liées à la magie environnante.
Un pistolet a un mécanisme simple. Un revolver, lui, confine au très simple. Des engrenages, des ressorts, et un marteau dont l’impact enflamme la poudre. En général la magie a du mal à lutter contre la physique.
Le flingue cracha ses six projectiles.
Les deux premiers se perdirent dans la nature. Les deux suivants s’enfoncèrent dans le cuir du démon avant de ricocher, comme je le craignais, nous menaçant bien plus que la créature. Le cinquième passa entre ses jambes torses.
Le sixième toucha le monstre entre les deux yeux, le projetant en arrière et lui arrachant un cri de colère.
Ahuri, je pris Susan par le poignet.
— Au sous-sol !
Elle lâcha le revolver et nous dévalâmes les marches sans prendre la peine de refermer la trappe. De toute manière, le démon pouvait défoncer le sol… En laissant la trappe ouverte, je saurais par où il passerait, ça lui éviterait de bousiller le plancher et de me tomber sur la tête.
D’une pensée, j’illuminai la pièce.
Les orbites de Bob s’embrasèrent et il pivota vers moi.
— Harry ? C’est quoi ce foutoir, bon sang ? Ha, là là ! Quelle pin-up !
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Susan.
— Ignore-le, dis-je.
Suivant mon propre conseil, je filai dans le fond de la pièce pour déblayer l’immonde tas de boîtes, de chiffons et de cahiers.
— Vite ! Aide-moi à dégager cet endroit !
Susan obéit, et je maudis mon manque d’organisation qui avait transformé cette zone du laboratoire en dépotoir. Difficile d’accéder au cercle de cuivre incrusté dans le sol, cet anneau qui pouvait contenir un démon, ou l’empêcher d’approcher ?
— Harry ! glapit Bob. Il y a un… heu… putain de Crapaud de l’Enfer qui descend !
— Je sais, Bob, je sais.
Je poussai rageusement une pile de cartons tandis que Susan écartait des piles de papiers pour dégager la couronne métallique d’un diamètre de quatre-vingt-dix centimètres. Je pris sa main et l’attirai dans la surface protectrice.
— Que se passe-t-il ? gémit-elle, terrifiée.
— Reste près de moi, soufflai-je.
Elle se colla à moi.
— Il te voit, Harry, continua Bob. Il va te cracha un truc dessus !
Je n’avais pas le temps de vérifier les pronostics du crâne. Je m’accroupis et passai ma crosse sur le cercle en lui insufflant assez de pouvoir pour nous protéger de la créature. L’anneau s’activa, puis un bouclier invisible s’éleva autour de nous.
Quelque chose s’écrasa à quelques centimètres de mon visage. L’acide gras fumait en dégoulinant le long de la barrière éthérée. À une seconde près, je n’aurais plus eu de tête. Quelle joie !
Je tentai de reprendre ma respiration en me relevant, très attentif à ne rien laisser dépasser, ce qui aurait eu pour effet de rompre le circuit et d’annuler la protection. Mes bras tremblaient et j’avais les jambes en guimauve. Susan n’avait pas l’air d’aller mieux.
Le démon entra dans la lumière du bâton – une initiative que je regrettai amèrement. Il était laid, difforme, immonde et couvert de muscles. Faute d’une meilleure description, disons qu’il ressemblait vraiment à un crapaud gluant. Il nous étudia avant de lancer contre le bouclier son poing qui rebondit dans une pluie de flammèches. L’abomination émit un ululement à vous glacer le sang.
Dehors l’orage continuait, son fracas assourdi par les murs épais de la cave.
Susan, toujours collée à moi, était au bord des larmes.
— Pourquoi ne pas nous achever ? Il attend quoi ?
— Il ne peut pas, répondis-je. Il lui est impossible de nous atteindre ou d’entrer dans l’anneau. Tant qu’on ne rompt pas le cercle, on est en sécurité.
— Mon Dieu ! Et ça va durer combien de temps ?
— Jusqu’à l’aube. Quand le soleil se lèvera, il devra partir.
— Mais le soleil ne pénètre pas dans ce sous-sol !
— Ça ne marche pas comme ça… Il est relié à son invocateur par une espèce de chaîne énergétique. Dès que le soleil se lève, la chaîne est rompue et il disparaît comme une bulle de savon sèche.
— C’est quand, l’aube ?
— Dans une dizaine d’heures.
— Oh ! soupira Susan en posant la tête contre mon torse nu.
Le Crapaud de l’Enfer tournait autour du cercle en cherchant une faille. Il n’en trouverait aucune. Je fermai les yeux en essayant de réfléchir.
— Heu, Harry ? commença Bob.
— Pas maintenant !
— Mais, Harry…
— Bon sang, Bob ! J’essaie de me concentrer ! Si tu veux m’aider, explique-moi pourquoi la potion d’évasion n’a pas marché !
— Harry ! râla le crâne. C’est de ça que je veux te parler !
— Il fait chaud ici ou c’est moi ? demanda Susan d’une voix étrangement rauque.
Je fus pris d’un soupçon atroce, je regardai Susan, et un poids me tomba sur les épaules. Impossible. Non. Ce n’était pas vrai !
— On va mourir, n’est-ce pas, Harry ? Tu n’as jamais pensé à faire l’amour juste avant la fin ?
Elle m’embrassa la poitrine.
C’était bon. Vraiment très agréable. Je tentai d’oublier ce dos nu offert à ma main.
— J’y ai souvent pensé, moi…
— Bob ! meuglai-je.
— J’ai essayé de te prévenir ! Elle a pris la mauvaise potion et l’a avalée d’un trait ! Cela dit, tu ne peux pas nier son efficacité.
Le crâne se tourna vers moi et ses orbites s’illuminèrent davantage.
Susan léchait mon torse, se frottant à moi d’une manière totalement obscène et assez plaisante.
— Bob ! Je te jure que je vais t’enfermer dans un coffre-fort pendant les deux cents prochaines années !
— Ce n’est pas ma faute !
Les yeux proéminents du démon suivaient le spectacle. Il déblaya un coin de la pièce et s’assit sur ses énormes fesses. Il nous fixait, comme un chat qui attend qu’une souris sorte de son trou.
La journaliste me jeta un regard libidineux et chercha à m’allonger sur le sol.
Hors du cercle de protection.
Bob continuait de clamer son innocence.
Qui a dit que je ne sais pas distraire les dames ?