Chapitre 25

Je n’oublierai jamais la maison de Victor Sells. C’était une abomination. Si elle avait l’air inoffensive sur le plan physique, son cœur était infâme et corrompu. Gorgée d’énergie négative, elle exsudait la colère, l’orgueil et le désir. Surtout le désir – le désir de puissance et de richesse plus que le simple désir charnel.

Des esprits éthérés grouillaient sur les murs, les gouttières, le porche et les rideaux. Ils se goinfraient des émanations maléfiques produites par les sorts de Sells. Il devait y avoir une sacrée déperdition. Victor ne me paraissait pas homme à suffisamment contrôler ses rituels pour éviter le gaspillage.

Je boitai jusqu’à l’entrée, où je ne détectai ni alarme ni protection magique. J’avais surestimé l’Homme de l’Ombre. Il était aussi puissant qu’un magicien confirmé, mais il manquait de méthode. Trop de muscles, pas assez de cervelle. C’était bon à savoir.

J’essayai la porte – pour la forme.

Elle s’ouvrit.

Incroyable !

Sans trouver la mariée trop belle ni remettre en doute l’ego monstrueux de Victor Sells – qui avait négligé de fermer sa porte –, je pris mon courage à deux mains et entrai.

J’avais oublié la décoration de la maison. Tout ce dont je me souvenais, c’était ce que m’avait révélé la Clairvoyance – la même pourriture qu’à l’extérieur, mais en encore plus concentrée et plus malsaine. Il y avait des créatures partout. Des entités aux yeux phosphorescents et affamés qui ressemblaient à des reptiles ou à des rats, voire à des insectes. Toutes ignobles et hostiles, elles s’enfuyaient au contact de mon aura d’énergie. Ces horreurs produisaient des sons comme je n’en avais jamais entendu, mais la Clairvoyance absorbait tout.

J’empruntai lentement un couloir obscur fourmillant d’abominations qui glissèrent et rampèrent hors de mon chemin. La lueur violette que j’avais aperçue se faisait plus forte – je n’étais plus très loin de la source de magie. J’entendis de la musique. Le même CD que dans la chambre où Tommy Tomm et Jennifer Stanton avaient trouvé la mort. Une mélodie sensuelle et douce au rythme entraînant.

Je fermai les yeux pour écouter. Il y avait d’autres sons. Une sourde psalmodie, une incantation répétée à l’infini. Victor devait se préparer à lancer un sort.

Une femme feulait de plaisir. Les Beckitt étaient peut-être là.

Un grondement remonta dans mes jambes – le tonnerre passait au-dessus du lac. La voix se chargea d’un accent vicieux et complaisant, l’incantation arrivait à son apogée.

Rassemblant le peu d’énergie encore à ma disposition, j’émergeai dans une pièce immense qui culminait sous le toit de la maison. J’étais dans un salon, et un escalier en spirale débouchait sur une grande mezzanine comprenant une cuisine et une salle à manger. La terrasse devait donner sur cette plate-forme.

Le séjour était vide. Le chant et les râles de plaisir venaient du demi-étage. En bas, la chaîne hi-fi était couverte de flammes spirituelles et de monstruosités se gavant de musique. Je perçus l’influence de la musique comme une brume violacée en accord avec la lumière qui provenait de la plate-forme. Le rituel était très complexe et faisait appel à de nombreux éléments de base coordonnés par le magicien résidant, Victor Sells. C’était difficile. Pas étonnant que ses sorts soient si efficaces : il avait dû en rater pas mal avant de trouver la bonne formule.

Sans bruit, je passai sous la mezzanine en m’écartant le plus possible de la chaîne. Une dizaine d’esprits bavèrent, mais je restai hors de leur portée. La pluie martelait à un rythme régulier le toit, la terrasse et les vitres.

J’étais au milieu d’un empilement de caisses et de boîtes en tout genre. J’ouvris la plus proche et tombai sur une centaine de petites fioles contenant du Troisième Œil. La Clairvoyance leur conférait une apparence sulfureuse riche en possibilités et en catastrophes potentielles. Images fugitives de ce qui pourrait arriver, des visages déformés par l’horreur surnageaient dans le liquide délétère.

Dans une autre boîte, je trouvai des bouteilles d’un liquide verdâtre presque lumineux. De l’absinthe ? Je reniflai et sentis quasiment la folie distillée dans ces flacons. Je m’écartai, au bord de la nausée. Rapidement, je fis le tour des autres caisses. De l’ammoniaque, comme dans les hôpitaux et les asiles psychiatriques, du peyotl dans des Tupperware – je l’aurais reconnu n’importe où –, de la poudre d’alun toute blanche, de l’antigel et un sac rempli de paillettes de toutes les couleurs. Il y avait encore d’autres choses perdues dans les ombres, mais je ne pris pas le temps de les examiner. J’avais deviné leur nature.

Des potions !

Des ingrédients pour les potions. Victor fabriquait le Troisième Œil, comme je concoctais des potions, mais à plus grande échelle, en volant l’énergie des lieux et des gens. L’absinthe était la base du produit. Sells produisait en masse un poison magique qui devait rester inerte jusqu’à l’absorption, moment où il influait sur les émotions et les désirs. Voilà peut-être pourquoi je n’avais rien remarqué avant. Un examen sommaire ou non magique n’aurait rien révélé. Il fallait libérer sa Clairvoyance pour avoir une chance de le détecter. Et j’évite de faire ce genre de chose trop souvent…

Pris de tremblements, je fermai les yeux. J’en voyais trop. C’est le problème, avec ce pouvoir. En regardant les composants, les fioles de drogues, je percevais des images fugaces de la souffrance qu’elles provoquaient. Submergé, je perdais contact avec la réalité.

L’orage gronda encore plus fort, juste au-dessus de la maison. Victor haussa la voix à un niveau audible. Une langue ancienne… De l’égyptien ? Du babylonien ? ça n’avait pas d’importance. La haine et la malveillance étaient palpables. Ces mots vibraient pour tuer.

Je tremblais encore plus. Était-ce seulement dû à la Clairvoyance ? Toute cette énergie négative m’affectait-elle ?

Non. J’étais effrayé. J’avais peur de quitter mon refuge pour affronter le maître de la horde d’abominations qui grouillaient dans tous les coins. Je sentais d’ici sa force et sa confiance. La puissance de sa volonté imprégnait l’atmosphère d’une foi répugnante. Je me sentais dans la peau d’un enfant apeuré devant un gros chien méchant, ou face au caïd du coin. Le genre de peur qui paralyse, qui donne envie de s’excuser et de partir se planquer.

Le temps des dérobades et des excuses était passé. Il fallait agir. Je repoussai ma Clairvoyance et repris mes esprits autant qu’il me fut possible.

La foudre frappa et le vacarme la suivit de près. La lumière vacilla et la chaîne sauta un morceau. Au sommet de l’extase, Victor hurla son invocation. La femme cria de plus belle. C’était sûrement Mme Beckitt.

— Quand on paie, faut assumer après, murmurai-je.

Focalisant ma volonté, je tendis le bras en criant :

Fueqo !

Une bouffée de chaleur jaillit de ma main, les menottes de Murphy pendant toujours à mon poignet, et un jet de flammes traversa la pièce pour embraser la chaîne qui émit des sons plus semblables à des ululements torturés qu’à de la musique.

Je désignai le plafond et hurlai :

— Veni arrière !

Une rafale de vent me souleva, gonflant mon manteau comme la cape de Batman, et j’atterris sur la plate-forme.

J’avais beau m’attendre au spectacle, je fus désarçonné. Victor était tout en noir. Des chaussures à la chemise en passant par le pantalon… Il était très élégant, surtout comparé à mon jogging et à mes bottes de cow-boy. La lumière surnaturelle qui émanait du cercle conférait une aura étrange à ses sourcils broussailleux et à son visage anguleux.

Ce salaud était entouré des composants du rituel qui devait me tuer. Il tenait une grosse cuillère affûtée comme un rasoir et, à ses pieds, un lapin albinos ligoté par une corde rouge se tordait entre deux bougies – une noire et une blanche. Une des pattes du lapin saignait, tachant sa fourrure immaculée. Une boucle de mes cheveux noirs était fixée à sa tête. Il y avait un autre cercle tracé à la craie, large de cinq mètres, où les Beckitt copulaient avec une incroyable bestialité. La source d’énergie de Victor Sells.

Tétanisé, il me regarda atterrir. Le vent soufflait autour de moi comme un cyclone miniature, renversant les pots de fleurs et les bibelots.

— Vous ! cria-t-il.

— Moi, confirmai-je. Il fallait que je vous parle de quelque chose, Victor.

En moins d’une seconde, sa stupeur se transforma en rage. Il brandit la cuillère de la main droite et hurla son sortilège. Puis il ramassa le lapin, ma représentation cérémonielle, pour lui arracher le cœur – et donc le mien par la même occasion.

Je ne lui laissai pas le temps de finir ; m’emparant du tube de plastique vide dans ma poche, je l’envoyai sur l’Homme de l’Ombre.

Ce n’était pas une arme fantastique. Mais c’était un objet réel lancé par une personne normale. Idéal pour briser un cercle magique.

L’étui percuta Victor et ruina l’intégrité de l’anneau au moment où il achevait l’incantation en plongeant sa cuillère dans le corps du pauvre mammifère. La fureur des éléments descendit le long du conduit incantatoire créé par le cercle maintenant imparfait de Sells.

L’énergie se déversa dans la pièce. Libre de toute contrainte et de tout contrôle, elle se répandit telle une tornade de sons et de teintes bruts. Elle faucha tous les objets – puis Victor et moi – et rompit le second cercle, envoyant les Beckitt valdinguer contre un mur.

Je m’accrochai à la rambarde pendant que le pouvoir ravageait la pièce, l’air se chargeant d’une magie pure, dangereuse comme de l’eau sous pression se précipitant vers une issue.

— Enfoiré ! hurla Victor. Tu vas te décider à mourir, oui ?

Il cria quelque chose d’autre en me désignant du doigt. Instantanément, une gerbe de flammes fondit sur moi.

Puisant dans l’énorme réserve d’énergie disponible, je formai un grand mur devant moi, les yeux fermés sous l’effort. Me concentrer sans mon bracelet était terriblement dur. Le feu ricocha contre mon rempart et monta jusqu’au dôme d’air solidifié modelé par Sells pour contenir son rituel. J’ouvris les yeux au moment où les flammes s’attaquaient aux poutres du toit.

L’air vibrait toujours après le passage du feu. Constatant ma résistance, Victor grogna en agitant la main. Il « appelait ». Une baguette tordue ressemblant beaucoup à un os vola vers lui. Il la braqua sur moi comme s’il s’agissait d’un pistolet.

Le problème, avec les sorciers, c’est qu’ils deviennent obsédés par une seule chose : la magie. Victor ne devait pas s’attendre que je me relève et que je me précipite pour le balancer contre le mur d’un coup d’épaule. Je poursuivis avec un coup de genou dans le ventre, mais ratai ma cible et frappai directement entre les jambes. Victor devint tout pâle et se plia en deux sur le sol. Cela faisait déjà quelques secondes que je lui hurlais des choses incohérentes. J’entrepris de lui flanquer des coups de pied dans la tête.

Il y eut un bruit métallique. Je me retournai à temps pour voir M. Beckitt, à poil, me braquer avec un automatique, et pour me jeter sur le côté au moment où une explosion retentissait. Quelque chose de chaud me déséquilibra en me percutant la hanche et je continuai à rouler dans la cuisine. J’entendis Beckitt jurer sur un fond de cliquetis rageurs. Le flingue s’était enrayé. Tu parles ! Avec autant de magie dans le coin, on avait de la chance qu’il n’ait pas explosé !

Pendant ce temps, Victor secoua son bâton, et une demi-douzaine de scorpions desséchés en tombèrent. Son sourire plus-blanc-que-blanc illumina son visage bronzé de skipper, et – les yeux luisant de plaisir et de haine – il lâcha :

Scorpis ! Scorpis ! Scorpis !

Je dus ramper un peu plus dans la cuisine. Une de mes jambes était désormais sourde à mes ordres. Dans la salle à manger, les scorpions s’animèrent, puis ils se mirent à grossir. L’un d’eux, rapidement suivi par les autres, pénétra dans la pièce pour se précipiter sur moi. Il grandissait toujours.

Sells jubilait. Mme Beckitt rejoignit son mari, nue elle aussi. Tous les deux étaient armés, le visage déformé par la rage, leurs yeux exprimant une inextinguible soif de sang.

Je m’adossai contre un placard et un balai rebondit sur ma tête pour atterrir à côté de moi. Je m’en saisis. Mon cœur battait à tout rompre.

Une baraque pleine de drogue, un sorcier maléfique dans son antre, deux tarés avec des flingues, une tempête de magie cherchant la moindre occasion pour tout faire sauter et une demi-douzaine de scorpions du même tonneau que celui qui avait failli me tuer dans mon bureau. Ils allaient bientôt atteindre des tailles dignes d’un film japonais. Il restait moins d’une minute à jouer et plus de remplaçants sur le banc de touche.

Globalement, c’était plutôt une mauvaise soirée pour l’équipe locale.

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