Chapitre 19

Pas le temps de me cacher sous le lit ou dans la salle de bains… De toute manière, je préférais être libre de mes mouvements. Je sautai derrière la porte pendant qu’elle s’ouvrait, droit comme un i.

Un petit homme maigre et nerveux entra. Les cheveux châtains coiffés en queue-de-cheval, il était vêtu de couleurs sombres et portait un sac en bandoulière. Il repoussa la porte derrière lui avant d’examiner la pièce avec anxiété. Comme tous ceux qui sont trop agités pour avoir les idées claires, il percevait moins de choses qu’il aurait dû et ne me remarqua pas à la périphérie de son champ de vision. Il avait un je-ne-sais-quoi de Tom Cruise.

Il traversa la pièce, s’immobilisa et remarqua les draps tachés de sang. Il serra les poings en étouffant un sanglot, puis s’accroupit pour fouiller sous le lit. Au bout de quelques secondes, il céda à l’énervement et lâcha une bordée de jurons.

Je caressai le cylindre en plastique rangé dans ma poche. Ainsi, le mystérieux photographe qui avait fait des siennes chez Victor Sells venait chercher un film ici. J’éprouvais cette sensation particulière, comme quand je finis un puzzle très complexe, un mélangé de satisfaction et de vanité.

En silence, je posai mon bâton et ma crosse, puis accrochai sur ma poche ma carte officielle de consultant de la police avec photo et tout. Je refermai mon manteau sur mon tee-shirt pourri en espérant que l’homme serait trop affolé pour remarquer le jogging enfoncé dans mes bottes de cow-boy.

Les mains dans les poches, je refermai la porte d’un coup de pied. Quand elle claqua, je déclarai :

— Alors, comme ça, on revient sur les lieux du crime ? Je savais qu’on vous coincerait si je restais en planque.

Dans d’autres circonstances, j’aurais été mort de rire en voyant la réaction du type. Il sursauta, se cogna la tête contre le sommier, couina, se releva pour me faire face et manqua de tomber sur le lit en me voyant. Je révisai mon opinion sur son apparence ! Il avait la bouche trop étroite, ses yeux étaient trop petits et rapprochés, bref, il ressemblait plutôt à un furet.

J’avançai, lentement, pas à pas.

— Vous n’avez pas pu vous en empêcher, hein ?

— Pas du tout ! Mon Dieu ! Laissez-moi vous expliquer, je suis photographe ! Vous voyez ? (Il ouvrit son sac pour en sortir un appareil photo.) Je fais des clichés pour des magazines. Je suis là pour ça, j’essaie de voir ce que je peux en tirer !

— Ne vous fatiguez pas. Nous savons tous les deux que vous n’êtes pas là pour prendre des photos. Voilà ce que vous cherchiez.

Je lui montrai le petit étui rouge à capuchon gris.

Il s’arrêta net, comme hypnotisé, ses yeux passant du cylindre à moi.

— Qui êtes-vous ? demandai-je d’une voix bourrue.

J’essayai de m’imaginer à la place de Murph train de m’interroger au commissariat.

— Wise, Donny Wise, répondit l’homme, apeuré. Je vais avoir des ennuis ?

— Ça dépend de vous… Vous avez vos papiers ?

— Bien sûr, oui !

— Faites voir, lâchai-je en le fusillant du regard. Pas de gestes brusques !

Sans me quitter des yeux, il sortit son portefeuille avec une lenteur exagérée et me le tendit. Je m’avançai pour m’en saisir et l’examiner. Le nom et la photo correspondaient au permis de conduire. Pas de problème.

— Très bien, monsieur Wise, dis-je. Vous êtes au beau milieu d’une enquête. Tant que vous vous montrerez coopératif, je pense que…

Je levai les yeux. Il étudiait mon badge. Il m’arracha le portefeuille et s’écria :

— Vous n’êtes pas un flic !

— En effet, mais je travaille avec la police. Et j’ai la pellicule.

Wise jura de nouveau et rangea son appareil dans son sac. Il se préparait à partir.

— Vous n’avez rien qui puisse me lier à tout ça, je me casse !

Il avança vers la porte.

— Pas si vite, monsieur Wise. Il faut qu’on discute. Parlons de l’étui que vous avez laissé tomber mercredi soir, près de la maison de Lake Providence.

— Qui que vous puissiez être, maugréa-t-il en me jetant un coup d’œil, je n’ai rien à vous dire.

Il ouvrit la porte.

Je fis un geste vers ma crosse, puis lâchai sur un ton dramatique :

Vento Servitas !

Le bâton fila sur un courant aérien et alla claquer la porte au nez du photographe. Il se tourna vers moi, les yeux exorbités, et se pétrifia.

— Mon Dieu ! Vous êtes l’un d’entre eux ! Ne me tuez pas ! Vous avez les clichés ! Je ne sais rien ! Rien ! Vous n’avez rien à craindre !

Il essayait de contrôler sa voix, mais il tremblait. Je le vis évaluer la distance qui le séparait de la porte-fenêtre, comme s’il calculait ses chances de l’atteindre avant que je l’en empêche.

— On se calme, Wise. Je ne vous veux aucun mal. Je cherche le meurtrier de Linda. Aidez-moi, dites-moi ce que vous savez, je me charge du reste.

Le photographe eut un petit rire nerveux et fit un pas vers l’issue potentielle.

— C’est ça, pour me faire tuer comme elle ? Comme les autres ? Jamais !

— Non, monsieur Wise. Dites-moi ce que vous savez et je mettrai fin à ces meurtres. J’enverrai l’assassin derrière les barreaux.

J’essayai de garder mon calme, de combattre mon aigreur. Bon sang, je voulais lui faire peur, mais pas l’effrayer au point qu’il envisage de sauter à travers une vitre pour s’enfuir. Je repris :

— Je veux arrêter le coupable autant que vous.

— Et pourquoi ? demanda-t-il avec une pointe d’amertume. Vous la connaissiez ? Vous couchiez avec elle, vous aussi ?

— Non… Elle n’aurait pas dû mourir comme ça, c’est tout.

— Vous n’êtes pas de la police, alors pourquoi prendre ce risque ? Pourquoi faire chier ces gens ? Vous avez vu de quoi ils sont capables ?

— Et qui le fera, sinon ? Il y a quoi, là-dedans ? demandai-je en ressortant le film. Qu’est-ce qu’il y a de si important pour qu’on tue Linda ?

Donny Wise croisa les bras et regarda autour de lui.

— On fait un marché. Vous me rendez la pellicule, et je vous révèle ce que je sais.

— Je peux en avoir besoin, dis-je en faisant non de la tête.

— Ça ne vous servira à rien, si vous ne savez pas quoi chercher. Je ne vous connais même pas ! Je ne veux pas de problèmes, moi ! Tout ce que je désire, c’est rester en un seul morceau !

Je l’étudiai attentivement. Si j’acceptais l’échange, je perdais la pellicule et son contenu. Si je refusais, et s’il me disait la vérité, les photos ne me seraient d’aucune utilité. La piste s’arrêtait avec lui. Si je n’obtenais rien d’autre, j’étais mort.

Je claquai des doigts et mon bâton tomba sur le sol. Puis j’envoyai le film à Wise, qui se pencha pour le ramasser sans me quitter des yeux.

— Après ça, dit-il, je me barre et je ne vous ai jamais vu. On est quittes.

— Ça marche.

Donny prit une profonde inspiration, puis il se passa la main dans les cheveux.

— Je connais Linda comme ça… Elle avait posé pour moi. Je prends des photos pour les filles du coin. La plupart aimeraient percer dans les magazines.

— Les magazines pour adultes ?

— Non, dans Mickey Parade ! Bien sûr que c’est du X ! Rien de très classieux, mais la paie est bonne, même si on ne bosse pas pour Penthouse.

Bref, Linda est venue me voir mercredi pour me proposer un marché. Je prends des photos, je lui donne les négatifs, et j’ai le droit de… heu… et elle est très gentille avec moi. Tout ce que j’ai à faire, c’est de me pointer là où elle me le demande et de mitrailler à travers les fenêtres. Je me taille et je lui livre la marchandise le lendemain. J’ai accepté. Aujourd’hui, elle est morte.

— Près de Lake Providence.

— Exact.

— Qu’est-ce que vous avez vu ?

Donny se prit la tête entre les mains et contempla le lit.

— Linda… Des gens… Je ne connaissais personne. Ils faisaient une sorte de fête avec des bougies et d’autres trucs. Avec ce putain d’orage, je n’entendais rien de ce qu’ils disaient. J’avais peur que quelqu’un me voie grâce à la foudre, mais ils étaient bien trop occupés.

— Ils baisaient ?

— Non, ils jouaient à la belote coinchée. Oui, ils baisaient. Attention, c’était du sérieux, pas du spectacle. Quand c’est pour de vrai, ce n’est pas aussi photogénique. Il y avait Linda, une autre femme et trois hommes. J’ai déchargé mon appareil… et j’ai mis les bouts.

J’esquissai un sourire, mais il ne sembla pas relever le double sens de sa phrase. Les fouille-merde ne sont plus ce qu’ils étaient.

— Vous pouvez me les décrire ?

— Je ne les regardai pas. Ils n’avaient rien d’extraordinaire, si vous voyez ce que je veux dire. J’en avais des haut-le-cœur.

— Vous savez ce que Linda voulait faire des clichés ?

Il me regarda comme si j’étais le dernier des abrutis.

— Mais, bon sang, mon gars, tu veux faire quoi avec des photos de ce calibre ? Elle voulait les faire chanter ! Les images d’une orgie pareille n’auraient pas nui à sa réputation, mais on ne peut pas en dire autant pour les autres. Bonjour le niveau des collaborateurs de la police !

J’ignorai cette dernière remarque.

— Qu’allez-vous faire de ce rouleau, Donny ?

— Sûrement le balancer aux ordures…

Il cilla plusieurs fois. Il mentait. Il le garderait, découvrirait l’identité des hommes et essaierait d’en tirer un profit quelconque. C’était bien le genre de la maison.

— Je vais vous aider, dis-je en claquant des doigts. Fuego !

Le capuchon gris s’envola avec une petite gerbe de flammes, et Donny piailla en lâchant le cylindre qui tomba comme une éclaboussure de plastique fondu.

Bouche bée, il regarda la flaque sur le sol, puis leva les yeux vers moi.

— J’espère que vous ne m’avez pas menti, monsieur Wise.

Il devint blanc comme de la craie et m’assura de son honnêteté, avant de quitter l’appartement en arrachant deux bandes jaunes dans sa hâte. Il ne ferma même pas la porte derrière lui.

Je ne l’arrêtai pas. Je le croyais. Dans son état, il n’était pas assez intelligent pour improviser une telle histoire. Une vague d’enthousiasme et de colère me submergea. Je voulais retrouver le coupable ! Je voulais retrouver celui, ou celle, qui s’appropriait les forces de la vie et de la création à des fins destructrices, pour le renvoyer dans le dépotoir qu’il n’aurait jamais dû quitter. Quelle que soit l’identité de celui qui tuait par magie, ou à petit feu avec le Troisième Œil, il devait payer. Mon cerveau consumait goulûment ces nouveaux indices. Avec un peu de chance, je n’aurai pas à me contenter d’une mort affreuse, demain matin.

Linda Randall voulait faire chanter quelqu’un. Il s’agissait peut-être de Victor, ou de l’un des deux autres fêtards. Mais pourquoi ? Je n’avais plus les photos, juste les informations de Donny. Je ne pouvais pas me permettre d’attendre ! Si je voulais boucler l’affaire et arrêter l’assassin de Linda, je devais remonter la piste qu’il m’avait fournie.

Comment peut-on se mettre dans une telle merde en aussi peu de temps ? Quelles étaient les probabilités de tomber sur une affaire de meurtre ultra-compliquée en travaillant sur une enquête totalement différente près d’une résidence secondaire de Lake Providence ?

Simple. Ce n’était pas un accident. Tout était calculé. On m’avait envoyé là-bas pour inspecter la maison des Sells et pour découvrir ce qu’il s’y passait. Une femme qui ne supportait pas la compagnie des magiciens, qui ne voulait pas donner son nom, qui faisait exprès de parler d’une manière décousue, qui ne pouvait pas rester longtemps quand elle avait un rendez-vous et qui était prête à abandonner cinq cents dollars pour que je raccroche un téléphone. On m’avait envoyé en première ligne pour que j’attire l’attention.

Voilà la clé !

Je récupérai mon bâton et ma crosse.

Il était temps de parler avec Monica Sells.

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