Chapitre 10

George me prêta une vieille Studebaker brinquebalante. Je m’arrêtai près d’une cabine, non loin de là, pour appeler Linda Randall.

Il y eut quelques sonneries, puis une douce voix chaude de contralto répondit :

— Vous êtes chez les Beckitt, Linda à l’appareil.

— Linda Randall ?

— Oui, répondit la fille d’un ton langoureux et sensuel. Qui la demande ?

— Je m’appelle Harry Dresden. J’aimerais vous parler.

— Harry qui ?

— Dresden, je suis détective privé.

Elle éclata d’un rire assez chaud pour qu’on ait envie de se rouler dedans complètement nu.

— Vous voulez me détecter en privé, monsieur Dresden ? Je vous aime déjà.

— Heu, oui, madame Randall…, toussai-je.

— Mademoiselle, me corrigea-t-elle. Mademoiselle Randall. Je suis libre. Pour l’instant.

— Mademoiselle Randall, j’aimerais vous poser quelques questions au sujet de Jennifer Stanton.

Il y eut un grand silence à l’autre bout du fil. Je perçus quelques bruits à l’arrière-plan, peut-être une radio, et une voix enregistrée qui parlait de zones rouges et de zones vertes, de chargements et de déchargements de véhicules.

— Mademoiselle Randall ?

— Non, dit-elle.

— Ça ne prendra pas longtemps. Je vous assure que vous n’avez rien à voir avec mon affaire. Si vous pouviez me consacrer un moment.

— Non. Je travaille et j’en ai pour toute la nuit. Je n’ai pas le temps…

— Jennifer Stanton était votre amie. On l’a assassinée. Vous pourriez peut-être me dire quelque chose qui m’aiderait à…

— Il n’y a rien à dire. Au revoir, monsieur Dresden.

Linda raccrocha.

Je grognai, frustré.

Dans le mur !

Je m’étais préparé à fond, j’avais affronté Bianca et récolté des ennuis potentiels pour rien.

Bianca m’avait dit que Linda était chauffeur pour quelqu’un – les Beckitt je suppose, même si j’ignorais de qui il pouvait s’agir. J’avais reconnu la voix enregistrée, c’était le système d’annonce de l’aéroport O’Hare. Elle était donc dans une voiture, près de cet aéroport, et elle devait attendre les Beckitt. Donc, ça n’allait pas durer longtemps.

Pas de temps à perdre ! Je redémarrai la Studebaker asthmatique et filai vers O’Hare. Rembarrer quelqu’un en face est moins facile qu’au téléphone. Il y avait plusieurs terminaux, mais je faisais confiance à la chance pour me guider vers le bon terminal, et arriver avant que Mlle Je-Suis-Libre Randall ait eu le temps de récupérer ses patrons et se soit envolée. Et un poil de chance en plus pour faire tenir la Studebaker jusqu’à l’aéroport !

Mon épave parvint à destination et, au deuxième terminal, je repérai sur le parking une superbe limousine argentée. L’intérieur étant sombre, je ne distinguai rien. Le vendredi soir, le parking était bondé. Des hommes d’affaires à l’allure austère rentraient de voyage, les voitures allaient et venaient autour de moi, et un policier s’occupait de la circulation pour empêcher les conducteurs de faire des âneries – comme s’arrêter au milieu de la file pour charger la voiture.

Je piquai de justesse une place de parking à une Volvo. On ne se frotte pas à un véhicule plus lourd et plus ancien, surtout avec un kamikaze au volant. Je ne perdis pas de vue la limousine pendant que je me dirigeais vers les cabines téléphoniques. Puis je glissai ma pièce dans la fente et composai de nouveau le numéro fourni par Bianca.

Le téléphone sonna. Il y eut du mouvement dans la limousine.

— Vous êtes chez les Beckitt, Linda à l’appareil…

— Bonsoir Linda, ici Harry Dresden, une fois de plus.

Je l’entendis presque grimacer. Il y eut une étincelle, et le profil d’une femme apparut dans la lueur orangée d’une cigarette qu’on allume.

— Je croyais que nous n’avions plus rien à nous dire, monsieur Dresden.

— J’aime les femmes qui se font désirer.

Elle me refit le coup du rire délicieux et je vis sa tête bouger dans la voiture.

— Et je vais me faire encore plus désirer. Au revoir, deuxième service.

Elle raccrocha.

Je souris, reposai le combiné et allai taper à la vitre de la limousine.

La vitre se baissa et une jeune femme proche de la trentaine me regarda en plissant le front. Ses yeux magnifiques étaient couleur d’orage, avec un peu trop de mascara, et un rouge à lèvres écarlate brillait sur ses lèvres pleines. Ses cheveux châtain clair étaient noués en queue-de-cheval, et ses joues auraient pu paraître sévères sans les mèches rebelles qui pendaient près de ses yeux. Il y avait en elle quelque chose de sauvage, de dur et de vif. Elle portait une chemise blanche et un pantalon gris et tenait sa cigarette de la main gauche. La fumée s’infiltrant dans mes narines, j’expirai pour m’en débarrasser.

Linda m’étudia un moment.

— Laissez-moi deviner : Harry Dresden ?

— Il faut que je vous parle, mademoiselle Randall. Ça ne sera pas long.

Linda regarda sa montre, puis les portes du terminal. Elle se retourna vers moi.

— Bon, vous m’avez coincée après tout. Je suis à votre merci. (Ses lèvres s’ourlèrent et elle tira sur sa cigarette.) Et j’aime les hommes persévérants.

Je me raclai la gorge. Cette femme était belle, mais pas outrageusement. Pourtant, elle avait un je-ne-sais-quoi qui me faisait démarrer au quart de tour. Peut-être son port de tête, ou sa façon de prononcer certains mots – tout ça dépassait mon cerveau pour toucher directement mes hormones. Le mieux était d’aller directement au fait, et de réduire ainsi mes chances de passer pour un abruti.

— Comment avez-vous connu Jennifer Stanton ?

Elle me fixa à travers ses longs cils.

— Intimement.

Hum…

— Vous, heu, travailliez toutes les deux pour Bianca ?

— Cette petite salope prétentieuse ? lança Linda en soufflant un peu plus de fumée. Oui, j’ai travaillé avec Jen. On était coloc’ à une époque et on se tenait chaud la nuit.

Elle ponctua cette dernière phrase d’une moue de ses lèvres pulpeuses et je crus percevoir un rire muet et malicieux.

— Connaissiez-vous Tommy Tomm ?

Linda baissa les yeux et changea de position, faisant disparaître une de ses mains. Que faisait-elle ?

— Bien sûr ! Une affaire au lit ! C’était un client régulier. Avec Jen, on allait chez lui deux fois par mois pour faire la fête. (Elle se pencha vers moi.) Il faisait aux femmes des choses qui les transformaient en animaux sauvages, Harry Dresden. Vous voyez ce que je veux dire ? On miaulait, on crachait. On était en chaleur…

Cette fille me rendait marteau. Elle avait le genre de voix qui provoque des rêves dont on aimerait se souvenir un peu plus clairement le matin ! Son expression me promettait des choses dont on ne parle pas entre gens de bonne compagnie, et je n’avais qu’un mot à dire…

L’affaire, Harry. Pense à l’affaire.

Il y a des jours où je déteste mon boulot.

— Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois ?

Linda tira une nouvelle bouffée de sa cigarette et cette fois je vis sa main trembler. Elle se reprit vite, mais pas assez. Elle était nerveuse. Trop nerveuse. Je vis clair dans son jeu. Elle avait enfilé sa panoplie de vamp pour réveiller mes glandes et endormir mon cerveau, histoire de me distraire et de m’empêcher de découvrir la vérité.

Je suis un homme. Comme n’importe quel jeune mâle, il suffit d’un joli minois, ou d’un buste, pour m’émouvoir. Linda Randall connaissait son boulot sur le bout des doigts, mais je déteste qu’on me prenne pour un con.

Alors, mademoiselle la déesse du Sexe, que cache-t-on ?

Je toussai un peu et lui demandai d’un ton bonhomme :

— Quand avez-vous parlé avec Jennifer Stanton pour la dernière fois, mademoiselle Randall ?

Ses yeux s’étrécirent. Elle était bien des choses, mais pas stupide, et elle comprit que je l’avais percée à jour. Son attitude lascive disparut.

— Vous êtes flic ?

Je fis non de la tête.

— Parole de scout ! Je veux juste savoir ce qu’il lui est arrivé.

— Bordel ! souffla-t-elle en balançant son mégot par terre. Écoutez, si je vous déballe tout et qu’un perdreau débarque, je ne vous ai jamais vu avant aujourd’hui, compris ?

J’acquiesçai.

— Je l’ai vue mercredi soir. Elle m’a appelée pour l’anniversaire de Tommy Tomm. Elle voulait qu’on se revoie. Une sorte de réunion.

J’inspectai les alentours et me penchai un peu plus près.

— C’était bien ?

Linda s’agitait et ses yeux roulaient comme ceux d’un chat pris au piège.

— Non. J’avais du travail. J’aurais bien voulu, mais…

— Elle n’a rien dit d’étrange ? Un mot qui aurait pu signaler un danger ?

— Non, rien. Ça faisait longtemps qu’on ne s’était pas vues. On avait un peu perdu le contact depuis mon départ de la Chambre de velours.

— Vous savez si elle avait d’autres occupations ? Si elle était mêlée à des activités dangereuses ?

— Non, non. Rien à voir. C’était pas son genre. Elle était adorable. Beaucoup de filles deviennent blasées, monsieur Dresden, mais Jen, jamais. Les clients se sentaient bien avec elle. Moi, je n’y suis jamais arrivée. Tout ce que je faisais, c’était leur vider les burnes.

— Vous ne pouvez rien me dire ? Il n’y a rien qui vous revient ?

Linda fit non de la tête en contractant les mâchoires. J’étais sûr quelle me mentait. Elle s’était refermée comme une huître. S’il n’y avait rien, elle n’aurait pas joué les anguilles. Elle savait quelque chose – ou alors, je l’avais blessée, comme Bianca. Quoi qu’il en soit, elle n’avait pas tout dit.

Je serrai les poings de frustration. Si Linda Randall n’avait rien pour moi, j’étais dans une impasse. Et j’aurais joué avec les sentiments de deux femmes en une seule nuit.

Joli score, Harry, même si une d’entre elles n’est pas humaine !

Les mots sortirent sans que j’aie pu y réfléchir :

— Pourquoi ? Pourquoi vous conduire comme une putain ?

Linda leva les yeux vers moi et ricana. Je perçus un subtil changement en elle, le réveil de son magnétisme animal, comme au début de notre entretien. Mais cette façade ne pouvait cacher à quel point elle se méprisait. Je détournai rapidement les yeux avant d’en voir plus. Franchement, je ne voulais pas découvrir le reste de son âme.

— Parce que c’est ce que je suis, monsieur Dresden. Certains sont accros à l’alcool ou à la drogue, moi, c’est aux orgasmes, au sexe et à la passion. Une autre forme de dépendance. La ville est pleine de gens comme moi. En plus, ça m’aide dans mon travail. Veuillez m’excuser.

Elle sortit de la voiture sur ses jambes interminables, et ouvrit le coffre.

Un couple de grande taille, l’homme et la femme portant des lunettes et des vêtements sobres, sortit du terminal et se dirigea vers la limousine. Ces gens me firent l’effet d’un couple de professionnels – pas d’enfant, juste une carrière, et assez d’argent et de temps pour soigner leur apparence. Les parfaits battants.

Lui portait un sac de voyage et un attaché-case et elle se contentait d’une mallette. Pas de bagues, pas d’autres bijoux, même pas de montres.

Étrange.

L’homme se débarrassa de ses bagages et nous dévisagea. Linda évita ses yeux. Il essaya de parler assez bas pour être discret, mais j’ai de bonnes oreilles.

— Qui est-ce ? demanda-t-il d’une voix un peu tendue.

— Un ami, monsieur Beckitt. Un type que je fréquentais avant.

De nouveaux mensonges. De plus en plus intéressant.

J’étudiai la femme – Mme Beckitt, a priori. Elle me fixait d’un air impassible, sans aucune émotion. Une expérience un peu déstabilisante. Elle avait le même regard que les survivants des camps de concentration. Vide, insensible, déjà mort, mais encore de ce monde.

Linda ouvrit la portière arrière pour le couple. M. Beckitt lui toucha la hanche en passant, un geste bien trop intime et possessif pour un simple patron. Linda frissonna, puis ferma la portière et revint vers moi.

— Partez, dit-elle. Je ne veux pas avoir d’ennuis avec mes employeurs.

Je pris sa main et la serrai entre les miennes – comme un ancien amant, enfin je crois. Mais ma carte était glissée entre nos paumes.

— Si quelque chose vous revient, appelez-moi. D’accord ?

Linda se retourna sans répondre, mais la carte avait disparu dans sa poche avant qu’elle remonte dans la voiture.

Mme Beckitt me contempla de ses yeux vides tandis que la limousine me dépassait. Ce fut mon tour de frissonner. Je maintiens : déstabilisant.

J’entrai dans l’aéroport. Les écrans devinrent fous sur mon passage, et je m’assis dans un des bars pour boire un café. Je raclai mes fonds de poche pour le payer. Mon dernier loyer et le philtre d’amour que Bob m’avait convaincu de concocter avaient absorbé la plus grande partie de mes honoraires.

L’argent.

Il fallait que je travaille sur l’affaire de Monica Sells. À quoi aurait servi de me disculper devant la Blanche Confrérie si je finissais sans appartement ni bureau parce que je n’avais pas pu payer mes factures ?

J’essayai de remettre de l’ordre dans mes pensées en savourant mon café. J’avais deux préoccupations. La plus importante était de retrouver l’assassin de Tommy Tomm et de Jennifer Stanton. Pour empêcher qu’il tue encore, mais surtout pour éviter que les membres de la Confrérie sautent sur l’occasion pour m’éliminer.

Tout en retrouvant un assassin et en évitant les escadrons de la mort, je devais boucler une enquête qui me rapporterait de l’argent. Pas moyen de facturer l’excursion de ce soir à Murphy. Elle me ferait écarteler si elle savait que j’avais fourré mon nez partout où il ne fallait pas. Donc, si je voulais faire cracher de l’argent à la police de Chicago, je devais effectuer pour Karrin des recherches sur la magie noire – justement celles qui risquaient de me faire exécuter.

Je pouvais aussi travailler sur le cas Monica Sells. J’en avais à peu près fait le tour, mais approfondir l’histoire était encore possible. J’étais en mesure d’y consacrer quelques heures, de les justifier et même d’en facturer quelques-unes en supplément.

C’était beaucoup plus séduisant que de se plonger dans la sorcellerie.

Grâce à Tut-Tut, je savais que des pizzas avaient été commandées cette nuit-là. Il était temps de parler au livreur.

Je quittai le bar pour retourner vers les cabines téléphoniques et appeler les renseignements. Il n’y avait qu’un pizzaïolo près de Lake Providence. Je composai le numéro.

— Pizza Express, répondit un type, la bouche pleine. Quel est votre choix, ce soir ?

— Bonsoir, je voudrais savoir s’il est possible de parler au livreur qui est venu à une adresse précise mercredi soir ?

Je fournis l’adresse en question.

— Pas de problème, ne quittez pas, Jaçk vient de revenir.

Une minute plus tard, un jeune homme à la voix basse prit le combiné.

— Bonsoir ?

— Bonsoir, répondis-je. Vous êtes le livreur qui…

— Écoutez, je vous ai dit que j’étais désolé. Ça n’arrivera plus !

— Désolé de quoi ? lâchai-je, un peu surpris.

J’entendis le type bouger, avec beaucoup de bruit et de musique en fond sonore, puis tout s’arrêta comme s’il était allé dans une autre pièce.

— Bon sang, gémit-il, je vous ai juré de ne rien dire à personne ! Je regardais, c’est tout. Vous n’allez pas m’en vouloir pour ça ? On ne répondait pas à la porte, qu’est-ce que je devais faire ? C’était une sacrée fête, mais ce sont vos affaires, pas vrai ?

J’essayai de débroussailler l’histoire du gamin.

— Qu’as-tu vu, Jack ?

— Aucun visage, assura-t-il en devenant de plus en plus tendu. (Il eut un rire nerveux et osa lancer une plaisanterie.) J’avais mieux à regarder que les tronches, non ? Ce que je veux dire… Eh bien, vous faites ce que vous voulez avec vos amis. Ne vous inquiétez pas, je ne dirai rien. La prochaine fois, je laisserai la pizza devant la porte avec la note. D’accord ?

Vos amis. Un pluriel. Intéressant. Le gosse était très anxieux. Il avait dû en prendre plein les yeux. Il cachait un truc, j’en étais certain.

— Et sinon ? continuai-je d’une voix neutre, tu as vu quelque chose d’autre. Quoi ?

— C’est pas mes oignons, pas mes oignons du tout. Écoutez, je vais devoir raccrocher, c’est la ligne du boulot, on est vendredi soir, et c’est le coup de feu…

— Je répète. Qu’as-tu vu ?

— Oh, merde ! Écoutez, je ne le connaissais pas ce type ! Je ne lui ai jamais dit que vous faisiez une orgie ! Je vous le jure ! Je vous en prie, je ne veux pas de problèmes !

Victor Sells avait l’air d’un sacré boute-en-train – doublé d’un sérieux croque-mitaine.

— Une dernière question. Qui était ce type ? Parle-moi de lui.

— Je ne le connais pas. C’était un mec avec un appareil photo. Moi, j’ai fait le tour de la baraque pour essayer la porte de derrière, sur la terrasse. J’ai jeté un coup d’œil, je ne me suis pas attardé. Il était déjà en haut, habillé tout en noir, et il prenait des photos.

Jack se tut car quelqu’un frappait à la porte du réduit où il s’était isolé.

— Bon Dieu ! Je dois raccrocher, monsieur. Je ne vous connais pas. Je ne sais rien.

Je raccrochai, retournai à la voiture et récapitulai les éléments de la conversation en rentrant chez moi.

Quelqu’un d’autre avait appelé Pizza Express avant moi. On avait demandé Jack. Qui ?

Victor Sells, bien sûr ! Il pistait tous ceux qui pourraient détenir des informations à son sujet et sur sa présence dans la maison. Le mari disparu qui avait donné un happening chez lui, cette nuit-là. Peut-être saoul, un invité ou lui avait commandé des pizzas. Maintenant, Victor essayait de brouiller les pistes.

Il était donc au courant que quelqu’un le cherchait. Bordel, pour autant que je le sache, il était dans sa baraque pendant que je tournais autour ! De mieux en mieux ! Un disparu qui ne veut pas être retrouvé peut devenir très dangereux quand on le cherche.

Et un photographe ? Quelqu’un qui rôde près des fenêtres et prend des clichés ? Je me souvins du rouleau de film dans la poche de mon manteau. C’était donc l’origine de cette découverte ? Mais pourquoi photographier Victor Sells et ses amis ? Monica avait peut-être engagé un autre détective privé sans me le dire. Ou s’agissait-il d’un voisin un peu voyeur ? Mystère. Un de plus.

J’arrivai à la maison. Résultat du match de ce soir, énigmes : beaucoup, Harry : zéro.

L’affaire Sells tournait autour d’un mari qui organisait des fêtes plutôt chaudes dans sa résidence secondaire. Il avait perdu son travail et se donnait un mal de chien pour ne pas être retrouvé. Sûrement une forme aiguë du démon de midi. Monica ne semblait pas être du genre à accepter ça en souriant. Elle était plutôt du type à me traiter de menteur si je lui disais la vérité. Au moins, ça valait le coup de creuser. J’allais ajouter quelques heures et quelques dollars de frais avant de lui envoyer la facture.

Mais je n’étais pas plus avancé.

La piste Linda Randall s’était terminée dans une impasse. Tout ce que j’avais, c’était toujours plus de questions pour l’ex-employée de Bianca, mais elle était plus fermée qu’une banque un dimanche. Je n’avais rien d’assez solide pour dire quoi que ce soit à Murphy. Du coup, j’allais devoir faire ces putains de recherches, qui fourniraient peut-être un indice conduisant la police au meurtrier.

Et peut-être aussi que des dragons allaient sortir de mon cul.

Mais il fallait bien essayer.

Le type était embusqué derrière les poubelles, près de l’escalier menant à ma porte. Il me flanqua un coup de batte de base-ball derrière l’oreille, et je dévalai les marches comme une poupée de chiffon. Je l’entendis descendre, mais je ne pouvais pas bouger.

Normal. Ça collait parfaitement avec la journée.

Il me colla un pied contre la nuque et leva sa batte, qui s’abattit aussitôt sur mon crâne.

Mais elle rata ma tête pour frapper le béton, sous mes yeux.

— Écoute, Dresden, dit mon agresseur d’une voix basse et rauque. T’as un grand nez, alors arrête de le fourrer où y faut pas. T’as une grande bouche, alors arrête de parler à des gens qui n’ont rien à te dire. Autrement, on te payera un chausseur-maçon et on t’enverra dormir avec les poissons.

Ses pas s’éloignèrent et il disparut.

Je me contentai de regarder les étoiles qui dansaient devant mes yeux. Mister apparut, certainement attiré par mes gémissements, et me lécha une narine.

Je finis par me redresser. Ma tête tournait et mon estomac était en déroute. Mister se frotta contre moi, comme s’il percevait ma douleur. Je réussis à me lever assez longtemps pour ouvrir la porte au chat, lui emboîter le pas et la refermer. Dans les ténèbres, j’allai m’écrouler sur mon fauteuil, qui se tassa sous mon poids.

Je restai assis assez longtemps pour que mon cerveau renonce à faire des pirouettes. Du coup, je pus de nouveau ouvrir les yeux. J’avais le crâne en compote et l’impression qu’on continuait à taper dessus pour lui donner une nouvelle forme plus intéressante, mais peu compatible avec la vie de tous les jours. J’aurais juré qu’on m’avait tabassé à mort.

— Tu n’es pas une mauviette, Harry ! grognai-je, me reprenant enfin. Tu es un magicien élevé à l’ancienne ! Un jeteur de sorts émérite ! Tu ne vas quand même pas courber l’échine devant un crétin armé d’un article de sport ?

Le son de ma voix me remonta le moral. Ou alors, c’était de parler tout seul… Je me levai pour allumer un feu et je fis les cent pas tout en réfléchissant.

Cet avertissement découlait-il des visites de ce soir ? Qui voulait me menacer ? Qu’avait-on à cacher ? Et, plus important, qu’allais-je faire ?

Quelqu’un avait dû me voir parler avec Linda Randall. Non, on avait dû me voir débarquer chez Bianca pour poser des questions. Ma Coccinelle bleue ne paie pas de mine, mais il est difficile de la confondre avec la voiture de quelqu’un d’autre. Qui me surveillait ?

Après tout, Johnny Gentleman Marcone m’avait bien suivi pour négocier… Il voulait que je laisse tomber l’affaire Tommy Tomm. Ça se tenait. C’était peut-être un nouveau pense-bête du patron de la pègre. Oui, ça sentait bien le coup mafieux.

Je chancelai jusqu’à la cuisine pour me préparer une tisane contre la migraine. Prudent, j’y ajoutai un peu d’aspirine. Les remèdes naturels ont fait leurs preuves, mais je n’aime pas prendre de risques.

Dans le même ordre d’idées, je sortis mon.38 Spécial, vérifiai le barillet et le glissai dans ma poche.

À part la magie, rien ne vaut un flingue, pour décourager les batteurs fous. Il était hors de question de me plier à la volonté de Marcone à l’âme de tigre et de le laisser s’amuser avec moi comme si j’étais un de ses jouets. Jamais de la vie.

En descendant dans mon laboratoire, j’avais la tête douloureuse et les mains tremblantes. Comment arracher le cœur de quelqu’un à soixante-dix kilomètres de distance ?

Qui a dit que je passais mes vendredis soir à glander ?

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