Aucune trace de Mister quand je suis rentré. Je lui laissai quand même les restes du McAnany dans sa gamelle, à tout hasard. Il finirait bien par me pardonner d’être revenu aussi tard. Dans la cuisine, je ramassai tout ce dont j’allais avoir besoin : du pain frais sans conservateurs, du miel, du lait, une pomme du jour, un couteau d’argent, une petite assiette, un bol et une coupe en tek que j’avais façonnée moi-même.
Je retournai à ma voiture. Ma Coccinelle n’était plus vraiment bleue. On avait pillé des clones à elle pour remplacer la portière gauche, maintenant verte, et la portière droite, d’un blanc immaculé. Le coffre, lui, provenait d’un modèle rouge. Mais cette caisse roule, et c’est le principal. Mike est un garagiste génial. Il n’a jamais rien dit au sujet des traces de brûlures sur le pare-chocs avant ni à propos des portières déchiquetées par des griffes. Ce genre de service n’a pas de prix…
J’empruntai l’autoroute 94, du côté du lac Michigan, et traversai un bout de l’Indiana avant de franchir la frontière du Michigan. Providence est une communauté bourgeoise composée de vastes demeures et de grandes propriétés. Habiter ici n’est pas à la portée de toutes les bourses. Victor Sells devait bien gagner sa vie chez Silverco pour se payer un pied-à-terre dans le coin.
La route séparant les demeures du lac serpentait entre les grands arbres et les petites collines. Toutes les bâtisses étaient isolées les unes des autres, et seule la maison des Sells se dressait sur la gauche, du côté de la berge. Je remontai la promenade gravillonnée bien ombragée menant à une presqu’île juste assez grande pour abriter la maison et un petit quai inoccupé. Comparée aux critères de la région, la maison à un étage était petite, mais son architecture à base de verre et de bois synthétique poli était très moderne. Le chemin finissait dans une allée située à l’arrière, assez large pour accueillir une dizaine de joueurs de basket autour du panneau fixé dans le mur du fond. Un escalier de bois donnait sur une terrasse, à l’étage.
Je me garai derrière et j’étirai mes jambes en sortant de la voiture, mon matériel et mes ingrédients rassemblés dans un sac à dos noir. Il faisait froid à cause de la brise qui montait du lac, et je m’emmitouflai dans mon vieux manteau.
La première impression étant très importante, je ne voulais rien rater de ce que mon intuition pouvait tirer de la maison. Je m’arrêtai un long moment pour la regarder.
Mon instinct devait encore penser à la bonne ale de McAnany, car il ne me souffla rien de transcendant sur cette petite baraque cossue où une famille avait passé pas mal de vacances. Bon, quand le flair s’endort, l’intelligence doit se réveiller. Tout était neuf. La pelouse n’avait pas poussé assez pendant l’hiver pour qu’un coup de tondeuse soit nécessaire, et le panier de basket montrait les signes d’un usage régulier. Les rideaux étaient tirés.
Sous le balcon, un éclat rouge attira mon attention, et j’allai jeter un coup d’œil. Un tube bordeaux avec un couvercle gris censé contenir un rouleau de film avant expédition chez le développeur. J’en utilisais pour transporter des tas de composants. J’empochai l’objet et continuai mon inspection.
La maison n’avait rien d’une résidence secondaire. Elle ressemblait plutôt au nid d’amour d’un richard, un refuge à l’abri des regards indiscrets – ou l’endroit idéal pour un sorcier débutant qui veut affiner ses talents naissants sans craindre d’être interrompu. Victor Sells avait choisi le bon coin pour s’exercer.
Je fis un rapide tour du propriétaire en essayant toutes les portes, même celle de la terrasse qui semblait donner sur une salle à manger. Fermées. Les serrures ne posaient pas de problème, mais Monica Sells m’avait autorisé à renifler autour de la maison, pas à l’intérieur. Rien de tel pour s’attirer le mauvais œil que d’entrer chez quelqu’un sans y être invite. C’est en partie pour ça que les vampires ne peuvent pas franchir un seuil, car ils ont déjà assez de mal a maintenir leur intégrité physique en dehors de l’Outremonde. Pour un magicien comme moi, pas de problème, mais j’aurais eu beaucoup de mal à utiliser la magie. En plus, ça aurait été très impoli. Je l’ai déjà dit, je suis très à cheval sur les convenances.
Il faut bien avouer que le panneau de contrôle de Tektronic Sécurité aperçu par la fenêtre avait influencé ma décision. J’aurais très bien pu le neutraliser avec un sortilège, mais beaucoup de systèmes ont tendance à alerter le centre d’appels quand ils arrêtent de fonctionner. De toute manière, ça n’aurait pas servi à grand-chose, parce que les véritables indices devaient se trouver ailleurs.
Pourtant, quelque chose me tracassait. Cette maison n’avait pas l’air vide. À tout hasard, je frappai plusieurs fois à la porte, puis je sonnai. En vain. Personne ne vint ouvrir et aucune lumière ne s’alluma. Haussant les épaules, je retournai derrière en longeant quelques poubelles vides.
Bizarre… Il m’aurait paru logique de trouver au moins un petit quelque chose dans ces poubelles, même si la maison était inoccupée depuis un moment. On n’allait pas me faire croire que les éboueurs remontaient toute l’allée pour ramasser les ordures. Si les Sells passaient leurs week-ends ici et ils voulaient se débarrasser de leurs déchets, ils devaient sûrement les déposer au bord de la route en partant. Les éboueurs devaient aussi y laisser les poubelles. Ça signifiait que quelqu’un les avait ramenées.
Ce n’était pas forcément Victor Sells, mais peut-être un voisin… Ou Victor laissait-il un pourboire pour que les boueux s’en chargent à sa place ? Quoi qu’il en soit, c’était une piste à creuser. La maison avait peut-être servi cette semaine.
Je me dirigeai vers le lac. Dans la nuit claire, un petit vent frais faisait craquer les arbres. Il était encore trop tôt pour s’inquiéter des moustiques. La lune était presque pleine et seuls quelques nuages la masquaient comme autant de voiles fuligineux.
La nuit idéale pour attraper des feys.
J’écartai les feuilles et les morceaux de bois pour tracer un cercle non loin de la berge, puis ramassai les feuilles pour marquer le périmètre du dessin et le fixer dans ma tête. Je pris garde à me concentrer sur le cercle sans laisser échapper une once de pouvoir susceptible de trahir mon piège. Enfin, je peaufinai le tout en ajoutant le bol de miel et la coupe de lait.
Je pris un morceau de pain et me piquai le doigt avec mon couteau d’argent. Éclairé par la lune, le liquide foncé coula et j’en abreuvai le pain noir. Après, je disposai la tartine sur une petite assiette, son côté sanglant sur le dessus.
Le piège était prêt. Je rassemblai mes affaires et partis me cacher dans les broussailles.
En magie, il existe deux éléments fondamentaux pour capturer un fey. Primo, il faut maîtriser le concept des Noms Véritables. Chaque créature de l’Univers a le sien. Des sons uniques et des cadences précises attachés à des individus précis. Une sorte de bande originale. En connaissant le nom d’un être, on peut s’y associer – au sens magique du terme – comme un magicien peut affecter quelqu’un s’il dispose d’une boucle de cheveux, d’une rognure d’ongle ou d’une goutte de sang. Quand on connaît le nom d’une créature, on peut développer un lien magique avec elle, comme lorsqu’on appelle quelqu’un au téléphone grâce à son numéro.
Mais ça ne suffit pas. Il faut connaître la prononciation. Demandez à deux Roger Martin de dire leur nom, et il y aura toujours de subtiles différences d’intonation. Les magiciens ont l’habitude de répertorier les noms d’une multitude de créatures, d’esprits ou de gens. On ne sait jamais, ça peut toujours servir.
Secundo, il faut maîtriser le tracé du cercle. Pour la plupart des sorts, on est obligé d’en passer par là. Ce rond définit les limites de ce qu’un mage tente de réaliser. Ça l’aide à affiner sa magie, à la focaliser et à la manipuler avec plus de précision. Le cercle crée une sorte d’écran qui empêche l’énergie magique de fluctuer et la garde en place en attendant le bon vouloir du sorcier. Pour faire un cercle, on le grave dans le sol, on prend les mains d’un groupe de personnes, on tourne autour avec de l’encens, bref, on utilise n’importe quelle méthode tout en se concentrant sur le but à atteindre. À la fin, on lui insuffle un peu d’énergie, on ferme le circuit et tout est prêt.
L’autre avantage de ces cercles, c’est que les feys et les démons ne peuvent pas les traverser. Pratique, non ? En général, on les utilise pour leur interdire l’accès à une zone. Concevoir un cercle qui les maintient à l’intérieur est un peu plus compliqué. C’est là que le sang entre en jeu. Il apporte le pouvoir. Si on prend du sang à quelqu’un, on obtient une résonance métaphysique – une sorte d’énergie. Si on ne veut pas drainer d’énergie de cette façon, elle reste minuscule – c’est ce que font les vampires – mais suffisante pour fermer un cercle.
Vous connaissez la théorie, maintenant, mais je vous déconseille la pratique. Vous ne sauriez pas quoi faire en cas d’incident…
Je me cachai derrière un arbre et prononçai le nom du fey que je désirais appeler. Une cascade de syllabes des plus jolies, vraiment, surtout quand on sait que ce fey s’est toujours présenté sous le nom de « Tut-Tut ». J’instillai un peu de ma volonté dans le nom, juste ce qu’il fallait pour l’appel, quelque chose d’assez subtil pour l’attirer dans le coin sans l’y forcer. Enfin, en théorie.
Son nom ? Allons, pensez-vous qu’un magicien donne les noms comme ça ? Vous n’imaginez pas ce que j’ai dû faire pour l’obtenir.
Au bout de dix minutes, Tut apparut au-dessus du lac Michigan. Au début, je le confondis avec un reflet de la lune. Il faisait dans les quinze centimètres avec de grandes ailes de libellule et un tout petit corps gracile qui évoquait la splendeur des Seigneurs des feys. Il était entouré d’un nimbe d’argent et sa crinière magenta ressemblait au plumage d’un oiseau de paradis.
Tut adore le pain, le miel et le lait. C’est un vice assez répandu chez les feys de moindre rang. Ils n’ont pas assez de courage pour s’attaquer à une ruche et l’Outremonde souffre d’une pénurie de lait depuis que les laiteries automatisées ont envahi le marché. Inutile de dire qu’ils ne cultivent pas non plus de blé pour le moudre, le transformer en farine et en faire du pain.
Tut s’approcha du sol avec précaution en inspectant les alentours, mais sans me repérer. Je le vis se frotter les mains avant de s’approcher de la dînette disposée dans le cercle, l’estomac gargouillant. Une fois qu’il aurait pris du pain et que le cercle serait fermé, je pourrais négocier des informations contre sa liberté. C’était un esprit mineur du coin, une sorte de manutentionnaire de l’Outremonde. Si quelqu’un pouvait me parler de Victor Sells ou m’orienter vers une autre source d’informations, c’était bien Tut-Tut.
Indécis, l’esprit voletait autour du repas en se rapprochant un peu plus à chaque coup d’ailes. Le fey et le miel La phalène et la flamme. Ce n’était pas la première fois que Tut tombait dans le panneau, mais les feys ne sont pas renommés pour leur mémoire ou leur volonté.
Je retins quand même mon souffle.
Enfin, l’esprit s’empara du pain, le trempa dans le miel et l’engloutit. Un petit « pop » à peine audible trahit la fermeture du cercle.
Tut poussa un cri de lapin pris au piège et décolla immédiatement en direction du lac dans un vrombissement désordonné. Arrivé à la limite du cercle, il percuta un obstacle aussi solide qu’un mur de brique et émit un petit nuage de phosphènes argentés.
Tut hoqueta et retomba sur son cul de fey.
— J’aurais dû m’en douter ! pépia-t-il en me voyant sortir de ma cachette.
Sa voix aiguë ressemblait plus à celle d’un enfant que les ersatz qu’on entend dans les dessins animés.
— Je me disais bien que j’avais déjà vu ces assiettes quelque part ! Espèce d’ignoble vermine humaine ! Vicieux à gros nez !
— Salut, Tut. Tu te souviens du marché de la dernière fois ou on va devoir tout recommencer ?
Tut me toisa et sauta sur place en soulevant de nouveau de petits nuages argentés.
— Libère-moi ou je le dirai à la reine !
— Si je ne te libère pas, tu ne pourras rien lui dire. Et tu sais comme moi ce qu’elle penserait d’un petit fey assez stupide pour se laisser berner par un morceau de pain et du miel.
— Je te préviens, mortel, siffla Tut en croisant les bras, libère-moi immédiatement ou tu subiras la terrible, horrible et implacable malédiction des feys ! Tes dents pourriront ! Tes yeux tomberont ! Ta bouche s’emplira d’excréments et des vers couleront de tes oreilles !
— Allez, balance la sauce, lui dis-je. Après, on pourra négocier ta libération.
Il ne mentait pas très bien. Je le dupais chaque fois, mais il ne se rappelait jamais comment. Après plusieurs siècles d’existence, on a tendance à oublier les petits détails. Tut se renfrogna et tapa dans un caillou.
— Tu pourrais au moins faire semblant d’avoir peur, Harry.
— Désolé, Tut, je n’ai pas le temps.
— Le temps, le temps. Vous ne pensez donc qu’a ça, vous, les mortels ? Tout le monde parle de temps ! Toute la ville s’agite en geignant sur les retards et en écrasant les Klaxon. Ça n’a pas toujours été ainsi, tu sais ?
Je subis la leçon avec complaisance. De toute manière, Tut ne pouvait pas se concentrer suffisamment longtemps sur un sujet pour devenir pénible.
— Je me souviens des premiers habitants, avant que votre bande de pâlots renifleurs ne débarque. Eux, au moins, ils ne se plaignaient pas d’ulcères ou…
Tut porta son regard sur la nourriture et ses yeux étincelèrent. Il sautilla jusqu’au pain, racla le fond du miel et finit son festin comme un moineau avide.
— Tu m’as gâté, Harry. Pas une once de ces produits bizarres comme on nous en offre parfois.
— Des conservateurs.
— Si tu veux.
Tut finit le lait puis s’allongea sur le dos en se massant le ventre.
— Bien, dit-il. Relâche-moi maintenant.
— Pas encore, Tut. Avant, j’ai besoin de quelque chose.
— Les magiciens ! Toujours à vouloir des trucs ! cracha-t-il. Je peux te lancer le sortilège des excréments, tu sais ?
Il se releva et croisa les bras avant de me jeter un regard méprisant, comme si je n’étais pas une dizaine de fois plus grand que lui.
— Très bien, concéda-t-il. Je daigne t’octroyer une simple requête pour te remercier de ta cuisine si agréable.
— C’est très aimable de ta part, répondis-je en luttant pour garder mon sérieux.
Tut bomba le torse et parvint à me regarder de haut en continuant :
— Je suis bienveillant et sage de nature.
Je hochai la tête devant tant d’élévation d’esprit.
— Mouais, c’est ça… Bon, Tut, étais-tu dans le coin ces dernières nuits ? Ou connais-tu quelqu’un qui y était ? Je cherche une personne qui est peut-être venue ici.
— Si je te renseigne, je suppose que tu rompras le cercle qui s’est fortuitement refermé sur moi.
— Ça me semble normal.
Tut eut l’air de réfléchir comme s’il caressait l’idée de ne pas coopérer, puis il inclina la tête.
— Très bien, tu auras ton information, relâche-moi.
— C’est sûr ? me méfiai-je. Tu le promets ? Tut tapa de nouveau du pied et souleva un nouveau nuage argenté.
— Harry ! Tu sabotes l’atmosphère dramatique !
— Je veux une promesse, dis-je en croisant les bras.
— D’accord ! D’accord ! D’accord ! répondit Tut en levant les mains. (Et en vrombissant dans le cercle magique.) Je promets ! Je promets ! Je promets ! Je vais te renseigner ! Laisse-moi sortir ! Laisse-moi sortir !
Pour un fey, un serment prononcé trois fois est l’incarnation de la vérité absolue. J’approchai du cercle et brouillai le tracé, me concentrant sur sa rupture. Il se rompit avec un petit sifflement d’énergie.
Telle une comète miniature, Tut fila sur les eaux du lac Michigan et disparut avec un petit éclair, un peu comme le Père Noël. Bon, le Père Noël est un fey beaucoup plus gros et beaucoup plus puissant que Tut. En plus, je ne connais pas son Nom Véritable. D’ailleurs, je ne penserais jamais à coincer Papa Noël dans un cercle. Entre nous, je crois que personne n’a assez de couilles pour essayer…
Je fis les cent pas pour éviter de m’endormir. Tut n’enfreindrait aucune des règles des feys s’il tenait sa promesse en me donnant le renseignement pendant mon sommeil. En plus, je venais de le capturer et de l’humilier, et il aurait été bien content de me rendre la monnaie de ma pièce. Dans deux semaines, il ne se souviendrait plus de rien, mais, si je baissais ma garde ce soir, je risquais de me réveiller avec une tête d’âne – et je n’étais pas sûr que ça arrangerait mes affaires.
Je marchai et j’attendis. En général, il faut une demi-heure à Tut pour trouver les informations souhaitées.
Comme prévu, il revint trente minutes plus tard, tout en étincelles et en poussières lumineuses, et tourbillonna autour de ma tête en me saupoudrant les yeux d’argent.
— Harry ! J’ai réussi !
— Qu’as-tu trouvé, Tut ?
— Devine !
— Sûrement pas !
— Oh, allez ! Tu veux un indice ?
Je me rembrunis. J’étais fatigué et irrité, mais j’essayai de n’en rien laisser paraître. Tut ne pouvait pas aller contre sa nature.
— Tut, il est tard. Tu as promis de tout me dire.
— Pas marrant du tout, râla-t-il. Et après, tu t’étonnes de ne décrocher des rendez-vous qu’avec des gens qui veulent te tirer les vers du nez !
J’écarquillai les yeux et il hoqueta de plaisir.
— Haha ! J’adore ça ! On te surveille, Harry Dresden !
Voilà une vision étrange. Une dizaine de feys voyeurs voletant contre mes fenêtres pour m’espionner… J’allais devoir prendre des mesures pour les en empêcher. Je n’avais pas peur, non, mais on ne sait jamais…
— Dis-moi, Tut.
— Ça arrive, siffla-t-il alors que je lançais la main, les doigts tendus.
Il se posa au centre et je sentis à peine son poids. En revanche, son aura courut le long de ma peau comme un léger choc électrique. Il planta son regard dans le mien sans hésiter. Les feys n’ont pas d’âme à dénuder et ils n’ont aucune idée de ce que peut être celle d’un mortel.
— Bon, commença Tut en bombant le torse, j’ai parlé à Bleuet, qui a parlé à Nez-Rouge, qui a parlé à Meg O’Aspens, qui lui a dit qu’Yeux-d’Or a dit qu’il était avec le livreur de pizzas quand il est passé par ici la nuit dernière !
— Le livreur de pizzas ? m’exclamai-je.
— Pizza ! jubila Tut. Pizza ! Pizza ! Pizza !
Il reprit son vol erratique et je tentai de chasser cette satanée poudre enchantée avant de devoir éternuer.
— Les feys aiment la pizza ?
— Oh, Harry, dit Tut essoufflé, t’as jamais goûté de pizza ?
— Bien sûr que si.
— Et t’as même pas partagé avec moi ? souffla Tut, l’air blessé.
— Écoute, je peux vous ramener des pizzas dans pas longtemps, pour vous remercier de votre aide à tous.
Tut sautilla d’un de mes doigts à l’autre en exultant.
— Attends un peu que je leur dise ! On verra qui rira de Tut-Tut, après ça !
— Tut, dis-je en essayant de le calmer, il a vu autre chose ?
Tut s’immobilisa, soudain pensif.
— Il a dit que des mortels s’amusaient et qu’ils avaient besoin de la pizza pour reprendre des forces !
— D’où venait cette pizza, Tut ?
Le fey me regarda comme si j’étais totalement idiot.
— Mais enfin, Harry ! Du camion de pizzas !
Sur ces mots, il s’envola et disparut dans les arbres.
Je soupirai et hochai la tête. Tut ne ferait aucune différence entre Speed Rabbit et Pizza Hut. Il n’y connaissait rien et il ne savait pas lire. La plupart des feys ont l’écriture en horreur.
Bon, j’avais deux pistes. D’abord, on avait commandé une pizza. Cela signifiait deux choses. La première, la maison était occupée hier soir. La seconde, un livreur avait vu les occupants et leur avait parlé. Je pourrais peut-être retrouver le commis et lui demander s’il avait rencontré Victor Sells.
La deuxième piste tournait autour de l’amusement dont avait parlé Tut. Les feys ne s’intéressent pas trop aux divertissements des mortels, sauf quand ils impliquent beaucoup de nudité et de désir. Ces créatures adorent épier les adolescents qui se pelotent et elles aiment leur jouer des tours. Ainsi, Victor était venu avec quelqu’un d’autre, pour qu’il puisse y avoir « distraction »…
Je commençai à me demander si Monica Sells ne se voilait pas la face. En dépit de cet horrible talisman scorpion, son mari ne s’isolait pas pour apprendre la sorcellerie. Il se délassait dans son petit nid d’amour avec sa maîtresse, comme beaucoup de maris stressés qui s’ennuient auprès d’une épouse timide. Ce n’était pas très joli, mais je pouvais imaginer son état d’esprit.
Le problème restait de l’annoncer à Monica. À mon avis, elle n’allait pas vouloir entendre ce que j’avais découvert.
Je rangeai la vaisselle et le couteau dans mon sac. J’avais mal aux jambes à force de me tenir debout et de marcher. Vivement la maison et un bon lit douillet !
L’homme apparut sans un bruit ni un frémissement magique qui aurait trahi sa présence. Aussi grand que moi, il était beaucoup plus costaud et il brandissait une épée. Sa stature imposante n’était pas dénuée de dignité. La cinquantaine, ses cheveux bruns et plats grisonnant par endroits, il était tout de noir vêtu, un peu comme moi, mais sans le manteau. Seule sa chemise blanche tranchait, un vêtement plus souvent associé aux smokings. Ses yeux gris et perçants cernés de pattes-d’oie reflétaient la lumière de la lune en produisant le même éclat argenté que son épée. Il s’approcha de moi en parlant calmement.
— Harry Blackstone Copperfield Dresden, l’usage irréfléchi d’un Vrai Nom dans l’invocation et le lien d’un tiers viole la Quatrième Loi de la Magie. Je vous rappelle que vous êtes sous le coup de la Malédiction de Damoclès. Plus aucun écart ne sera toléré. À la prochaine infraction, la sentence sera appliquée sur-le-champ. La mort. Par l’épée.