Chapitre 5

Le pub McAnany est à deux pas de mon bureau.

Dès que j’ai des soucis ou un peu d’argent, je vais y manger un morceau. Beaucoup de marginaux le fréquentent. Mac, le propriétaire, a l’habitude des magiciens et des problèmes qui vont avec. Pas de jeux vidéo, pas de télévision ni de karaoké. Et même pas de juke-box. Mac a embauché un pianiste, qui risque moins de se détraquer en notre compagnie.

Il faut descendre quelques marches pour arriver dans une pièce au plafond bas équipé de ventilateurs. Quand on est grand, comme moi, on fait attention en se déplaçant. Il y a treize tabourets au bar et treize tables dans la salle. Treize fenêtres en haut des murs laissent passer un peu de lumière. Treize miroirs reflètent les clients sans trop de détails et donnent une illusion d’espace. Enfin, treize piliers sculptés en s’inspirant des contes et des légendes du Vieux Monde rendent les déplacements périlleux. Leur principal intérêt est en réalité de disperser le flot d’énergie et les auras qui s’accumulent autour des magiciens grincheux. Ça leur évite de se manifester et de semer la confusion. Les couleurs sont de douces nuances de marron et de vert.

La première fois que je suis entré dans ce pub, j’avais l’impression d’être un vieux loup qui retrouvait un de ses louviers favoris. Mac brasse lui-même sa bière – son ale – et c’est la meilleure de la ville. Il cuit la nourriture dans un four à bois. Quant au service, selon Mac, on a intérêt à bouger son cul jusqu’au comptoir si on veut récupérer son assiette. J’adore ce genre d’endroit.

Ayant fait chou blanc avec les morgues, j’avais soulagé l’acompte de Monica de quelques billets pour descendre ici. Après une journée pareille, j’avais bien mérité une bonne ale et un plat du jour. La nuit promettait d’être chargée aussi. À la maison, j’allais devoir découvrir comment notre inconnue avait élaboré le sort de mort qui avait effacé Tommy Tomm, le séide de Marcone, et sa petite copine, Jennifer Stanton.

— Dresden…, m’accueillit Mac, tandis que je m’asseyais au bar.

La salle aux lumières tamisées était vide, à part deux joueurs d’échecs que je connaissais de vue. Mac est un grand type d’un âge indéterminé. Pourtant, il irradie une telle sagesse et une telle force que je ne le place pas au-dessous de la cinquantaine. Il louché un peu et son sourire trop rare est malicieux. Mac ne dit pas grand-chose, mais, quand il s’y met, ce n’est jamais pour rien.

— Salut, Mac. Quelle putain de journée ! Fais-moi un sandwich à la viande, avec des frites et de l’ale.

— Ungh, répondit-il.

Il me servit ma bière sans me regarder, l’air absent. Il agit comme ça avec tout le monde. Vu sa clientèle, je ne peux pas l’en blâmer. Moi-même, je ne me risquerais pas à regarder les habitués dans les yeux.

— T’as entendu parler de l’affaire du Madison ?

— Ungh, confirma-t-il.

— Une sale histoire.

Un commentaire aussi futile sembla indigne d’un grognement. La bière servie, Mac se retourna vers son fourneau et s’occupa du feu.

Je ramassai un journal déjà corné et parcourus les nouvelles.

— Hé, regarde-moi ça ! Encore un carnage au Troisième Œil ! Bon Dieu, cette drogue est pire que le crack.

L’article décrivait comment deux drogués au Troisième Œil avaient démoli une épicerie. Convaincus que le magasin allait exploser, ils avaient décidé de prendre le destin de vitesse.

— Ungh.

— T’as déjà vu un truc pareil ?

Mac fit non de la tête.

— Il semble que cette saleté confère au camé un don de prescience, dis-je en continuant de lire l’article.

Les deux drogués s’étaient effondrés sur place et ils avaient été admis aux urgences dans un état critique.

— Tu sais quoi ?

Mac se tourna vers moi tout en continuant à cuisiner.

— Je n’y crois pas. C’est un tissu de conneries. On essaie d’arnaquer ces pauvres gosses en leur faisant gober qu’ils vont manipuler la magie.

Mac hocha la tête.

— Si c’était du sérieux, la police m’aurait appelé depuis longtemps.

Mac haussa les épaules et retourna à sa tambouille. Il releva la tête et examina le miroir derrière le bar.

— Harry, souffla-t-il. Tu as été suivi.

J’avais passé la journée tendu comme une corde de piano, du coup, il me fut impossible d’empêcher mon dos de se contracter. Je pris ma chope à deux mains et récitai mentalement quelques phrases en latin archaïque. Il est tellement plus pratique d’être prêt à se défendre quand quelqu’un vous veut du mal. Je fixai le reflet troublé d’une personne qui s’approchait dans le miroir usé et terni. Mac continuait de cuisiner sans se tracasser. Mac ne se tracasse jamais.

Je sentis le parfum de la fille avant de me retourner.

— Tiens, mademoiselle Rodriguez, lâchai-je. C’est toujours un plaisir de vous voir.

Déconcertée, elle s’arrêta à quelques pas de moi. Un des avantages de mon métier, c’est que les gens attribuent tout ce qu’on fait à la magie quand ils ne trouvent pas immédiatement une autre explication. Si elle pouvait mettre mon mystérieux pouvoir de détection sur le compte de la sorcellerie la plus noire, elle ne penserait sûrement pas que son parfum avait trahi son identité.

— Allez, asseyez-vous. Je vous offre à boire et pendant ce temps-là je refuserai de répondre à vos questions.

— Harry, me réprimanda-t-elle en prenant place sur le tabouret à côté du mien. Je ne travaille pas tout le temps !

De taille moyenne et d’une beauté sombre, elle portait un tailleur impeccable. Ses cheveux noirs dévoilaient son front hâlé pour se rejoindre à la base de son cou, faisant ressortir la séduction de ses yeux sombres.

— Susan…, la grondai-je. Seul le travail peut vous pousser à venir ici. Branson vous a plu ?

Susan Rodriguez travaillait pour Les Arcanes de Chicago, un tabloïd qui se spécialisait dans les phénomènes paranormaux du Midwest. En général, les articles n’allaient pas plus loin que « Le Yeti a enlevé l’enfant d’Elvis » ou « Le fantôme mutant de J.F.K. enlève une girl-scoute lycanthrope ». Pourtant, de temps en temps, Les Arcanes couvraient un véritable événement comme l’invasion des feys de la Cour Sombre en 1994. La ville de Milwaukee avait disparu pendant deux heures. Partie. À pus ! Les photos satellites du gouvernement montraient la vallée et sa rivière, recouvertes par la forêt – et pas la moindre trace d’une occupation humaine. Plus aucune communication. Deux heures plus tard, tout était redevenu normal et, dans la ville, personne ne s’était aperçu de rien.

Susan m’avait aussi accompagné à Branson la semaine précédente. Depuis que j’avais ouvert mon bureau, elle ne me quittait plus d’une semelle, désespérant de me soutirer une histoire. Il faut bien avouer qu’elle a du nez, et assez de curiosité pour s’attirer les pires ennuis. À la fin de notre première interview, elle m’avait dupé en plantant son regard dans le mien. La jeune reporter aux dents longues qui veut examiner son sujet sous un autre angle. C’était elle la femme qui s’était évanouie après la mise à nu de l’âme.

Elle eut un petit sourire. J’aimais bien ça, ses lèvres prenaient une forme agréable et elles étaient particulièrement jolies.

— Vous auriez dû rester pour le spectacle, dit-elle en jetant son sac à main sur la table. C’était plutôt impressionnant.

— Non merci, très peu pour moi.

— Ma rédactrice a adoré l’article. Elle est certaine que je vais gagner un prix.

— Je le vois déjà, « D’étranges visions hantent une star de la country droguée jusqu’aux yeux », ça, c’est du grand journalisme ou je ne m’y connais pas !

Je lui lançai un coup d’œil et elle me rendit mon regard sans manifester aucune crainte. Si ma pique l’avait atteinte, elle n’en laissa rien paraître.

— Il parait que le chef du B.E.S. vous a appelé aujourd’hui, me dit-elle en se penchant tellement vers moi qu’un coup d’œil vers le bas m’aurait proposé une bien belle image grâce au V de son col de chemise. J’aimerais en savoir plus, Harry.

Elle eut un sourire tout en insinuations et en promesses.

Je fus sur le point de lui rendre son sourire.

— Désolé, j’ai signé une clause de confidentialité avec la ville.

— Bon, alors quelque chose qui restera entre nous. D’après la rumeur, ces meurtres seraient assez extraordinaires.

— Je ne peux rien pour vous, Susan. Même un champion de pêche à la truite ne me tirerait pas les vers du nez.

— Allez, donnez-moi un indice. Un commentaire. Une confidence partagée par deux personnes très attirées l’une par l’autre.

— Je me demande de qui vous parlez ?

Elle plaça un coude sur le comptoir, cala son menton sur sa main et m’examina à travers le voile de ses longs cils. Parmi toutes les choses qui m’attiraient chez elle, il y avait cet usage malicieux de ses charmes afin de décrocher une bonne histoire. Pourtant, elle ignorait totalement à quel point elle pouvait être séduisante. Je l’avais découvert en regardant son essence l’année dernière.

— Harry Dresden, vous êtes vraiment impossible. (Ses yeux cillèrent un peu plus.) Vous n’avez même pas regardé mon décolleté, je me trompe ?

Je pris une lampée d’ale et fis signe à Mac de lui en servir une. Ce qu’il fit prestement.

— Je plaide coupable, lâchai-je.

— La plupart des hommes seraient complètement dingo, à ce stade. Il faut que je fasse quoi, avec vous, Dresden ?

— Je suis pur de cœur et d’esprit, rien ne peut me corrompre.

Ivre de frustration, elle me dévisagea pendant quelques instants avant d’éclater de rire. Même son rire était beau, chaud, intense. Je profitai de l’occasion pour regarder sa poitrine. Il y a des limites aux vertus de la pureté de l’esprit et du cœur. Au bout d’un moment, les hormones viennent taper du poing sur la table. Bien sûr, je ne suis plus un adolescent, mais pas non plus un expert de ce genre de truc. Appelons ça un investissement total dans ma carrière professionnelle, mais je n’ai jamais eu trop le temps de m’intéresser à la drague – ni au sexe opposé, d’ailleurs.

La seule fois que ça m’était arrivé, ça avait plutôt mal tourné.

Susan n’avait plus de secrets pour moi. Elle était séduisante, intelligente, ses motivations semblaient claires et elle poursuivait ses objectifs en toute honnêteté. Elle flirtait avec moi pour me soutirer des informations, mais aussi parce qu’elle me trouvait attirant. Parfois ça marchait, parfois non. L’affaire qui nous intéressait était beaucoup trop dangereuse pour Les Arcanes. En plus, si Murphy découvrait que j’en avais parlé, elle me « dégusterait le foie avec des fèves et un excellent chianti ».

— On va faire un truc, Harry. Si je vous posais des questions auxquelles vous répondrez par oui ou par non ?

— Non !

Bon sang, je suis nul comme menteur et je n’avais pas besoin d’une reporter aussi intelligente que Susan pour le savoir.

Ses yeux se mirent à briller.

— Le meurtre de Tommy Tomm est-il lié au surnaturel ?

— Non, répétai-je avec entêtement.

— Non, il n’a pas été tué – ou non, ce meurtre n’a rien de surnaturel ?

Je lançai un regard à Mac comme pour l’appeler à la rescousse, mais il m’ignora. Mac ne prend pas partie. Mac est un sage.

— Non, je ne répondrai pas à vos questions.

— La police a-t-elle des pistes ? Des suspects ?

— Non.

— Faites-vous partie des suspects, Harry ?

Une pensée troublante.

— Non, continuai-je exaspéré. Susan…

— Ça vous dirait de dîner avec moi samedi soir ?

— Non ! Je… (Mon cœur rata un battement.) Pardon ?

Elle me sourit et se pencha vers moi pour m’embrasser sur la joue. Ses lèvres, que j’admirais tant, étaient très douces.

— Super, je passe vous chercher à votre appart. On dit neuf heures ?

— J’ai dû rater un truc, non ? demandai-je.

Elle approuva, les yeux pétillant d’humour.

— Je vais vous emmener dans des coins géniaux ! Vous avez déjà mangé à la Pump Room ? À l’Ambassador East ?

Je fis non de la tête.

— Vous n’imaginez pas la taille des steaks, me confia-t-elle. Et l’atmosphère est tellement romantique. Attention, costard-cravate obligatoire. Ça pose un problème ?

— Heu… oui ? répondis-je, confus. C’était la réponse à la question pour savoir si je sortirais avec vous, non ?

— Non, me répondit Susan en souriant. C’était la réponse avec laquelle je vous ai pigeonné pour vous garder sous la main. Je voulais être sûre que vous aviez autre chose que des jeans et des chemises de cow-boy.

— Oh… Heu, oui.

— Super, répéta Susan en m’embrassant une nouvelle fois sur la joue et en récupérant son sac à main. À samedi, donc.

Elle se leva et me fit son fameux sourire en coin. Elle était divine, sensuelle et envoûtante.

— Je me mettrai sur mon trente et un.

Je la suivis des yeux alors qu’elle s’éloignait. Sonné, je sentis ma mâchoire glisser du bar et rebondir sur le plancher.

Je venais d’accepter un rencard ou une interview privée ?

— Probablement les deux, murmurai-je.

Mac me colla sous le nez un sandwich à la viande avec des frites. Je le payai d’un air maussade et il me rendit la monnaie.

— Elle passera la soirée à essayer de m’arracher des informations que je ne dois surtout pas lui donner, Mac.

— Ungh, approuva-t-il.

— Pourquoi est-ce que j’ai accepté ?

Mac haussa les épaules.

— Elle est jolie, intelligente, sexy.

— Ungh.

— N’importe quel homme normalement constitué aurait fait la même chose.

— Ungh, grogna Mac.

— Mouais, peut-être pas toi.

Amadoué, il esquissa un sourire.

— Pourtant, je vais m’attirer des ennuis. Il faut être cinglé pour se fourrer dans un tel pétrin. Je pris mon sandwich en soupirant.

— Une andouille, lâcha Mac.

— Je viens de dire qu’elle est intelligente, Mac. Le visage de Mac s’illumina d’un sourire et il rajeunit de plusieurs années.

— Pas elle, dit-il. Toi.

Je finis mon repas. Mac avait raison. Tout ça bouleversait mes plans. Maintenant, si je voulais aller renifler du côté de la propriété du lac, il fallait que j’opère de nuit. J’avais déjà programmé une entrevue avec Bianca demain soir, me doutant bien que Murphy et Carmichael n’obtiendraient rien de la vampire. Ça voulait dire que je devais aller à Providence dès ce soir, sachant que ma soirée de samedi était occupée par mon rendez-vous avec Susan, enfin, le début de soirée en tout cas.

Ma bouche se dessécha alors que je réfléchissais à la nuit qui pouvait suivre. On ne sait jamais. Elle m’avait retourné en me faisant passer pour un idiot et elle allait sûrement utiliser tous les trucs possibles et imaginables afin de m’arracher des tuyaux inédits pour l’édition du lundi de ses Arcanes. D’un autre coté, elle était belle, futée et un brin attirée par moi.

Toutes les conditions étaient réunies pour qu’on fasse plus que parler et dîner, non ?

Une question se posait : est-ce que je voulais vraiment que ça arrive ?

Depuis l’échec de ma première relation, j’avais raté toutes mes histoires sentimentales.

Ne vous méprenez pas, beaucoup d’adolescents foirent leurs premières relations.

Rares sont ceux qui assassinent la fille concernée.

J’abandonnai le sujet pour éviter de réveiller trop de mauvais souvenirs.

Je quittai le McAnany avec un doggy bag – un présent de la part de Mac, qui grogna : « Mister » pour seule explication. La partie d’échecs continuait dans le doux brouillard odorant dégagé par les pipes des joueurs.

Tout en me dirigeant vers ma voiture, j’essayai de prévoir ma soirée avec Susan. Devais-je faire le ménage dans mon appartement ? Avais-je tout ce qu’il me fallait pour lancer mon sort à la propriété des Sells ? Murphy sauterait-elle au plafond en apprenant que j’avais parlé à Bianca ?

En ouvrant la portière de ma voiture, je sentais toujours le baiser de Susan.

Je secouai la tête, ahuri. On dit que les magiciens sont subtils. Croyez-moi, les femmes n’ont rien à nous envier.

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