11Une lame dans le noir










Comme on se préparait à dormir à l’auberge de Brie, les ténèbres s’étendaient sur le Pays-de-Bouc ; des brumes s’égaraient dans les vallons et sur les berges du fleuve. À Creux-le-Cricq, tout était silencieux. Gros-lard Bolgeurre ouvrit tout doucement la porte et regarda à l’extérieur. Toute cette journée-là, une peur indéfinissable avait monté en lui, et il n’avait pu se reposer ou aller se coucher : une menace planait dans l’air immobile de la nuit. Or, tandis qu’il scrutait l’obscurité, une ombre noire remua sous les arbres ; le portail sembla s’ouvrir tout seul et se refermer sans un seul bruit. La terreur le saisit. Il se recula et demeura un instant dans le hall, tremblant comme une feuille. Puis il referma la porte et la verrouilla.

La nuit s’épaissit. Vint alors le son sourd de chevaux menés furtivement le long du chemin. Ils s’arrêtèrent devant le portail, et trois silhouettes noires entrèrent, comme des spectres de nuit se glissant dans la cour. L’une se dirigea vers la porte, les deux autres de chaque côté, vers un coin de la maison ; et elles se tinrent là immobiles, comme l’ombre des pierres, tandis que la nuit avançait lentement. La maison et les arbres muets semblaient attendre, retenant leur souffle.

Les feuilles s’agitèrent doucement et un coq chanta au loin. L’heure froide qui précède l’aube touchait à sa fin. La silhouette restée près de la porte remua. Dans les ténèbres sans lune ni étoiles luisit une lame, comme une froide lueur sortie du fourreau. Il y eut un coup, sourd mais violent, et la porte frémit.

« Ouvrez, au nom du Mordor ! » dit une voix grêle et menaçante.

Au deuxième coup, la porte céda et recula violemment, madriers éclatés et serrure brisée. Les silhouettes noires se glissèrent vivement à l’intérieur.

À cet instant, parmi les arbres alentour, la sonnerie d’un cor retentit, déchirant la nuit comme un brasier au sommet d’une colline.





DEBOUT ! ALERTE ! AU FEU ! AUX ENNEMIS ! DEBOUT !

Gros-lard Bolgeurre n’était pas resté inactif. Ayant aperçu les formes noires rampant dans le jardin, il sut aussitôt qu’il devait se sauver, ou périr. Et il ne manqua pas de se sauver, filant par la porte de derrière à travers le jardin et dans les champs. Quand il atteignit la maison la plus proche, à plus d’un mille de là, il s’effondra sur le seuil. « Non, non, non ! criait-il. Non, pas moi ! Je ne l’ai pas ! » Il fallut du temps pour que l’on parvienne à comprendre son babillage. On finit par en déduire que des ennemis se trouvaient au Pays-de-Bouc – quelque étrange invasion de la Vieille Forêt. Alors on ne perdit pas une minute de plus.





ALERTE ! AU FEU ! AUX ENNEMIS !

Les Brandibouc s’étaient saisis de leurs cors et faisaient retentir la Sonnerie du Pays-du-Bouc. Elle n’avait pas été entendue depuis une centaine d’années, pas depuis la venue des loups blancs, au cours du Rude Hiver ayant gelé les eaux du Brandivin.





DEBOUT ! DEBOUT !

D’autres cors répondirent au loin. L’alarme se répandait.

Les silhouettes noires s’enfuirent de la maison. L’une d’entre elles, dans sa course, laissa tomber une cape de hobbit sur le pas de la porte. Un bruit de sabots éclata dans le chemin, prit le galop et partit tambouriner dans les ténèbres. Tout autour de Creux-le-Cricq, des sonneries de cor retentissaient, des voix criaient et des pas accouraient. Mais les Cavaliers Noirs chevauchèrent à bride abattue jusqu’à la Porte Nord. Que les petites gens sonnent de leurs cors ! Sauron s’occuperait d’eux en temps voulu. D’ici là, ils avaient mieux à faire : ils savaient à présent que la maison était vide et que l’Anneau était parti. Ils renversèrent les gardes à la porte et disparurent hors du Comté.

Il était encore tôt dans la nuit quand Frodo fut tiré d’un profond sommeil, subitement, comme si un son ou une présence l’avait dérangé. Il vit que l’Arpenteur, assis dans son fauteuil, était sur le qui-vive : ses yeux luisaient à la lumière du feu, lequel avait été entretenu et flambait dans l’âtre ; mais il ne fit aucun signe ou mouvement.

Frodo ne tarda pas à se rendormir ; mais ses rêves furent de nouveau troublés par le bruit du vent et le son de sabots au galop. On eût dit que le vent tourbillonnait autour de la maison et la secouait, tandis qu’un cor sonnait farouchement au loin. Ouvrant les yeux, il entendit un coq s’égosiller dans la cour de l’auberge. L’Arpenteur avait tiré les rideaux et rouvert les volets avec un claquement. La lueur grise du jour naissant pénétrait dans la pièce, et de l’air froid s’engouffrait par la fenêtre ouverte.

Dès que l’Arpenteur les eut tous réveillés, il les conduisit à leurs chambres. Lorsqu’ils les virent, ils se félicitèrent d’avoir suivi son conseil : les fenêtres forcées battaient sur leurs gonds, les rideaux volaient ; les lits étaient tout de travers et les traversins tailladés, jetés à terre ; la carpette brune était déchirée en morceaux.

L’Arpenteur s’en fut aussitôt chercher l’aubergiste. Le pauvre M. Fleurdebeurre paraissait endormi et effrayé. Il avait à peine fermé l’œil de la nuit (à ce qu’il prétendait) mais n’avait pas entendu un son.

« Jamais pareille chose ne s’est produite de mon temps ! s’écria-t-il en levant les bras, horrifié. Des clients qu’on empêche de dormir dans leurs lits et de bons traversins réduits en charpie et tout ! Où va-t-on ? »

« Vers de sombres jours, dit l’Arpenteur. Mais vous aurez la paix pour le moment, quand vous serez débarrassé de nous. Nous partons sur-le-champ. Oubliez le petit déjeuner : une bouchée et quelques gorgées sur le pouce devront suffire. Nos bagages seront prêts dans quelques minutes. »

M. Fleurdebeurre partit en coup de vent pour veiller à ce que leurs poneys soient apprêtés et pour leur trouver une « bouchée ». Mais il revint bientôt avec une mine consternée. Les poneys avaient disparu ! Les portes de l’écurie avaient toutes été ouvertes durant la nuit, et ils étaient partis : non seulement les poneys de Merry, mais tous les autres chevaux et bêtes qui y étaient logés.

Frodo fut accablé par la nouvelle. Comment pouvaient-ils espérer gagner Fendeval à pied, poursuivis par des adversaires à cheval ? Autant partir pour la Lune. L’Arpenteur demeura un moment assis en silence, considérant les hobbits comme pour mesurer leur force et leur courage.

« Des poneys ne nous aideraient pas échapper à des hommes à cheval, dit-il enfin d’un air pensif, comme s’il devinait les pensées de Frodo. Nous n’irons pas beaucoup plus lentement à pied, pas sur les chemins que j’ai l’intention de suivre. Je comptais marcher de toute façon. Ce sont la nourriture et les provisions qui m’inquiètent. Nous ne pouvons espérer trouver quelque chose à manger d’ici à Fendeval, mis à part ce que nous emportons avec nous ; et il faudra emporter de tout en suffisance, car nous pourrions être retardés ou forcés de faire des détours, loin de l’itinéraire le plus court. Qu’êtes-vous prêts à porter sur votre dos ? »

« Tout ce qu’il faudra », répondit Pippin, découragé, mais voulant paraître plus brave qu’il ne le paraissait (ou ne se sentait lui-même).

« Je peux en prendre assez pour deux », dit Sam d’un air de défi.

« N’est-il pas possible de faire quelque chose, M. Fleurdebeurre ? demanda Frodo. Trouver deux ou trois poneys dans le village, ou même un seul, juste pour les bagages ? Je ne pense pas qu’on puisse en louer, mais peut-être pourrait-on en acheter », ajouta-t-il d’un ton dubitatif, se demandant s’il en aurait les moyens.

« J’en doute, répondit l’aubergiste d’un air malheureux. Les deux ou trois poneys de selle qu’il y avait à Brie se trouvaient dans mon écurie, et ils sont partis. Quant aux autres chevaux ou poneys qui servent comme bêtes de trait et quoi encore, il y en a très peu à Brie, et ils ne seront pas à vendre. Mais je vais faire ce que je peux. Quand j’aurai tiré Bob de son lit, je vais l’envoyer faire le tour du voisinage. »

« Oui, dit l’Arpenteur d’une voix hésitante, c’est sans doute une bonne idée. J’ai bien peur qu’il nous faille trouver un poney au moins. Mais voilà qui anéantit tout espoir de partir de bonne heure, sans nous faire remarquer ! Nous aurions tout aussi bien pu sonner du cor pour annoncer notre départ. C’est ce qu’ils escomptaient, sans nul doute. »

« Je vois une miette de réconfort dans tout cela, remarqua Merry, et plus qu’une miette, j’espère : on pourra prendre le petit déjeuner en attendant – et le prendre à table. Il n’y a qu’à dénicher Nob ! »

Il y eut, en fin de compte, plus de trois heures de retard. Bob revint leur annoncer qu’aucun des chevaux ou poneys du voisinage n’était à vendre pour tout l’or du monde – à l’exception d’un seul : Bill Fougeard en avait un dont il consentirait peut-être à se départir. « C’est une pauvre vieille bête à moitié affamée, dit Bob ; mais il voudra pas s’en séparer pour moins de trois fois sa valeur, voyant que vous êtes dans un tel pétrin – pas le Bill Fougeard que je connais. »

« Bill Fougeard ? dit Frodo. Ce ne serait pas un piège ? Se pourrait-il que la bête revienne à lui d’un trait avec toutes nos affaires, ou les aide à nous traquer, ou je ne sais trop ? »

« Je me le demande, dit l’Arpenteur. Mais je ne puis concevoir qu’un animal puisse souhaiter retrouver un tel maître, une fois libéré de lui. À mon avis, cette délicate attention de maître Fougeard lui sera venue après-coup : rien de plus qu’une occasion de profiter encore davantage de la situation. Le plus inquiétant est que cette pauvre bête est sans doute à l’article de la mort. Mais il semble que nous n’ayons pas le choix. Combien en demande-t-il ? »

Le prix de Bill Fougeard était de douze sous d’argent, ce qui, en effet, représentait au moins trois fois la valeur de ce poney sur le marché local. Maigre, sous-alimenté, celui-ci paraissait fort abattu mais ne semblait pas devoir mourir sur-le-champ. M. Fleurdebeurre le paya de son argent et offrit encore dix-huit sous à Merry, en guise de compensation pour les animaux perdus. C’était un honnête homme – riche, comme on comptait les choses à Brie ; mais trente sous d’argent étaient pour lui un rude coup, et le fait d’être escroqué par Bill Fougeard le lui rendait encore plus difficile à supporter.

En fait, M. Fleurdebeurre finit par s’en tirer à son avantage. On découvrit plus tard qu’un seul cheval avait réellement été volé. Les autres avaient été chassés ou s’étaient eux-mêmes enfuis, pris de terreur, et on les trouva en train d’errer aux quatre coins du Pays-de-Brie. Les poneys de Merry s’étaient tout bonnement échappés, et au bout d’un moment (comme ils avaient beaucoup de jugeote) ils prirent le chemin des Coteaux à la recherche de Gros Nigaud. Ainsi, ils demeurèrent quelque temps sous la garde de Tom Bombadil et y trouvèrent leur compte. Mais quand Tom apprit ce qui s’était passé à Brie, il les envoya à M. Fleurdebeurre, qui reçut alors cinq excellentes bêtes à un prix très avantageux. Il leur fallut trimer plus dur à Brie, mais Bob les traita avec bonté ; si bien qu’en définitive, ils jouèrent de chance : ils s’évitèrent un sombre et périlleux voyage. Mais ils ne parvinrent jamais à Fendeval.

Entre-temps, toutefois, M. Fleurdebeurre croyait son argent perdu pour toujours. Et il eut d’autres ennuis. Car il y eut un véritable branle-bas, dès que les autres clients furent levés et eurent vent de l’attaque contre l’auberge. Les voyageurs du Sud avaient perdu plusieurs chevaux et accablèrent bruyamment l’aubergiste ; puis l’on apprit que l’un des leurs avait également disparu dans la nuit : nul autre que l’homme aux yeux louches, l’acolyte de Bill Fougeard. Les soupçons furent aussitôt dirigés sur lui.

« Si vous vous frottez à un voleur de chevaux et que vous l’amenez chez moi, dit Fleurdebeurre avec colère, vous feriez bien de payer pour tous les dégâts au lieu de venir crier après moi. Allez donc lui demander, à Fougeard, où il est votre bel ami ! » Mais il s’avéra qu’il n’était l’ami de personne ; et personne ne put se souvenir à quel moment il avait rejoint leur compagnie.

Après leur petit déjeuner, les hobbits durent refaire leurs paquets et se procurer de nouvelles réserves en prévision du voyage prolongé qu’ils envisageaient à présent. Il était près de dix heures quand ils prirent enfin la route. Dès lors, tout le village bourdonnait d’excitation. La disparition-surprise de Frodo, l’arrivée des cavaliers vêtus de noir, le cambriolage des écuries, sans oublier la nouvelle selon laquelle ce Coureur, l’Arpenteur, s’était joint aux mystérieux hobbits : voilà une histoire que l’on ne se lasserait pas de raconter pendant bien des années de calme plat. La plupart des habitants de Brie et de Raccard, voire bon nombre de ceux de Combe et d’Archètes, s’étaient massés dans le chemin pour assister au départ des voyageurs. Les autres clients de l’auberge étaient debout aux portes ou penchés aux fenêtres.

L’Arpenteur avait changé d’idée, ayant décidé de quitter Brie par la grand-route. Toute tentative de couper immédiatement à travers champs ne ferait qu’aggraver les choses : la moitié des badauds les suivraient pour voir ce qu’ils fabriquaient, et pour les empêcher d’empiéter sur des terres privées.

Ayant fait leurs adieux à Nob et à Bob, ils prirent congé de M. Fleurdebeurre avec maints remerciements. « J’espère que nous nous reverrons un jour, quand les temps seront de nouveau propices, dit Frodo. Rien ne me plairait plus que de séjourner chez vous en paix pour quelque temps. »

Ils partirent d’un pas lourd, anxieux et déprimés, sous les regards de la foule. Tous les visages n’étaient pas amicaux, ni tous les cris qui furent lancés. Mais l’Arpenteur semblait intimider la plupart des Briennais, et ceux qu’il dévisageait se taisaient et disparaissaient. Il marchait en tête avec Frodo ; venaient ensuite Merry et Pippin, tandis que Sam fermait la marche en conduisant le poney, à qui ils n’avaient pas eu le cœur de confier trop de bagages ; mais déjà, il paraissait moins démoralisé, comme s’il approuvait ce soudain revirement de fortune. Sam, lui, mastiquait une pomme d’un air pensif. Il en avait une poche pleine : un cadeau d’adieu de Nob et de Bob. « Des pommes pour marcher et une pipe pour souffler, dit-il. Mais j’ai comme l’impression que les deux vont me manquer d’ici peu. »

Les hobbits ne faisaient pas attention aux têtes curieuses qui regardaient par les portes entrouvertes ou surgissaient de derrière les murets et les clôtures comme ils passaient. Mais tandis qu’ils approchaient de la Porte du Sud, Frodo aperçut une maison peu éclairée et mal entretenue derrière une haie épaisse : la dernière habitation du village. Il entrevit à l’une des fenêtres une figure au teint cireux, au regard oblique et sournois ; mais elle disparut aussitôt.

« C’est donc là que se cache cet homme du Sud ! pensa-t-il. Il ressemble plus qu’à moitié à un gobelin. »

Debout derrière la haie, un autre homme les regardait d’un air effronté. Il avait d’épais sourcils noirs et des yeux sombres et méprisants ; sa grande bouche était tordue d’un sourire narquois. Il fumait une courte pipe noire. Les voyant approcher, il la retira de sa bouche et cracha.

« Salut, Longues-cannes ! dit-il. Tu pars bien de bonne heure. T’es-tu enfin trouvé des amis ? » L’Arpenteur hocha la tête mais ne répondit pas.

« Salut, mes petits amis ! dit-il aux autres. Je suppose que vous savez à qui vous avez affaire ? C’est l’Arpenteur-écornifleur, ça ! Encore que j’aie entendu d’autres noms moins jolis. Faites bien attention, cette nuit ! Et toi, Sammy, que je te prenne pas à maltraiter mon pauvre vieux poney ! Peuh ! » Il cracha une seconde fois.

Sam se retourna vivement. « Et toi, Fougeard, dit-il, cache vite ta sale trogne ou je te jure qu’elle va avoir mal. » D’un geste soudain, rapide comme l’éclair, une pomme partit de sa main et alla frapper Bill en plein sur le nez. Il ne s’était pas penché assez vite ; des jurons montèrent de derrière la haie. « Une bonne pomme de gaspillée », dit Sam avec une pointe de regret, reprenant sa marche d’un pas décidé.

Ils quittèrent enfin le village. Le cortège d’enfants et de badauds qui les avaient suivis se fatiguèrent et firent demi-tour à la Porte du Sud. L’ayant franchie, ils continuèrent de suivre la Route sur quelques milles. Elle tournait à gauche, reprenant son cours vers l’est tout en contournant la Colline de Brie ; puis elle se mit à descendre en pente raide dans des terres boisées. Sur leur gauche, ils apercevaient quelques maisons et trous de hobbit du village de Raccard, sur les pentes plus douces du sud-est de la colline ; au creux d’une profonde dépression située au nord de la route, de minces volutes de fumée indiquaient l’emplacement de Combe ; Archètes était caché parmi les arbres au-delà.

Après être descendus sur une certaine distance, laissant derrière eux la Colline de Brie, haute et brune, ils croisèrent une piste étroite qui partait vers le nord. « C’est ici que nous quittons la grand-route pour nous mettre à couvert », dit l’Arpenteur.

« Pas un “raccourci”, j’espère, dit Pippin. Notre dernier raccourci dans les bois a failli nous conduire au désastre. »

« Ah ! mais vous ne m’aviez pas avec vous à ce moment-là, dit l’Arpenteur en riant. Mes raccourcis, courts ou longs, ne tournent jamais mal. » Il jeta un coup d’œil de chaque côté de la Route. Il n’y avait personne en vue, aussi les mena-t-il rapidement au fond de la vallée boisée.

Son plan, pour autant qu’ils aient pu le comprendre sans connaître le pays, était de se diriger d’abord vers Archètes, mais de dévier vers la droite de façon à passer le village à l’est, pour filer ensuite le plus droit possible à travers les terres sauvages jusqu’à la Colline de Montauvent. Cet itinéraire, si tout allait bien, leur permettrait d’éviter un grand détour de la Route qui, un peu plus loin, décrivait une boucle vers le sud afin de contourner les marais de l’Eau-à-Moucherons. Bien entendu, ils auraient à traverser les marais eux-mêmes ; et la description qu’en faisait l’Arpenteur n’était pas tellement encourageante.

Toutefois, en attendant, marcher n’était pas désagréable. En fait, sans les événements troublants de la nuit précédente, cette partie du voyage leur eût été plus agréable que toute autre jusqu’alors. Le soleil brillait, clair mais pas trop chaud. Les bois de la vallée conservaient un feuillage dense et coloré, et ils semblaient paisibles et sains. L’Arpenteur les guidait d’un pas assuré parmi le dédale de sentiers ; sans quoi, laissés à eux-mêmes, ils n’auraient pas tardé à se perdre. Il suivait un parcours sinueux, prenant de nombreux tours et détours afin de déjouer toute poursuite.

« Bill Fougeard aura vu à quel endroit nous avons quitté la Route, c’est certain, dit-il, mais je ne pense pas que lui-même essaie de nous suivre. Il connaît assez bien le pays par ici, mais il sait qu’il ne peut rivaliser avec moi dans un bois. Ce dont j’ai peur, c’est ce qu’il pourrait raconter aux autres. Ils ne sont sans doute pas très loin. Tant mieux s’ils croient que nous sommes allés vers Archètes. »

Grâce à l’habileté de l’Arpenteur ou pour quelque autre raison, ils ne virent le moindre signe et n’entendirent le moindre son d’aucune autre créature vivante ce jour-là : ni à deux pattes, sauf des oiseaux ; ni à quatre pattes, sauf un renard et quelques écureuils. Le lendemain, sans plus louvoyer, ils mirent le cap sur l’est ; tout demeurait calme et paisible. Le troisième jour depuis leur départ de Brie, ils sortirent du Bois de Chètes. Le terrain n’avait cessé de descendre du moment où ils avaient quitté la Route ; mais ils entraient à présent dans une vaste étendue de plaines où il devenait beaucoup plus difficile de se déplacer. Il y avait longtemps que les frontières du Pays-de-Brie étaient derrière eux : ils se trouvaient en pays sauvage, loin des sentiers battus, et approchaient des marais de l’Eau-à-Moucherons.

Le sol se fit alors plus humide, et marécageux par endroits ; ici et là, ils rencontraient des étangs et de vastes jonchères et roselières emplies du gazouillis de petits oiseaux invisibles. Ils devaient choisir leur itinéraire avec précaution de manière à garder en même temps le cap à l’est et les pieds au sec. Au début, ils progressèrent assez bien, mais à mesure qu’ils avançaient, leur marche se fit plus lente et plus dangereuse. Les marais étaient tout aussi perfides que déroutants : même les Coureurs ne pouvaient découvrir de sentier permanent à travers leurs bourbiers instables. Les mouches commencèrent à les harceler, et l’air pullulait de minuscules moucherons qui se faufilaient sous leurs vêtements et dans leurs cheveux.

« Je suis dévoré vif ! s’écria Pippin. L’Eau-à-Moucherons ! Il y a plus de moucherons que d’eau ! »

« Qu’est-ce qu’ils font quand ils n’ont pas de hobbits à se mettre dans la pipe ? » demanda Sam, se grattant le cou.

Ils passèrent une pénible journée dans ce pays solitaire et inhospitalier. Leur campement, humide et froid, n’était pas des plus confortables ; et les insectes piqueurs refusaient de les laisser dormir. Il y avait aussi d’abominables bestioles qui hantaient les roseaux et les touffes d’herbe et qui, à les entendre, devaient être de malveillants cousins du grillon. Des milliers d’entre elles crissaient dans tous les recoins, nic-bric, bric-nic, sans jamais s’arrêter de toute la nuit, ce qui finit par rendre les hobbits complètement fous.

Le jour suivant, le quatrième, ne fut guère meilleur, et la nuit presque aussi inconfortable. Et si les nicbricqueurs (comme Sam les appelait) étaient restés en arrière, les moucherons, eux, ne les lâchaient pas.

Tandis que Frodo restait étendu, exténué mais incapable de fermer les yeux, il lui sembla voir une lueur apparaître au loin dans le ciel de l’est : elle venait par éclairs et disparaissait de manière répétée. Ce n’était pas l’aube, car elle ne devait pas se lever avant quelques heures encore.

« Quelle est cette lumière ? » demanda-t-il à l’Arpenteur, qui s’était levé et regardait dans la nuit.

« Je ne le sais pas, répondit l’Arpenteur. Elle est trop éloignée pour qu’on puisse la distinguer. On dirait des éclairs qui jailliraient du sommet des collines. »

Frodo se recoucha, mais pendant un long moment il continua de voir les éclairs blancs, sur lesquels se détachait la sombre et haute silhouette de l’Arpenteur, silencieuse et attentive. Il sombra finalement dans un sommeil inquiet.

Le cinquième jour, après une courte marche, ils quittaient les derniers étangs et roselières disséminés aux confins des marais. Le pays devant eux se mit à remonter. Loin à l’est se distinguait à présent une rangée de collines. La plus élevée d’entre elles se trouvait à droite et un peu à l’écart des autres. Elle présentait un sommet conique, légèrement aplati à la cime.

« Voilà Montauvent, dit l’Arpenteur. La Vieille Route, que nous avons laissée loin à notre droite, passe au sud de la colline, non loin de sa base. Nous pourrions y être demain midi, si nous allons en plein vers sa cime. Je suppose que c’est ce que nous avons de mieux à faire. »

« Que voulez-vous dire ? » demanda Frodo.

« Je veux dire que nous ne savons pas très bien ce que nous y trouverons, quand nous y arriverons. La colline se trouve tout près de la Route. »

« Mais c’est assurément Gandalf que nous espérions y trouver ? »

« Oui ; mais l’espoir est mince. S’il vient de ce côté, et rien n’est moins sûr, il pourrait ne pas passer par Brie : il ne serait donc pas au courant de nos faits et gestes. Et de toute manière, à moins d’un coup de chance qui nous ferait arriver presque en même temps, nous sommes sûrs de nous manquer : il serait trop dangereux, pour lui ou pour nous, d’attendre bien longtemps là-bas. Si les Cavaliers ne peuvent nous trouver en pays sauvage, ils risquent d’aller, eux aussi, du côté de Montauvent, qui domine toutes les terres environnantes. Maints oiseaux et bêtes de ce pays pourraient d’ailleurs nous voir tels que nous sommes ici, du haut de cette colline. Tous les oiseaux ne sont pas inoffensifs, et il est d’autres espions encore plus malveillants qu’eux. »

Les hobbits levèrent des regards anxieux vers les lointaines collines. Sam contempla le ciel pâle, craignant de voir des faucons ou des aigles planer au-dessus de leurs têtes avec des yeux brillants et hostiles. « Vous avez le don de m’inquiéter et de me faire sentir seul au monde ! » dit-il à l’Arpenteur.

« Que nous conseillez-vous de faire ? » demanda Frodo.

« Je pense, répondit lentement l’Arpenteur, comme s’il n’était pas tout à fait sûr, je pense que la meilleure chose à faire serait de nous diriger vers l’est, aussi directement que possible : vers la rangée de collines et non vers Montauvent. De là, nous pourrions emprunter un sentier que je connais et qui court à leurs pieds ; il nous conduira à Montauvent par le nord et moins à découvert. Alors, nous verrons ce que nous verrons. »

Toute cette journée ils cheminèrent, jusqu’au soir froid et précoce. Le pays devenait plus sec et plus aride ; mais des brumes et des vapeurs s’étendaient derrière eux sur les marais. Quelques oiseaux mélancoliques pépiaient et gémissaient. Puis, le soleil rond et rouge sombra peu à peu dans les ombres de l’ouest, et un silence de mort tomba. Les hobbits songèrent à la douce lumière du couchant passant à travers les souriantes fenêtres de Cul-de-Sac, dans le lointain Comté.

À la fin du jour, ils parvinrent à un ruisseau qui serpentait du haut des collines pour venir se perdre dans les eaux stagnantes de la plaine marécageuse : ils montèrent le long de ses berges pendant qu’il faisait encore clair. La nuit les enveloppait déjà lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin et dressèrent leur campement sous des aulnes rabougris non loin du cours d’eau. Devant eux se dessinaient maintenant sur le ciel sombre les flancs mornes et sans arbres des collines. Cette nuit-là, ils montèrent la garde à tour de rôle, et l’Arpenteur parut ne pas dormir du tout. La lune était croissante, et aux premières heures de la nuit, une froide lueur grise s’étendait sur le pays.

Le lendemain matin, ils se remirent en route peu après le lever du soleil. L’air était gelé, le ciel d’un bleu clair et délavé. Les hobbits se sentaient rafraîchis, comme s’ils avaient dormi toute la nuit. Ils commençaient déjà à avoir l’habitude de marcher en faisant maigre chère – plus maigre, en tout cas, que ce que naguère dans le Comté ils auraient cru à peine suffisant pour tenir sur leurs jambes. Pippin était d’avis que Frodo semblait prendre de la forme.

« Très curieux, dit Frodo, resserrant sa ceinture ; car il me semble avoir perdu quelques rondeurs. J’espère ne pas continuer à maigrir indéfiniment, sinon je vais devenir un spectre. »

« Ne parlez pas de pareilles choses ! » intervint l’Arpenteur avec un sérieux surprenant.

Les collines s’approchaient. Elles formaient une crête ondulée qui se dressait souvent à près de mille pieds mais s’affaissait ici et là en des cols ou des échancrures basses menant aux terres orientales situées de l’autre côté. Tout le long de l’arête, les hobbits pouvaient distinguer ce qui semblait être les vestiges de murailles et de chaussées couvertes de végétation ; tandis que se dressaient encore, dans les échancrures, les ruines de vieux ouvrages de pierre. À la nuit tombée, ils étaient au pied des pentes ouest et y établirent leur campement. C’était le soir du 5 octobre, et six jours s’étaient écoulés depuis leur départ de Brie.

Au matin ils rencontrèrent, pour la première fois depuis qu’ils étaient sortis du Bois de Chètes, un sentier clair et évident. Prenant à droite, ils le suivirent vers le sud. Il était ingénieusement conçu, suivant un trajet qui semblait toujours vouloir échapper à la vue, tant des sommets au-dessus d’eux que des plaines à l’ouest. Il s’enfonçait dans les vallons et longeait de hauts talus ; et quand il s’aventurait en terrain plus plat et plus découvert, il y avait de chaque côté des rangées de gros rochers et de pierres taillées qui servaient d’écran aux voyageurs, presque comme une haie.

« Je me demande qui a tracé ce sentier et dans quel but, dit Merry comme ils traversaient l’une de ces allées, aux pierres exceptionnellement grandes et serrées. Je ne suis pas sûr d’aimer cela : cela me rappelle… un peu trop les Esprits des Tertres, disons. Y a-t-il des tertres à Montauvent ? »

« Non. Il n’y a pas de tertres à Montauvent, ni sur aucune de ces collines, répondit l’Arpenteur. Les Hommes de l’Ouest n’ont jamais vécu ici, quoique ceux des derniers jours aient défendu les collines contre le mal venu de l’Angmar. Ce chemin a été tracé pour desservir les forts le long des murs. Mais longtemps auparavant, aux premiers jours du Royaume du Nord, ils construisirent sur la colline une haute tour de guet : Amon Sûl, qu’ils l’appelaient. Elle fut incendiée et détruite, et il n’en reste plus rien aujourd’hui sauf un anneau de ruines, telle une grossière couronne sur le vieux crâne de la colline. Pourtant elle se dressait jadis, haute et belle. On raconte qu’Elendil s’est tenu autrefois à son sommet, guettant à l’ouest la venue de Gil-galad, à l’époque de la Dernière Alliance. »

Les hobbits considérèrent l’Arpenteur d’un air pensif. Il semblait versé dans la tradition ancienne, en plus d’avoir l’expérience des contrées sauvages. « Qui était Gil-galad ? » demanda Merry ; mais l’Arpenteur ne répondit pas, l’air perdu dans ses pensées. Soudain, une voix faible murmura :





Il était un roi elfe appelé Gil-galad.

Sa mémoire est chantée dans de tristes ballades :

dernier dont le royaume ait été libre et fier

de la Mer azurée aux Montagnes altières.

Longue était son épée et vive était sa lance,

son heaume scintillant se voyait à distance ;

les étoiles semées aux champs du firmament

se miraient à la nuit dans son écu d’argent.

Mais en des temps troublés jadis il chevaucha

à l’ultime bataille où l’ombre le faucha ;

son étoile périt dans la nuit la plus sombre

au pays de Mordor, au domaine des ombres.

Les autres se retournèrent avec stupéfaction, car la voix était celle de Sam.

« Ne t’arrête pas ! » dit Merry.

« C’est tout ce que je sais, balbutia Sam, rougissant. C’est M. Bilbo qui me l’a appris quand j’étais garçon. Il me racontait souvent des choses comme ça, vu qu’il savait que je raffolais des histoires d’Elfes. C’est M. Bilbo qui m’a appris mes lettres. Faut dire qu’il en avait lu des livres, ce bon vieux M. Bilbo. Et il faisait de la poésie. C’est lui qui a écrit ce que je viens de dire. »

« Il ne l’a pas inventé, dit l’Arpenteur. C’est tiré du lai qui s’intitule La Chute de Gil-galad, composé dans une langue ancienne. Bilbo a dû le traduire. Je n’en ai jamais rien su. »

« Il y en avait bien plus, dit Sam, rien que sur le Mordor. J’ai pas appris cette partie-là, elle me donnait le frisson. Je pensais jamais que j’irais moi-même de ce côté ! »

« Aller au Mordor ! s’écria Pippin. J’espère que nous n’en viendrons pas là ! »

« Ne prononcez pas ce nom aussi fort ! » dit l’Arpenteur.

Il était déjà midi lorsqu’ils arrivèrent à l’extrémité sud du sentier et virent devant eux, sous les rayons pâles et clairs du soleil d’octobre, un talus gris-vert qui, tel un pont, menait au versant nord de la colline. Ils décidèrent d’en gagner le sommet immédiatement, pendant qu’il faisait grand jour. Il n’était plus possible de se cacher, et ils pouvaient seulement espérer qu’aucun ennemi ou espion ne les observait. Sur la colline, on ne discernait aucun mouvement. Si Gandalf était quelque part aux alentours, il ne se laissait pas voir.

Sur le flanc ouest de Montauvent, ils trouvèrent une dépression abritée au fond de laquelle se trouvait un vallon aux pentes herbeuses, en forme de cuvette. Ils y laissèrent Sam et Pippin avec le poney et leurs paquets et bagages. Les trois autres poursuivirent l’ascension. Au terme d’une pénible montée d’une demi-heure, l’Arpenteur parvint au sommet de la colline ; Frodo et Merry l’y rejoignirent, épuisés et à bout de souffle. La dernière pente avait été raide et rocailleuse.

Tout en haut ils trouvèrent, comme l’Arpenteur l’avait décrit, un ancien ouvrage de maçonnerie formant un grand anneau, à présent écroulé et couvert d’une herbe millénaire. Mais en son centre, un cairn avait été érigé à partir de pierres fracassées. Elles étaient noircies comme par le feu. Autour d’elles, le gazon était brûlé jusqu’à la racine, et partout à l’intérieur de l’anneau, l’herbe était roussie et racornie comme si des flammes avaient léché le sommet tout entier ; mais il n’y avait pas le moindre signe d’un quelconque être vivant.

Debout sur le rebord du cercle en ruine, ils virent se déployer tout autour d’eux une vaste perspective, surtout de terres vides et uniformes, hormis quelques parcelles boisées au sud, au-delà desquelles ils apercevaient çà et là un distant miroitement d’eau. À leurs pieds, de ce côté sud, la Vieille Route se déroulait comme un ruban venant de l’Ouest, s’élevant et s’abaissant au gré des côtes pour finir par disparaître derrière une crête sombre à l’est. Rien ne bougeait sur le chemin. Le suivant du regard vers l’est, ils finirent par voir les Montagnes : les premiers épaulements étaient bruns et mornes ; derrière eux se dressaient de plus hautes formes grises, et derrière encore, d’éminentes cimes blanches qui resplendissaient parmi les nuages.

« Eh bien, nous y sommes ! dit Merry. Et que c’est triste et inhospitalier ! Il n’y a aucune une trace d’eau ni aucun abri. Ni aucun signe de Gandalf. Mais je le comprends de ne pas nous avoir attendus… s’il est jamais venu ici. »

« Je me le demande, dit l’Arpenteur, regardant aux alentours d’un air pensif. Quand même il aurait eu un ou deux jours de retard sur nous à Brie, il aurait pu arriver ici en premier. Il peut chevaucher très rapidement quand le besoin le presse. » Il se pencha soudain pour observer la pierre au sommet du cairn : elle était plus plate que les autres, et plus blanche, comme si elle avait échappé au feu. Il la ramassa et l’examina, la retournant entre ses doigts. « Cette pierre a été manipulée il y a peu, dit-il. Que pensez-vous de ces marques ? »

Sur le dessous plat, Frodo vit des égratignures : . « Il semble y avoir un trait, un point, et trois autres traits », dit-il.










« Le trait à gauche est peut-être une rune G aux branches minces, dit l’Arpenteur. Ce peut être un signe laissé par Gandalf, mais on ne peut en être sûr. Ce sont de fines égratignures, et elles sont assurément récentes. Mais elles peuvent signifier quelque chose de tout à fait différent, et n’avoir rien à voir avec nous. Les Coureurs se servent de runes, et ils viennent parfois ici. »

« Que pourraient-elles signifier, en admettant qu’elles soient de Gandalf ? » demanda Merry.

« À mon avis, répondit l’Arpenteur, elles se traduiraient par G3, pour signifier que Gandalf était ici le 3 octobre : il y a de cela trois jours. Cela montrerait également qu’il était pressé et que le danger était proche, de sorte qu’il n’a pas eu le temps ou pas voulu courir le risque d’écrire plus longuement ou plus clairement. Si tel est le cas, nous devrons être sur nos gardes. »

« J’aimerais que nous puissions être sûrs qu’il est l’auteur de cette inscription, quoi qu’elle puisse signifier, dit Frodo. Le seul fait de le savoir en chemin, devant nous ou derrière nous, serait d’un grand réconfort. »

« Peut-être, dit l’Arpenteur. Pour ma part, je crois qu’il est venu en cet endroit et qu’il était en danger. Des flammes brûlantes ont tout dévasté ici ; et je me rappelle à présent la lueur que nous avons aperçue il y a trois nuits, dans le ciel de l’est. Je devine qu’on l’a attaqué au sommet de cette colline, sans pouvoir présumer l’issue de la lutte. Il n’est plus ici, et nous devons maintenant nous débrouiller et trouver notre propre chemin vers Fendeval, du mieux que nous le pourrons. »

« À quelle distance se trouve Fendeval ? » demanda Merry, parcourant l’horizon d’un regard las. Le monde paraissait vaste et sauvage du haut de Montauvent.

« Je ne saurais dire si la Route a déjà été mesurée en milles au-delà de l’Auberge Abandonnée, à un jour de voyage à l’est de Brie, répondit l’Arpenteur. Certains disent qu’il y a telle distance, d’autres disent autre chose. C’est une route étrange, et ceux qui l’empruntent ne sont pas mécontents d’en voir la fin, que le voyage soit court ou long. Mais je sais combien de temps il m’en faudrait sur mes propres jambes, par beau temps et sans mauvaise fortune : douze jours d’ici au Gué de la Bruinen, où la Route franchit la Bruyandeau qui sort de Fendeval, répondit l’Arpenteur. La Route longe le flanc des collines sur de nombreux milles, depuis le Pont jusqu’au Gué de la Bruinen. Il nous reste encore au moins quinze jours de voyage, car je ne crois pas que nous serons en mesure d’emprunter la Route. »

« Quinze jours ! dit Frodo. Il peut se passer bien des choses d’ici là. »

« Il se peut, oui », dit l’Arpenteur.

Ils restèrent silencieux un moment au sommet de la colline, aux abords des pentes sud. En cet endroit désolé, Frodo comprit pour la première fois à quel point il était loin de chez lui, et combien il était en danger. Il regrettait amèrement que la fortune ne lui ait permis de demeurer en paix, dans son Comté tranquille et bien aimé. Il baissa les yeux vers l’odieuse Route menant vers l’ouest – vers sa maison. Soudain, il se rendit compte que deux petites taches noires s’y déplaçaient lentement vers l’ouest ; puis il en vit encore trois qui se dirigeaient peu à peu vers l’est, à la rencontre des autres. Il poussa un cri et saisit le bras de l’Arpenteur.

« Regardez », dit-il, montrant la route en contrebas.

Sans perdre une seconde, l’Arpenteur se jeta au sol derrière le cercle en ruine, entraînant Frodo avec lui. Merry fit de même.

« Qu’est-ce que c’est ? » murmura-t-il.

« Je ne le sais pas, mais je crains le pire », répondit l’Arpenteur. Lentement, ils rampèrent jusqu’au bord de l’anneau et regardèrent par une fissure entre deux pierres écornées. Le jour n’était plus aussi lumineux, car le clair matin s’était estompé et des nuages surgis de l’est avaient maintenant rejoint le soleil alors qu’il entamait sa descente. Tous trois voyaient les petites taches noires, mais ni Frodo, ni Merry ne distinguaient leur forme avec certitude ; pourtant, quelque chose leur disait que, loin en bas, des Cavaliers Noirs s’assemblaient sur la Route, au pied de la colline.

« Oui », dit l’Arpenteur. Ses yeux perçants ne doutaient pas de ce qu’ils voyaient. « L’ennemi nous a rejoints ! »

Ils s’éloignèrent vivement et se glissèrent du côté nord de la colline pour aller retrouver leurs compagnons.

Sam et Peregrin n’avaient pas chômé. Ils avaient exploré le petit vallon et les pentes alentour. Non loin, au flanc de la colline, ils découvrirent une source d’eau claire, et tout près, des traces de pas qui ne pouvaient remonter à plus d’un jour ou deux. Dans le vallon proprement dit, ils trouvèrent les traces d’un feu récent et tous les signes d’un campement hâtif. Aux abords du vallon, du côté le plus rapproché de la colline, il y avait un éboulis de roches. Derrière, Sam tomba sur une petite réserve de bois fendu, soigneusement empilé.

« C’est à se demander si le vieux Gandalf est pas passé par ici, dit-il à Pippin. Peu importe qui a mis ça là, il avait l’intention de revenir, on dirait. »

L’Arpenteur fut grandement intéressé par ces découvertes. « Je m’en veux de ne pas avoir exploré moi-même les environs avant d’être monté », dit-il, se dépêchant d’aller examiner les traces de pas.

« C’est bien ce que je craignais, leur dit-il à son retour. Sam et Pippin ont piétiné le sol humide, et les empreintes sont perdues ou brouillées. Des Coureurs sont venus ici récemment. Ce sont eux qui ont laissé les bûches. Mais j’ai aussi vu plusieurs nouvelles pistes qui n’ont pas été faites par des Coureurs. Une au moins a été laissée, il y a seulement un jour ou deux, par de lourdes bottes. Une au moins. Il n’y a plus moyen de s’en assurer, mais je crois qu’il y avait plusieurs paires de bottes. » Il s’arrêta, l’air pensif et profondément troublé.

Chacun des hobbits se représenta mentalement les Cavaliers, dans leurs capes et leurs bottes. Si leurs poursuivants avaient déjà découvert le vallon, plus vite l’Arpenteur les conduirait ailleurs, mieux ce serait. Sam voyait cet endroit d’un très mauvais œil, maintenant qu’il savait que leurs ennemis étaient sur la Route, à seulement quelques milles de là.

« On ferait pas mieux de déguerpir, monsieur l’Arpenteur ? demanda-t-il avec impatience. Il commence à se faire tard, et ce trou ne me dit rien de bon : il me donne le cafard, me demandez pas pourquoi. »

« Oui, nous devons certainement décider que faire sans plus attendre, répondit l’Arpenteur, levant les yeux, et considérant l’heure qu’il était et le temps qu’il faisait. Eh bien, Sam, dit-il enfin, je n’aime pas cet endroit non plus ; mais je n’en vois pas de meilleur que nous puissions gagner avant la nuit. Nous sommes au moins hors de vue pour le moment, alors que si nous nous déplaçons, nous devenons beaucoup plus faciles à repérer pour des espions. La seule possibilité qui s’offre à nous serait de nous écarter de notre route en remontant vers le nord, de ce côté-ci des collines, où le terrain est partout semblable à celui-ci. La Route est surveillée, mais il nous faudrait la traverser si nous voulions nous mettre à couvert dans les fourrés qui se trouvent au sud. Du côté nord de la Route, passé les collines, le pays est plat et dénudé sur bien des milles. »

« Les Cavaliers peuvent-ils voir ? demanda Merry. Je veux dire, ils semblent se servir surtout de leur nez, non de leurs yeux, comme pour nous flairer, si flairer est le mot juste, à tout le moins le jour. Mais vous nous avez fait mettre à plat ventre quand vous les avez vus en bas ; et maintenant, vous dites que nous risquons d’être vus si nous nous déplaçons. »

« J’ai manqué de prudence au sommet, répondit l’Arpenteur. J’étais anxieux de découvrir quelque signe de Gandalf ; mais c’était une erreur de monter là-haut à trois et d’y rester aussi longtemps. Car les chevaux noirs peuvent voir, et les Cavaliers peuvent employer des espions chez les hommes et les autres créatures, comme nous l’avons vu à Brie. Eux-mêmes ne voient pas le monde de lumière tel que nous le percevons, mais nos silhouettes jettent des ombres dans leur esprit que seul le soleil de midi parvient à détruire ; et dans le noir, ils distinguent beaucoup de signes et de formes qui se dérobent à nos regards : c’est alors qu’ils sont le plus à craindre. Et ils sentent à tout moment le sang des êtres vivants, le désirant et le haïssant. D’ailleurs, il est d’autres sens que l’odorat et la vue. Nous pouvons sentir leur présence : elle a troublé nos cœurs sitôt que nous sommes arrivés ici, avant que nous les ayons vus ; ils sentent la nôtre encore plus nettement. Et qui plus est, ajouta-t-il, et sa voix se réduisit à un murmure, l’Anneau les attire. »

« N’y a-t-il aucune chance de s’échapper ? dit Frodo, jetant autour de lui des regards éperdus. Si je bouge, je serai vu et pourchassé ! Si je reste, je les attirerai à moi ! »

L’Arpenteur posa la main sur son épaule. « Il y a encore de l’espoir, dit-il. Vous n’êtes pas seul. Prenons ce bois déjà prêt pour le feu comme un signe. Cet endroit n’a guère à offrir en manière d’abri ou de défense, mais le feu sera pour nous l’un et l’autre. Sauron peut mettre le feu au service de ses mauvaises œuvres, comme il use de toutes autres choses ; mais ces Cavaliers ne l’aiment aucunement, et ils craignent tous ceux qui le manient. Le feu est notre ami dans les terres sauvages. »

« Peut-être bien, marmonna Sam. C’est aussi, à ce qu’il me semble, la meilleure façon de dire “nous voilà”, à part de crier. »

Tout au fond du vallon et à l’endroit le plus abrité, ils allumèrent un feu et préparèrent un repas. Les ombres du soir commencèrent à descendre et il se mit à faire froid. Ils prirent soudain conscience d’avoir très faim, car ils n’avaient rien mangé depuis le petit déjeuner ; mais ils n’osèrent préparer autre chose qu’un souper frugal. Les régions où ils se rendaient étaient vides de tout habitant, sauf les oiseaux et les bêtes, contrées inhospitalières désertées de toutes les races du monde.

Des Coureurs se rendaient parfois au-delà les collines, mais ils étaient peu nombreux à le faire et ne restaient jamais longtemps. Les autres vagabonds étaient rares, et de la pire espèce : il arrivait que des trolls s’aventurent par là, descendant des vallées du nord des Montagnes de Brume. Seule la Route voyait passer des voyageurs, le plus souvent des nains, absorbés par leurs propres affaires, sans secours pour les étrangers et presque aussi avares de mots.

« Je ne vois pas comment nous parviendrons à faire durer ces vivres, dit Frodo. Nous avons fait assez attention ces derniers jours, et ce souper n’a rien d’un festin ; mais nous en avons consommé plus que de raison, s’il nous faut encore tenir deux semaines, et peut-être même plus. »

« Il y a de quoi se nourrir dans la nature, dit l’Arpenteur : baies, racines et herbes peuvent être cueillies ; et je m’entends un peu à la chasse, si besoin est. Il n’y a pas matière à craindre la faim avant la venue de l’hiver. Mais la chasse et la cueillette sont de longs labeurs, et le temps presse. Serrez-vous donc la ceinture, et songez avec espoir aux tables de la maison d’Elrond ! »

Le froid s’intensifia à mesure que les ténèbres tombaient. Se glissant en bordure du vallon pour observer les environs, ils ne virent que des terres grises disparaissant rapidement dans les ombres. Au-dessus d’eux, le ciel s’était de nouveau éclairci, et il se remplit peu à peu d’étoiles scintillantes. Frodo et ses compagnons se blottirent autour du feu, emmitouflés dans tous les vêtements et couvertures qu’ils avaient emportés ; mais l’Arpenteur, assis un peu à l’écart, se contenta d’une simple cape, tirant pensivement sur sa pipe.

Alors que la nuit tombait et que la lueur du feu devenait plus éclatante, il se mit à leur conter des histoires afin de les préserver de la peur. Il connaissait bien des récits historiques et des légendes d’autrefois, concernant les Elfes et les Hommes, et les hauts faits et forfaits des Jours Anciens. Ils se demandèrent quel âge il avait, et où il avait appris toutes ces choses.

« Parlez-nous de Gil-galad, dit soudain Merry, alors que l’Arpenteur terminait une histoire sur les Royaumes elfes. Connaissez-vous la suite de ce vieux lai dont vous parliez ? »

« Oui, certainement, répondit l’Arpenteur. Et Frodo la connaît aussi, car elle nous concerne de près. » Merry et Pippin se tournèrent vers Frodo, le regard plongé dans les flammes.

« Je sais seulement le peu que Gandalf m’en a raconté, dit Frodo avec lenteur. Gil-galad fut le dernier des grands Rois elfes de la Terre du Milieu. Son nom signifie Lumière d’Étoile dans leur langue. En compagnie d’Elendil, l’Ami des Elfes, il est allé au pays de… »

« Non ! dit soudain l’Arpenteur. Je crois qu’il vaut mieux taire cette histoire, alors que les serviteurs de l’Ennemi sont tout proches. Si nous parvenons à la maison d’Elrond, il vous sera donné de l’entendre en entier, si vous le désirez. »

« Alors racontez-nous une autre histoire de l’ancien temps, le supplia Sam ; une histoire des Elfes avant le temps de l’évanescence. J’aimerais tellement que vous nous parliez encore des Elfes ; le noir nous serre de si près. »

« Je vais vous raconter le conte de Tinúviel, dit l’Arpenteur, en bref – car c’est un long récit dont la fin n’est pas connue ; et il n’est plus aujourd’hui personne, sauf Elrond, qui s’en souvienne correctement, tel qu’on le contait jadis. C’est un beau conte, quoique triste, comme le sont tous les contes de la Terre du Milieu, encore qu’il puisse vous redonner cœur. » Il resta un moment silencieux, puis il se mit non point à parler, mais à chanter doucement :





L’herbe était longue et le bois vert,

La ciguë en bouquets d’ombelles ;

La nuit tombait dans la clairière

Baignée de pénombre étoilée.

Une flûte invisible et belle

Jouait au bord de la rivière ;

Dansait là-bas Tinúviel,

Ses longs cheveux d’ombre étoilée.

Beren vint des monts éplorés

Et descendit dans les bosquets

Où roulent les flots mordorés

De la rivière enchanteresse.

Il écarta les blancs bouquets

Et vit soudain les fleurs dorées

Sur sa robe et son mantelet,

Son visage et sa joliesse.

Le charme anima ses pieds las

Et il s’élança à sa suite ;

Sa main avide il referma

Sur de brillants rayons de lune.

Légère il la vit prendre fuite

Sous un haut plafond d’entrelacs

Et se hâta à sa poursuite

Dans la forêt au clair de lune.

Il perçut la rumeur fuyante

De pieds aussi légers que l’air

Et de fontaines murmurantes

Aux mélodies enchevêtrées.

Lors les ciguës s’étiolèrent,

Et une à une, soupirantes,

Les feuilles fauchées par l’hiver

Ensevelirent la hêtraie.

Il la chercha, errant au loin

Sur l’épais tapis des années,

Sous les feux d’astres argentins

Figés dans des cieux grelottants.

Son manteau de lune éclairé,

Elle allait dansant au lointain

Tandis que brillait à ses pieds

Un frimas d’argent tremblotant.

Puis de son chant, Tinúviel

Soudain libéra le printemps,

Le tourbillon des hirondelles

Et l’eau des torrents enneigés.

Il vit les fleurs naître à l’instant

Dessous ses pas, et auprès d’elle

Voulut s’en courir en chantant

Sur l’herbe drue, le cœur léger.

D’un nom elfique il l’appela,

Tinúviel ! Tinúviel !

Alors elle entendit sa voix

Qui dans le sous-bois résonnait.

Lors s’arrêta Tinúviel ;

Beren accourant l’enlaça,

Et le destin fondit sur elle

Qui dans ses bras s’abandonnait.

Beren vit alors dans ses yeux,

Entre ses boucles ténébreuses,

Le tremblement lointain des cieux,

L’éclat des étoiles pérennes.

Tinúviel, beauté ombreuse,

L’entoura de ses bras laiteux

Et jeta ses boucles soyeuses

Sur les épaules de Beren.

Longtemps le destin les unit

Par monts et cavernes de pierre,

Prisons de fer, portes de nuit

Et sombres forêts sans matin.

Les Mers alors les séparèrent,

Mais la Pitié les réunit ;

Au temps jadis ils trépassèrent

Chantant dans les bois sans chagrin.

L’Arpenteur soupira et marqua une pause avant de reprendre. « C’est une chanson, dit-il, composée dans le mode qu’on nomme ann-thennath chez les Elfes ; mais il est difficile de le rendre dans notre parler commun, et ma chanson n’en était qu’un grossier écho. Elle parle de la rencontre entre Beren fils de Barahir et Lúthien Tinúviel. Beren était un homme mortel, mais Lúthien était la fille de Thingol, un roi des Elfes en Terre du Milieu, quand le monde était jeune ; et ce fut la plus belle jeune fille jamais connue parmi tous les enfants de ce monde. Sa beauté était celle des étoiles derrière les brumes des terres du Nord, et une brillante lumière éclairait son visage. À cette époque, le Grand Ennemi, dont Sauron du Mordor n’était qu’un serviteur, demeurait à Angband dans le Nord ; et de retour en Terre du Milieu, les Elfes de l’Ouest lui firent la guerre pour lui reprendre les Silmarils qu’il avait volés, et les pères des Hommes vinrent en aide aux Elfes. L’Ennemi fut victorieux et Barahir fut tué, mais Beren s’échappa et franchit les Montagnes de la Terreur au péril de sa vie, jusqu’au Royaume caché de Thingol dans la forêt de Neldoreth. C’est là qu’il vit Lúthien, chantant et dansant dans une clairière près de la rivière enchantée qu’on appelait l’Esgalduin ; et il la nomma Tinúviel, ce qui signifie Rossignol dans la langue d’autrefois. Ils connurent de nombreux chagrins par la suite, et ils furent longtemps séparés. Tinúviel délivra Beren des cachots de Sauron, et ils affrontèrent ensemble de terribles dangers, jetant le Grand Ennemi à bas de son trône ; et ils prirent à sa couronne de fer l’un des trois Silmarils – les plus brillants joyaux qui soient –, promis à Thingol, père de Lúthien, en échange de la main de sa fille. Or, au dernier moment, Beren fut terrassé par le Loup sorti des portes d’Angband, et il mourut dans les bras de Tinúviel. Mais celle-ci choisit de devenir mortelle, et de trépasser de ce monde afin de pouvoir le suivre ; et l’on chante qu’ils se retrouvèrent par-delà les Mers Séparatrices, et qu’après un bref sursis où, revenus à la vie, ils marchèrent parmi les bois verdoyants, ils passèrent ensemble, il y a longtemps, au-delà des confins du monde. Aussi Lúthien Tinúviel est-elle la seule, entre tous ceux du Peuple des Elfes, à être véritablement morte et à avoir quitté ce monde ; et ils ont perdu celle qu’ils aimaient le plus. Mais à travers elle, la lignée des Seigneurs elfes d’autrefois s’est perpétuée parmi les Hommes. Vivent encore parmi nous ceux dont Lúthien fut l’aïeule, et l’on dit que sa lignée ne s’éteindra jamais. Elrond de Fendeval en fait partie. Car de Beren et Lúthien naquit Dior, l’héritier de Thingol ; et de lui, Elwing la Blanche qu’épousa Eärendil, lui qui mena son navire au-delà des brumes du monde, parcourant les mers du ciel avec le Silmaril à son front. Et d’Eärendil sont descendus les Rois de Númenor, c’est-à-dire de l’Occidentale. »

Tandis que parlait l’Arpenteur, ils observaient son visage étrange et fervent, faiblement éclairé par le rougeoiement du feu de bois. Ses yeux brillaient, et sa voix était riche et profonde. Au-dessus de lui s’étendait un ciel noir et étoilé. Soudain, une pâle lueur apparut derrière lui, au-dessus de la couronne de Montauvent. La lune croissante grimpait lentement par-dessus la colline qui les dominait, et à son sommet, les étoiles s’estompèrent.

Le conte s’acheva. Les hobbits remuèrent et s’étirèrent. « Regardez ! dit Merry. La Lune monte : il se fait sûrement tard. »

Les autres levèrent le regard. À cet instant même, ils virent au sommet de la colline une petite forme sombre qui se détachait devant le clair de lune. Ce n’était peut-être qu’une grosse pierre ou une saille rocheuse, découpée par la pâle lumière.

Sam et Merry se levèrent et s’éloignèrent du feu. Frodo et Pippin restèrent assis en silence. L’Arpenteur gardait les yeux fixés sur le clair de lune en haut de la colline. Tout semblait calme et immobile, mais Frodo sentit son cœur envahi d’une froide terreur, maintenant que l’Arpenteur s’était tu. Il se blottit plus près du feu. À ce moment, Sam revint en courant de la lisière du vallon.

« Je sais pas ce que c’est, dit-il, mais j’ai eu soudain très peur. J’oserais pas sortir d’ici pour rien au monde ; j’ai senti quelque chose monter en catimini le long de la pente. »

« As-tu vu quelque chose ? » demanda Frodo, sautant sur ses pieds.

« Non, m’sieur. J’ai rien vu, mais je me suis pas arrêté pour regarder. »

« J’ai vu quelque chose, dit Merry, ou j’ai cru le voir : là-bas vers l’ouest, juste après l’ombre des collines où la lune illuminait les plaines, j’ai cru voir deux ou trois formes noires. Elles semblaient venir de ce côté. »

« Restez près du feu et tournez-vous vers l’extérieur ! cria l’Arpenteur. Prenez quelques longs tisons et tenez-les prêts ! »

Ils restèrent assis là quelque temps, silencieux et attentifs, retenant leur souffle, tournant le dos au feu et scrutant les ombres qui les encerclaient. Rien ne se produisit. Aucun son ou mouvement ne venait troubler la nuit. Frodo remua, se sentant le besoin de rompre le silence : il avait envie de crier.

« Chut ! » fit l’Arpenteur.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » souffla Pippin au même moment.

En bordure du petit vallon, du côté opposé à la colline, ils sentirent plutôt qu’ils ne virent une ombre monter : une ombre, ou plusieurs. Ils plissèrent les yeux, et les ombres parurent grandir. Bientôt, il n’y eut plus aucun doute : trois ou quatre grandes silhouettes noires se tenaient là et les regardaient d’en haut. Elles étaient si obscures qu’on eût dit des trous noirs parmi les ombres derrière eux. Frodo crut entendre un faible sifflement, comme un souffle venimeux, et il eut la sensation d’un froid effilé et pénétrant. Puis les formes avancèrent lentement.

La terreur eut raison de Pippin et Merry, et ils se jetèrent face contre terre. Sam se recroquevilla près de son maître. Frodo n’était guère moins terrifié que ses compagnons : il tremblait, comme saisi par un froid glacial ; mais sa terreur fut engloutie par une soudaine tentation de mettre l’Anneau. Ce désir le subjugua entièrement, et il ne put songer à autre chose. Il n’oubliait pas le Tertre, ni le message de Gandalf ; mais on eût dit que quelque chose le pressait d’agir au mépris de tous les avertissements, et il avait fort envie de céder. Non dans l’espoir de s’échapper ou de faire quoi que ce soit de bien ou de mal : il sentait simplement qu’il devait prendre l’Anneau et le mettre à son doigt. Il ne pouvait parler. Il sentait que Sam le regardait (comme s’il percevait un grand trouble chez son maître), mais il lui était impossible se tourner vers lui. Il ferma les yeux et lutta quelques instants ; mais toute résistance finit par devenir insupportable, et il tira lentement sur la chaîne pour enfin passer l’Anneau à l’index de sa main gauche.

Instantanément, bien que le reste demeurât comme avant, sombre et indistinct, les formes lui apparurent avec une terrible netteté. Il pouvait voir sous leurs enveloppes noires. Il y avait cinq formes de taille imposante : deux se tenaient en bordure du vallon, trois avançaient. Dans leurs visages blancs brûlaient des yeux perçants et sans merci ; sous leurs capes se voyaient de longues robes grises ; sur leurs cheveux gris étaient des heaumes d’argent ; dans leurs mains morbides se dressaient des épées d’acier. Leurs regards tombèrent sur Frodo et le transpercèrent, tandis qu’ils se ruaient sur lui. Désespéré, il tira sa propre épée : elle lui parut luire d’un éclat rouge et tremblotant, tel un brandon. Deux des spectres s’arrêtèrent. Le troisième était plus grand que les deux autres : ses cheveux étaient longs et luisants, et une couronne était posée sur son heaume. Il tenait dans une main une épée longue, dans l’autre un poignard ; et une pâle lumière émanait, tant du poignard que la main qui le tenait. Il s’élança et fonça sur Frodo.

À cet instant, Frodo se jeta en avant sur le sol, et il s’entendit crier d’une voix forte : Ô Elbereth ! Gilthoniel ! Au même moment, il porta un coup aux pieds de son adversaire. Un cri strident retentit dans la nuit ; et il sentit une douleur, comme si un glaçon empoisonné lui perçait l’épaule gauche. À l’instant même de défaillir, il vit, comme dans un tourbillon de brume, l’Arpenteur surgir hors des ténèbres, un tison enflammé dans chaque main. Dans un ultime effort, Frodo laissa tomber son épée et, retirant l’Anneau de son doigt, le serra au creux de sa main droite.

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