Je marchai en peu avant de rentrer chez moi. Mes pensées et mes émotions tourbillonnaient plus vite que les vents d’orage qui quittaient la ville en survolant le lac. J’appelai un taxi depuis une station-service et l’attendis, appuyé contre un mur, en réfléchissant sous la bruine.
J’avais trompé la confiance de Murphy, et tant pis si c’était pour nous protéger, elle et moi. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Tout ce qui compte, c’est le résultat, et moi, j’avais menti à ma seule véritable amie. Même si je trouvais le ou les coupables et parvenais à les neutraliser, faisant ainsi le boulot de Karrin à sa place, je n’étais pas sûr qu’on puisse oublier cette trahison.
Je ruminais ces sombres préoccupations quand un homme portant un chapeau baissé qui lui cachait le visage me dépassa, se retourna et me cassa en deux d’un coup de poing.
J’eus à peine le temps de penser : « Ah non, pas encore une fois ! » avant qu’il ne double, puis triple son coup, me faisant chaque fois rebondir contre le mur.
Je faillis vomir, le souffle coupé. Même si j’avais eu un sort de prêt, je n’aurais pas pu le lancer tant j’avais du mal à respirer.
Le type arrêta de me frapper et me faucha les jambes d’un mouvement sec. Nous étions vendredi soir, près d’une station-service, il était presque minuit, toutes les voitures qui passaient assistaient au spectacle. Il n’allait quand même pas me tuer ! Sur le coup, j’étais trop fatigué et j’avais trop mal pour m’en inquiéter.
Alors que je gisais sur le sol, sonné, le mélange de sueur et d’eau de Cologne de mon adversaire emplissait mes narines. C’était le gars qui m’avait attaqué à la batte. Il me tira les cheveux, sortit des ciseaux et me coupa une mèche avant de me lâcher.
Mon sang se glaça.
Cet enfoiré m’avait pris des cheveux ! Il serait libre de s’en servir pour n’importe quel type de magie ou d’enchantement, du plus anodin au plus mortel, et je ne pouvais rien faire !
Il reprit sa route en marchant assez vite, mais sans courir. Poussé par la panique et le désespoir, je lui sautai dans les jambes et tentai de lui briser le genou.
J’entendis un craquement et l’homme hurla :
— Fils de pute !
Il tomba et me saisit les cheveux avec une de ses énormes mains calleuses. Je tentai de retrouver ma respiration, histoire de libérer mes tifs.
Le chapeau tomba et je reconnus mon agresseur. C’était un des séides de Marcone, celui qui boitait après m’avoir coursé depuis l’hôtel, jeudi après-midi. Manifestement, M. Patte-Folle avait des problèmes de rotule et je lui avais flanqué des complications…
J’attrapai son poignet à deux mains. Je ne suis pas particulièrement fort, mais très nerveux et têtu comme une mule, et je m’accrochai à son poing en essayant de desserrer ses doigts de gorille. Patte-Folle tenta de m’envoyer balader. Il avait un sacré paquet de muscles dans le bras, mais pas assez pour lutter contre le poids de mon corps. Il tenta de me décrocher de son autre main, en vain, et finit par me cogner dessus.
— Lâche-moi, bon sang ! Lâche-moi ! meugla-t-il.
Je rentrai la tête entre les épaules sans lâcher prise. Si j’enfonçais mes pouces dans ses tendons, il serait obligé de laisser mes cheveux en paix. J’imaginai que son poignet était en pâte à modeler, et mes doigts en acier. Je tins bon. Ses doigts commencèrent à s’ouvrir et je libérai quelques mèches de mes précieux cheveux.
— Bon Dieu ! cria quelqu’un. Allez, Mike, viens !
Un bruit de course.
Deux types en baskets et survêtement nous séparèrent, et je hurlai de frustration lorsque quelques brins de ma crinière tombèrent sur le sol. Mais le type en avait gardé des boucles et il n’allait pas les lâcher.
— Du calme, mon gars, dit un des Samaritains en m’écartant du truand. Tout va bien.
Inutile d’essayer de résister à ces deux types… Je parvins quand même à lancer :
— Mon portefeuille, il a mon portefeuille !
Considérant mes vêtements en loques et le costard de Patte-Folle, ce mensonge n’avait aucune chance de marcher. Enfin, il n’aurait pas dû, si l’autre crapule ne s’était pas mise à fuir. Un peu interloqués, les deux mecs me libérèrent et remontèrent vite dans leur voiture. Je me remis sur mes pieds pour me lancer aux trousses de mon agresseur. Mes poumons sifflaient comme un vieil accordéon. Patte-Folle s’engouffra dans une voiture et il avait déjà démarré quand j’arrivai à sa hauteur. J’en fus quitte pour une bonne bouffée de gaz d’échappement. Les feux arrière de sa caisse disparurent dans la nuit.
Mon cœur battait la chamade et ça ne s’arrangea pas quand je retrouvai mon souffle. Mes cheveux ! Johnny Marcone avait une boucle de mes cheveux ! Il la refilerait à un magicien qui ferait de moi ce qu’il voulait.
Le sorcier pouvait s’en servir et m’arracher le cœur comme à Tommy Tomm, Jennifer Stanton et Linda Randall. Marcone m’avait prévenu deux fois. À présent, il allait se débarrasser de moi une bonne fois pour toutes.
La colère balaya la fatigue et la peur.
— Tu veux la guerre ? grognai-je. Tu vas avoir la guerre !
Il me restait à retrouver Marcone, Patte-Folle et le magicien, quelle que soit son identité. Je devais récupérer mes cheveux, dénicher ces truands et les disposer comme des quilles pour offrir à Murphy le plaisir de faire un strike.
Il était hors de question de laisser tomber cette histoire. Marcone et ses hommes avaient déjà essayé de me tuer une fois et ils allaient recommencer.
Non. Ce n’était pas le genre de Johnny. Ça n’avait aucun sens, sauf si c’était son gang qui revendait le Troisième Œil depuis le début. Mais si ce mafieux avait un mage à sa botte, pourquoi essayer de m’acheter ? Il aurait été plus simple de prendre une boucle de mes cheveux quand son gorille m’avait assaisonné à la batte. Il n’aurait plus eu qu’à me tuer quand je m’y attendais le moins.
Était-ce Marcone ? Ou avait-il une vipère dans sa bande ?
Pour l’instant, ça n’avait pas d’importance. Une chose était claire : quelqu’un possédait une mèche de mes cheveux. Quelque part dans la nuit, un magicien voulait ma peau.
En tout cas, ce sorcier n’était pas très adroit. Je m’en étais aperçu en effaçant son sortilège d’hologramme. Il devait avoir une sacrée paire de couilles et une bonne puissance brute pour réussir à canaliser le pouvoir de l’orage tout en s’attachant les services d’un démon, mais dans une confrontation directe, il ne faisait pas le poids. Ce gars avait tout du grand adolescent enthousiaste qui découvre ses capacités. Moi, j’avais des couilles et du pouvoir, mais en plus, l’entraînement, la pratique et l’expérience étaient de mon côté.
En outre, à cet instant j’étais assez furieux pour manger des clous et recracher des trombones.
L’Homme de l’Ombre ne pouvait rien me faire pour le moment, il n’était pas assez fort. Pour m’assassiner, il devait attendre le prochain orage. J’avais le temps d’agir. Il me suffisait de découvrir où Patte-Folle avait emporté mes mèches et je me mettrais en chasse.
J’eus un éclair de génie. Si ces cheveux pouvaient servir à établir un lien avec moi, il me suffisait d’inverser le processus et de créer un lien avec mes cheveux. Bon sang, je pouvais peut-être même les faire brûler depuis mon appartement. En revanche, la formule d’un tel sort devait être compliquée. Heureusement que j’avais Bob, qui pourrait m’aider à découvrir le rituel approprié en quelques minutes, et pas en plusieurs heures – ou jours.
Je tirai soudain la tronche.
Bob était parti pour vingt-quatre heures. Il m’en faudrait au moins dix à douze pour établir le protocole magique, et je doutais que mon cerveau soit capable de se concentrer sur une tâche aussi complexe pour l’instant.
Je pouvais appeler Murphy. Elle saurait où se planquaient Johnny et Patte-Folle. Elle me donnerait sans doute une idée pour retrouver les truands et l’invocateur fou.
Non, plus maintenant… Même si elle acceptait, elle demanderait à connaître toute l’histoire et elle serait fichue de me placer sous protection policière pour mon propre bien, ou je ne sais quoi d’aussi farfelu.
Je serrai les poings et mes ongles pénétrèrent dans mes paumes. Il faudrait que je pense à les couper, de temps en temps…
Je regardai mes ongles.
Puis je me précipitai vers les lumières de la station-service pour examiner mes mains.
J’avais blessé la brute quand je m’étais agrippé à son poignet et il y avait du sang sous mes ongles. J’éclatai de rire. Je n’avais pas besoin de plus.
Je m’abritai de la pluie pour dessiner un cercle à la craie sur le béton. Après y être entré, je me grattai les ongles pour faire tomber entre mes pieds le sang qui étincela dans l’humidité ambiante.
L’étape suivante me prit un peu plus de temps, mais je décidai d’utiliser un sort de localisation de ma connaissance, plutôt que d’en élaborer un plus raffiné. Je m’arrachai des poils du nez et les mélangeai avec la peau et le sang de Patte-Folle. Enfin, je touchai le bord de l’anneau pour le fermer.
Rassemblant ma colère, ma peur, ma migraine et mes douleurs à l’estomac, je les projetai dans mon sort.
— Segui votro testatum !
Un flux d’énergie se focalisa autour de mon nez et j’éternuai plusieurs fois. Puis l’odeur de l’eau de Cologne monta à mes narines. Je me relevai, ouvris le cercle avant de le quitter. Puis je tournai lentement en rond : la piste venait du sud-ouest, vers les beaux quartiers de Chicago.
Je ris de nouveau. Ce fumier était à moi ! Je pouvais le pister jusqu’à Marcone – ou son véritable chef –, mais il fallait le faire tout de suite. Le sort ne fonctionnerait pas longtemps avec aussi peu de sang.
— Hé, mec ! lança un chauffeur de taxi par la vitre de sa voiture.
— Quoi ? répondis-je.
— T’es aveugle ? T’as pas appelé le central ?
J’eus un sourire mauvais, tout excité à l’idée de botter le cul de mon agresseur et de l’invocateur.
— En effet.
— Encore un dingue ! Monte.
Le type me regarda embarquer d’un air soupçonneux.
— On va où ?
— Deux arrêts, dis-je en lui donnant mon adresse.
Je m’installai sur la banquette et ma tête se tourna automatiquement vers la piste de ceux qui voulaient ma mort.
— Ça en fait un. Et le deuxième ?
Je fermai à demi les yeux. Il me fallait un peu de matériel. Mes talismans, mon bâton de combat, ma crosse et un fétiche d’une importance capitale. Après, j’allais avoir une sérieuse conversation avec un des criminels les plus dangereux de la ville.
— Je vous le dirai quand on y sera.