Je roulais comme si ma vie en dépendait. Une image assez juste…
La voiture de Mac était une TransAm 89, blanche, équipée d’un moteur huit cylindres. Le compteur monte à 200, et je suis sûr d’être allé au-delà à certains moments. La pluie conjuguée à ma vitesse excessive rendait la route extrêmement dangereuse, mais j’avais la meilleure des motivations, aussi ne ménageais-je pas la boîte de vitesses. Je surfais toujours sur la vague de colère qui m’avait poussé loin des ruines de mon bureau et soustrait aux griffes de Morgan.
Avec l’heure tardive, les nuages qui s’accumulaient assombrissaient le ciel. La foudre avait des reflets émeraude assez insolites, et le feuillage des arbres se détachait avec violence dans le ciel nocturne. Sur la route, les bandes blanches étaient trop ternes. Outre les lampadaires, la plupart des véhicules que je croisais sur l’autoroute avaient leurs phares allumés.
Heureusement pour moi, le trafic n’était pas trop chargé. Si nous avions été un autre jour que dimanche, je serais mort mille fois. De plus, je dus me faufiler entre la relève des brigades routières, car personne ne m’arrêta.
J’essayai d’attraper la station météo sur l’autoradio, mais je dus abandonner. Grâce à l’action combinée de l’orage et de mon agitation, l’appareil ne produisait que des parasites et absolument rien d’audible au sujet de la tempête. Il ne me restait plus qu’à prier pour arriver à Lake Providence avant elle.
Gagné ! La pluie était derrière moi quand j’atteignis les abords de la bourgade. Je freinai pour aborder la rue qui menait à la maison des Sells, commençai une bonne séance d’aquaplaning, transformai le drame potentiel en dérapage contrôlé avec plus de maîtrise et de professionnalisme que j’en possédais réellement, et réussis à revenir sur la bonne route.
Je remontai l’allée de la résidence située sur la petite presqu’île marécageuse qui mordait sur le lac Michigan. Enfin, je m’arrêtai en faisant gronder le moteur et gémir les freins. Un instant, je me crus dans la peau de Magnum. Il était agréable de trouver une voiture de sport qui ne me claque pas entre les pattes, parce que La Coccinelle, ça va un moment. Enfin, bref, la caisse avait résisté jusqu’au repaire de Victor, et je bénis Mac quand j’en sortis.
Les dernières averses avaient inondé l’allée centrale. Même si ma jambe blessée m’empêchait de courir, la rage me donnait des ailes et je volai presque jusqu’à la maison. L’orage approchait, il avait déjà dépassé le lac. Je voyais le rideau de pluie tomber sur les berges.
Je puisai dans mes dernières réserves d’énergie, rassemblai tout le pouvoir disponible et affûtai mes sens au maximum. Je n’étais plus qu’à une vingtaine de mètres de la demeure quand je m’immobilisai, les yeux fermés. Il fallait s’attendre à des pièges magiques ou à des alarmes, voire à quelques esprits gardiens invisibles à l’œil nu. Sans compter les illusions ou les sorts qui pouvaient me dissimuler l’Homme de l’Ombre. Il fallait que je désamorce tout ça, que j’absorbe la plus petite bribe d’information.
Je libérai ma Clairvoyance.
Comment décrire la vision d’un magicien ? Cela échappe presque à toute définition. Détailler une chose aide à l’expliquer, à la circonscrire, à l’enfermer dans une grille de références. Les mages utilisent la Clairvoyance depuis l’aube de l’humanité, et ils n’ont toujours pas compris comment et pourquoi elle fonctionne.
Tout ce que je peux dire, c’est que j’avais l’impression qu’on avait retiré la cagoule qui m’occultait non seulement la vue, mais tous les autres sens. Tout à coup, je perçus les relents de poisson et de boue montant de la rive du lac, le parfum des frênes et l’odeur de la pluie qui précède l’orage, portée par ses vents sulfureux. En regardant les arbres, je les vis dans leurs nouvelles parures du printemps, mais aussi dans la pleine floraison de l’été, la splendeur de l’automne et la nudité austère de l’hiver. La maison me révélait tous ses composants. Les poutres se faisaient l’écho de forêts spectrales et les fenêtres pleuraient les plages sablonneuses. Les vents m’apportaient la chaleur de juillet et le froid de décembre. Je vis cette bâtisse dévorée par les flammes, une tragédie potentielle qui flottait sur le cours des heures à venir.
L’édifice était un espace de pouvoir en lui-même. Un linceul d’émotions négatives le couvrait comme un lierre maléfique. Le désir, l’avidité et la haine dominaient. Toutes sortes d’esprits et de chimères rôdaient autour de la maison bercée par les effluves de colère, de désespoir et de peur. Ce genre d’endroit attire toujours sa cohorte d’ombres errantes, comme un grenier allèche les rats.
Un crâne gigantesque apparaissait en superposition contre la bâtisse. En fait, il avait partout. Silencieux, blancs comme le plâtre et aussi réels que vous et moi. On eut dit qu’un fétichiste les avait dispersés ici et là pour préparer une fête des plus sinistres. La mort. La mort nichait dans un avenir tangible, solide et inévitable lié à la maison.
Peut-être le mien.
Un frisson me parcourut et je chassai cette idée. Quelles que soient l’intensité de la vision et la puissance de l’image conférée par la Clairvoyance, l’avenir est changeant, il peut toujours être modifié. Toujours !
Avec un peu de chance, personne ne mourrait ce soir. Inutile d’en arriver là, ni pour eux ni pour moi…
Mais un sombre pressentiment me hantait. J’examinai cette demeure obscure, avec toute cette concupiscence, cette peur, cette haine dévoilée comme un manteau de peau humaine accroché aux épaules d’une belle fille aux cheveux délicats, aux lèvres pulpeuses, avec des yeux concaves et des dents pourries. Elle me repoussait et m’effrayait.
Pourtant elle avait aussi un charme indéfinissable qui m’attirait. Ici, le pouvoir était à ma disposition, une puissance que j’avais repoussée si longtemps auparavant. J’avais rejeté ma seule famille pour échapper à un tel pouvoir. Une force qui m’aurait permis de plier le monde à ma volonté, de le façonner, de balayer toutes ces vétilles nommées « lois » et « civilisation », pour imposer l’ordre au désordre et garantir ma sécurité – ma position.
En un mot, mon avenir.
Et comment m’avait-on récompensé d’avoir résisté à la tentation ? Les mages de la Blanche Confrérie que j’avais protégés me méprisaient et s’étaient servis des règles que j’avais respectées pour me faire condamner, alors qu’on m’avait offert le monde sur un plateau.
Je pouvais éliminer Victor Sells avant même qu’il s’aperçoive de ma présence. Je pouvais déchaîner la fureur et le feu sur cette maison, éliminer ses occupants et ne laisser que des ruines. Il serait aisé de me servir de toutes les forces obscures qu’il avait rassemblées, d’accomplir mes vœux les plus chers, et tant pis pour les conséquences !
Pourquoi ne pas le tuer tout de suite ? La Clairvoyance me révélait une pulsation violacée, derrière une fenêtre. On préparait un sort. L’« Homme de L’Ombre » était chez lui et il s’apprêtait à lancer le rituel qui me détruirait. Pourquoi aurais-je dû l’épargner ?
Je serrai les poings, au comble de la rage. La tension crépitait dans l’air et j’étais à un souffle d’annihiler la maison, Victor Sells et tous ses séides. Avec une telle puissance, je pouvais même en remontrer au Conseil, à ces vieux décrépis sans imagination ni ambition. La Blanche Confrérie et son chien de garde, Morgan, ne soupçonnaient pas l’étendue de mes pouvoirs. Toute l’énergie dont j’avais besoin était là, courtisant ma colère et prête à réduire en cendres tout ce que je haïssais… ou craignais.
Soudain, le pentacle d’argent légué par ma mère s’embrasa d’une flamme froide et mon cœur s’emballa. Je vacillai en levant une main. Mes doigts étaient tellement crispés que j’avais du mal à les ouvrir. Ma main trembla, oscilla, puis commença à retomber.
Un phénomène étrange se produisit. Une autre main se referma sur la mienne. Fine et délicate, elle la releva comme celle d’un enfant pour la refermer sur mon pentagramme.
Avec sa force tranquille, la géométrie ordonnée et rationnelle du talisman m’envahit. L’étoile à cinq branches est un symbole de magie blanche parmi les plus anciens. Et aussi tout ce qu’il me restait de ma mère… Elle me redonna une chance d’éclaircir mes idées.
Je pris de profondes inspirations pour dépasser la colère, la haine et le désir qui brûlaient en moi. La magie ne doit pas servir à se venger ni à punir. Elle vient de la nature, elle vit en harmonie avec les éléments, avec l’énergie de tous les êtres vivants, et surtout des gens. La magie d’un homme révèle son vrai visage, son essence. Observer comment il emploie sa force est le meilleur moyen de connaître son âme.
Je ne suis pas un meurtrier, contrairement à Victor Sells. Je m’appelle Harry Blackstone Copperfield Dresden. Je suis un magicien. Les mages contrôlent leurs pouvoirs, pas l’inverse. Les magiciens ne se servent pas de la magie pour tuer les gens, ils l’utilisent pour découvrir, protéger, réparer et aider. Pas pour détruire.
Ma colère s’évapora. Ma haine retomba et je me ressaisis. La douleur, dans ma jambe, n’était plus qu’un élancement et je frissonnai en recevant de nouvelles gouttes de pluie. Je n’avais ni mon bâton ni ma crosse, et mes autres fétiches étaient épuisés. Tout ce qui me restait était au fond de moi.
Je relevai la tête, me sentant soudain bien seul et bien petit. Personne ne me tenait la main, personne n’était campé à mes côtés. Pourtant, une seconde, je crus sentir un parfum familier, mais il disparut. Je ne pouvais faire : appel à personne.
À part moi.
— Mon vieux Harry, dis-je tout haut, on ne peut pas faire mieux, alors…
Sur ces bonnes paroles, je bravai la tempête pour m’approcher de cette maison chargée de maléfices qui irradiait la sauvagerie et le mal, nichée dans son décor spectral couvert de crânes. Je me préparai à affronter un assassin en position de force dans son sanctuaire, prêt à tout pour m’éliminer, et je ne pouvais compter que sur mon intelligence, mon expérience et mon entraînement.
Et après, on dira que je ne fais pas le plus beau métier du monde ?