Chapitre 12

Je me réveillai sur le sol du bureau de Murphy, la tête sur une veste et les pieds posés sur des annuaires. Karrin me tamponnait le crâne et le cou avec un linge humide.

J’étais en morceaux. Épuisé, nauséeux, la cervelle en vrac… Rien ne m’aurait fait plus plaisir que de me rouler en boule et de gémir doucement en m’endormant. Sachant que ça me collerait à la peau pour la vie, je préférai sortir une vanne.

— Tu n’aurais pas une petite robe blanche ? Je fantasme à mort sur les infirmières, Murphy.

— Ça ne m’étonne pas, venant d’un pervers comme toi. Qui t’a frappé ?

— Personne, je suis tombé dans l’escalier.

Le linge humide était toujours aussi agréable, mais la voix de Murph se fit dure :

— Prends-moi pour une conne. Tu as fouiné pour résoudre cette affaire et quelqu’un t’a dérouillé. Je me trompe ?

Je protestai faiblement.

— Ça suffit. Si tu n’avais pas déjà une commotion, je t’attacherais aux pare-chocs de ma voiture pour faire du stock-car !

Murphy leva son index.

— Combien de doigts ?

— Cinquante, répondis-je en lui montrant mon majeur. Ce n’est pas une commotion, c’est juste une bosse. Ça va aller.

Je tentai de m’asseoir. Je devais rentrer à la maison pour dormir un peu.

Murphy me repoussa sur l’oreiller de fortune.

— Couché, grogna-t-elle. Tu es venu comment ? Avec l’épave qui te sert de voiture ?

— La Coccinelle s’étant transformée en phœnix, j’ai une caisse de location. Murph, tout va bien. Laisse-moi partir, je vais aller pioncer chez moi…

— Tu n’es pas en état de conduire. Tu es dangereux, et je serais obligée de m’arrêter si je te laissais prendre le volant.

— Murph, sauf si tu me règles mes honoraires sur-le-champ, je n’ai pas les moyens de prendre un taxi.

— Continue à rêver, Harry. T’inquiète pas, je vais te ramener chez toi.

— Je n’ai pas besoin de…

Mais elle était déjà sortie du bureau.

N’importe quoi, pensai-je. Je suis parfaitement capable de me débrouiller tout seul.

Je m’assis avant de me remettre debout.

Enfin, j’essayai. Je réussis presque à m’asseoir, mais j’eus la nausée avant d’avoir fini l’opération.

Au retour de Karrin, j’étais roulé en boule et j’empestais le vomi. Pour une fois, elle ne dit rien. Elle se contenta de s’agenouiller pour m’essuyer la bouche et me remettre un linge humide sur le front.

J’ai de vagues souvenirs de mon transport jusqu’à la voiture et du rapatriement dans mon appart. Je me rappelle avoir donné à Murphy mes clés de bagnole et avoir grommelé quelque chose au sujet de Mike et de la dépanneuse.

Ce dont je me souviens surtout, c’est de la fraîcheur de ses petits doigts nerveux sur ma grande main pataude. Je crois qu’elle m’a menacé et engueulé pendant tout le trajet, mais je n’oublierai jamais qu’elle m’a tenu la main jusqu’à l’arrivée, comme pour être certaine que j’étais toujours avec elle. Ou pour m’assurer qu’elle n’allait pas me laisser tomber.

Si je suis prêt à me mettre en quatre pour Murphy, il y a une raison. C’est une fille bien, une des meilleures.

Nous sommes arrivés un peu avant midi. Karrin m’a aidé à monter et elle a ouvert la porte, encaissant la charge de Mister, qui se précipita pour se frotter contre ses jambes. Sa petite taille lui confère peut-être un avantage, car elle broncha à peine sous l’assaut, contrairement à moi, d’habitude. À moins que ce ne soit un truc d’aïkido.

— Bon sang, il fait sombre ici !

Murphy appuya sur l’interrupteur, mais les ampoules avaient grillé la semaine précédente et je n’avais pas assez d’argent pour en racheter. Elle m’allongea sur le canapé et alluma des bougies avec les braises du foyer.

— Très bien, murmura-t-elle. Je te mets au lit.

— Si tu insistes.

Le téléphone sonna. Il était à portée de main, et je décrochai.

— Dresden, grognai-je.

— Monsieur Dresden ? Ici Linda… Linda Randall. Vous vous souvenez de moi ?

Tu parles ! Les hommes oublient-ils la scène où Marilyn se tient au-dessus de la grille de métro ? Je me souvins de son regard et imaginai des choses incompatibles avec une âme de gentleman.

— Êtes-vous nue ? demandai-je.

Il me fallut moins d’une seconde pour comprendre ce que je venais de dire. Flûte !

Murphy leva un sourcil, puis alla refaire mon lit pour me laisser un peu d’intimité. J’étais soulagé. Mon ânerie m’avait débarrassé de Karrin avec plus d’efficacité que n’importe quel mensonge. Un Harry dans les choux n’était peut-être pas pour autant un Harry foutu.

— Je suis en voiture pour l’instant, trésor, minauda Linda. Peut-être plus tard. Écoutez, j’ai deux ou trois choses qui pourraient vous intéresser, on peut se voir ce soir ?

Je me frottai les yeux. On était samedi. J’avais pas un truc de prévu ce soir ?

Tant pis. Si je ne m’en souvenais pas, ça ne devait pas être si important.

— Aucun problème, répondis-je.

— Vous êtes si gentil, ronronna Linda. C’est agréable de temps à autre. Je finis à dix-neuf heures, c’est bon ? On se retrouve vers vingt heures ?

— Ma voiture a explosé, dis-je d’une voix pâteuse. Je vous donne rendez-vous au supermarché, près de mon appartement.

Elle émit ce petit rire délicieux.

— Écoutez, vous me laissez une heure de plus, je rentre chez moi, je prends un bon bain chaud, je me fais toute belle et je viens me réfugier dans vos bras. Ça vous dit ?

— Heu… d’accord.

Elle rit de nouveau et raccrocha sans me dire au revoir.

Murphy réapparut.

— Ne me dis pas que tu as un rendez-vous, Dresden.

— Tu es jalouse.

— Désolée, mais j’ai certains critères de résistance en matière d’hommes, lâcha-t-elle en m’aidant à me lever. Dans mes bras, tu craquerais comme une branche morte. Va donc te coucher avant de t’enfoncer dans tes délires.

Je m’appuyai contre son épaule pour la repousser. Même si je n’étais pas assez fort, elle recula.

— Quoi encore ? demanda-t-elle.

— Quelque chose…

Quelque chose clochait. J’étais certain d’oublier un truc que je devais faire ce soir. Je luttai pour repousser les images de guerre des gangs et de camés au Troisième Œil qui devenaient fous. Je devais me concentrer.

J’eus le déclic. Monica. Je lui avais dit que je l’appellerais. Je fouillai les poches de mon manteau et retrouvai enfin mon calepin. Je l’ouvris – non sans mal – et écartai Murphy d’un geste.

— Lumière ! J’ai un truc à déchiffrer.

— Bon sang, Dresden ! Je te jure que t’es au moins aussi chiant que mon ex-mari ! Lui aussi était assez têtu pour se tuer tout seul.

Murph soupira et m’apporta une chandelle qui m’éblouit l’espace d’un instant. Je retrouvai le numéro de Monica.

— Bonjour, répondit une voix d’enfant.

— Bonjour, je voudrais parler à Monica, s’il vous plaît.

— Qui c’est ?

L’affaire devant rester discrète, j’improvisai un mensonge.

— Son cousin germain, Harry, du Vermont.

— D’accord, ne quittez pas, dit le gosse avant de hurler, sans lâcher le combiné : MAMAN, TON COUSIN HARRY DU VERMONT À L’APPAREIL !

Les enfants sont merveilleux.

Je les adore.

Avec un peu de sel et une tranche de citron, ils sont parfaits…

Je patientai pendant que ma migraine redescendait au niveau de la simple torture, et le gamin partit en courant, ses pieds claquant sur le parquet.

Quelques secondes plus tard, Monica répondit d’une voix tendue :

— Allô ?

— Harry Dresden à l’appareil. Je vous appelais pour vous prévenir que j’avais découvert des…

— Désolé, coupa-t-elle, je… je n’ai besoin de rien.

— Monica Sells ? fis-je en vérifiant le numéro.

— Oui, oui… Nous n’avons besoin de rien, merci.

— J’appelle au mauvais moment ?

— Non, non. Pas du tout. Je désirais annuler ma commande. Résilier mon abonnement. Ne vous inquiétez pas pour moi.

Sa voix était étrange, comme si elle se forçait à paraître enjouée.

— Annuler ? Vous ne voulez plus que je retrouve votre mari ? Mais, madame, et l’argent ?

Le téléphone commença à grésiller. J’eus l’impression d’entendre une voix derrière, plus loin, puis la friture noya le reste. Une minute, je crus la communication perdue. Foutus téléphones de pacotille ! On ne peut même pas leur faire confiance pour merder au bon moment !

— Allô ? Allô ? couinai-je.

— Ne vous inquiétez pas pour ça, reprit Monica. Merci du fond du cœur pour votre aide. Passez une bonne journée, au revoir.

Plus rien.

— Bizarre, murmurai-je en regardant l’appareil.

— Allez, Harry, au lit ! lança Karrin en m’arrachant le combiné des mains.

— Mais, maman, il fait encore jour !

Cette blague minable me permit d’oublier un instant la douleur quand Murphy m’aida à me lever. J’eus mal, mais un peu moins. Enfin parvenu sous les couvertures, je me jurai de ne plus jamais sortir de ce lit.

Karrin prit ma température et tâta le bonnet phrygien qui poussait à l’arrière de mon crâne. Puis elle me braqua un faisceau lumineux dans les yeux. Insupportable ! Ensuite, elle m’apporta un verre d’eau. Agréable. Je fus obligé d’avaler des aspirines, du Doliprane, ou je ne sais quoi…

Je me souviens encore de deux choses à propos de cette matinée.

La première ? Murphy me déshabillant avant de me mettre au lit, de m’embrasser le front et de me passer la main dans les cheveux.

Après, elle remonta les couvertures et souffla les bougies. Mister rampa sur mes jambes et reprit son numéro d’imitation de moteur Diesel. C’était très réconfortant.

La seconde ? Le téléphone qui sonna de nouveau. Karrin était sur le point de partir, ses clés déjà en main. Elle décrocha.

— Résidence Harry Dresden ?

Silence.

— Allô ?

Une autre pause. Murph apparut dans l’encadrement et me souffla :

— Un faux numéro. Repose-toi, Harry.

— Merci, Karrin.

Je lui souris, enfin j’essayai. Le résultat devait être épouvantable. Murph me rendit la pareille – avec un meilleur résultat.

Elle partit. L’obscurité et le calme tombèrent sur l’appartement. Mister ronronnait doucement.

Je m’endormis, mais quelque chose me travaillait. Qu’avais-je oublié ? Et qui avait appelé, en refusant de parler à Murphy ? Monica Sells avait-elle essayé de me recontacter ? Pourquoi voulait-elle que j’abandonne ce travail et que je garde l’argent ?

Je réfléchis à tout cela – plus à une batte de base-ball et à d’autres tracasseries – jusqu’à ce que le moteur de Mister m’anesthésie totalement.

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