10L’éclatement de la Fraternité










Aragorn les mena vers le bras droit du Fleuve. Là, sur sa rive ouest, dans l’ombre de Tol Brandir, une pelouse verte descendait jusqu’à l’eau depuis la base de l’Amon Hen. Derrière s’élevaient les premières pentes douces de la colline boisée, et des arbres couraient aussi vers l’ouest, sur les rives arrondies du lac. Une petite source descendait en cascade et venait arroser l’herbe.

« Nous allons nous reposer ici ce soir, dit Aragorn. C’est la pelouse de Parth Galen : un bel endroit les jours d’été au temps jadis. Espérons qu’aucun mal n’est encore venu ici. »

Ils remontèrent leurs barques sur les rives vertes et établirent leur campement non loin. Ils montèrent la garde à tour de rôle, mais ils ne virent ou n’entendirent aucun signe de leurs ennemis. Si Gollum avait trouvé moyen de les suivre, il demeurait invisible et silencieux. Toutefois, à mesure que la nuit avançait, Aragorn devint de plus en plus agité : souvent il remuait dans son sommeil et se réveillait. Aux premières heures, il se leva et alla trouver Frodo, qui effectuait son tour de garde.

« Pourquoi vous levez-vous ? dit Frodo. Ce n’est pas votre tour. »

« Je ne sais pas, répondit Aragorn ; mais j’ai senti dans mon sommeil une ombre et une menace grandissantes. Il serait bon de tirer votre épée. »

« Pourquoi ? demanda Frodo. Y a-t-il des ennemis à proximité ? »

« Voyons ce que Dard pourra nous montrer », répondit Aragorn.

Frodo tira alors la lame elfe de son fourreau. À son grand désarroi, ses bords luisaient faiblement dans la nuit. « Des Orques ! dit-il. Pas très proches, mais tout de même trop proches, on dirait. »

« C’est bien ce que je craignais, dit Aragorn. Mais peut-être ne sont-ils pas de ce côté du Fleuve. L’éclat de Dard est faible, et il peut ne s’agir que d’espions du Mordor rôdant sur les pentes de l’Amon Lhaw. Je n’ai jamais entendu dire que des Orques se soient trouvés sur l’Amon Hen. Mais qui sait ce que ces jours sinistres peuvent amener, alors que Minas Tirith ne défend plus les passages de l’Anduin. Il nous faudra être vigilants demain. »

Le jour se leva comme un brasier fumant. À l’est, des bancs de nuages noirs s’étendaient à l’horizon comme les effluves d’un grand incendie. Le soleil levant les enflammait par en dessous, leur donnant un éclat rouge sombre ; mais il ne tarda pas à s’élever au-dessus d’eux dans un ciel clair. Le sommet de Tol Brandir était couronné d’or. Frodo leva les yeux vers l’est et contempla la haute île. Ses flancs surgissaient à pic des eaux courantes. Loin au-dessus des hautes falaises, des arbres escaladaient les pentes abruptes, cime après cime ; et plus haut encore, des rochers inaccessibles montaient leur face grise, coiffés d’une grande aiguille de pierre. De nombreux oiseaux tournoyaient autour d’elle, mais il n’y avait pas le moindre signe d’autres êtres vivants.

Quand ils eurent mangé, Aragorn appela la Compagnie à s’assembler. « Le jour est enfin venu, dit-il : le jour du choix longtemps différé. Qu’adviendra-t-il de notre Compagnie, elle qui a voyagé si loin dans la fraternité ? Irons-nous vers l’ouest avec Boromir aux guerres du Gondor ; ou marcherons-nous vers l’est, vers la Peur et l’Ombre ; ou briserons-nous notre fraternité, laissant chacun libre d’aller où il voudra ? Quoi que nous fassions, il faut faire vite. Nous ne pouvons nous arrêter longtemps ici. L’ennemi est sur la rive orientale, nous le savons ; mais je crains que les Orques n’aient déjà traversé de ce côté-ci de l’eau. »

Il y eut un long silence. Personne ne bougea ni ne parla.

« Eh bien, Frodo, dit enfin Aragorn. Je crains que le fardeau ne repose sur vous. Vous êtes le Porteur désigné par le Conseil. Vous seul pouvez décider du chemin que vous emprunterez. En cela, je ne puis vous conseiller. Je ne suis pas Gandalf, et si j’ai tenté d’assumer son rôle, je ne sais quel dessein ou espoir il entrevoyait pour aujourd’hui, si même il en avait un. Et il est probable que s’il était ici, le choix vous reviendrait tout de même. Tel est votre destin. »

Frodo ne répondit pas tout de suite. Puis il parla lentement. « Je sais qu’il faut faire vite, mais je n’arrive pas à choisir. C’est un lourd fardeau. Donnez-moi une heure encore et je parlerai. Laissez-moi seul ! »

Aragorn le considéra avec compassion. « Très bien, Frodo fils de Drogo, dit-il. Vous aurez une heure, et vous serez seul. Nous resterons quelque temps ici. Mais ne vous éloignez pas trop, et restez à portée de voix. »

Frodo resta assis un moment la tête basse. Sam, qui observait son maître avec beaucoup d’inquiétude, secoua la tête et marmonna : « Clair comme de l’eau de roche ; mais c’est pas Sam Gamgie qui irait s’en mêler pour le moment. »

Frodo se leva alors et s’éloigna ; mais Sam remarqua que, tandis que les autres s’abstenaient de le dévisager, Boromir le suivit d’un regard attentif, jusqu’à ce qu’il disparaisse parmi les arbres au pied de l’Amon Hen.

Après avoir erré sans but à travers le bois, Frodo sentit que ses pas le conduisaient vers les pentes de la colline. Il parvint à un sentier, restes à demi effacés d’une route de l’ancien temps. Aux endroits abrupts, des escaliers de pierre avaient été taillés, mais ils étaient beaucoup érodés et fendus, partout malmenés par les racines des arbres. Frodo grimpait depuis un certain temps, sans se soucier d’où il allait, lorsqu’il parvint à un endroit herbeux. Des sorbiers poussaient alentour, et une grande pierre plate se trouvait au milieu. Cette petite pelouse surélevée était ouverte sur l’est, et elle était à présent inondée de soleil matinal. Frodo s’arrêta et regarda par-dessus les eaux du Fleuve, vers Tol Brandir et les oiseaux qui tournoyaient dans l’immense gouffre d’air qui le séparait de l’île vierge. La voix du Rauros montait comme un formidable rugissement, mêlée d’un grondement profond et vibrant.

Il s’assit sur la pierre et posa le menton dans ses mains, tourné vers l’est, les yeux dans le vague. Tout ce qui s’était produit depuis que Bilbo avait quitté le Comté défilait dans sa tête, et il se rappela toutes les paroles de Gandalf dont il put se souvenir et les médita longuement. Le temps passait, mais Frodo n’était pas plus près d’en arriver à un choix.

Soudain, il sortit de sa réflexion : il avait l’étrange sensation que quelqu’un était derrière lui, que des yeux hostiles le guettaient. Se levant d’un bond, il se retourna ; mais à sa grande surprise il ne vit que Boromir, et son visage était aimable et souriant.

« J’avais peur pour vous, Frodo, dit-il en s’avançant. Si Aragorn a raison et qu’il y a des Orques aux alentours, aucun de nous ne devrait errer seul, vous encore moins : tant de choses dépendent de vous. Et j’ai le cœur trop lourd. Puis-je rester et vous parler un peu, maintenant que je vous ai trouvé ? Ce serait pour moi un réconfort. Quand les voix sont nombreuses, tout propos devient un débat sans fin. Mais à deux, peut-être est-ce possible de trouver la sagesse. »

« C’est gentil à vous, répondit Frodo. Mais je ne vois pas quels propos pourraient m’aider. Car je sais ce que je dois faire, mais j’ai peur de le faire, Boromir : peur. »

Boromir resta silencieux. Le Rauros rugissait sans fin. Le vent murmurait aux branches des arbres. Frodo frissonna.

Soudain, Boromir vint s’asseoir à côté de lui. « Êtes-vous sûr de ne pas souffrir inutilement ? dit-il. Je souhaite vous aider. Votre choix est difficile : il faut vous donner conseil. N’accepterez-vous pas le mien ? »

« Je crois savoir quel conseil vous me donneriez, Boromir, dit Frodo. Et ce paraîtrait sage, n’était la mise en garde de mon cœur. »

« La mise en garde ? Contre quoi ? » dit brusquement Boromir.

« Contre les faux-fuyants. Contre la voie de la facilité. Contre le refus du fardeau qui m’est échu. Contre… eh bien, puisqu’il faut le dire, contre le fait de s’en remettre à la force et à la loyauté des Hommes. »

« Pourtant, cette force vous a longtemps protégé à votre insu, là-bas dans votre petit pays. »

« Je ne doute pas de la valeur de votre peuple. Mais le monde change. Les murs de Minas Tirith sont peut-être forts, mais ils ne le sont pas assez. S’ils cèdent, qu’arrivera-t-il alors ? »

« Nous tomberons vaillamment au combat. Mais on peut encore espérer qu’ils tiendront. »

« Pas tant que l’Anneau subsiste », dit Frodo.

« Ah ! L’Anneau ! » dit Boromir, et ses yeux s’allumèrent. « L’Anneau ! N’est-il pas ironique que nous éprouvions tant de peur et de doute pour une si petite chose ? Une si petite chose ! Et je ne l’ai vue qu’un instant dans la maison d’Elrond. Serait-ce trop vous demander de me la montrer encore une fois ? »

Frodo leva les yeux. Son cœur se glaça soudain. Il aperçut l’étrange lueur dans le regard de Boromir, alors que son visage demeurait amical et bienveillant. « Il vaut mieux qu’elle reste cachée », répondit-il.

« Comme vous voudrez. Je n’en ai cure, dit Boromir. Mais ne puis-je même pas en parler ? Car vous ne faites jamais qu’imaginer son pouvoir entre les mains de l’Ennemi – ses mauvais usages et non son bon emploi. Le monde change, dites-vous. Minas Tirith tombera si l’Anneau subsiste. Mais pourquoi ? Si l’Anneau était chez l’Ennemi, certes. Mais pourquoi, s’il était avec nous ? »

« N’avez-vous pas assisté au Conseil ? répondit Frodo. Parce que nous ne pouvons nous en servir, et que tout ce que l’on en fait aboutit au mal. »

Boromir se leva et se mit à arpenter la pelouse avec impatience. « Ainsi vous continuez, s’écria-t-il. Gandalf, Elrond – tous ces gens vous ont appris à dire cela. En ce qui les concerne, il se peut qu’ils aient raison. Ces elfes, ces semi-elfes et ces magiciens, il finirait par leur arriver malheur, peut-être. Pourtant, il m’arrive souvent de me demander s’ils sont sages ou simplement timorés. Mais à chacun sa manière. Les Hommes au cœur fidèle, eux, ne seront pas corrompus. Nous autres de Minas Tirith sommes restés loyaux durant de longues années d’épreuves. Nous ne désirons pas la puissance des seigneurs-magiciens, seulement la force de nous défendre, pour une juste cause. Et voici qu’au moment critique, le hasard met au jour l’Anneau de Pouvoir ! C’est un cadeau, dis-je : un cadeau aux ennemis du Mordor. C’est folie de ne pas s’en servir, se servir du pouvoir de l’Ennemi contre lui-même. Les intrépides, les sans pitié, eux seuls remporteront la victoire. Que ne pourrait un guerrier en cette occasion, un meneur d’hommes ? Que ne pourrait Aragorn ? Ou s’il refuse, pourquoi pas Boromir ? L’Anneau me donnerait un pouvoir de Commandement. Comme je repousserais les armées du Mordor, et tous les hommes afflueraient sous mon drapeau ! »

Boromir allait et venait, parlant de plus en plus fort. Il semblait presque avoir oublié Frodo, discourant sur les murailles et l’armement, et sur le rassemblement des hommes ; il envisageait de grandes alliances et de glorieuses victoires à venir ; et il renversait le Mordor et devenait lui-même un puissant roi, sage et bienveillant. Soudain il s’arrêta et agita les bras.

« Et ils nous disent de le jeter ! s’exclama-t-il. Je n’ai pas dit le détruire. Ce pourrait être bon, si la raison laissait aucun espoir d’y parvenir. Ce n’est pas le cas. La seule idée qu’on nous propose est d’envoyer un demi-homme au Mordor, marchant à l’aveuglette et offrant à l’Ennemi toutes les chances de le reprendre pour lui-même. De la folie !

« Vous le voyez bien, n’est-ce pas, mon ami ? dit-il, se retournant tout à coup vers Frodo. Vous dites que vous avez peur. Et cela, même les plus braves vous le pardonneraient. Mais n’est-ce pas plutôt votre bon sens qui s’indigne ? »

« Non, j’ai peur, dit Frodo. Simplement peur. Mais je suis content de vous avoir entendu parler franchement. J’ai l’esprit plus clair, à présent. »

« Vous viendrez donc à Minas Tirith ? » s’écria Boromir. Il avait les yeux brillants et les traits avides.

« Vous vous méprenez », dit Frodo.

« Mais vous viendrez, au moins pour quelque temps ? insista Boromir. Ma cité est maintenant toute proche ; et se rendre de là au Mordor n’est pas beaucoup plus long que d’ici. Il y a longtemps que nous sommes en pays sauvage, et il vous faut savoir ce que fait l’Ennemi avant de vous-même passer à l’action. Venez avec moi, Frodo, dit-il. Il faut vous reposer avant d’entreprendre ce voyage, s’il doit être entrepris. » Il posa sa main sur l’épaule du hobbit en un geste amical ; mais Frodo la sentit trembler d’une excitation contenue. Il s’éloigna vivement et le regarda avec affolement : sa taille d’Homme était presque le double de la sienne, et sa force maintes fois supérieure.

« Pourquoi êtes-vous si hostile ? dit Boromir. Je suis un homme loyal, non un voleur ou un prédateur. J’ai besoin de votre Anneau : vous le savez, maintenant ; mais je vous donne ma parole que je ne désire pas le garder. Me permettrez-vous au moins de mettre mon plan à l’essai ? Prêtez-moi l’Anneau ! »

« Non ! non ! s’écria Frodo. Le Conseil m’a confié la charge de le porter. »

« C’est par votre propre folie que l’Ennemi nous vaincra, cria Boromir. J’enrage rien que d’y penser ! Vous êtes fou ! Fou et entêté ! Courant ainsi à votre perte et ruinant notre cause à tous. Si des mortels peuvent prétendre à l’Anneau, ce sont les hommes de Númenor, non les Demi-Hommes. Il n’est pas à vous, sinon par un malheureux hasard. Il aurait pu être à moi. Il devrait être à moi. Donnez-le-moi ! »

Frodo ne répondit pas, mais il s’écarta vivement, de façon à mettre la grande pierre plate entre eux. « Allons, allons, mon ami ! dit Boromir d’une voix adoucie. Pourquoi ne pas vous en débarrasser ? Pourquoi ne pas vous libérer du doute et de la peur ? Vous n’avez qu’à mettre la faute sur moi, si vous voulez. Vous n’avez qu’à dire que j’étais trop fort, que je vous l’ai pris par la force. Car je suis trop fort pour vous, demi-homme », cria-t-il ; et il sauta tout à coup par-dessus la pierre et se jeta sur Frodo. Son beau et aimable visage était hideusement déformé ; un feu rageait dans ses yeux.

Frodo fit un bond de côté et remit la pierre entre eux. Il n’y avait qu’une seule chose à faire : tremblant, il sortit l’Anneau attaché à sa chaîne et le glissa rapidement à son doigt, alors même que Boromir se précipitait de nouveau sur lui. L’Homme étouffa un cri, écarquilla un moment des yeux stupéfaits, puis il se mit à courir dans tous les sens, cherchant ici et là parmi les arbres et les rochers.

« Misérable tricheur ! cria-t-il. Laisse-moi te mettre la main dessus ! Maintenant, je vois le fond de ta pensée. Tu vas remettre l’Anneau à Sauron pour nous livrer à lui. Tu n’attendais que l’occasion de nous laisser dans le pétrin. Soyez maudits, toi et tous les demi-hommes, voués à la mort et aux ténèbres ! » Puis, trébuchant sur une pierre, il tomba de tout son long, face contre terre. Pendant un instant, il demeura immobile, comme foudroyé par sa propre malédiction ; puis il se mit soudain à pleurer.

Se relevant, il se passa la main sur les yeux, balayant ses larmes. « Qu’ai-je dit ? s’écria-t-il. Qu’ai-je fait ? Frodo, Frodo ! appela-t-il. Revenez ! Une folie m’a pris, mais elle est passée. Revenez ! »

Il n’y eut aucune réponse. Frodo n’entendit même pas ses cris. Il était déjà loin, fonçant à l’aveugle dans le sentier vers le haut de la colline. La terreur et le chagrin le déchiraient ; il revoyait en pensée la figure démente de Boromir, ses yeux ardents et féroces.

Bientôt, il arriva seul au sommet de l’Amon Hen et s’arrêta, cherchant son souffle. Il aperçut, comme à travers une brume, un vaste cercle plat, recouvert de grandes dalles et entouré d’un rempart en ruine ; et au milieu, juché sur quatre colonnes sculptées, se trouvait un haut siège, auquel on accédait par un escalier aux multiples marches. Il monta et prit place dans l’ancien fauteuil, comme un enfant perdu qui se serait hissé sur le trône d’un roi des montagnes.

Il ne vit pas grand-chose au début. Il semblait se trouver dans un monde de brume, dans lequel il n’y avait que des ombres : l’Anneau était sur lui. Puis, ici et là, la brume se retira et il eut de nombreuses visions : petites et claires, comme si elles étaient sous ses yeux, sur une table, et pourtant lointaines. Il n’y avait aucun son, seulement des images, vivantes et éclatantes. Le monde semblait avoir rétréci et s’être tu. Il était assis sur le Siège de la Vue, sur l’Amon Hen, la Colline de l’Œil des Hommes de Númenor. Il regarda à l’est et contempla de vastes terres inconnues, des plaines sans nom et des forêts inexplorées. Il regarda au nord, et le Grand Fleuve se déroula sous lui comme un ruban, et les Montagnes de Brume pointèrent comme des dents brisées, petites et dures. Il regarda à l’ouest et vit les généreux pâturages du Rohan ; et Orthanc, le pic d’Isengard, comme une aiguille noire. Il regarda au sud, et tout juste à ses pieds le Grand Fleuve roulait comme une vague déferlante et plongeait aux chutes du Rauros dans un gouffre écumant ; un lumineux arc-en-ciel jouait sur les vapeurs. Et il vit l’Ethir Anduin, le majestueux delta du Fleuve, et des myriades d’oiseaux marins qui tournoyaient telle une poussière blanche au soleil, et sous eux, une mer d’argent et de vert, parcourue de rides infinies.

Mais partout où il regardait, il voyait des signes de guerre. Les Montagnes de Brume étaient de grouillantes fourmilières : des orques sortaient de mille trous. Sous les rameaux de Grand’Peur, Elfes et Hommes et bêtes féroces livraient une lutte mortelle. Le pays des Béorniens était en flammes ; un nuage flottait sur la Moria ; de la fumée s’élevait aux frontières de la Lórien.

Des cavaliers galopaient sur l’herbe du Rohan ; des loups se déversaient d’Isengard. Des havres du Harad, des navires de guerre prenaient la mer ; et des Hommes venaient de l’Est en nombre incalculable : hommes d’épée, lanciers et archers montés, chefs sur des chars et lourds fardiers. Toute la puissance du Seigneur Sombre était en mouvement. Alors, se tournant de nouveau vers le sud, Frodo contempla Minas Tirith. Elle semblait lointaine, et somptueuse, avec ses murs blancs, ses multiples tours, fière et belle sur son siège montagneux ; l’acier rutilait sur ses créneaux ; maintes bannières éclairaient ses tourelles. L’espoir se souleva dans son cœur. Mais contre Minas Tirith se dressait une autre forteresse, plus grande et plus forte. Son œil fut attiré malgré lui, là, vers l’est. Il passa les ponts ruinés d’Osgiliath, les portes grimaçantes de Minas Morgul et les Montagnes hantées, et il contempla le Gorgoroth, le val de la terreur au Pays de Mordor. Des ténèbres s’étendaient là sous le Soleil. Un feu rougeoyait parmi la fumée. Le Mont Destin brûlait, surmonté d’un grand panache noir. Puis, enfin, elle retint son regard : mur contre mur, rempart contre rempart, noire, infiniment puissante, montagne de fer, porte d’acier, tour de diamant, il la vit : Barad-dûr, Forteresse de Sauron. Tout espoir le quitta.

Et soudain il sentit l’Œil. Il y avait un œil dans la Tour Sombre qui ne dormait pas. Il savait que cet œil s’était avisé de son regard. Une volonté avide et implacable se trouvait là. L’Œil fondit sur lui, presque comme un doigt, tâtonnant à sa recherche. Très bientôt, il le trouverait et le cernerait. Il toucha l’Amon Lhaw. Il effleura Tol Brandir – Frodo se jeta en bas de son siège, tombant accroupi et se couvrant la tête de son capuchon gris.

Il s’entendit crier : Jamais, jamais ! Ou était-ce : Je viens, en vérité je viens à vous ? Il n’aurait su le dire. Puis, comme un éclair venu d’un autre foyer de puissance, une pensée contraire vint à son esprit : Retire-le ! Retire-le ! Retire-le, pauvre fou ! Retire l’Anneau !

Les deux pouvoirs luttaient en lui. En parfait équilibre entre leurs deux pointes perçantes, pendant un moment il se tordit, comme au supplice. Soudain, il reprit conscience de lui-même, Frodo, ni Voix, ni Œil, libre de choisir : un dernier instant lui restait pour le faire. Il retira l’Anneau de son doigt. Il était agenouillé devant le haut siège sous un soleil clair. Une ombre noire sembla passer au-dessus de lui, tendue comme un bras ; elle manqua l’Amon Hen, tâtonna vers l’ouest et s’évanouit. Puis, tout le ciel fut d’un bleu immaculé ; des oiseaux chantaient dans tous les arbres.

Frodo se releva. Une grande fatigue l’accablait, mais sa volonté était ferme et son cœur plus léger. Il se parla à haute voix. « Je vais maintenant faire ce que j’ai à faire, dit-il. Ceci au moins est clair : le maléfice de l’Anneau est déjà à l’œuvre au sein même la Compagnie, et l’Anneau doit partir avant de causer un plus grand tort. Je vais partir seul. Il y en a certains en qui je ne peux avoir confiance, tandis ceux qui ont ma confiance sont trop chers à mes yeux : ce pauvre vieux Sam, et Merry et Pippin. L’Arpenteur aussi : son cœur languit de retrouver Minas Tirith, et ils auront besoin de lui là-bas ; Boromir a succombé au mal. Je partirai seul. Sans attendre. »

Redescendant le sentier à vive allure, il arriva à la pelouse où Boromir l’avait trouvé. Puis il s’arrêta et tendit l’oreille. Il crut entendre des cris et des appels montant des bois près de la rive en contrebas.

« Ils sont assurément à ma recherche, dit-il. Je me demande combien de temps j’ai été absent. Des heures, probablement. » Il hésita. « Que puis-je faire ? marmonna-t-il. Je dois partir tout de suite ou je ne m’en irai jamais. Cette chance ne se représentera pas. Cela me fait mal au cœur de les abandonner, et comme ça, sans explication. Mais je suis sûr qu’ils vont comprendre. Sam comprendra. Et que puis-je faire d’autre ? »

Il sortit lentement l’Anneau et le remit à son doigt. Il disparut et s’en fut au bas de la colline, plus doux qu’un bruissement du vent.

Les autres étaient longtemps demeurés près de la rive. Ils étaient restés silencieux quelque temps, faisant les cent pas ; mais à présent, ils étaient assis en cercle et discutaient. De temps à autre, ils s’efforçaient de parler d’autre chose, de leur longue route et de leurs nombreuses aventures ; ils questionnèrent Aragorn au sujet du royaume de Gondor et de son histoire ancienne, des vestiges de ses grandes œuvres que l’on apercevait encore dans cette étrange région limitrophe, pays des Emyn Muil : les rois de pierre, les sièges de Lhaw et de Hen, et le grand Escalier en bordure des chutes du Rauros. Mais leurs pensées et leur conversation finissaient toujours par revenir à Frodo et à l’Anneau. Quel serait le choix de Frodo ? Pourquoi hésitait-il ?

« Il se demande quelle est la voie la plus désespérée, je pense, dit Aragorn. Et qui ne le ferait pas ? Du côté est, l’espoir n’a jamais été aussi mince pour la Compagnie, puisque Gollum nous a suivis : il y a fort à craindre que le secret de notre voyage ait déjà été trahi. Mais Minas Tirith ne nous rapproche pas du Feu et de la destruction du Fardeau.

« Nous pourrions y demeurer un temps et livrer une courageuse résistance ; mais le seigneur Denethor et tous ses hommes ne peuvent espérer faire ce qu’Elrond lui-même jugeait au-delà de son pouvoir : soit préserver le secret du Fardeau, soit tenir à distance la pleine puissance de l’Ennemi quand celui-ci viendra pour le prendre. Quelle voie choisirions-nous à la place de Frodo ? Je ne le sais pas. C’est ici, à n’en pas douter, que Gandalf nous manque le plus. »

« Cruelle est notre perte, dit Legolas. Il faudra pourtant arrêter notre choix sans son concours. Pourquoi ne pas décider nous-mêmes, et ainsi aider Frodo ? Rappelons-le ici et votons ! Je voterai pour Minas Tirith. »

« Et moi aussi, dit Gimli. Bien sûr, nous avons été envoyés à seule fin d’aider le Porteur sur sa route, sans obligation d’aller plus loin que nous le désirions ; et aucun de nous n’est sous serment ou injonction de se rendre au Mont Destin. Vous savez combien quitter la Lothlórien me fut difficile. Je n’en suis pas moins venu jusqu’ici, et je vous le dis : à l’heure du dernier choix, je vois qu’il m’est impossible d’abandonner Frodo. Je choisirai Minas Tirith, mais s’il ne le fait pas, je vais le suivre. »

« Et j’irai moi aussi avec lui, dit Legolas. Tirer ici sa révérence serait manquer de loyauté. »

« Ce serait en effet une trahison, si tout le monde le quittait, dit Aragorn. Mais s’il va vers l’est, tous ne sont pas obligés de le suivre ; et je ne pense pas qu’il le faille non plus. C’est une entreprise désespérée, autant pour huit que pour trois, ou deux, ou même un seul. Si vous me laissiez choisir, je nommerais trois compagnons : Sam, qui autrement ne le supporterait pas, et Gimli et moi-même. Boromir retournera dans sa propre cité, où son père et son peuple ont besoin de lui ; et les autres devraient l’accompagner, Meriadoc et Peregrin tout au moins, si Legolas n’est pas disposé à nous quitter. »

« Ça n’irait pas du tout ! s’écria Merry. On ne peut pas abandonner Frodo ! Pippin et moi avons toujours eu l’intention de le suivre où qu’il aille, et nous n’avons pas changé d’idée. Mais nous ne comprenions pas ce que cela signifierait. Nous ne voyions pas les choses de la même manière, si loin d’ici, dans le Comté ou à Fendeval. Quelle folie, quelle cruauté ce serait de le laisser partir au Mordor ! Pourquoi ne pas l’en empêcher ? »

« Il faut l’en empêcher, dit Pippin. Et c’est bien ce qui l’inquiète, j’en suis sûr. Il sait qu’on ne lui permettra pas d’y aller. Et il n’ose demander à personne de l’accompagner, le pauvre vieux. Imaginez : partir seul pour le Mordor ! » Pippin frissonna. « Mais ce cher vieux nigaud de hobbit, il devrait pourtant savoir qu’il n’a pas à demander. Il devrait savoir que si on ne peut pas l’arrêter, on ne va pas l’abandonner. »

« Vous m’excuserez, dit Sam. Je crois que vous comprenez pas mon maître du tout. C’est pas qu’il hésite entre un choix ou un autre. Évidemment pas ! Minas Tirith, qu’est-ce que ça vaut de toute façon ? Pour lui, je veux dire – vous m’excuserez, maître Boromir », ajouta-t-il en se retournant. C’est alors qu’ils s’aperçurent que Boromir, qui d’abord était resté assis sans mot dire à l’extérieur du cercle, n’y était plus.

« Bon, où est-ce qu’il est passé ? s’écria Sam, l’air inquiet. Il est un peu bizarre depuis quelque temps, m’est avis. Mais de toute façon, c’est pas son affaire. Il rentre chez lui comme il l’a toujours dit ; pas de quoi lui en vouloir. Mais M. Frodo, il sait qu’il doit trouver les Failles du Destin, s’il en est capable. Mais il a peur. Maintenant qu’on y est, il est tout bonnement épouvanté. C’est ça, son problème. Naturellement, il en a pris de la graine, si on peut dire – comme nous tous – depuis qu’on a quitté la maison ; autrement, il aurait si peur qu’il se contenterait de jeter l’Anneau dans le Fleuve et de partir en courant. Mais il est encore trop effrayé pour se mettre en route. Et il se soucie pas de nous non plus : savoir si on l’accompagnera ou pas. Il sait qu’on en a l’intention. V’là une autre chose qui l’agace. S’il se met dans la tête de partir, il va vouloir partir seul. Vous pouvez me croire ! On va avoir des ennuis quand il va revenir. Parce qu’il va se mettre ça dans la tête, aussi vrai qu’il s’appelle Bessac. »

« Je pense que vous parlez plus sagement qu’aucun d’entre nous, Sam, dit Aragorn. Et qu’allons-nous faire, s’il s’avère que vous avez raison ? »

« L’arrêter ! Ne pas le laisser partir ! » s’écria Pippin.

« Je ne suis pas sûr, dit Aragorn. C’est lui le Porteur, et le sort du Fardeau est sur ses épaules. Je ne crois pas que ce soit notre rôle de le diriger d’un côté ou de l’autre. Et je ne crois pas non plus que nous réussirions, si nous essayions. Il y a d’autres pouvoirs à l’œuvre, beaucoup plus puissants. »

« Eh bien, si Frodo pouvait se mettre dans la tête de revenir, qu’on en finisse, dit Pippin. Cette attente est horrible ! Le temps est sûrement écoulé ? »

« Oui, dit Aragorn. L’heure est passée depuis longtemps. La matinée touche à sa fin. Il va falloir l’appeler. »

À ce moment-là, Boromir reparut. Il sortit d’entre les arbres et marcha vers eux sans rien dire. Son visage était sombre et triste. Il s’arrêta comme pour compter les personnes présentes, puis il s’assit à l’écart, les yeux rivés au sol.

« Où étiez-vous, Boromir ? demanda Aragorn. Avez-vous vu Frodo ? »

Boromir hésita une seconde. « Oui, et non, répondit-il lentement. Oui : je l’ai trouvé un peu plus haut sur la colline, et je lui ai parlé. J’ai voulu le convaincre de venir avec moi à Minas Tirith et de ne pas partir vers l’est. Je me suis fâché et il m’a quitté. Il a disparu. C’est la première fois que je voyais une telle chose, quoique je l’aie entendu dire dans les contes. Il a dû mettre l’Anneau. Je n’ai pas pu le retrouver. Je croyais qu’il viendrait à vous. »

« Est-ce là tout ce que vous avez à dire ? fit Aragorn, posant sur Boromir un regard insistant et plutôt sévère.

« Oui, répondit-il. Je n’en dirai pas plus pour l’instant. »

« C’est grave ! s’écria Sam, sautant sur pied. Je ne sais pas ce que cet Homme a pu fabriquer. Qu’est-ce qui a poussé M. Frodo à le mettre ? Il aurait pas dû ; et s’il l’a fait, qui sait ce qui a pu se passer ! »

« Mais il ne le laisserait pas à son doigt, dit Merry. Pas après avoir échappé au visiteur indésirable, comme Bilbo dans le temps. »

« Mais par où est-il allé ? Où est-il passé ? s’écria Pippin. Ça fait une éternité qu’il est parti. »

« Quand avez-vous vu Frodo pour la dernière fois, Boromir ? Il y a combien de temps ? » demanda Aragorn.

« Environ une demi-heure, répondit-il. Ou peut-être une heure. J’ai marché quelque temps depuis. Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! » Il enfouit son visage dans ses mains et courba l’échine, comme terrassé par le chagrin.

« Une heure qu’il a disparu ! s’exclama Sam. Il faut le retrouver tout de suite ! Venez ! »

« Attendez une minute ! cria Aragorn. Il faut nous répartir par paires et nous donner – hé, un moment ! Attendez ! »

C’était inutile. Ils ne l’écoutaient pas. Sam s’était élancé en premier. Merry et Pippin l’avaient imité et disparaissaient déjà vers l’ouest, dans les arbres près de la rive, criant : Frodo ! Frodo ! de leurs voix de hobbits, claires et haut perchées. Legolas et Gimli couraient. Une sorte de panique ou de folie soudaine semblait s’être emparée de la Compagnie.

« Nous allons tous nous disperser et nous perdre, grogna Aragorn. Boromir ! Je ne sais quel rôle vous avez joué dans ce fâcheux incident, mais aidez-moi, maintenant ! Suivez ces deux jeunes hobbits et protégez-les au moins, même si vous ne trouvez pas Frodo. Revenez ici même si vous le trouvez, lui ou le moindre signe de lui. Je serai de retour bientôt. »

Aragorn s’élança d’un bond à la poursuite de Sam. Comme il arrivait à la petite pelouse plantée de sorbiers, il le vit, montant avec peine, pantelant et criant : Frodo !

« Venez avec moi, Sam ! dit-il. Aucun de nous ne doit rester seul. Il se prépare quelque chose de fâcheux. Je le sens. Je monte au sommet, au Siège de l’Amon Hen, pour voir ce qu’il y a à voir. Et là, regardez ! C’est comme me le disait mon cœur, Frodo est venu par ici. Suivez-moi et tâchez d’ouvrir l’œil ! » Il fonça dans le sentier.

Sam fit de son mieux, mais il n’avait pas les jambes d’un Coureur, encore moins celles de l’Arpenteur, et il fut bientôt distancé. À peine venait-il de se remettre en branle qu’Aragorn disparaissait devant lui. Sam s’arrêta et souffla. Soudain il se tapa le front.

« Holà, Sam Gamgie ! dit-il tout haut. Tes jambes sont trop courtes, alors sers-toi de ta tête ! Voyons voir ! Boromir ment pas, c’est pas son genre ; mais il nous a pas tout dit. M. Frodo a eu vraiment peur de quelque chose. Il s’est mis une idée dans la tête aussi soudain que ça. Il s’est enfin décidé – oui, à partir. Où ? Vers l’est. Pas sans son Sam ? Si, même sans lui. C’est dur, ça, trop dur. »

Sam se passa la main sur les yeux, essuyant ses larmes. « Du calme, Gamgie ! dit-il. Réfléchis, si t’en as les moyens ! Il peut pas voler au-dessus de l’eau, ni sauter par-dessus des chutes. Il a pas d’équipement. Alors il doit retourner aux bateaux. Aux bateaux ! Aux bateaux, Sam, comme l’éclair ! »

Sam tourna les talons et descendit le sentier à toutes jambes. Il tomba et s’ouvrit les genoux sur une pierre. Se relevant, il courut de plus belle. Il arriva au bord de la pelouse de Parth Galen, près de la rive, où les bateaux avaient été remontés. Personne ne s’y trouvait. Des cris semblaient monter des bois derrière lui, mais il n’y fit pas attention. Il resta un moment planté là, les yeux écarquillés, la bouche béante. Une barque descendait toute seule sur la rive. Avec un cri, Sam traversa la pelouse en courant. La barque glissa dans l’eau.

« J’arrive, monsieur Frodo ! J’arrive ! » cria Sam, et il sauta de la berge pour attraper la barque qui partait. Il la rata d’au moins trois pieds. Avec un cri et un plouf, il tomba la tête la première dans l’eau vive et profonde. Dans un gargouillis, il coula, et le Fleuve se referma sur sa tête frisée.

Un cri de détresse monta de la barque vide. Une pagaie tourbillonna et la barque vira de bord. Frodo arriva juste à temps pour agripper Sam par les cheveux alors qu’il remontait, glougloutant et se débattant. La peur se mirait dans ses yeux ronds et bruns.

« Allez, hop, Sam ! dit Frodo. Là, prends ma main, mon gars ! »

« Sauvez-moi, monsieur Frodo ! cria Sam d’une voix étranglée. Je suis néyé. Je vois pas votre main. »

« Ici, elle est ici. Ne serre pas si fort, mon gars ! Je ne vais pas te lâcher. Bats des pieds sans t’affoler, sinon la barque va chavirer. Voilà, accroche-toi au bord et laisse-moi pagayer un peu ! »

En quelques coups de pagaie, Frodo ramena l’embarcation près de la berge, ce qui permit à Sam de se hisser hors de l’eau, trempé comme un rat. Frodo retira l’Anneau et mit pied à terre.

« De tous les fichus enquiquineurs, Sam, tu es le pire ! » dit-il.

« Oh, monsieur Frodo, c’est dur de me dire ça ! dit Sam, frissonnant. C’est dur d’essayer de partir sans moi comme ça. Si j’avais pas bien deviné, où est-ce que vous seriez maintenant ? »

« En route, tranquillement. »

« Tranquillement ! dit Sam. Tout seul, sans que je puisse vous aider ? J’aurais pas pu l’ supporter, ç’aurait été ma mort. »

« Ce serait ta mort à coup sûr si tu m’accompagnais, dit Frodo, et je n’aurais pu supporter cela. »

« Pas aussi sûr que si j’étais laissé ici », dit Sam.

« Mais je vais au Mordor. »

« Ça je le sais bien, monsieur Frodo. C’est bien sûr. Et je viens avec vous. »

« Allons, Sam, dit Frodo, ne me retarde pas ! Les autres vont revenir d’une minute à l’autre. S’ils m’attrapent ici, je vais devoir argumenter et me justifier, et je n’aurai jamais le cœur ou la chance de m’en aller. Mais je dois partir tout de suite. C’est le seul moyen. »

« C’est bien sûr, répondit Sam. Mais pas tout seul. Je viens avec vous, ou alors on n’ira pas ni l’un ni l’autre. Je vais défoncer tous les bateaux avant. »

Frodo retrouva le rire. Une joie soudaine lui réchauffait le cœur. « Laisses-en un ! dit-il. Nous en aurons besoin. Mais tu ne peux pas venir ainsi sans vivres ni équipement ni rien. »

« Y a qu’à m’attendre un brin, le temps que j’aille prendre mes choses ! cria Sam avec empressement. Tout est déjà prêt. Je me disais bien qu’on partirait aujourd’hui. » Il retourna au campement en hâte, extirpa son bagage de la pile où Frodo l’avait mis en vidant l’embarcation des affaires de ses compagnons ; il saisit une couverture de rechange et quelques paquets de nourriture de plus, et revint en courant.

« Alors tout mon plan est à l’eau ! dit Frodo. Il n’y a pas moyen de t’échapper. Mais je suis content, Sam. Je ne peux te dire à quel point. Allons, viens ! De toute évidence, nous étions destinés à partir ensemble. Nous irons, et puissent les autres trouver un chemin sûr ! L’Arpenteur veillera sur eux. Nous ne les reverrons pas, j’imagine. »

« Peut-être que si, monsieur Frodo. Peut-être », dit Sam.

Ainsi, Frodo et Sam entreprirent ensemble la dernière étape de la Quête. Frodo les éloigna de la rive en quelques coups de pagaie, puis le Fleuve les emporta rapidement sur le bras occidental, passé les falaises renfrognées de Tol Brandir. Le grondement des hautes chutes approcha. Même avec l’aide que Sam fut en mesure d’apporter, ils eurent peine à traverser le courant au sud de l’île pour amener leur embarcation vers l’est, jusqu’à la rive opposée.

Ils finirent par regagner la terre ferme sur les pentes sud de l’Amon Lhaw. Là, ils trouvèrent un rivage en pente douce où ils purent remonter leur barque assez loin de l’eau, et ils la cachèrent de leur mieux derrière un gros rocher. Alors, hissant leur fardeau sur leurs épaules, ils partirent à la recherche d’un chemin qui les mènerait au-delà des collines grises des Emyn Muil pour descendre dans le Pays de l’Ombre.

Ici s’achève la première partie de l’histoire de la Guerre de l’Anneau.

La deuxième partie s’intitule LES DEUX TOURS, puisque les événements qu’elle rapporte sont dominés par ORTHANC, la citadelle de Saruman, et la forteresse de MINAS MORGUL qui garde l’entrée secrète du Mordor ; elle relate les exploits et les périls de la fraternité à présent divisée, jusqu’à la venue de la Grande Obscurité.

La troisième partie raconte la dernière résistance contre l’Ombre et la fin de la mission du Porteur de l’Anneau dans LE RETOUR DU ROI.

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