Chapitre 2

Karrin Murphy m’attendait devant l’hôtel. On ne pourrait pas trouver un duo plus disparate. Je suis grand et mince, elle est petite et trapue. J’ai les cheveux noirs et les yeux sombres, elle ressemble à Shirley Temple. Mes traits sont marqués, j’ai un nez aquilin et le menton pointu, elle est toute en rondeurs, avec un petit nez mignon qui n’aurait pas choqué sur une majorette.

Il faisait frais et il y avait du vent. Un mois de mars classique. Murphy cachait son tailleur sous un long manteau. Elle ne porte jamais de robe, mais je suis sûr qu’elle a de belles jambes bien musclées, comme celles d’une gymnaste. Elle était taillée pour l’action, et quelques diplômes d’aïkido décoraient son bureau pour le prouver. Ses cheveux mi-longs battaient sous la brise printanière. Pas de boucles d’oreilles, et un maquillage assez discret pour être pratiquement invisible. Elle ressemblait plus à une tante sympa ou à une maman cool qu’à un implacable inspecteur de la criminelle.

— Tu n’as rien d’autre comme pardessus, Dresden ? lâcha-t-elle dès que je fus à portée de raillerie.

Debout devant quelques voitures de police en stationnement interdit devant l’immeuble, elle me regarda dans les yeux l’espace d’une seconde puis détourna la tête. Je lui tirai mon chapeau – peu de gens tiennent aussi longtemps. Ce n’est pas vraiment dangereux, sauf si on s’attarde plusieurs secondes, mais comme je suis magicien, j’ai l’habitude qu’on ne s’obstine pas à me regarder en face.

J’examinai mon vieux trench-coat noir, ses grosses coutures, sa doublure imperméable et ses manches parfaitement ajustées.

— Je ne vois pas le problème.

— Il vient du tournage d’El Dorado ?

— Et ?

Murphy haussa les épaules avant de tourner les talons pour se diriger vers l’hôtel. J’eus tôt fait de la dépasser. Elle accéléra, je passai la quatrième. Nous fîmes la course vers les portes de l’établissement sans nous soucier des flaques laissées par une averse nocturne.

Mes jambes étant plus longues que celles de Murphy, j’arrivai le premier. Je lui ouvris la porte et m’inclinai galamment. C’était un jeu entre nous. Mes manières peuvent sembler vieillottes, mais j’ai été élevé d’une manière assez traditionnelle. Je suis persuadé que les mecs ne devraient pas traiter les femmes comme des modèles réduits d’hommes avec des seins et moins de muscles. J’attends toujours qu’on me démontre que j’ai tort. J’aime me conduire en gentleman avec une femme, lui ouvrir la porte, l’inviter à dîner, lui offrir des fleurs, ce genre de choses.

Murphy ne supporte pas ça, parce quelle a dû se battre bec et ongles contre les pires machos de Chicago pour forger sa carrière. Elle me toisa tandis que je lui tenais la porte, mais son regard était calme et détendu. Notre petit rituel lui mettait un peu de baume au cœur, même si elle le trouvait horripilant.

C’était si horrible que ça, au septième étage ?

Dans l’ascenseur, nous ne dîmes rien. Heureusement, on se connaissait depuis assez longtemps pour que la situation ne soit pas inconfortable. J’étais en phase avec Murphy – d’instinct, je peux lire son humeur, le cheminement de sa pensée. C’est ce qui arrive quand je côtoie quelqu’un pendant longtemps. Franchement, j’ignore si c’est normal ou surnaturel.

Je sentais Murphy tendue comme une corde de piano. Son visage restait de marbre, mais la raideur de son cou et de ses épaules la trahissait.

Au fond, je projetais peut-être sur elle mes propres réactions. L’espace confiné de l’ascenseur me rendait nerveux. Je déglutis péniblement et regardai autour de moi. Nos deux ombres semblaient comme étendues sur le plancher. Ce jeu de lumière me dérangeait, mais j’attribuai ce tiraillement d’angoisse à un petit coup de stress. Du calme, Harry !

Murphy soupira quand l’ascenseur s’arrêta, puis elle recommença avant de sortir, comme si elle avait prévu de retenir son souffle tant qu’elle serait à l’étage, n’acceptant de respirer qu’une fois revenue dans la cabine.

L’odeur du sang est particulière, poisseuse, un brin métallique. Quand les portes s’ouvrirent, ce parfum étrange saturait l’endroit. Mon estomac se retourna, mais je me redressai et filai dans le sillage de Karrin, qui remonta le couloir gardé par deux policiers. Me reconnaissant, ils me firent un signe de la main et me laissèrent passer sans me demander la petite carte fatiguée fournie par la ville. Je veux bien admettre que la police d’une grande ville comme Chicago ne fait pas appel à une horde de consultants (dans les documents officiels, je figure comme consultant parapsychologie, je crois), mais ces poulets manquaient de sérieux.

Murphy me précéda dans la pièce, où l’odeur de sang se fit plus prononcée. Pourtant il n’y avait rien d’atroce dans la pièce numéro un. Le salon de la suite ressemblait à une salle d’attente sortie d’un film des années trente, toute en teintes rouges et dorures. Ça puait l’argent et ça sonnait faux. Les fauteuils étaient en cuir, et une épaisse moquette couleur rouille recouvrait le parquet. On avait tiré les rideaux de velours cramoisi et les lumières étaient allumées.

Malgré cela, la pièce restait un peu trop sombre avec des couleurs un peu trop vives. Pas le genre où on peut s’asseoir pour lire tranquillement. Sur ma droite, une porte frémit sous un éclat de voix.

— Attends un instant, dit Murphy.

Elle franchit la porte en question et entra dans ce qui devait être la chambre à coucher.

Les yeux mi-clos, j’étudiai la configuration du salon. Un canapé en cuir, deux fauteuils, une chaîne stéréo et une télévision dans un meuble combiné noir. Une bouteille de champagne tiède flottait dans un seau qui avait dû être rempli de glaçons. Deux coupes vides juste à côté. Un pétale de rose rouge jurait avec la moquette (mais dans cette pièce, rien ne s’accordait).

Un morceau de satin dépassait de la jupe d’un des fauteuils. Je m’accroupis et relevai la bande de tissu en prenant soin de ne rien toucher. Une petite culotte noire dont l’élastique avait craqué comme si elle avait été arrachée… Affriolant.

La chaîne était à la pointe du progrès, même s’il ne s’agissait pas d’une grande marque. J’utilisai la gomme de mon crayon pour la mettre en marche. Une douce musique emplit la pièce. Une mélopée grave avec un tempo lancinant. Le souffle d’une femme qui fredonne se fondant dans l’harmonie.

La musique continua encore quelques instants avant de buter sur une section de deux secondes, la répétant encore et encore.

Je me rembrunis. Comme je l’ai dit, je fais toujours ça aux machines, à cause de ma nature magique et de ma maîtrise des arcanes. Plus la machine est délicate et moderne, plus il y a de chances que je la détraque. En forme, je mouche une photocopieuse à vingt mètres.

— La suite de l’amour, lâcha un homme derrière moi en étirant le dernier mot en un amoouuuuur. Vous en pensez quoi, monsieur Merlin ?

— Bonjour inspecteur Carmichael, répondis-je sans me retourner.

La voix légère de Carmichael était nasillarde et assez particulière. C’était le partenaire de Murphy et le sceptique du coin. Il me prenait pour un charlatan prêt à tout pour empocher l’argent honnêtement gagné par la ville.

— Vous pensiez ramener cette culotte à la maison, ou vous n’avez pas fait attention ? continuai-je en me retournant.

Carmichael était un petit gros chauve avec de petits yeux porcins et un menton inexistant. Sa veste était froissée et sa cravate couverte de taches de nourriture. Un déguisement parfait pour un cerveau affûté comme un rasoir. C’était un flic exceptionnel, et malheur au tueur qu’il prenait en chasse.

Il s’approcha du fauteuil pour mieux voir.

— Pas mal, Sherlock, mais ça, c’est un amuse-gueule. Attendez de voir le plat de résistance. Je vous prépare une bassine.

Il se retourna pour éteindre le lecteur de CD avec son crayon.

J’écarquillai les yeux pour lui montrer combien j’étais terrifié, et le précédai dans la chambre. À mon grand regret. Je contemplai la scène, notant machinalement certains détails avant de fermer tout doucement la porte sur la zone de ma tête qui avait commencé à hurler à l’instant même où j’étais entré.

Ils étaient morts dans leur lit, cette nuit. La rigidité cadavérique avait commencé son œuvre. La femme chevauchait le type, le corps tendu en arrière, le dos courbé comme une danseuse, l’arrondi de ses seins lui conférant une charmante silhouette. L’homme, grand et musclé, agrippait les draps de satin, les serrant dans ses poings. Un photographe érotique en aurait tiré un tableau magnifique.

Dommage que les côtes gauches de nos amants aient décidé d’exploser, faisant jaillir des pointes osseuses qui avaient déchiré les chairs. Les artères avaient projeté du sang jusque sur le miroir du plafond, avec des morceaux de chair gélatineuse et probablement les restes de leur cœur. J’examinai les torses ravagés. Je remarquai la pellicule grisâtre qui se formait sur les poumons immobiles et les arêtes des côtes qui avaient forcé vers l’extérieur jusqu’à se briser sous l’influence d’une pression interne.

Plutôt moyen, comme potentiel érotique.

Le lit trônait au beau milieu de la chambre, une subtile manière de souligner son importance. Même décor que dans le salon, beaucoup de rouge, beaucoup de fric, un peu surchargé, sauf si on l’admirait à la lueur d’une bougie. D’ailleurs, les chandelles, sur le mur, étaient totalement consumées.

Je contournai le plumard et la moquette produisit un bruit spongieux. La petite partie de mon cerveau bien à l’abri derrière mes barrières de discipline et d’entraînement rigoureux continuait à bredouiller des choses incohérentes. Je tentai de l’ignorer. Ce n’était pas une mince affaire. Mais, si je ne pouvais pas quitter cette pièce assez vite, j’allais pleurer comme une petite fille.

Je me hâtai de relever tous les détails. La femme était magnifique et dans la vingtaine. Enfin, elle devait avoir été magnifique… Ses cheveux châtains coupés au carré étaient manifestement teints. Ses yeux étaient entrouverts, mais je ne pus pas voir grand-chose, sinon qu’ils étaient clairs. Avec une touche de vert, peut-être…

L’homme devait avoir dans les quarante ans, avec un corps modelé par des années d’exercice. Son biceps droit portait le tatouage d’une dague ailée partiellement masqué par le drap qu’il tenait. Ses phalanges étaient marquées, couvertes de corne, et une sale cicatrice couturait son abdomen, sûrement un coup de couteau.


Des vêtements jonchaient le sol, un costume pour lui et une minuscule robe noire plus une paire de pompes pour elle. Je remarquai aussi deux sacs de voyage intacts posés l’un à côté de l’autre, probablement par le groom.

Je redressai la tête. Carmichael et Murphy me regardaient en silence.

Je fis la moue.

— Alors ? demanda Murphy. C’est de la magie… ou pas ?

— Soit ça, soit une sacrée partie de jambes en l’air, lui répondis-je.

Carmichael ricana.

Je rigolai aussi un peu. Juste ce qu’il fallait à cette petite partie de mon cerveau pour défoncer la porte. Mon estomac se retourna et je dus filer hors de la chambre. Carmichael n’avait pas menti, il m’avait laissé une belle petite bassine et je tombai à genoux pour vomir.

Je repris mes esprits en quelques secondes, mais il était hors de question que je retourne dans cette pièce. Pas besoin de revoir ce spectacle. Je ne voulais plus voir ces deux cadavres à qui on avait arraché le cœur.

Quelqu’un avait utilisé la magie pour obtenir ce résultat. Oui, on avait recouru à la magie pour attaquer quelqu’un. La Première Loi avait été violée et la Blanche Confrérie en ferait une attaque. Ce n’était pas l’œuvre d’un esprit ou d’une entité maléfique, ni une attaque lancée par l’une des nombreuses créatures de l’Outremonde, comme les vampires ou les trolls. Il s’agissait d’une agression délibérée et préméditée commise par un sorcier ou un magicien. Bref, un humain capable de manipuler les forces fondamentales de la création et de la vie.

C’était pire qu’un meurtre : une perversion ignoble, comme si un dingue avait utilisé un Botticelli pour tabasser son voisin à mort. Comme si on avait transformé une chose merveilleuse en arme de destruction massive.

Il n’est pas facile d’expliquer la magie à quelqu’un qui ne l’a jamais ressentie. Elle tire sa source de la vie, de l’intelligence, de la conscience, des émotions du genre humain. Souffler une vie avec cette énergie-là avait quelque chose de hideux, voire d’incestueux.

J’étais assis, le souffle court, je tremblais et la bile emplissait ma bouche. Murphy revint avec Carmichael.

— Très bien, Harry, on y va ? Que s’est-il passé ici, d’après toi ?

Il me fallut un moment pour reprendre mes esprits.

— Ils sont arrivés et ont commandé du champagne. Ils ont dansé un peu, puis commencé à batifoler près de la chaîne. Après, ils ont attaqué les choses sérieuses dans la chambre. Tout ça a pris un peu moins de une heure. Ça leur est tombé dessus au moment crucial.

— Un peu moins de une heure, répéta Carmichael. Comment le savez-vous ?

— Le CD fait une heure dix. J’imagine qu’ils ont pris quelques minutes pour danser et pour boire, puis ils sont allés au lit. Il y avait de la musique quand on les a trouvés ?

— Non, répondit Murphy.

— Donc, la chaîne n’était pas sur répétition. Je pense qu’ils voulaient de la musique pour que tout soit parfait, en accord avec la chambre et le reste.

— On avait déjà reconstitué tout ça par nous-mêmes, grommela Carmichael à Murphy. Il a intérêt à faire mieux que ça.

Karrin lança à son partenaire un regard qui signifiait : « Ta gueule », puis elle me souffla :

— Il m’en faut plus, Harry.

Je me passai la main dans les cheveux.

— Il n’y a que deux manières de procéder pour obtenir pareil résultat. La première, c’est l’invocation, la manifestation la plus directe, la plus brutale et la moins raffinée de la magie ou de la sorcellerie. Des explosions, des feux, ce genre de choses. Mais je ne pense pas qu’un invocateur se cache derrière tout ça.

— Pourquoi ? demanda Murphy son stylo crissant sur le calepin qui ne la quittait jamais.

— Il faut toucher ou voir ce qu’on veut affecter. Rien d’indirect. L’homme ou la femme aurait dû se trouver dans la chambre avec eux. Difficile de couvrir ses traces après un truc comme ça. Non, un tueur capable de balancer un tel sort aurait eu le bon sens d’utiliser un flingue, c’est plus simple.

— Et l’autre option ? continua Karrin.

— La thaumaturgie. Ce qui est en haut est à l’image de ce qui est en bas. Provoquer un effet à petite échelle et lui donner assez d’énergie pour qu’il se répercute à grande échelle.

— Quel tissu de conneries, grogna Carmichael.

— Comment ça marche, Harry ? On peut faire ça à distance, demanda Murphy d’une voix pleine de scepticisme.

— Le tueur a besoin de quelque chose pour le relier à ses victimes. Des cheveux, des ongles, du sang. Des trucs comme ça…

— Comme une poupée vaudoue ?

— Exactement !

— La teinture de la femme est encore fraîche, continua la policière.

— En retrouvant son salon de coiffure, vous en tirerez peut-être quelque chose. Je ne sais pas.

— Tu peux me dire un truc qui nous serait d’une quelconque utilité ?

— Oui. Le tueur connaissait ses victimes et je pense que c’est une femme.

— Bon, on a assez perdu de temps avec ces bêtises, lâcha Carmichael. Neuf fois sur dix, le tueur connaît sa victime.

— La ferme, Carmichael ! coupa Murphy. Qu’est-ce qui te fait dire ça, Harry ?

— C’est le principe même de la magie. Quand on la manipule, ça vient de l’intérieur. Les magiciens doivent se concentrer sur ce qu’ils veulent provoquer. Le visualiser et y croire à fond pour que ça fonctionne. On ne peut rien provoquer si ce n’est pas déjà en nous. La tueuse aurait pu les zigouiller et maquiller le crime en accident, mais elle a choisi une autre… option. Pour les tuer de cette manière, elle devait leur en vouloir personnellement. Elle voulait les atteindre au plus profond d’eux-mêmes. Peut-être une vengeance. Qui sait, une épouse ou une maîtresse délaissée…

— Il y a aussi le moment de la mort. En plein acte sexuel. Ce n’est pas une coïncidence. Pour la magie, les émotions agissent comme un chemin qui peut être utilisé pour atteindre une cible. Elle a choisi le moment où ils seraient ensemble et ivres de désir. Elle avait des « échantillons » pour focaliser son pouvoir et elle a tout planifié. On ne fait pas ça à des inconnus.

— Connerie, souffla Carmichael, mais cette fois, ça tenait plus du juron que de l’insulte.

— Tu n’arrêtes pas de dire « elle », lâcha Murphy. Comment diable peux-tu en être aussi sûr ?

Je désignai la chambre.

— Parce qu’on ne peut pas faire un truc pareil sans une sérieuse dose de haine, répondis-je. Les femmes manipulent la haine bien mieux que les hommes.

Elles la concentrent et l’utilisent plus efficacement. Bordel, les sorcières sont largement plus cruelles que les magiciens ! Pour moi, ça a tout l’air d’une vengeance féminine.

— Mais un homme aurait pu le faire aussi, avança Murphy.

— Ben… hésitai-je.

— Bon Dieu ! T’es vraiment qu’un porc misogyne, Dresden ! Tu crois que seule une femme aurait pu faire ça ?

— En fait, non. Je ne pense pas…

— Vous ne pensez pas, coupa Carmichael. Bonjour l’expert !

Je leur jetai un regard furibond.

— Je n’ai pas encore eu le temps de me pencher sur la méthode idéale pour faire exploser des cœurs, Murph ! Mais dès que j’en aurai l’occasion, je te tiendrai au courant !

— Et tu me diras ça quand ? lâcha Murphy.

— Je ne sais pas. (Je levai la main pour couper court à sa réponse.) Je ne peux pas faire ça selon un planning précis, Murph. C’est impossible. Je ne sais pas si j’en suis capable et… quant au temps que ça va prendre…

— À cinquante dollars de l’heure, j’espère que ça ne sera pas long, grogna Carmichael.

Murphy le dévisagea. Elle n’était pas tout à fait d’accord avec lui, mais elle ne lui donnait pas non plus entièrement tort.

J’en profitai pour me calmer en prenant de profondes inspirations, puis je revins à la charge.

— OK. Qui sont les victimes ?

— Vous n’avez pas à le savoir, déclara Carmichael.

— Ron, fit Murphy, je ne dirais pas non à un café.

Carmichael se tourna vers elle. Il n’était guère plus grand, mais il fit mine de la toiser.

— Allez, Murphy, ce type te mène en bateau ! Tu ne crois quand même pas qu’il va te dire quelque chose d’important ?

La policière contempla le visage rougeaud et les yeux porcins de son partenaire avec une certaine hauteur glaciale. Plutôt dur à faire avec un type qui vous dépasse quand même d’une dizaine de centimètres.

— Bien noir avec deux sucres.

— Bordel ! siffla Carmichael en me lançant un regard haineux.

Sans dépasser mon torse.

Il fourra les mains dans ses poches et sortit de la pièce.

Murphy alla fermer la porte en silence. Immédiatement, le salon s’obscurcit, se rétrécit, et la goule malveillante de cette sulfureuse intimité retrouvée sembla danser dans l’odeur de sang des cadavres d’à côté.

— La fille s’appelait Jennifer Stanton. Elle travaillait pour la Chambre de velours.

Je sifflai de surprise. La Chambre de velours était un service d’hôtesses aux tarifs exorbitants dirigé par une certaine Bianca. Pour plusieurs centaines de dollars de l’heure, elle louait une escadrille de filles charmantes aux hommes les plus riches de la région. Les femmes proposées par Bianca semblaient tout droit sorties de la télévision ou du cinéma. C’était aussi une vampire à l’influence considérable dans l’Outremonde. Elle avait du Pouvoir, avec un grand P.

J’avais déjà essayé d’expliquer le concept de l’Outre-monde à Murphy. Elle n’avait pas vraiment compris, mais avait saisi que Bianca était un monstre des plus agressifs, qui n’hésitait pas à agrandir son territoire de temps à autre. Et si une des filles de Bianca était concernée, la vampire l’était aussi, c’était certain.

— Ça fait partie d’une guerre territoriale ? me demanda Murphy.

— Non, répondis-je. À moins que ça n’implique un sorcier humain. Un vampire, même magicien n’aurait pas pu réussir un truc pareil hors de l’Outremonde.

— Elle serait en bisbille avec un magicien humain ?

— Possible, mais ça m’étonnerait. Elle n’est pas stupide.

Je ne pouvais pas dire à Murphy que la Blanche Confrérie faisait en sorte que les vampires qui s’attaquent aux sorciers mortels ne vivent jamais assez longtemps pour s’en vanter. Je n’ai pas le droit de parler de la Confrérie aux gens normaux, c’est interdit.

— En plus, continuai-je, si un humain voulait atteindre Bianca en s’attaquant à une de ses filles, il aurait plutôt tué la nana et épargné le client pour qu’il raconte tout et nuise aux affaires de la Chambre.

— Mouais, lâcha la policière.

Elle n’était pas convaincue, mais elle nota mes remarques.

— Et l’homme ? demandai-je.

Karrin leva les yeux un moment avant de répondre :

— Tommy Tomm.

Je clignai des yeux pour lui faire comprendre qu’elle ne venait pas de me livrer l’adresse de la cachette d’Elvis.

— Qui ?

— Tommy Tomm, le garde du corps de Johnny Marcone.

C’était déjà mieux. Johnny « Gentleman » Marcone, un gangster, avait su tirer son épingle du jeu quand une guerre interne avait déchiré la famille Vargassi. La police ne savait pas trop comment considérer Marcone, après toutes ces années passées à lutter d’arrache-pied contre la famille en question. Gentleman Johnny ne tolérait aucun excès dans son organisation et il détestait que des indépendants opèrent dans sa ville. Les voyous, les perceurs de coffres et les trafiquants de drogue qui ne travaillaient pas pour lui avaient la fâcheuse habitude d’être dénoncés et arrêtés. Certains disparaissaient et on n’entendait plus jamais parler d’eux.

Marcone avait une influence civilisatrice sur le crime – et sur son territoire, ce n’était pas du luxe. Homme d’affaires des plus habiles, il était protégé par une batterie d’avocats bardés de dépositions, de témoignages et d’enregistrements. Les flics ne l’avouaient jamais, mais parfois ils rechignaient presque à le poursuivre. Marcone valait mieux que ce qui aurait existé sans lui : l’anarchie dans le monde du crime.

— Il avait un homme de main, si je me souviens bien, ajoutai-je. C’est fini maintenant.

— Il semblerait, fit Karrin.

— Tu vas foire quoi ?

— Exploiter la piste du coiffeur, je pense. J’irai parler à Bianca et à Marcone, mais je sais déjà ce qu’ils me diront.

Karrin referma son calepin d’un mouvement rageur.

Je lui trouvai l’air fatigué et le lui dis.

— J’en ai marre, me répondit-elle. Marre de passer pour une dingue. Même Carmichael, mon partenaire, pense que j’ai perdu la raison.

— Et qu’en dit le reste du poste ?

— La plupart des types me tirent la gueule et font tourner leur index contre leur tempe quand ils croient que je ne regarde pas. Ils rangent mes rapports sans même les lire. Les autres, ceux qui sont tombés sur une scène atroce, chient dans leur froc. Ils ne veulent pas croire à quelque chose qu’ils n’ont pas vu dans Temps X quand ils étaient petits.

— Et toi ?

Murphy sourit, ses lèvres dessinant une expression toute féminine qui la rendit beaucoup trop belle pour qu’elle soit une vraie peau de vache.

— Moi ? Tout craque autour de nous, Harry. À mon avis, les gens sont trop orgueilleux quand ils pensent qu’on sait tout sur le monde qui nous entoure. Et puis merde ! Ça ne me dérange pas de me dire que nous pouvons de nouveau percevoir tout ce qui rôde dans l’ombre. Au fond, ça flatte la cynique qui se cache en moi.

— Si tout le monde pensait comme toi, j’aurais moins de tarés au bout du fil.

Elle eut un sourire espiègle.

— Tu imagines vivre dans un monde où toutes les radios ne passent que du Abba ?

Nous éclatâmes de rire. Cette pièce en avait bien besoin.

— Hé, Harry ! me dit Murphy en ricanant.

Je voyais les engrenages tourner dans sa tête.

— Ouais ?

— À propos de ce que tu disais au sujet de ta capacité à découvrir comment la tueuse avait procédé. Et sur le fait que tu n’es pas sûr d’y arriver.

— Ouais ?

— J’y crois pas. Pourquoi m’as-tu menti ?

Je me raidis. Bordel, elle était douée ! Ou alors je mens très mal.

— Murph, il y a des trucs auxquels on ne doit pas trop penser.

— Des fois, je n’ai aucune envie de me mettre à la place des ordures que je pourchasse… Mais je fais ce qu’il faut pour que le boulot soit bien fait. Je vois ce que tu veux dire, Harry.

— Non, tu ne vois pas.

Non, elle ne voyait pas. Elle ne savait rien de mon passé, de la Confrérie, de la Malédiction de Damoclès qui pèse sur moi. D’ailleurs, la plupart du temps, je feins de l’ignorer aussi.

La Confrérie attend un prétexte pour m’accuser d’avoir violé une des Sept Lois de la Magie et activer la Malédiction. Si elle apprenait que je cherche à me procurer les composantes d’un sortilège de meurtre, je ne donne pas cher de ma peau.

— Murph, je ne peux pas tenter de comprendre ce sort ni rassembler les éléments qui m’aideraient à le faire. Tu ne peux pas piger…

Karrin me fixa sans me regarder dans les yeux. C’était la première personne à réussir un tour pareil.

— Oh, je comprends ! Je comprends que j’ai un assassin sur les bras et que je ne peux pas le prendre sur le fait. Je comprends que tu sais quelque chose qui pourrait m’aider, ou que tu pourrais trouver ce quelque chose… Harry, si tu me laisses tomber sur ce coup-là, j’arrache ta carte du répertoire de la police et je la flanque à la poubelle.

Merde ! Ce boulot de consultant payait pas mal de factures. Voire la majorité. Je comprenais. Si j’avais opéré à l’aveugle comme elle, j’aurais également eu les nerfs en pelote. Karrin ne savait rien des sorts, des rituels ou des talismans, mais elle connaissait trop bien la violence et la haine de tous les jours.

Cela dit, je ne me préparais pas à faire de la magie noire. J’allais étudier son fonctionnement. C’était toute la différence. J’aidais la police dans une affaire de meurtre, rien de plus. La Blanche Confrérie le comprendrait.

Oui, bien sûr. Et un jour j’enseignerai la magie à l’université !

Murphy me porta l’estocade quelques secondes plus tard. Elle me regarda dans les yeux un court mais courageux instant, puis se détourna, le visage las, honnête et fier.

— Il faut que je sache tout ce que tu peux me dire, Harry. S’il te plaît.

La damoiselle en détresse dans la plus pure tradition… Pour une femme libérée et active, elle savait parfaitement comment abuser de mon éducation rétro.

Je grinçai des dents.

— D’accord. Je m’y mets dès ce soir.

Misère ! La Confrérie allait adorer. J’avais intérêt à bien me cacher.

Murphy hocha la tête puis soupira sans me regarder.

— Tirons-nous d’ici, dit-elle en se dirigeant vers la porte.

Je n’essayai pas de la précéder.

Les flics en uniforme bullaient toujours quand nous sommes sortis. Aucune trace de Carmichael. Les gars du labo étaient arrivés et ils rongeaient leur frein en attendant notre départ. Ils rassemblèrent leurs sacs en plastique, leurs pinces à épiler, leurs lampes et je ne sais quoi d’autre avant de se ruer dans la suite.

Murphy remettait de l’ordre dans ses cheveux pendant que nous attendions que le vénérable ascenseur daigne grimper jusqu’à nous. Elle portait une montre en or et j’eus soudain un flash.

— Bon sang ! Quelle heure est-il ?

— Deux heures vingt-cinq, pourquoi ?

J’étouffai un juron en filant vers l’escalier.

— Je suis en retard pour mon rendez-vous.

Je volai quasiment sur les marches – après tout, ça fait un petit bout de temps que je m’entraîne – et je sprintais déjà en atterrissant dans le hall d’entrée. Évitant un porteur chargé de bagages jusqu’à la truffe, je rebondis sur le pavé dans le même mouvement.

Avoir des jambes longues qui bouffent pas mal de terrain est un sacré avantage.

Je courus dans le vent, mon manteau noir battant comme un drapeau.

J’étais à quelques pâtés de maisons de mon bureau quand je ralentis. Je ne voulais pas rencontrer Monica Mon-Mari-A-Disparu en soufflant comme un phoque, échevelé et le visage ruisselant de sueur.

C’était peut-être à cause d’un hiver assez pantouflard, mais j’avais perdu la forme – et mon souffle par la même occasion. Ça me dérangeait assez pour que je ne remarque pas la Cadillac bleu nuit arrivée à ma hauteur, ni le mec plutôt baraqué qui en était sorti pour se mettre sur mon chemin. Très roux, il avait un cou de taureau. On aurait juré que quelqu’un lui avait aplati le visage avec un madrier quand il était petit, mais en ratant ses sourcils broussailleux. Pendant que je le détaillais, ses petits yeux bleus s’étrécirent encore.

Je m’arrêtai et reculai avant de tourner les talons. Deux hommes aussi grands que moi, et bien plus lourds, arrivaient au pas de course. Manifestement, ils m’avaient suivi et ils semblaient irrités. L’un d’eux boitillait et l’autre avait les cheveux courts coiffes en pointes avec un gel quelconque. J’eus l’impression de me retrouver au lycée, coincé par les terreurs de l’équipe de foot.

— Puis-je vous aider, messieurs ? demandai-je en cherchant vainement un flic des yeux.

Ils devaient tous être au Madison. Tout le monde aime se rincer l’œil.

— Dans la voiture, gronda le rouquin.

Un des joggers ouvrit la portière arrière.

— J’aime marcher, c’est bon pour mon cœur.

— Si tu montes pas dans la voiture, ça va pas être bon pour tes jambes, grogna le type.

Une voix monta de la voiture.

— Monsieur Hendricks, s’il vous plaît, un peu de politesse… Monsieur Dresden, auriez-vous l’obligeance de m’accorder un peu de votre temps ? Je pensais vous raccompagner jusqu’à votre bureau, mais votre sortie un peu brusque m’a pris de court. M’autoriserez-vous à vous véhiculer sur le reste du trajet ?

Je me penchai pour étudier l’arrière de la voiture. Un homme plutôt bien fait de sa personne, en jean et polo, me regardait en souriant.

— Et vous êtes ? demandai-je.

Le sourire du type s’agrandit et je parierais avoir vu ses yeux scintiller.

— Je m’appelle Johnny Marcone. J’aimerais discuter affaires avec vous.

Je le dévisageai un moment, puis mes yeux dérivèrent vers le très grand et très costaud M. Hendricks. Il grognait sourdement et ressemblait à Cujo juste avant qu’il ne saute sur la femme, dans la voiture. Je me voyais mal échapper à Cujo et à ses deux potes.

Je montai à l’arrière de la Cadillac pour rejoindre Johnny Marcone.

La journée s’annonçait chargée et j’étais toujours en retard à mon rendez-vous.

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