Chapitre 27

Il faisait sombre et froid. La douleur me réveilla, je crachai mes poumons. La pluie dégoulinait sur mon visage. Je n’avais jamais rien senti d’aussi agréable. Le visage de Morgan étant collé au mien, je compris qu’il m’avait fait de la respiration artificielle.

Beurk !

Je toussai en m’asseyant, luttant pour reprendre mon souffle. Le gardien m’examina un instant, puis il se redressa, l’air morose.

Je parvins à trouver assez d’air pour parler.

— Vous m’avez sauvé.

— Oui, grogna-t-il.

— Pourquoi ?

Il me regarda et se pencha pour récupérer son épée et la glisser dans son fourreau.

— Parce que j’ai vu ce qui s’est passe là bas. Je vous ai vu risquer votre vie pour arrêter l’Homme de l’Ombre. Vous n’avez violé aucune loi et vous n’êtes pas l’assassin.

— Ça n’explique pas pourquoi vous m’avez sauvé…

Morgan se tourna vers moi, ébahi.

— Comment ça ?

— Vous auriez pu me laisser mourir…

— Vous êtes innocent, répondit le gardien, impassible. Vous êtes un membre de la Blanche Confrérie… (À ces mots, sa bouche se tordit comme s’il avait mordu dans un citron.) En principe… Il est donc de mon devoir de protéger votre vie.

— Je suis innocent.

— Oui.

Donc, ça signifie que j’étais dans mon droit et que vous étiez…

— Plus que prêt à exécuter la Malédiction si vous franchissiez la ligne, Dresden. N’allez pas croire que votre innocence vous blanchit totalement à mes yeux !

— Mais si ma mémoire est bonne, le gardien a pour devoir de rapporter ma conduite au Conseils non ? Il se rembrunit davantage.

— Donc, poursuivis-je, lundi, vous raconterez tout ce qui s’est passé. La vérité et rien que la vérité !

— Oui, grogna Morgan. Il se pourrait même que la Malédiction de Damoclès soit levée.

J’eus un rire toussotant.

— Ne vous réjouissez pas trop vite, Dresden. Beaucoup de membres du Conseil savent que vous commercez avec les forces des ténèbres. Nous ne vous quitterons pas des yeux. Nous vous surveillerons nuit et jour et nous prouverons que vous êtes une menace !

Je ris si fort, cette fois, que j’en retombai sur le côté.

— Ça va ? demanda Morgan.

— Donnez-moi quelques litres de Listerine et ça devrait aller.

Le gardien continua à me fixer et mon hilarité redoubla. Il leva les yeux au ciel et grommela quelque chose au sujet de la police qui arriverait d’une minute à l’autre pour me soigner. Il se retourna et s’enfonça dans les bois sans cesser de bougonner.

Les autorités surgirent juste à temps pour arrêter les Beckitt – au moins pour attentat à la pudeur. Plus tard, ils furent mis en examen dans l’affaire du Troisième Œil, puis inculpés de trafic de stupéfiants. Heureusement qu’ils dépendaient de la juridiction du Michigan. À Chicago, ils ne seraient jamais sortis Vivants de la prison. Ça n’aurait pas été bon pour les affaires de Marcone.

Un mystérieux incendie s’était déclaré dans La Cafétéria le soir de ma visite. Il paraît que Johnny Gentleman n’a eu aucun mal à toucher son assurance en dépit des rumeurs qui circulaient. Dans les rues, le bruit courait que Marcone avait engagé Harry Dresden pour éliminer le chef du gang du Troisième Œil. Le genre d’« on-dit » dont l’origine reste inconnue. Je ne fis aucun effort pour démentir. Pourquoi courir le risque d’exploser dans ma voiture ?

J’étais trop mal en point pour assister au Conseil de la Blanche Confrérie, mais j’appris qu’il avait décidé de lever la Malédiction de Damoclès – un nom que j’avais toujours trouvé un peu prétentieux, d’ailleurs – à cause de « mes actions valeureuses au-delà de l’appel du devoir ». Je crois que Morgan ne me pardonnera jamais de faire partie du camp des gentils. Avec son obsession maladive de l’honneur et des traditions, il a dû s’étouffer avec sa langue en racontant mes exploits devant le Conseil. Nous nous détestions, mais je devais bien admettre que ce type était honnête.

Au moins, je n’aurai plus à craindre de le voir débarquer chaque fois que je lancerai un sort.

Enfin, espérons.

Murphy resta dans un état critique pendant soixante-douze heures, mais elle s’en tira. Sa chambre était dans le même couloir que la mienne. Je lui ai envoyé des fleurs et les restes de ses menottes. J’avais ajouté un mot où je lui disais de ne pas me demander comment la chaîne avait pu être coupée aussi parfaitement. Elle n’aurait jamais cru à l’histoire de l’épée magique. Les fleurs avaient dû arranger les choses, car, dès qu’elle fut en état de marcher, elle vint dans ma chambre pour me les jeter au visage, avant de repartir sans dire un mot.

Elle prétendait ne pas se souvenir de l’épisode du bureau. C’était peut-être vrai. De retour au commissariat, elle annula le mandat d’arrêt et m’appela pour un conseil, le lendemain. Elle m’envoya aussi un gros chèque pour couvrir les frais de l’enquête sur les meurtres. Nous étions peut-être de nouveau amis, sur le plan professionnel.

Mais nous ne plaisantions plus.

Certaines blessures mettent du temps à cicatriser.

La police avait découvert les restes du stock de Troisième Œil dans la maison du lac, et Victor Sells fut inculpé à titre posthume. Monica Sells et ses enfants furent admis dans le programme de protection des témoins. J’espère que leur vie est plus agréable, à présent. En tout cas, elle pourrait difficilement être pire…

Bob finit par rentrer à la maison, plus ou moins dans la limite des vingt-quatre heures et je fis mine d’ignorer les rumeurs au sujet d’une fête orgiaque, donnée à l’université de Chicago, qui aurait duré du samedi soir au dimanche soir. Bob fit de même.

« UN RENDEZ-VOUS AVEC LE DIABLE » clamait la une des Arcanes de lundi. Susan était passée à l’hôpital pour m’en apporter un exemplaire et en discuter. Le plâtre qui immobilisait mes hanches l’amusa beaucoup. Je devais le garder jusqu’à ce que les médecins parviennent à me passer à la radio. Bizarrement la machine n’arrêtait pas de tomber en panne. Susan fut même touchée par mon manque de mobilité. Je jouais sur la corde sensible pour lui extorquer une nouvelle soirée et ça ne parut pas trop l’ennuyer.

Cette fois, aucun démon ne vint nous déranger et je n’eus aucun besoin des philtres d’amour ou des conseils de Bob. Merci beaucoup !

Je rendis sa TransAm à Mac et récupérai ma Coccinelle. Je ne sais pas si l’échange était vraiment rentable, mais ma caisse roulait. La plupart du temps.

Je m’arrangeai également pour faire livrer des pizzas à Tut-Tut et ses amis – tous les jours pendant une semaine. Le livreur a dû me prendre pour un marteau quand je lui ai demandé de laisser les pizzas sur le bas-côté de la route. Mais je n’en avais rien à foutre, puisque j’honorais mes promesses.

Mister s’est senti un peu floué dans l’affaire, mais sa dignité l’empêcha d’insister sur ce genre de broutilles.

Et moi ? Qu’ai-je gagné dans l’histoire ? Je ne sais pas. J’ai échappé à un ennemi qui me poursuivait depuis longtemps. J’ignore précisément lequel. Selon les conservateurs de la Blanche Confrérie – des gens comme Morgan –, j’étais l’Antéchrist en puissance, et je commençais à les croire. L’avantage, pour eux, était d’avoir acquis une certitude. Personnellement, je doutais encore. Le pouvoir était là. La tentation aussi. Il fallait apprendre à vivre avec.

Ça me va !

Chaque jour, le monde devient plus étrange et plus sombre. Les choses s’accélèrent et risquent d’échapper à tout contrôle. Nous vivons la fin d’un cycle et l’homme ne sait plus qui il est.

De mon côté, j’essaie de rester moi-même. Je ne veux pas vivre dans la jungle de Victor, même si elle a fini par le dévorer. Je ne veux pas exister dans un monde où le fort commande et le faible obéit. Je préférerais un endroit plus tranquille, où les trolls restent sous leurs putains de ponts et où les elfes arrêtent d’enlever les enfants. Un lieu où les vampires gardent leurs distances, les feys s’occupant de leurs oignons.

Je m’appelle Harry Blackstone Copperfield Dresden. Invoquez mon nom à vos risques et périls. Quand votre vie bascule, lorsque les fantômes jouent avec l’interrupteur et que personne d’autre ne veut vous aider, appelez-moi.

Je suis dans l’annuaire.


Fin du tome 1
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