L’immeuble était fermé le dimanche. Je cassai presque la clé en ouvrant la porte. Sans perdre de temps avec l’ascenseur, je montai les marches quatre à quatre.
Cinq étages ! Je mis moins d’une minute, mais je détesterai chacune de ses secondes jusqu’à la fin de mes jours. Arrivé à mon étage, j’avais les poumons en feu et la bouche sèche. Je courus vers mon bureau. Le couloir était calme et silencieux. Seuls le panneau de l’issue de secours et la lumière du soleil éclairaient l’endroit. Les ombres s’allongeaient un peu partout.
Ma porte était entrouverte. Mon souffle pourtant rauque ne parvenait pas à couvrir le grincement du ventilateur. La grande lumière n’était pas allumée, mais la lampe de bureau, si. Un filet doré fusait jusque dans le couloir. Je m’arrêtai sur le palier, tremblant tellement que j’avais du mal à tenir mes bâtons.
— Murphy ? Murphy, tu es là ?
Ma voix était cassée, sans aucune puissance.
Je fermai les yeux, tendis l’oreille et crus entendre deux bruits.
Le premier était une respiration laborieuse accompagnée d’un gémissement. Murphy. Le second était un crissement de chitine. L’air empestait la poudre. La colère m’envahit. La créature de Sells avait blessé mon amie. Il était hors de question de rester là à ne rien faire !
J’ouvris la porte de la pointe de ma crosse et entrai silencieusement, bâton de combat tendu, des mots de pouvoirs sur mes lèvres.
Juste en face de ma porte, j’ai disposé une table qui propose des prospectus comme « Les sorcières ne flottent pas si bien que ça » ou « La magie en l’an 2000 ». J’en avais écrit certains et je les réservais aux curieux qui voulaient en savoir plus sur la magie. Je glissai mon bâton dessous. Rien. Je me relevai pour observer les alentours.
À ma droite, des armoires de rangement s’alignaient le long du mur, près de quelques chaises. Les armoires étaient fermées, mais quelque chose pouvait très bien se cacher sous les sièges. Je déviai sur la gauche, vérifiai derrière la porte, puis me collai au mur en inspectant la pièce.
Mon bureau est dans le coin du fond, à droite en entrant, dans la diagonale de la porte. Un meuble d’angle… Il y a des fenêtres de chaque côté, et mes rideaux étaient baissés, comme d’habitude. Le vieux ventilateur fatigué grinçait au milieu du plafond.
Je regardai partout, les sens en alerte. Ravalant ma colère, je me forçai à rester sur mes gardes. Je n’aiderais pas Murphy s’il m’arrivait la même chose qu’à elle.
J’avançai lentement, brandissant mon bâton de combat.
J’aperçus les baskets de Karrin et, à en juger par l’angle de ses pieds, j’imaginai quelle était couchée sur le côté. Pas moyen de voir le reste de son corps. Je progressai encore et peu à peu le bureau apparut.
Je gardai mon bâton braqué comme un pistolet.
Murphy gisait sur le sol, la tête reposant sur sa chevelure dorée, les yeux grands ouverts, le regard vide. Elle portait un jean, une veste simple et un blouson de sport. Une tache de sang auréolait son épaule gauche. Son pistolet était à quelques centimètres de sa main. Elle respira un peu avant de gémir sous l’effort.
— Murphy, soufflai-je, les larmes aux yeux, avant de répéter plus fort : Murphy !
Elle bougea. Au moins, elle réagissait à ma voix.
— Du calme, du calme, dis-je. Arrête. N’essaie pas de bouger. Je vais essayer de t’aider.
Je m’agenouillai à ses côtés sans quitter la pièce des yeux. Rien de visible. Je posai mon bâton pour prendre le pouls de Murphy. Il était rapide, irrégulier. Elle ne saignait pas assez pour que ce soit grave, mais j’examinai son épaule. Malgré l’épaisseur du blouson, je sentis l’œdème.
— Harry, murmura-t-elle. C’est toi ?
— Oui, Murph, répondis-je en saisissant le téléphone. Tiens le coup, je vais appeler une ambulance.
Le tiroir du milieu était vide.
— Je n’arrive pas à y croire. Espèce de fumier, souffla péniblement Murphy. Tu m’as tendu un piège.
— Chut, fis-je en composant le numéro des urgences. Tu as été empoisonnée. Tu as besoin de soins.
L’opératrice prit mes coordonnées et je lui précisai qu’il fallait s’équiper de sérums antivenimeux. Elle me demanda d’attendre. Comme si j’avais le temps ! La saloperie qui avait attaqué Murphy rôdait encore dans les parages. Il fallait que je sorte Karrin d’ici et que je récupère le talisman pour pouvoir lutter contre Victor Sells dans son repaire du lac.
Murphy s’agita encore et je sentis quelque chose de froid se refermer sur mon poignet. Je n’en croyais pas mes yeux. À moitié dans le coaltar, elle réussit à boucler l’autre extrémité des menottes autour du sien.
— Tu es en état d’arrestation, souffla-t-elle. Empaffé ! En attendant de passer aux aveux, tu n’iras nulle part.
— Murph ? Mon Dieu, tu ne te rends pas compte de ce que tu fais !
— Oh que si ! répondit mon amie en esquissant son rictus de circonstance. Tu aurais dû venir me voir ce matin… Je te tiens maintenant, Dresden. Pauvre crétin !
J’eus l’impression que le plancher se dérobait sous mes pieds.
— Espèce de connasse têtue des enfers ! Il faut que je te sorte d’ici avant qu’il revienne !
À ce moment, le scorpion surgit de l’ombre, sous mon bureau. Aucune chance de l’écraser sous ma chaussure, car il avait la taille d’un gros terrier, à présent. La carapace ocre luisante, il était d’une rapidité effroyable.
Je me jetai sur le côté en voyant sa queue se détendre. Le dard s’enfonça à quelques centimètres de mes yeux. Un liquide frais éclaboussa ma joue et la peau brûla aussitôt. Du venin !
Mon réflexe de survie avait fait rouler mes bâtons, et je tentai de me tortiller pour les attraper. Les menottes de Murphy m’en empêchant, nous grimaçâmes tous deux à cause de la morsure des bracelets. Je sentis le poli de ma crosse sous le bout de mes doigts, mais il y eut un nouveau bruit de course. La créature allait m’attaquer dans le dos. Le bâton glissa hors de portée.
Je n’avais pas le temps de lancer un sort. J’arrachai un tiroir de mon bureau et parvins de justesse à me retourner pour le placer entre l’aiguillon et moi. Il y eut un souffle d’air suivi d’un bruit mat. Larme s’était fichée dans le bouclier improvisé. Une pince s’attaqua à mon pantalon, arrachant un morceau de viande par la même occasion, je hurlai.
Je lançai au loin le tiroir et le scorpion qui y était toujours accroché. Ils s’écrasèrent à quelques mètres de moi.
Karrin délirait, totalement inconsciente de la situation. Sûrement l’effet du poison.
— Ce n’est pas la peine, Dresden. Je te tiens maintenant. Inutile de te débattre. Mets-toi à table !
— On ta déjà dit que tu compliquais un peu les choses de temps en temps, Murphy ?
Je me rapprochai pour passer ma main enchaînée sous son dos en rabattant son autre bras. J’allais essayer de la transporter, mon bras droit sous son bras gauche, unis par la paire de menottes.
— Mon ex-mari, gémit-elle.
Je clopinai en direction de la porte. Une douleur lancinante montait de ma jambe blessée et du sang coulait.
— Que se passe-t-il ? (La peur et la confusion déformaient la voix de Murphy.) Harry, je ne vois plus rien.
Et merde ! Le poison la tuait. En général le venin du scorpion brun d’Amérique du Nord est aussi dangereux que celui d’une abeille, mais les abeilles lambda ne font pas la taille d’un chien. En plus, Murphy n’était pas très épaisse. Si le dard lui avait inoculé beaucoup de toxine, elle avait peu de chances de s’en tirer. Elle avait besoin de soins. Maintenant.
Avec les mains libres, j’aurais récupéré mes bâtons et livré bataille. Attaché à Karrin, je préférai ne pas tenter le coup. Même si j’arrivais à me protéger, la bestiole pouvait piquer Murphy de nouveau et la tuer net. Je n’étais pas dans la meilleure position pour trouver ses clés, et je n’avais pas le temps de les essayer une par une. De même, les seuls sorts assez puissants pour briser les menottes rapidement avaient toutes les chances de me tuer avec les éclats, et je n’avais pas le temps de lancer un sort d’évasion plus délicat.
Bon sang, papa, si seulement tu avais vécu assez longtemps pour m’apprendre à me sortir d’une paire de menottes !
— Harry, répéta Karrin, je n’y vois rien…
Sans répondre, je la poussai vers la porte. Un concert de craquements résonna dans mon dos. En me retournant, je m’aperçus que le scorpion, le dard toujours coincé dans le bois du tiroir, commençait à le mettre en pièces avec ses pinces et ses pattes. Je repris ma progression vers le couloir et parvins à fermer ma porte d’un coup de pied. Les jambes de Murphy ne la soutenaient pas beaucoup, et notre différence de taille n’arrangeait rien. Je devais lutter pour la tenir debout et la faire avancer.
Nous étions arrivés au bout du couloir. À ma gauche l’ascenseur, à ma droite, l’escalier.
Je m’arrêtai un instant pour souffler un peu. J’essayai d’oublier le bruit de bois brisé provenant de mon bureau, Karrin s’était effondrée contre moi et je ne savais même pas si elle respirait encore. Je n’aurais jamais la force de la porter dans les escaliers. Aucun de nous deux n’était plus capable d’un tel effort. L’ambulance n’allait pas tarder et, si je n’étais pas en bas pour lui confier Murphy, je pouvais aussi bien la laisser agoniser ici.
Je déteste l’ascenseur. Pourtant, je l’appelai. L’affichage commença son décompte, en route pour le cinquième étage.
Les craquements cessèrent derrière moi et quelque chose ébranla la porte de mon bureau.
— Par l’enfer ! lâchai-je sans quitter des yeux l’affichage.
Deuxième étage. Un délai d’environ dix siècles. Troisième étage.
— Mais dépêche-toi ! grognai-je en martelant le bouton une centaine de fois.
Soudain, je pensai à mon bracelet protecteur. Je tentai de l’animer, mais c’était infaisable dans cette position. Je couchai Murphy avec autant de délicatesse et de rapidité que possible, puis levai ma main gauche pour me concentrer sur les boucliers.
Le bas de ma porte explosa et le scorpion déboula dans le couloir en percutant le mur. Il était encore plus gros ! Cette saloperie n’arrêtait pas de grandir.
En pleine frénésie, il rebondit contre la paroi et avança dans ma direction. Puis, avec un horrible bruissement chitineux, il remonta le couloir aussi vite qu’un sprinter. Il sauta, pinces tendues, l’aiguillon prêt à frapper. Je me concentrai sur mon champ de force en essayant de le lever avant que le monstre ne me frappe.
C’était moins une. Le bouclier invisible arrêta la créature à quelques centimètres de mon corps, avant de la catapulter en arrière. Elle atterrit sur le dos, où elle se contorsionna pendant quelques furieuses secondes.
L’ascenseur sonna et les portes s’ouvrirent tranquillement.
Sans ménagement, je tirai Murphy dans la cabine. À quelques mètres de là, le scorpion se replia sur sa queue et se remit d’aplomb. Doué d’une intelligence maléfique, il nous repéra et fonça dans notre direction. Je n’avais pas le temps de relever mon bouclier.
Je hurlai.
Les portes se fermèrent. Il y eut un impact sourd, la cabine frémit quand le monstre la percuta.
L’ascenseur descendait. Je tentai de retrouver mon souffle. Qu’était donc cette saloperie ?
Trop maligne et trop rapide pour un simple scorpion, cette horreur m’avait tendu une embuscade et elle avait attendu que je pose mes armes pour m’attaquer. Ce devait être une espèce de golem miniature, une version à huit pattes du monstre de Frankenstein conçue pour aspirer de l’énergie ectoplasmique et grossir. Ce n’était pas vivant – une sorte de robot programmé pour une mission. Ce fumier de Victor avait dû apprendre où son talisman avait fini et lui lancer un sort pour l’animer et lui faire attaquer tout ce qui bouge. Murphy s’était fait avoir en beauté.
Le scorpion grandissait toujours, devenant plus fort, plus rapide et plus vicieux. Mettre Karrin hors de danger ne serait pas suffisant, il fallait arrêter cette créature. Non que j’en crève d’envie, mais j’étais le seul du quartier à en être capable. Et si sa croissance ne s’arrêtait pas, il fallait que je la tue avant qu’elle n’échappe à tout contrôle.
Le panneau de la cabine affichait les étages, quatre, trois, deux. Soudain, l’ascenseur s’immobilisa. Les lumières vacillèrent, puis s’éteignirent.
— Et merde ! criai-je. Pas maintenant ! Pas maintenant !
Les machines me détestent !
Je tambourinai sur les boutons mais rien ne se passa. Quelques secondes plus tard, il y eut un petit éclair dans le panneau – une volute de fumée – puis la console s’éteignit à son tour. L’éclairage de secours s’alluma un instant. Puis il y eut un léger claquement et il lâcha aussi. Dans les ténèbres, j’attirai Murphy contre moi.
Loin au-dessus de nos têtes, un crissement métallique résonna dans le puits d’ascenseur. Je levai les yeux vers le plafond, invisible dans cette obscurité.
— J’espère que c’est une blague, murmurai-je.
Il y eut un claquement et une créature de la taille d’un gorille atterrit sur le toit. Après une seconde de silence, un bruit de déchirure retentit au-dessus de nous.
— Mais c’est pas vrai ! hurlai-je.
Pourtant, le scorpion, bien réel, était en train d’arracher le plafond, faisant sauter les rivets et les fixations. Une averse de poussière me tomba dans les yeux. Nous étions comme des sardines en boîte attendant d’être mangées. À mon avis, me piquer maintenant serait inutile, puisque je me viderais de mon sang avant que le venin ne fasse son effet.
— Réfléchis, Harry ! meuglai-je. Concentre-toi !
J’étais coincé dans un ascenseur, menotté à une amie agonisante, et un scorpion magique de la taille d’une voiture cherchait absolument à traverser le plafond de la cabine pour me déchiqueter. Je n’avais ni ma crosse, ni mon bâton de combat, et les autres joujoux que j’avais emportés à La Cafétéria étaient épuisés. Mon bracelet de protection retarderait simplement l’inévitable.
Un grand lambeau de métal disparut et un peu de lumière pénétra dans la cabine. J’avais une bonne vue sur le ventre du monstre qui glissa une de ses pinces dans l’ouverture pour l’élargir un peu plus.
J’aurais dû l’écraser quand il n’était encore qu’une petite vermine. Oui, prendre ma chaussure, et l’écrabouiller sur mon bureau. Mon cœur rata un battement quand la pince s’infiltra de nouveau pour explorer le haut de la cabine. La créature reprit son œuvre de destruction pour agrandir le trou.
Serrant les dents, je rassemblai mes dernières bribes de pouvoir, sachant pertinemment que c’était inutile. Je pouvais balancer un torrent de flammes sur cette saloperie, mais dans ce cas, le puits de l’ascenseur se transformerait en fournaise, et des morceaux de métal fondu tomberaient et nous transformeraient en statues de fer en fusion. Cela dit, je n’allais pas non plus laisser cette bestiole nous bouffer. Je pouvais attendre qu’elle saute et cibler mon effet, limitant ainsi les dommages collatéraux.
Voilà ce qui arrive quand on ne maîtrise pas l’Invocation. De la vitesse et de la puissance à revendre, mais au niveau de la finesse… Mes bâtons servaient à concentrer mon pouvoir en m’aidant à avoir un contrôle absolu sur mes capacités. Sans eux, j’étais aussi précis qu’un kamikaze bardé de grenades qui se jette sur l’ennemi.
J’eus une illumination. Je n’abordais pas la situation sous le bon angle.
Je m’agenouillai pour presser mes paumes contre le plancher de la cabine. Des trucs et des machins me tombaient dessus et le claquement des pinces se faisait plus proche. Je pris tout ce pouvoir accumulé pour le projeter sous mes mains. Visant l’espace sous l’ascenseur, je changeai d’élément, passant du feu à l’air. Pourquoi ne pas utiliser le sort tout simple qui m’avait servi des centaines de fois pour appeler mes bâtons. L’application était juste un peu plus… volumineuse.
— Vento Servitas ! criai-je en insufflant toute ma puissance, ma colère et ma peur dans le sortilège.
Une colonne de vent souleva la cabine comme si un géant s’en était emparé. L’ascenseur fusa dans le puits obscur et les freins de sécurité volèrent en éclats, leurs débris retombant sur nous par le trou du scorpion. L’accélération m’écrasa contre le plancher. Un sifflement s’éleva alors que la cabine se précipitait au sommet du bâtiment.
Je n’avais pas prévu de créer un effet aussi puissant, pensai-je en priant pour ne pas être le responsable de notre mort, à Murphy et moi.
La cabine accélérait toujours et je sentis mes joues se creuser sous l’effet de la vitesse.
L’immeuble fait douze étages. Nous étions partis du deuxième. En comptant trois mètres par étage, j’estimai la hauteur totale à une trentaine de mètres.
En une demi-douzaine de mes battements de cœur frénétiques, l’ascenseur avait parcouru cette distance et enfoncé les blocs de fin de course avant de percuter le toit comme la cloche d’un jeu de force à la fête foraine. L’impact écrasa le scorpion comme une cosse de pistache, ne laissant qu’une grosse tache brune et quelques plaques de chitine proprement repassées. Des giclées d’ectoplasme se déversèrent dans la cabine, derniers vestiges du corps de la créature.
Au même moment, Karrin et moi fûmes propulsés vers le haut, rencontrant ainsi le suc magique à mi-parcours. Je protégeai Murph avec mon corps et le choc contre le plafond me coupa le souffle. Nous retombâmes en tas sur le plancher de la cabine et Murphy laissa échapper un grognement.
Je restai immobile. La bête était morte. Écrabouillée entre le sommet de l’immeuble et l’ascenseur. Elle en avait quand même profité pour nous couvrir d’humeur translucide.
Incroyable, j’avais sauvé nos peaux !
Pourtant, j’avais l’impression d’oublier quelque chose.
La cabine émit un crissement léger, puis elle vibra avant de retomber dans le conduit, son coussin d’air ayant disparu.
Nous redescendions à toute vitesse et mon instinct me souffla que nous n’allions pas tarder à ressembler au scorpion.
Le moment était venu d’utiliser mon bracelet. Tirant Karrin près de moi, je rétablis le bouclier autour de nous. Je n’eus que quelques instants pour me concentrer et réfléchir. Il fallait concevoir un champ très résistant mais assez souple pour que nous ne nous écrasions pas dessus lors de la collision. Je devais lui donner assez de flexibilité pour absorber le choc monstrueux.
Il faisait sombre et il ne me restait plus que quelques secondes. Je soulevai Karrin en déployant ma bulle, emplissant la cabine de fines couches d’air presque solides, tissées selon des réseaux d’énergie conçus pour répartir la force cinétique de l’impact. Je sentis une forme de pression autour de nous, comme si nous étions emballés dans de la mousse de polystyrène.
Nous tombions toujours plus vite. Le moment M arriverait vite, et il y eut un bruit assourdissant tandis que je me concentrais sur le bouclier.
Quand j’ouvris de nouveau les yeux, j’étais assis dans une cabine en ruine, Karrin Murphy inconsciente dans les bras. Les portes de l’ascenseur grincèrent un instant, puis tombèrent dans le hall.
Deux ambulanciers, bouche bée, contemplaient les restes de la cabine. Il y avait de la poussière partout.
J’étais en vie.
Je n’y croyais pas. J’étais vivant. J’examinai mon corps, puis je me pliai en deux en éclatant de rire.
— Prends ça, Victor des Ombres ! hurlai-je. Ha ! Ha ! Envoie la sauce, espèce de fumier ! Je vais t’enfoncer ma crosse dans la gorge !
J’étais toujours en train de me marrer quand les secouristes nous transportèrent à l’extérieur, trop ébahis pour me poser des questions. Je surpris leurs regards inquiets et compris qu’ils préméditaient de me donner un sédatif à la première occasion.
— Le champion ! exultai-je en levant le poing au ciel. Je surfais toujours sur une vague d’adrénaline de la taille des chutes du Niagara, remarquant à peine que mon bracelet de boucliers d’argent n’était plus qu’une gourmette noircie et à moitié fondue, brûlée par la somme d’énergie que j’avais canalisée.
— Je suis le meilleur ! Prends garde, Sells ! J’arrive !
Les grosses gouttes de pluie me ramenèrent à la réalité en quatrième vitesse. Je remarquai soudain que j’étais toujours menotté à Karrin et que je n’avais pas le fameux talisman censé m’aider à triompher de l’Homme de l’Ombre. Victor était bien au chaud dans sa propriété de Providence, il détenait toujours une boucle de mes cheveux et il planifiait de l’utiliser pour m’arracher le cœur dès que l’orage serait à sa portée.
Même si Murphy et moi étions vivants, ma joie était un peu prématurée. Je n’avais pas grand-chose à célébrer pour l’instant.
Je sondai le ciel.
Le tonnerre était proche. La foudre se promenait de nuage en nuage, éclairant l’horizon d’un nimbe spectral.
La tempête arrivait.