Quand j’arrivai devant mon bureau, Monica Juste-Monica était en train d’écrire quelque chose au dos de la note que j’avais laissée sur ma porte.
Je m’approchai, mais elle était trop concentrée pour lever les yeux. C’était une assez jolie blonde d’une bonne trentaine d’années. Le souvenir macabre de la teinture, sur la morte, me laissa supposer que c’était sa vraie couleur. Elle était discrètement maquillée et son visage semblait ouvert et amical, avec une rondeur des joues qui lui donnait l’air jeune et frais. Ses lèvres pleines étaient très féminines. Elle portait une longue jupe d’un jaune pâle au-dessus de grandes bottes marron et un chemisier d’un blanc éclatant sous un cardigan vert hors de prix – l’idéal pour se protéger d’un début de printemps un peu frisquet. Pour arborer un tel camaïeu, il fallait se maintenir en forme. Elle l’était. Tout ça lui donnait un aspect étrangement familier, un mélange de Fanny Ardant et de Simone Signoret, peut-être. Bref, bien seyant et classique.
— Monica ? demandai-je en affichant mon sourire le plus innocent.
Elle cligna des yeux tandis que j’approchai.
— Oh ! Êtes-vous… heu… Harry…
— Harry Dresden, pour vous servir.
Je lui tendis la main.
Elle l’accepta après une courte hésitation et garda les yeux rivés sur mon torse. À ce moment précis, j’étais bien content d’avoir affaire à quelqu’un de trop nerveux pour me regarder dans les yeux. Je lui serrai la main avec fermeté et gentillesse, puis la lâchai avant de l’effleurer en ouvrant la porte.
— Désolé pour ce retard, j’ai dû aller donner un coup de main à la police.
— Un coup de main ? Je veux dire, la police… heu…
Elle agita la main au lieu de finir sa phrase et entra pendant que je lui tenais la porte.
— De temps à autre, les flics tombent sur des… affaires… et font appel à mes services.
— Quel genre d’affaires ?
Je haussai les épaules, repensai aux corps du Madison et pâlis. Alors que je fixais Monica, elle m’étudia en se mordant la lèvre. Puis se hâta de détourner les yeux.
— Une tasse de café ? demandai-je en refermant la porte et en allumant la lumière.
— Non merci, ça ira.
Elle resta plantée là, à regarder mon carton de livres, son sac serré contre le ventre. Prêt à parier qu’elle se mettrait à hurler si je faisais « bouh ! », je pris grand soin de bouger lentement en me faisant un café instantané.
Mon petit univers me permit de me calmer et de me remettre de l’entretien avec Marcone. Le temps que je me ressaisisse, le café était prêt. Je m’installai derrière mon bureau et fis signe à ma visiteuse de choisir une chaise.
— Bien, Monica. Que puis-je faire pour vous ?
— Heu… comme je vous l’ai dit, mon mari a… a…
Elle secoua la tête en agitant les mains.
— Disparu ? avançai-je.
— Oui, lâcha-t-elle, reconnaissante. Mais ce n’est pas une disparition mystérieuse, ni quelque chose comme ça. Il est juste parti. (Elle rougit et balbutia.) Il a emballé deux ou trois affaires et il s’est envolé, mais il n’a rien dit à personne. Depuis, il ne s’est pas montré. Je m’inquiète pour lui.
— Mouais… Ça fait combien de temps qu’il a filé ?
— Trois jours.
— Il doit bien y avoir une raison pour que vous veniez me voir plutôt qu’un détective privé ou la police ?
Monica rougit de nouveau. Ça lui allait à ravir, son teint se mariait bien avec le rose. C’était charmant.
— Oui. Il s’intéressait à… à…
— La magie ?
— Oui. Il s’est acheté beaucoup de livres dans la section « religions » des librairies. Rien à voir avec les manuels de Donjons et Dragons. Des livres sérieux. Il s’est procuré des cartes de tarot, aussi.
Elle prononçait le nom du jeu comme « carotte ». Amateurs !
— Et vous pensez qu’il y a un lien entre sa disparition et cette lubie ?
— Je ne suis pas sûre… Peut-être. Il était tendu. Il venait de perdre son travail et il subissait beaucoup de pressions. Je me fais du souci pour lui. Celui qui le retrouvera devrait pouvoir en parler avec lui…
Elle prit une profonde inspiration, comme si aligner une suite de phrases dépourvues de « heu » l’avait épuisée.
— J’ai toujours du mal à comprendre votre choix. Pourquoi pas la police ?
Les phalanges de Monica blanchirent sur son sac.
— Il a fait sa valise, monsieur Dresden. La police pensera qu’il a quitté sa femme et ses enfants. Les flics ne vont pas se fatiguer. Mais je vous assure que ce n’est pas aussi simple que ça. Il n’est pas comme ça. Tout ce qu’il veut, c’est notre bonheur. Oui, c’est tout ce qu’il veut.
Je plissai le front. Alors, on est nerveuse ? On croit que son petit mari s’est tiré, après tout ?
— Admettons. Pourquoi moi ? Pourquoi pas un détective privé ? Je connais un homme de confiance, si vous voulez.
— Parce que vous vous y connaissez en…
Elle eut un geste las.
— En magie.
Elle hocha la tête.
— J’ai cru que ça pouvait être important. Enfin, je ne sais pas. J’ai juste cru…
— Où travaillait-il ? demandai-je.
Tout en parlant, j’avais sorti un vieux cahier et je jetai quelques notes dessus.
— Silverco, répondit Monica. C’est une société qui déniche des marchés juteux puis qui conseille les entreprises sur les meilleurs moyens de dépenser et d’investir leur argent.
— Bien… Comment s’appelle-t-il, Monica ?
Elle sursauta et essaya de trouver rapidement un autre nom que le vrai.
— George, me dit-elle enfin.
Je la regardai et elle se concentra sur ses mains.
— Monica… Je sais que ça doit être très dur pour vous, croyez-moi. Les gens sont souvent nerveux quand ils viennent me voir. Écoutez-moi, s’il vous plaît. Je ne suis pas là pour vous blesser ni nuire à qui que ce soit. Moi, j’aide les gens. C’est vrai, quelqu’un de malveillant pourrait utiliser votre nom à vos dépens, mais je ne suis pas comme ça. (J’empruntai la devise de Marcone.) Ce n’est pas bon pour les affaires.
Elle eut un petit rire nerveux.
— Je me sens si bête, me confia-t-elle. J’ai entendu tellement de choses sur les…
— Magiciens. Oui, je comprends.
Je posai mon crayon et croisai les mains dans le plus pur style sorcier. Cette femme était nerveuse et pleine d’espoir. Je pouvais la rassurer en lui donnant quelques détails. J’essayai de ne pas regarder par-dessus son épaule le calendrier avec la date du quinze entourée de rouge. Le loyer en retard. Il me fallait de l’argent. Même avec ce que j’allais toucher pour aujourd’hui et ce qui tomberait après, parce que la ville mettrait une éternité à payer.
En plus, je ne pouvais pas résister à une damoiselle en détresse. Même si elle n’était pas sûre à cent pour cent de vouloir de moi comme sauveur.
— Monica, dis-je, l’Univers abrite des puissances dont la plupart des gens ignorent tout. Des puissances que nous ne comprenons toujours pas complètement. Les hommes et les femmes qui travaillent avec ces puissances ne voient pas le monde comme les gens normaux. Ils perçoivent les choses d’une manière différente. Ils sont à part. Quelquefois, ils suscitent ainsi la méfiance aveugle et la crainte. Je me doute que vous avez lu des livres et vu des films où des gens comme moi font des choses horribles. En plus, les mots de l’Ancien Testament « Tu ne laisseras pas la vie aux sorciers » n’ont pas amélioré le climat. Pourtant, nous ne sommes pas si différents que ça. (Je lui refis mon plus beau sourire.) Si je dois m’occuper de votre affaire, il faudra me faire confiance. Je vous promets que je ne vous décevrai pas.
Je vis qu’elle digérait tout ça en gardant les yeux rivés sur ses mains.
— Victor, lâcha-t-elle. Victor Sells.
— Parfait, dis-je en reprenant mon crayon. Vous ne voyez pas un endroit où il aurait pu aller, comme ça, à brûle-pourpoint ?
— La maison au bord du lac. Nous avons une maison du côté du…
Elle agita la main.
— Quel lac ?
Son visage s’éclaira et je me rappelai d’y aller doucement.
— C’est à Lake Providence, près de la frontière de l’État, au bord du lac Michigan. C’est magnifique en automne.
— Bien. Vous ne voyez pas un ami ou de la famille chez qui il aurait pu aller ? Quelque chose comme ça ?
— Victor et sa famille ne se parlent plus. Je n’ai jamais su pourquoi. Il ne la mentionne jamais. Nous sommes mariés depuis dix ans et elle ne nous a jamais contactés.
— D’accord, dis-je en continuant à noter. Des amis alors ?
Monica se mordit les lèvres – une habitude manifestement.
— Pas vraiment. Il était ami avec son patron et quelques personnes dans l’entreprise, mais il s’est fait virer…
— Mouais, je comprends.
J’écrivais toujours en séparant les idées par de grands blancs. J’avais bien entamé la page opposée, une fois les faits et les observations de Monica soigneusement notés. J’aime le travail bien fait.
— Alors, monsieur Dresden ? Vous pouvez m’aider ?
Je relus les pages en opinant du chef.
— Je crois, Monica. Serait-il possible de voir certains objets de votre mari. Ses livres favoris, des trucs comme ça. Une photo m’aiderait beaucoup. Il faudrait aussi que j’aille jeter un coup d’œil à votre maison de Lake Providence. Ça ne vous dérange pas ?
— Aucun problème.
Elle semblait soulagée, mais plus nerveuse que jamais. Je notai l’adresse de la maison et quelques indications sur l’itinéraire.
— Vous connaissez mes tarifs ? Ils ne sont pas donnés. Vous devriez peut-être vous adresser à quelqu’un d’autre.
— Nous avons des économies, monsieur Dresden. Je ne me fais aucun souci pour l’argent.
Venant d’elle, ça semblait surréaliste et totalement en désaccord avec sa nervosité.
— Très bien, en ce cas je facture cinquante dollars de l’heure, plus les frais. Je vous enverrai une liste détaillée de ce que je fais, ça vous donnera une bonne idée des progrès de l’enquête. Il me faut un acompte. Je ne peux pas vous garantir de travailler uniquement sur votre cas. J’essaie de traiter chaque client avec respect et courtoisie, du coup, aucun ne passe avant un autre.
Elle acquiesça vivement, sortit une enveloppe de son sac et me la tendit.
— Voilà cinq cents dollars, ça suffira pour l’instant ?
Bingo ! Cinq cents billets élimineraient le loyer du mois dernier et entameraient bien celui en cours. J’ai l’habitude des clients inquiets qui préfèrent protéger leur numéro de compte bancaire contre ma sorcellerie.
De l’argent, c’est de l’argent.
— Ça ira, dis-je en me retenant de caresser l’enveloppe.
Au moins, j’avais assez d’éducation pour ne pas la vider sur le bureau et recompter.
Elle sortit une autre enveloppe.
— Il a emporté la majeure partie de ses affaires, dit-elle. Enfin, elles ne sont plus aux endroits habituels. J’ai pourtant récupéré ça.
Il y avait dans l’enveloppe une amulette, un anneau ou un charme quelconque. J’étais intrigué. Une troisième enveloppe apparut. Cette femme devait être une maniaque de l’organisation.
— Voilà une photo de lui et mon numéro de téléphone. Merci, monsieur Dresden. Quand allez-vous m’appeler ?
— Dès que j’en saurai un peu plus. Demain après-midi, au pire samedi matin. Ça ira ?
Elle faillit me regarder dans les yeux, se reprit et sourit à mon nez.
— Oui, oui… Merci beaucoup de votre aide. (Elle jeta un œil sur le mur.) Holà, le temps file ! Je dois aller chercher mes enfants à l’école.
Elle ferma la bouche et rougit de nouveau comme si elle venait de me livrer une information vitale.
— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, madame, la rassurai-je en la raccompagnant jusqu’à la porte. Merci de m’avoir confié cette affaire. Je vous appelle bientôt.
Elle me salua, toujours sans lever les yeux, avant de se sauver. Je refermai la porte et revins aux enveloppes.
D’abord l’argent. Dix billets de cinquante. Ils ont toujours l’air neufs même quand ils ont plus de trois ans, car il Y’en a très peu en circulation. Je les rangeai dans mon portefeuille avant de jeter l’enveloppe.
Ensuite, la photo. Elle représentait Monica avec un homme grand, aux traits harmonieux, avec un front large et des sourcils broussailleux qui lui donnaient un petit côté excentrique. Son sourire était plus blanc que blanc, et il avait le hâle des gens qui restent longtemps au soleil, comme s’il faisait de la voile. Un sérieux contraste avec la pâleur de Monica. Victor Sells, supposai-je…
Le numéro était écrit sur un bristol soigneusement découpé pour tenir dans l’enveloppe. Pas de nom, pas de code postal, juste un numéro de téléphone. Je le rangeai dans mon répertoire.
Bizarre, ça aussi. Où voulait-elle en venir en ne me fournissant que des prénoms, alors qu’elle allait me livrer une dizaine de façons d’en savoir plus par la suite ? Une fois de plus, ça prouvait que les gens font n’importe quoi quand ils sont nerveux. Ils disent des conneries et prennent des décisions étranges qu’ils trouvent totalement stupides en y repensant plus tard. J’allais essayer de ne pas remuer le couteau dans la plaie à notre prochaine rencontre.
Je jetai la seconde enveloppe avant de vider la troisième sur le bureau.
La carapace desséchée d’un scorpion luisante de vernis rebondit sur le bois. Une fine cordelette de cuir tressé partait d’un anneau situé à la base de la queue. Si on le portait en collier, la queue pointait vers le sol.
Je frémis. Dans certains cercles, le scorpion est un symbole extrêmement puissant. En plus, ces bestioles ne représentent jamais des choses sympas ou agréables. Un petit talisman comme celui-là pouvait canaliser un sacré paquet de sorts bien vicieux. Si on le porte à même la peau comme il se doit, les petites pattes n’arrêtent pas de piquer la chair en s’agitant sur votre poitrine – impossible de l’oublier. Si on essaie de serrer le porteur dans ses bras, le dard a tôt fait de transpercer la peau, et les pinces ne manquent pas de se prendre dans les poils du torse d’un homme ou de griffer les seins d’une femme. Une saloperie très pénible. Pas mauvaise en tant que telle, mais il n’y a aucune chance de produire une belle magie bien gentille avec un objet pareil autour du cou.
Victor Sells était peut-être impliqué dans quelque chose de sérieux qui avait mobilisé toute son attention. L’Art avait parfois cet effet sur les gens, et plus particulièrement ses aspects les plus sombres. Si le désespoir l’avait poussé vers la magie noire après la perte de son boulot, ça pouvait expliquer son brusque départ du foyer. Beaucoup de sorciers plus ou moins authentiques sont persuadés que l’isolement augmente leurs capacités de manipuler la magie. C’est faux, mais ça permet aux esprits faibles ou manquant d’entraînement d’éviter les distractions.
Ce n’était peut-être même pas un vrai talisman. Il pouvait s’agir d’un souvenir – une curiosité rapportée d’un voyage. Je n’avais aucun moyen de déterminer si cet objet aidait à la focalisation et à l’usage de la magie – à part m’en servir pour lancer un sort – et, pour un grand nombre de raisons, je n’avais aucune envie d’utiliser un objet aussi douteux.
Je décidai de revenir à cette petite horreur quand il faudrait attraper M. Sells. Ce truc pouvait être dénué d’importance. Ou pas…
Je regardai la pendule. Trois heures et quart. J’avais le temps de passer à la morgue pour voir si on n’avait pas reçu des cadavres non identifiés. Mon affaire pouvait être bouclée avant la fin de la journée. Ensuite, direct à la banque pour déposer mon argent et faire un virement à mon propriétaire.
J’appelai les hôpitaux. Ça sortait de l’ordinaire, mais ce n’était pas non plus très compliqué, les problèmes habituels mis à part : friture, communication brouillée, d’autres conversations noyant la mienne. Quand quelque chose peut merder, ça ne rate jamais.
Un instant, j’eus l’impression de voir un mouvement du coin de l’œil : un sursaut du scorpion toujours posé sur mon bureau. Je clignai des yeux puis l’observai. Il ne bougea pas. En prenant de grandes précautions, j’étendis mes sens vers lui comme au travers d’une main invisible, cherchant une trace d’enchantement ou d’énergie magique.
En vain. Il était aussi dénué de sortilège que de vie.
Une vermine ratatinée n’était pas suffisante pour faire peur à Harry Dresden. Sinistre ou pas, elle n’allait pas ruiner ma concentration.
Je la fis glisser dans le tiroir du milieu. Loin des yeux, loin du cœur.
Oui, j’ai un problème avec les saloperies venimeuses, qu’elles soient mortes ou pas. Et alors ? ça dérange quelqu’un ?