1Nombreuses rencontres










Frodo était au lit quand il se réveilla. Il crut d’abord avoir dormi tard, après un long rêve désagréable qui flottait au seuil de sa mémoire. Ou peut-être avait-il été malade ? Mais le plafond paraissait bien étrange : il était plat et traversé de poutres sombres, richement sculptées. Il resta encore un moment allongé, observant les taches de soleil sur le mur, et prêtant l’oreille au son d’une chute d’eau.

« Où suis-je, et quelle heure est-il ? » dit-il tout haut vers le plafond.

« Dans la maison d’Elrond, et il est dix heures du matin, répondit une voix. Nous sommes le matin du 24 octobre, si vous voulez le savoir. »

« Gandalf ! » s’écria Frodo, se redressant. Le magicien se trouvait là, assis dans un fauteuil près de la fenêtre ouverte.

« Oui, dit-il. Je suis là. Et vous êtes chanceux d’y être aussi, après toutes les bêtises que vous avez faites depuis que vous êtes parti de chez vous. »

Frodo se rallongea. Il se sentait trop bien et trop paisible pour débattre ; et de toute manière, il ne pensait pas être en mesure de remporter le débat. Il était tout à fait éveillé, à présent, et les souvenirs de son voyage lui revenaient en mémoire : le désastreux « raccourci » à travers la Vieille Forêt, l’« accident » du Poney Fringant, et la folie qui l’avait pris de mettre l’Anneau, dans le vallon au pied de Montauvent. Tandis qu’il repensait à toutes ces choses, tentant vainement de retracer ses souvenirs jusqu’à son arrivée à Fendeval, un long silence régnait, rompu par les seules petites bouffées de la pipe de Gandalf, qui lançait des ronds de fumée blanche par la fenêtre.

« Où est Sam ? finit par demander Frodo. Et est-ce que tous les autres vont bien ? »

« Oui, ils sont tous sains et saufs, répondit Gandalf. Sam était encore ici il y a environ une demi-heure, quand je l’ai envoyé se reposer. »

« Que s’est-il passé au Gué ? dit Frodo. Tout semblait si sombre, si vague ; et je suis resté sur cette impression. »

« Ça n’a rien d’étonnant. Vous commenciez à disparaître, à vous évanouir, répondit Gandalf. La blessure triomphait de vous finalement. Quelques heures encore et nous n’aurions pu rien faire pour vous sauver. Mais vous ne manquez pas d’endurance, mon cher hobbit ! Comme vous l’avez montré à l’intérieur du Tertre. Mais il s’en est alors fallu de peu : ce moment fut peut-être le plus dangereux de tous. Si seulement vous aviez pu résister à Montauvent ! »

« On dirait que vous en savez déjà beaucoup, dit Frodo. Je n’ai rien dit aux autres à propos du Tertre. Au début, c’était trop horrible, puis nous avons eu d’autres soucis. Comment êtes-vous au courant ? »

« Vous avez parlé longuement dans votre sommeil, Frodo, dit doucement Gandalf, et il ne m’a pas été difficile de lire dans votre esprit et vos souvenirs. Ne vous inquiétez pas ! Si j’ai parlé de “bêtises” tout à l’heure, je ne le pensais pas. Je pense le plus grand bien de vous – et des autres. Ce n’est pas un mince exploit que d’être parvenus jusqu’ici malgré de terribles dangers, tout en conservant l’Anneau. »

« Nous n’y serions jamais arrivés sans l’Arpenteur, dit Frodo. Mais nous avions besoin de vous. Je ne savais que faire sans vous. »

« J’ai été retenu, dit Gandalf, et c’est venu bien près de causer notre perte. Mais je n’en suis pas sûr : c’était peut-être mieux ainsi. »

« J’aimerais vraiment que vous me racontiez ce qui s’est passé ! »

« Chaque chose en son temps ! Vous n’êtes pas censé parler ou vous soucier de quoi que ce soit aujourd’hui, sur l’ordre d’Elrond. »

« Mais bavarder m’empêcherait de penser et de me poser des questions, ce qui est tout aussi fatigant, dit Frodo. Je suis parfaitement éveillé, à présent, et tant de choses me viennent à l’esprit qui méritent une explication. Qu’est-ce qui vous a retenu ? Vous devriez au moins me dire cela. »

« Vous apprendrez bientôt tout ce que vous désirez savoir, dit Gandalf. Nous tiendrons un Conseil dès que vous serez en état. Pour l’instant, je me contenterai de dire que j’ai été fait prisonnier. »

« Vous ? » s’écria Frodo.

« Oui, moi, Gandalf le Gris, dit gravement le magicien. Il y a bien des puissances dans le monde, pour le bien ou pour le mal. Il en est de plus grandes que moi ; et il en est d’autres auxquelles je n’ai pas encore été mesuré. Mais mon heure approche. Le Sire de Morgul et ses Cavaliers Noirs sont sortis. La guerre se prépare ! »

« Alors vous connaissiez déjà ces Cavaliers – avant qu’ils se dressent sur mon chemin ? »

« Oui, je les connaissais. En fait, je vous ai déjà parlé d’eux une fois ; car les Cavaliers Noirs sont les Spectres de l’Anneau, les Neuf Serviteurs du Seigneur des Anneaux. Mais si j’avais su qu’ils avaient refait surface, j’aurais immédiatement pris la fuite avec vous. Je n’ai entendu parler d’eux qu’après vous avoir quitté en juin ; mais cette histoire devra attendre. Pour l’instant, nous avons échappé au désastre, grâce à Aragorn. »

« Oui, dit Frodo, c’est l’Arpenteur qui nous a sauvés. Pourtant, il me faisait peur au début. Sam ne lui a jamais vraiment fait confiance, je pense, du moins pas avant notre rencontre avec Glorfindel. »

Gandalf sourit. « On m’a tout raconté au sujet de Sam, dit-il. Il ne doute plus, à présent. »

« J’en suis heureux, dit Frodo, car je me suis pris d’affection pour l’Arpenteur. Mais affection n’est pas le mot juste. Je veux dire qu’il m’est cher ; même s’il est étrange, et sombre par moments. En fait, il me fait souvent penser à vous. Je ne savais pas qu’il y avait des hommes comme lui chez les Grandes Gens. Je pensais… enfin, je les pensais simplement grands, et plutôt bêtes : gentils et bêtes, comme Fleurdebeurre, ou bêtes et méchants, comme Bill Fougeard. Mais dans le Comté, on ne connaît pas beaucoup les Hommes, sauf peut-être les Briennais. »

« Vous ne les connaissez pas beaucoup eux non plus, si vous pensez que le vieux Filibert est bête, dit Gandalf. Il est sage à sa manière. Il réfléchit moins qu’il ne parle, et moins vite ; pourtant, il finirait par voir au travers d’un mur de brique (comme on dit à Brie). Mais des Hommes comme Aragorn fils d’Arathorn, il n’y en a plus beaucoup en Terre du Milieu. La lignée des Rois d’au-delà de la Mer est quasi éteinte. Il se peut que cette Guerre de l’Anneau soit leur dernière aventure. »

« Quoi ? Vous voulez dire que l’Arpenteur est du peuple des anciens Rois ? dit Frodo, ébahi. Je croyais que ces gens avaient tous disparu il y a longtemps. Je pensais qu’il n’était qu’un Coureur. »

« Qu’un Coureur ! s’écria Gandalf. Mais mon cher Frodo, c’est précisément ce que sont les Coureurs. Ce sont, ici dans le Nord, les derniers représentants de ce grand peuple, des Hommes de l’Ouest. Ce n’est pas la première fois qu’ils me viennent en aide, et leur aide me sera nécessaire dans un proche avenir ; car nous voilà parvenus à Fendeval, mais l’Anneau n’y restera pas. »

« Je suppose que non, dit Frodo. Mais ma seule pensée jusqu’à présent était de me rendre ici ; et j’espère ne pas devoir aller plus loin. C’est bien agréable de se reposer sans avoir rien d’autre à faire. Après un mois d’exil et d’aventures, je m’aperçois que c’est bien suffisant à mon goût. »

Il se tut et ferma les paupières. Au bout d’un moment, il reprit. « J’ai bien calculé, dit-il, et je n’arrive pas à faire coïncider le total des jours au 24 octobre. Nous devrions être le 21. Nous devons avoir atteint le Gué dès le 20. »

« Vous avez parlé et calculé beaucoup plus que vous ne l’auriez dû, dit Gandalf. Comment sentez-vous votre épaule et vos côtes ? »

« Je ne sais pas, répondit Frodo. Je ne les sens pas du tout, ce qui est déjà mieux, mais… » – il fit un effort – « j’arrive à bouger mon bras un peu, maintenant. Oui, il reprend vie. Il n’est pas froid », ajouta-t-il, tâtant sa main gauche de son autre main.

« Bien ! dit Gandalf. Il se remet vite. Bientôt, vous serez de nouveau en parfaite santé. Elrond vous a guéri : cela fait des jours qu’il vous soigne, depuis qu’on vous a amené ici. »

« Des jours ? » dit Frodo.

« Eh bien, quatre nuits et trois jours, pour être exact. Les Elfes vous ont transporté du Gué le 20 au soir, et c’est là que vous avez perdu le compte. Nous étions terriblement inquiets, et Sam est resté à votre chevet pratiquement jour et nuit, sauf pour porter des messages. Elrond est un maître de la guérison, mais notre Ennemi possède des armes mortelles. Pour tout vous dire, j’avais très peu d’espoir, car je soupçonnais que la blessure, quoique refermée, puisse encore contenir un fragment de la lame. Il est resté introuvable jusqu’à hier soir ; Elrond a alors retiré un éclat. Il était profondément enfoui et s’enfonçait toujours plus avant. »

Frodo frissonna, se rappelant le cruel poignard à lame dentelée qui s’était volatilisé dans les mains de l’Arpenteur. « Ne vous affolez pas ! dit Gandalf. Il n’y est plus, à présent. Il a été fondu. Et il semble que les Hobbits ne disparaissent pas facilement. J’ai connu de solides guerriers parmi Grandes Gens qui auraient rapidement succombé à cet éclat, tandis qu’il est resté en vous pendant dix-sept jours. »

« Qu’est-ce qu’ils auraient fait de moi ? demanda Frodo. Qu’est-ce que les Cavaliers essayaient de faire ? »

« Ils ont tenté de vous percer le cœur avec un poignard de Morgul, qui demeure dans la plaie. S’ils avaient réussi, vous seriez devenu comme eux, mais plus faible, et sous leur commandement. Vous seriez devenu un spectre sous la domination du Seigneur Sombre ; et il vous aurait tourmenté pour avoir essayé de garder son Anneau – s’il est un tourment plus insupportable que de vous le faire dérober, pour ensuite le voir à son doigt. »

« Grâce au ciel, je ne me rendais pas compte de l’horrible danger où j’étais ! dit Frodo d’une voix ténue. J’avais mortellement peur, bien sûr ; mais si j’en avais su davantage, je n’aurais même pas osé bouger. C’est merveille que j’aie pu m’en sauver ! »

« Oui, la fortune ou le destin vous ont aidé, dit Gandalf, sans oublier le courage. Car votre cœur n’a pas été touché ; seule votre épaule a été percée, et c’est parce que vous vous êtes battu jusqu’au bout. Mais vous étiez à un doigt d’y rester, si je puis dire. Votre péril était d’autant plus grave que vous portiez l’Anneau, car alors, vous étiez vous-même à moitié dans le monde des spectres, et ils auraient pu vous saisir. Vous pouviez les voir, eux, et ils pouvaient vous voir aussi. »

« Je sais, dit Frodo. Ils étaient terribles à contempler ! Mais comment expliquer que tous aient pu voir leurs chevaux ? »

« Parce que c’étaient de vrais chevaux ; tout comme leurs vêtements noirs sont de vrais vêtements, qu’ils portent pour donner forme à leur néant quand ils sont en commerce avec les vivants. »

« Dans ce cas, pourquoi ces chevaux noirs souffrent-ils de tels cavaliers ? Tous les autres animaux sont terrifiés à leur approche, même le cheval elfe de Glorfindel. Les chiens hurlent et les oies crient après eux. »

« Parce que ces chevaux voient le jour au Mordor et qu’on les élève au service du Seigneur Sombre. Tous ses serviteurs et ses esclaves ne sont pas des spectres ! Il y a des orques et des trolls, des wargs et des loups-garous ; et il y eut bien des Hommes, des guerriers et des rois, et il y en a encore de nos jours, qui marchent et respirent sous le Soleil, et qui pourtant sont sous son emprise. Et leur nombre croît chaque jour. »

« Qu’en est-il de Fendeval et des Elfes ? Fendeval est-il en sécurité ? »

« Oui, pour le moment, jusqu’à ce que tout le reste soit conquis. Les Elfes craignent le Seigneur Sombre et fuient devant sa menace, mais jamais plus ils ne l’écouteront ou ne le serviront. Et ici, à Fendeval, vivent encore quelques-uns de ses principaux adversaires : les Elfes de sagesse, les seigneurs des Eldar venus d’au-delà les mers les plus reculées. Ils ne craignent pas les Spectres de l’Anneau, car ceux qui ont demeuré au Royaume Béni vivent dans les deux mondes à la fois, et leur pouvoir est grand, tant sur le Visible que sur l’Invisible. »

« J’ai cru voir une silhouette blanche qui brillait, sans s’assombrir comme les autres. Était-ce donc Glorfindel ? »

« Oui, vous l’avez vu un moment tel qu’il se présente de l’autre côté : l’un des puissants parmi les Premiers-Nés. C’est un seigneur elfe issu d’une maison princière. Certes, il y a à Fendeval un pouvoir capable de résister à la puissance du Mordor, pour un temps ; et d’autres pouvoirs résident ailleurs. Et un pouvoir d’une autre sorte se trouve aussi dans le Comté. Mais tous ces endroits deviendront bientôt des îles assiégées, au train où vont les choses. Le Seigneur Sombre déploie toute sa force.

« Qu’à cela ne tienne, dit-il, se dressant soudain et relevant le menton, tandis que les poils de sa barbe se hérissaient comme des fils de fer, il nous faut garder courage. Vous serez bientôt remis, si je ne vous tue pas à force de parler. Vous êtes à Fendeval et n’avez à vous inquiéter de rien pour l’instant. »

« Je n’ai aucun courage à garder, dit Frodo, mais je ne m’inquiète de rien pour l’instant. Donnez-moi seulement des nouvelles de mes amis, et racontez-moi comment s’est terminée l’affaire au Gué, comme je ne cesse de vous le demander, et je serai satisfait pour le moment. Après, je vais faire encore un somme, je pense ; mais je serai incapable de fermer les yeux tant que vous ne m’aurez pas donné le fin mot de l’histoire. »

Gandalf tira son fauteuil près du lit et considéra Frodo avec attention. Son visage avait repris des couleurs et ses yeux étaient clairs, parfaitement éveillés et conscients. Il souriait, et il semblait se porter tout à fait bien. Mais aux yeux du magicien, il y avait un faible changement chez lui, un soupçon de transparence, eût-on dit, en particulier autour de sa main gauche, posée sur le couvre-lit.

« N’empêche qu’il fallait s’y attendre, se dit Gandalf. Il n’en a pas à moitié terminé ; et ce qu’il deviendra en fin de compte, pas même Elrond ne peut le prédire. Je ne crois pas que le mal le guette. Il pourrait devenir comme un globe de verre rempli d’une claire lumière pour les yeux capables de la voir. »

« Vous m’avez l’air en pleine forme, dit-il tout haut. Je vais risquer un court récit sans consulter Elrond. Mais très court, remarquez ; et après, vous devrez vous recoucher. Voici ce qui s’est passé, pour ce que j’en sais. Les Cavaliers ont foncé sur vous aussitôt que vous vous êtes enfui. Ils n’avaient plus besoin de leurs chevaux pour s’orienter : parvenu au seuil de leur monde, vous étiez devenu visible à leurs yeux. Et de plus, l’Anneau les attirait. Vos amis se sont vite écartés de la route, sans quoi ils auraient été renversés. Ils savaient que rien ne pourrait vous sauver si le cheval blanc n’y parvenait pas. Les Cavaliers étaient trop rapides pour être rejoints, et trop nombreux pour être défiés. À pied, même Glorfindel et Aragorn ensemble ne pouvaient résister aux Neuf tous réunis contre eux.

« Quand les Spectres de l’Anneau sont passés en trombe, vos amis ont couru après eux. Non loin du Gué, en bordure de la route, se trouve une petite dépression masquée par quelques arbres rabougris. Ils se sont dépêchés d’y allumer un feu, car Glorfindel savait qu’une crue descendrait si les Cavaliers essayaient de franchir les eaux ; et il lui faudrait alors s’occuper de tous ceux qui seraient restés de son côté de la rivière. Du moment où l’inondation s’est produite, il s’est précipité au-dehors, suivi d’Aragorn et des autres, tous armés de brandons. Pris entre le feu et l’eau, et voyant un seigneur elfe révélé dans son courroux, les Cavaliers furent consternés et leurs chevaux pris de folie. Trois ont été emportés par le premier assaut de la crue ; les autres, entraînés dans l’eau par leurs chevaux, ont alors été submergés. »

« Et est-ce la fin des Cavaliers Noirs ? » demanda Frodo.

« Non, dit Gandalf. Leurs chevaux ont sans doute péri, et sans eux, ils sont dépourvus. Mais les Spectres de l’Anneau eux-mêmes ne peuvent être si facilement anéantis. Toutefois, nous n’avons plus rien à craindre d’eux pour le moment. Vos amis ont traversé après le passage de la crue et ils vous ont trouvé en haut de la berge, étendu face contre terre, sur une épée brisée. Le cheval montait la garde à vos côtés. Vous étiez pâle et froid, et ils craignaient que vous soyez mort, ou pire. Les gens d’Elrond sont allés à leur rencontre et vous ont porté lentement vers Fendeval. »

« Qui a déchaîné les flots ? » demanda Frodo.

« Elrond en a donné l’ordre, répondit Gandalf. La rivière qui coule en cette vallée est sous son commandement, et elle peut se soulever avec colère s’il a grand besoin de bloquer le Gué. Dès que le capitaine des Spectres de l’Anneau s’est avancé dans l’eau, les eaux se sont gonflées. J’y ai ajouté, s’il m’est permis de le souligner, quelques touches personnelles : vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais certaines vagues prenaient la forme de grands chevaux blancs, surmontés de brillants cavaliers ; et bien des rochers grinçaient et roulaient. Pendant un moment, j’ai craint que nous n’ayons soulevé un trop grand courroux – que la crue n’échappe à notre maîtrise et vous emporte tous. Une grande vigueur agite les eaux qui descendent des cimes enneigées des Montagnes de Brume. »

« Oui, cela me revient, maintenant, dit Frodo : l’épouvantable grondement. J’ai cru que je me noyais, avec tous mes amis et ennemis. Mais nous voilà sains et saufs, à présent ! »

Gandalf lui lança un regard de biais, mais il avait fermé les yeux. « Oui, vous êtes tous sains et saufs pour le moment. L’heure est au festin et aux réjouissances, pour célébrer la victoire au Gué de la Bruinen, et chacun de vous aura droit à une place d’honneur. »

« Formidable ! dit Frodo. Que d’aussi grands seigneurs qu’Elrond et Glorfindel, sans oublier l’Arpenteur, se donnent autant de mal et me montrent tant de bonté, est tout simplement merveilleux. »

« Oh, mais ils ont bien des raisons de le faire, dit Gandalf avec le sourire. Je suis moi-même une bonne raison. L’Anneau en est une autre : vous êtes le Porteur de l’Anneau. Et vous êtes l’héritier de Bilbo, son Découvreur. »

« Ce cher Bilbo ! dit Frodo d’une voix ensommeillée. Je me demande où il est. Je voudrais bien qu’il soit ici pour entendre cela. Ça l’aurait fait rire. La vache sauta par-dessus la Lune ! Et le pauvre vieux troll ! » Sur ce, il tomba dans un profond sommeil.

Frodo était désormais en sécurité dans la Dernière Maison Hospitalière à l’est de la Mer. Cette maison était, comme Bilbo l’avait rapporté longtemps auparavant, « une demeure parfaite, que l’on préfère la bonne nourriture, la sieste, les histoires et les chants, ou simplement s’asseoir et réfléchir, ou même un peu de tout cela ». Le seul fait de s’y trouver était un remède contre la fatigue, la peur, la tristesse.

Frodo se réveilla en milieu de soirée, et il se rendit compte qu’il n’éprouvait plus le besoin de se reposer ou de dormir, mais qu’il avait le cœur à la nourriture et à la boisson, et sans doute, dans un second temps, aux chansons et aux histoires. Sortant du lit, il s’aperçut que son bras avait déjà presque retrouvé toutes ses capacités. Il vit qu’on avait préparé pour lui des vêtements de toile verte qui lui allaient à merveille. Se regardant dans une glace, il fut étonné d’y voir un reflet beaucoup plus mince qu’il n’en avait souvenance : il ressemblait à s’y méprendre au jeune neveu de Bilbo qui se promenait jadis avec son oncle dans le Comté ; mais les yeux le considéraient d’un air pensif.

« Oui, tu en as vu, des choses, depuis la dernière fois que tu as regardé de derrière un miroir, dit-il à son reflet. Mais à présent, c’est le temps des joyeuses retrouvailles ! » Il s’étira les bras et siffla un air.

Alors, quelqu’un frappa à la porte, et Sam entra. Il accourut auprès de Frodo et lui prit la main gauche, d’un air timide et embarrassé. Il la caressa doucement, puis il rougit et se détourna vivement.

« Salut, Sam ! » dit Frodo.

« Elle est chaude ! dit Sam. Votre main, elle est chaude, monsieur Frodo. Elle était si froide durant les longues nuits. Mais gloire et trompettes ! s’écria-t-il, se tournant de nouveau vers lui avec des yeux brillants, et dansant sur le parquet. Que c’est bon de vous retrouver sur vos deux jambes, m’sieur ! Gandalf m’a demandé de venir voir si vous étiez prêt à descendre, et j’ai cru qu’il blaguait. »

« Je suis prêt, dit Frodo. Allons à la recherche des autres ! »

« Je peux vous conduire à eux, m’sieur, dit Sam. C’est une grande maison, ici, et vraiment très spéciale. Il y a toujours du nouveau à découvrir, sans qu’on puisse jamais savoir ce qu’on va trouver en tournant un coin. Et des Elfes, m’sieur ! Des Elfes par-ci et des Elfes par-là ! Les uns comme des rois, terribles et splendides, et les autres gais comme des enfants. Et la musique et les chants – pas que j’aie eu le temps ou le cœur d’en écouter souvent depuis notre arrivée. Mais je commence à m’y retrouver un peu, ici. »

« Je sais tout ce que tu as fait, Sam, dit Frodo, lui prenant le bras. Mais ce soir, tu pourras t’amuser, et écouter autant que le cœur t’en dit. Allons, conduis-moi par les coins et recoins ! »

Sam le mena par plusieurs couloirs et lui fit descendre de nombreuses marches jusqu’à un jardin surélevé, au-dessus de la berge escarpée de la rivière. Il trouva ses amis assis sous un portique du côté est de la maison. Les ombres enveloppaient le fond de la vallée, mais une lueur éclairait encore la face des montagnes, loin au-dessus d’eux. L’air était chaud. Le son des eaux courantes et des cascades bruissait alentour, et le soir était rempli d’un faible parfum d’arbres et de fleurs, comme si l’été s’attardait dans les jardins d’Elrond.

« Hourra ! cria Pippin, se levant d’un bond. Voici notre noble cousin ! Faites place à Frodo, Seigneur de l’Anneau ! »

« Silence ! dit la voix de Gandalf, montant des ombres à l’arrière du portique. Les choses maléfiques n’entrent pas dans cette vallée ; mais il faut tout de même s’abstenir de les nommer. Le Seigneur de l’Anneau n’est pas Frodo, mais le maître de la Tour Sombre du Mordor, dont le pouvoir s’étend de nouveau sur le monde. Nous sommes au sein d’une forteresse. Au-dehors, les ténèbres s’épaississent. »

« Gandalf nous a dit bien des choses tout aussi réjouissantes, fit remarquer Pippin. Il pense que j’ai besoin d’être rappelé à l’ordre. Mais il est impossible de se sentir morose ou déprimé, ici, on dirait. J’aurais presque le goût de chanter, si je connaissais une chanson qui convienne. »

« J’ai moi-même envie de chanter, dit Frodo en riant. Quoique, pour l’instant, j’aie plus envie de manger et de boire. »

« Une envie qui sera vite comblée, dit Pippin. Tu as fait montre de ton flair habituel en te levant juste à temps pour un repas. »

« Plus qu’un repas ! Un festin ! ajouta Merry. Aussitôt que Gandalf a annoncé que tu étais rétabli, les préparatifs ont commencé. » À peine eut-il prononcé ces mots que tous furent conviés à la grand-salle par la sonnerie de nombreuses cloches.

La grand-salle de la maison d’Elrond était pleine de monde : des Elfes pour la plupart, quoiqu’il y eût quelques convives qui appartenaient à d’autres peuples. Elrond, selon son habitude, avait pris place dans un grand fauteuil au bout de la longue table sur l’estrade ; et à ses côtés étaient assis, d’une part, Glorfindel, et de l’autre, Gandalf.

Frodo les considéra avec émerveillement, car il n’avait encore jamais vu Elrond, lui dont parlaient tant de récits ; et siégeant à sa main droite et à sa gauche, Glorfindel, et même Gandalf, que Frodo croyait si bien connaître, apparaissaient comme des seigneurs de haut rang et de grande puissance.

Gandalf était de moindre stature que les deux autres ; mais ses longs cheveux blancs, sa grande barbe grise et ses larges épaules lui donnaient l’allure d’un sage roi des légendes anciennes. Dans son visage âgé, sous de grands sourcils neigeux, ses yeux sombres étaient enchâssés comme des braises capables de s’enflammer d’un seul coup.

Glorfindel était grand et droit ; ses cheveux étaient d’or éclatant, sa figure jeune et belle, intrépide et débordante de joie ; son regard était lumineux et vif, et sa voix musicale ; la sagesse trônait sur son front, et la force montait dans son bras.

Le visage d’Elrond était sans âge, ni jeune, ni vieux, bien que le souvenir de nombreuses choses y eût été gravé, autant gaies que tristes. Ses cheveux, pareils aux ombres du crépuscule, étaient coiffés d’un mince bandeau d’argent ; ses yeux étaient du gris d’un soir clair, et il y avait en eux une lumière semblable à celle des étoiles. Il paraissait vénérable, tel un roi couronné de maints hivers, mais vigoureux néanmoins, tel un guerrier endurci, dans la force de l’âge. Il était Seigneur de Fendeval et puissant parmi les Elfes et les Hommes.

Au centre de la table, devant les tapisseries décorant le mur, se trouvait un fauteuil installé sous un baldaquin ; une dame était assise là, belle à regarder, et sa ressemblance avec Elrond était telle, sous des traits féminins, que Frodo crut deviner en elle une proche parente. Elle était jeune et pourtant ne l’était pas. Les tresses de sa sombre chevelure n’étaient touchées d’aucun givre ; ses bras d’albâtre et son visage clair étaient lisses, sans aucun défaut, et la lumière des étoiles se voyait dans ses yeux brillants, gris comme une nuit sans nuages ; pourtant, elle avait un port de reine, et le savoir et l’intelligence habitaient son regard, comme ceux et celles qui ont connu tout ce qu’apportent les années. Son front était surmonté d’une coiffe de guipure argentée, constellée de petites pierres d’un blanc étincelant ; mais sa vêture grise et soyeuse n’était nullement ornée, hormis une ceinture de feuilles d’argent ouvré.

C’est ainsi que Frodo la vit, celle que peu de mortels avaient encore vue : Arwen, fille d’Elrond, en qui, disait-on, l’image de Lúthien était revenue sur terre ; et on l’appelait Undómiel, car c’était l’Étoile du Soir de son peuple. Longtemps elle avait vécu parmi les parents de sa mère, en Lórien au-delà des montagnes, et elle n’était revenue que récemment à Fendeval, dans la demeure de son père. Mais ses frères, Elladan et Elrohir, étaient partis en errance ; car ils chevauchaient souvent en des contrées lointaines avec les Coureurs du Nord, gardant en mémoire les tourments qu’avait endurés leur mère dans les repaires des orques.

Pareille beauté chez un être vivant, Frodo n’en avait jamais vue ou imaginée auparavant ; et il fut en même temps surpris et confus de se trouver assis à la table d’Elrond, au milieu de gens d’une telle grâce et d’une telle dignité. Même doté d’un fauteuil adapté et rehaussé de nombreux coussins, Frodo se sentait minuscule, et pas du tout à sa place ; mais cette impression se dissipa très vite. Le festin était des plus joyeux et la nourriture n’aurait pu mieux assouvir sa faim. Il se passa un certain temps avant qu’il regarde de nouveau autour de lui ou même vers ses voisins.

Il chercha d’abord ses amis. Sam, qui avait supplié qu’on lui permette de servir son maître, s’était fait répondre que pour cette fois, il était un invité d’honneur. Frodo l’apercevait à présent, assis avec Pippin et Merry au bout d’une des tables latérales, tout près de l’estrade. Il ne voyait aucun signe de l’Arpenteur.

À la droite de Frodo était assis un nain d’allure importante, richement vêtu. Sa barbe, très longue et fourchue, était blanche – presque aussi blanche que l’étoffe, blanche comme neige, de son vêtement. Il portait une ceinture argentée, et à son cou pendait une chaîne d’argent et de diamants. Frodo s’arrêta de manger pour le regarder.

« Heureux de vous accueillir et pareillement de vous rencontrer ! » dit le nain en se tournant vers lui. Puis, sous le regard confus de Frodo, il se leva et s’inclina. « Glóin, à votre service », dit-il, s’inclinant plus profondément encore.

« Frodo Bessac, à votre service et à celui de votre famille, répondit Frodo suivant l’usage, se levant avec surprise et faisant tomber ses coussins. Ai-je raison de supposer que vous êtes le Glóin, l’un des douze compagnons du grand Thorin Lécudechesne ? »

« Lui-même, répondit le nain, ramassant les coussins avec courtoisie et aidant Frodo à se rasseoir. Et je ne vous le demande pas, car on m’a déjà informé que vous êtes le parent et l’héritier adoptif de notre ami Bilbo le Renommé. Permettez-moi de vous féliciter de ce prompt rétablissement. »

« Merci infiniment », dit Frodo.

« Il vous est arrivé de très étranges aventures, à ce que j’entends, dit Glóin. Je me demande fort ce qui a pu amener quatre hobbits à entreprendre un si long voyage. Rien de semblable ne s’est produit depuis que Bilbo est venu avec nous. Mais je ferais peut-être mieux de ne pas m’enquérir de trop près, attendu qu’Elrond et Gandalf ne semblent pas disposés à en parler ? »

« Nous n’en parlerons pas, je pense, du moins pas tout de suite », répondit poliment Frodo. Il se doutait bien que l’Anneau, même dans la maison d’Elrond, n’était pas matière à causerie ; et de toute manière, il souhaitait pour un temps oublier ses ennuis. « Mais je suis moi-même curieux d’apprendre, reprit-il, ce qui peut bien amener un nain de votre importance aussi loin de la Montagne Solitaire. »

Glóin le dévisagea. « Si vous n’en avez pas entendu parler, je pense que nous n’en discuterons pas non plus. Maître Elrond nous convoquera tous avant peu, je crois bien, et nous apprendrons alors beaucoup de choses. Mais il y en a bien d’autres qu’il est permis de raconter. »

Ils s’entretinrent ensemble pendant tout le reste du repas, mais Frodo écouta plus qu’il ne parla ; car les nouvelles du Comté, mis à part l’Anneau, paraissaient lointaines et sans grande importance, tandis que Glóin en avait long à dire sur ce qui se passait dans le nord de la Contrée Sauvage. Frodo apprit que Grimbeorn le Vieux, fils de Beorn, était désormais le seigneur de nombreux hommes robustes, et que dans leur pays, entre les Montagnes et Grand’Peur, ni orque ni loup n’osait entrer.

« D’ailleurs, dit Glóin, n’étaient les Béorniens, il serait depuis longtemps impossible de venir jusqu’ici à partir du Val. Ce sont de vaillants hommes, et ils gardent le Haut Col et le Gué du Carroc. Mais leurs péages sont élevés, ajouta-t-il avec un hochement de tête réprobateur ; et comme Beorn autrefois, ils n’aiment pas tellement les nains. Ils sont néanmoins fiables, ce qui est beaucoup de nos jours. Mais les plus aimables avec nous sont sans conteste les Hommes du Val. Ce sont de braves gens, les Bardiens. Leur chef est le petit-fils de Bard l’Archer, Brand fils de Bain fils de Bard. C’est un roi fort, et son royaume s’étend à présent loin au sud et à l’est d’Esgaroth. »

« Et qu’en est-il de vos propres gens ? » demanda Frodo.

« Il y en a long à dire, du bon comme du mauvais, répondit Glóin ; mais du bon, principalement : la fortune nous a favorisés jusqu’ici, même si nous n’échappons pas à la noirceur de cette époque. Si vraiment vous souhaitez entendre parler de nous, je vous dirai de nos nouvelles avec plaisir. Mais arrêtez-moi si je commence à vous fatiguer ! La langue des nains ne s’arrête jamais quand ils parlent de leur œuvre, dit-on. »

Et sur ce, Glóin se lança dans un long récit des faits et gestes du Royaume des Nains. Il était ravi d’avoir trouvé un auditeur aussi poli ; car Frodo ne montra aucun signe de fatigue et ne chercha pas une seule fois à changer de sujet, bien qu’en réalité, il n’ait pas tardé à se perdre parmi les noms de personnes et de lieux, tous plus étranges les uns que les autres et qui ne lui disaient absolument rien. Il trouva néanmoins intéressant d’apprendre que Dáin était encore Roi sous la Montagne et qu’il était devenu vieux (ayant passé sa deux cent cinquantième année), vénérable et fabuleusement riche. Des dix compagnons qui avaient survécu à la Bataille des Cinq Armées, sept étaient encore à ses côtés : Dwalin, Glóin, Dori, Nori, Bifur, Bofur et Bombur. Bombur était devenu si gros qu’il lui était à présent impossible de se mouvoir de sa couche à sa table ; et il fallait six jeunes nains pour le soulever.

« Et que sont devenus Balin et Ori et Óin ? » demanda Frodo.

Une ombre passa sur le visage de Glóin. « Nous n’en savons rien, répondit-il. C’est en grande partie à cause de Balin que je suis venu demander conseil auprès de ceux qui demeurent à Fendeval. Mais ce soir, parlons donc de choses plus joyeuses ! »

Glóin se mit alors à évoquer les ouvrages de son peuple, racontant les grands travaux réalisés au Val et sous la Montagne. « Nous n’avons pas chômé, dit-il. Mais dans le travail des métaux, nous ne pouvons rivaliser avec nos pères, dont bien des secrets ont été perdus. Nous fabriquons de bonnes armures, et des épées tranchantes, mais aucune maille ou lame de notre façon ne peut égaler celles qui ont été faites avant la venue du dragon. Ce n’est que dans l’art d’excaver et de construire que nous avons surpassé les maîtres d’autrefois. Vous devriez voir les canaux du Val, Frodo, et les fontaines, et les pièces d’eau ! Vous devriez voir les routes pavées de pierres de toutes les couleurs ! Et les salles et les vastes rues souterraines aux arches sculptées comme des arbres ; et les terrasses et les tours sur les flancs de la Montagne ! Alors vous verriez que nous ne sommes pas restés oisifs. »

« J’irai les voir, si jamais je le peux, dit Frodo. Bilbo aurait été bien surpris de voir tous ces changements dans la Désolation de Smaug ! »

Glóin regarda Frodo et lui sourit. « Vous étiez très attaché à Bilbo, n’est-ce pas ? » demanda-t-il.

« Oui, répondit Frodo. Je préférerais le voir, lui, que toutes les tours et tous les palais du monde. »

Le festin s’acheva enfin. Elrond et Arwen se levèrent et traversèrent la salle ; la compagnie les suivit dans l’ordre voulu. Les portes furent grandes ouvertes et, traversant un large couloir, ils passèrent de nouvelles portes et entrèrent dans une autre salle. Il n’y avait à l’intérieur pas de tables, mais un feu brûlait vivement dans un grand âtre, entre les piliers sculptés qui se dressaient de part et d’autre.

Frodo se trouva à marcher avec Gandalf. « Ceci est la Salle du Feu, dit le magicien. Ici, vous entendrez bien des chants et des contes – si vous parvenez à rester éveillé. Mais en dehors des grandes occasions, elle est le plus souvent vide et calme : les gens y viennent pour trouver la quiétude et pour réfléchir. Un feu brûle toujours ici, toute l’année durant, mais il n’y a presque pas d’autre lumière. »

Alors qu’Elrond entrait dans la pièce et se dirigeait vers le siège préparé pour lui, des ménestrels elfes se mirent à faire une douce musique. La salle se remplit lentement, et Frodo observa avec ravissement tous les beaux visages rassemblés : la lueur dorée des flammes dansait sur eux et chatoyait dans leur chevelure. Soudain il remarqua, non loin du feu de l’autre côté de la cheminée, une petite silhouette sombre assise sur un tabouret, le dos appuyé à une colonne. Par terre, auprès d’elle, se trouvaient un gobelet et un peu de pain. Frodo se demanda si cette personne était malade (pour peu que les gens aient pu être malades à Fendeval) et n’avait donc pu assister au banquet. Elle semblait s’être assoupie, la tête tombée sur sa poitrine ; un pan de sa pèlerine sombre était ramené sur son visage.

Elrond s’avança et se tint à côté d’elle. « Réveillez-vous, petit maître ! » dit-il avec le sourire. Puis, se tournant vers Frodo, il lui fit signe d’approcher. « L’heure que vous avez tant souhaitée est enfin venue, dit-il. Voici un ami qui vous a longtemps manqué. »

La mystérieuse silhouette releva la tête et découvrit son visage. « Bilbo ! » s’écria Frodo, reconnaissant soudain son oncle ; et il s’élança vers lui.

« Salut, Frodo, mon garçon ! dit Bilbo. Te voilà enfin arrivé. J’espérais te voir réussir. Bien, bien ! Alors tout ce festin était en ton honneur, à ce qu’on me dit. J’espère que tu t’es bien amusé ? »

« Pourquoi n’y étais-tu pas ? s’écria Frodo. Et pourquoi n’ai-je pu te voir plus tôt ? »

« Parce que tu dormais. J’ai pu te voir, moi, bien souvent. Chaque jour, à ton chevet, en compagnie de Sam. Mais pour ce qui est des festins, tu sais, je n’en raffole plus tellement. Et j’avais autre chose à faire. »

« Quoi donc ? »

« Eh bien, m’asseoir et réfléchir. Je m’adonne souvent à cela, maintenant, et c’est ici le meilleur endroit pour le faire, en règle générale. Réveillez-vous, mon œil ! » dit-il, décochant un regard à Elrond. Frodo ne voyait dans ses yeux aucun signe d’ensommeillement, plutôt un vif pétillement d’intelligence. « Me réveiller ! Je ne dormais pas, maître Elrond. Si vous tenez à le savoir, vous êtes tous sortis de table trop tôt, et vous m’avez dérangé – pendant que je composais une chanson. Il y a un vers ou deux qui me font des misères, et j’étais en train d’y penser ; mais maintenant, je crois que je n’en viendrai jamais à bout. Il va y avoir tant de chants que les idées vont me sortir tout droit de la tête. Je vais devoir faire appel à mon ami, le Dúnadan, pour m’aider. Où est-il ? »

Elrond rit. « Il sera retrouvé pour vous, dit-il. Puis vous irez tous deux dans un coin tranquille pour mettre la dernière main à votre ouvrage, après quoi nous l’écouterons et nous en jugerons avant la fin de nos réjouissances. » On envoya des messagers à la recherche de l’ami de Bilbo ; mais nul ne savait où il était, ni pourquoi il ne s’était pas présenté au festin.

Entre-temps, Frodo et Bilbo s’assirent l’un à côté de l’autre, et Sam vint rapidement s’installer auprès d’eux. Ils conversèrent à voix basse, oublieux de la bonne humeur et de la musique qui égayaient la salle tout autour d’eux. Bilbo n’avait pas grand-chose à dire de lui-même. Après avoir quitté Hobbiteville, il avait erré sans but, le long de la Route ou dans les terres de part et d’autre ; mais sans s’en rendre compte, il n’avait cessé de se diriger vers Fendeval.

« Je suis arrivé ici sans connaître beaucoup d’aventures, dit-il, et après m’être reposé, j’ai continué avec les nains jusqu’au Val pour ma dernière expédition. Je ne voyagerai plus. Le vieux Balin était parti. Puis je suis revenu ici, et ici je suis resté. J’ai fait un peu de ci et de ça. J’ai continué à écrire mon livre. Et puis, bien sûr, je compose quelques chansons. Ils les chantent à l’occasion, uniquement pour me faire plaisir, je pense ; car bien entendu, ici à Fendeval, elles ne sont pas vraiment à la hauteur. Et j’écoute, et je songe à des choses. Le temps, ici, ne semble jamais passer : il se contente d’être. Un endroit remarquable de tous points de vue.

« J’entends toutes sortes de nouvelles, d’au-delà des Montagnes et en provenance du Sud ; mais jamais grand-chose du Comté. J’ai entendu parler de l’Anneau, évidemment. Gandalf est souvent venu ici. Non qu’il m’ait raconté bien des choses : il est devenu plus secret que jamais, ces dernières années. Le Dúnadan m’en a dit un peu plus long. Qui aurait cru que mon anneau causerait un jour tant de problèmes ! C’est bien dommage que Gandalf n’ait rien découvert plus tôt. J’aurais pu l’apporter ici il y a longtemps sans qu’il faille se donner toute cette peine. Plusieurs fois, j’ai eu envie de retourner à Hobbiteville pour le récupérer ; mais je deviens vieux, et ils m’en ont empêché : Gandalf et Elrond, je veux dire. Ils avaient l’air de penser que l’Ennemi me cherchait de tous côtés, et qu’il me réduirait en charpie, s’il me prenait à me traîner dans la Sauvagerie.

« Et Gandalf a dit : “L’Anneau est échu à quelqu’un d’autre, Bilbo. Rien de bon n’en résulterait, pour vous ou pour les autres, si vous essayiez de vous en mêler de nouveau.” Curieuse remarque, du Gandalf tout craché. Mais il m’a dit qu’il veillait sur toi, alors j’ai laissé les choses en l’état. Je suis terriblement content de te retrouver sain et sauf. » Il s’arrêta et dévisagea Frodo d’un air incertain.

« L’as-tu ici ? demanda-t-il en un souffle. Je ne peux m’empêcher d’être curieux, tu vois, après tout ce que j’ai entendu. J’aimerais vraiment le revoir, le temps d’y jeter un coup d’œil. »

« Oui, je l’ai, répondit Frodo, ressentant une étrange hésitation. Il est pareil à ce qu’il a toujours été. »

« Oui, enfin, je voudrais seulement le voir rien qu’un instant », dit Bilbo.

En s’habillant, Frodo s’était aperçu que, pendant son sommeil, l’Anneau avait été suspendu à son cou sur une nouvelle chaîne, légère mais résistante. Il la sortit lentement. Bilbo tendit la main. Mais Frodo retira l’Anneau d’un geste vif. Stupéfait et affolé, il vit que ce n’était plus Bilbo qu’il regardait : une ombre semblait être tombée entre eux, et à travers elle, il posait les yeux sur un petit être ratatiné, aux traits avides, aux mains crochues et squelettiques. Il eut envie de le frapper.

La musique et les chants autour d’eux parurent hésiter, et un silence tomba. Bilbo lui lança un regard fuyant, puis il se passa la main sur les yeux. « Je comprends, maintenant, dit-il. Range-le ! Je suis désolé : désolé que ce fardeau te soit revenu ; désolé pour tout. Les aventures n’ont-elles jamais de fin ? Je suppose que non. Toujours, quelqu’un d’autre doit continuer l’histoire. Tant pis, on n’y peut rien. Je me demande s’il vaut la peine de terminer mon livre ? Mais ne nous inquiétons pas de ça pour tout de suite – donne-moi de vraies Nouvelles ! Parle-moi du Comté ! »

Frodo cacha l’Anneau et l’ombre passa, laissant à peine un souvenir. La lumière et la musique de Fendeval l’entouraient de nouveau. Bilbo souriait et s’esclaffait avec bonne humeur. Toutes les nouvelles du Comté que Frodo pouvait lui donner – aidé et corrigé de temps à autre par Sam – l’intéressaient au plus haut point, de l’abattage du plus insignifiant des arbres aux espiègleries du plus jeune bambin de Hobbiteville. Ils étaient si absorbés par les affaires des Quatre Quartiers qu’ils ne remarquèrent aucunement l’arrivée d’un homme vêtu de toile vert foncé : il se tint auprès d’eux durant de longues minutes, les regardant avec le sourire.

Soudain, Bilbo leva les yeux. « Ah, te voilà enfin, Dúnadan ! » s’exclama-t-il.

« L’Arpenteur ! dit Frodo. Vous semblez avoir bien des noms. »

« L’Arpenteur en est un que je n’avais encore jamais entendu, dit Bilbo. Pourquoi l’appelles-tu comme ça ? »

« C’est ainsi qu’on m’appelle à Brie, dit l’Arpenteur en riant, et on m’a présenté à lui de cette manière. »

« Et pourquoi l’appelles-tu Dúnadan ? » demanda Frodo.

« Le Dúnadan, dit Bilbo. On l’appelle souvent comme ça, ici. Je pensais que tu connaissais assez d’elfique pour comprendre au moins dún-adan : Homme de l’Ouest, Númenóréen. Mais ce n’est pas le temps des leçons ! » Il se tourna vers l’Arpenteur. « Cher ami, où étais-tu ? Pourquoi ne pas être allé au festin ? La dame Arwen y était. »

L’Arpenteur regarda Bilbo d’un air grave. « Je sais, dit-il. Mais souvent, je dois laisser les réjouissances de côté. Elladan et Elrohir sont revenus de la Sauvagerie à l’improviste, et ils avaient des nouvelles dont je souhaitais m’informer sur-le-champ. »

« Eh bien, mon cher ami, dit Bilbo, maintenant que tu es informé, aurais-tu une minute à me consacrer ? J’ai besoin de ton aide pour une urgence. Elrond me demande de terminer cette chanson avant la fin de la soirée, et je suis bloqué. Retirons-nous dans un coin pour la peaufiner ! »

L’Arpenteur sourit. « Allons, dans ce cas ! dit-il. Faites-la-moi entendre ! »

Frodo fut un moment laissé à lui-même, car Sam s’était endormi. Il était seul et se sentait plutôt délaissé, bien que la maisonnée de Fendeval fût assemblée tout autour de lui. Mais ceux qui se trouvaient près de lui étaient silencieux, attentifs à la musique des voix et des instruments, qui les accaparait entièrement. Frodo se mit à écouter.

Au début, la beauté des mélodies et des mots entremêlés en langues elfiques, même s’il les comprenait très peu, l’envoûta, dès qu’il commença à leur prêter attention. Il lui semblait presque voir les mots prendre forme, et que se déployait devant lui une vision de contrées éloignées et de lumineux paysages qu’il n’avait encore jamais imaginés ; que la salle, à la lueur du feu, se muait en une brume dorée sur des mers d’écume soupirant à la lisière du monde. Puis, le charme se fit de plus en plus semblable à un rêve, et il sentit qu’une rivière infinie d’argent et d’or déferlait sur lui et l’engouffrait, trop incommensurable pour qu’il soit à même d’en saisir la trame ; elle devint partie intégrante de l’air vibrant qui l’entourait, et il en fut trempé, et bientôt, noyé. Il sombra rapidement sous son poids coruscant, dans de profondes sphères de sommeil.

Il erra longuement dans un songe musical qui se transposa en eau courante, puis soudain, en une voix. On eût dit la voix de Bilbo récitant des vers. D’abord indistincts, plus clairs ensuite, se succédaient les mots.





Eärendil le marinier,

attardé en Arvernien,

bâtit un grand bateau de bois

à Nimbrethil, forêt ancienne :

sa voilure il cousit d’argent

et fit argentés ses fanaux,

façonnant sa proue comme un cygne,

hissant insignes et drapeaux.

De la panoplie d’anciens rois

il fit le choix de son armure,

son bouclier gravé de runes

le gardant de toute blessure ;

son arc en corne de dragon,

ses flèches taillées dans l’ébène ;

était d’argent son haubergeon

son long fourreau de calcédoine ;

son épée d’un vaillant acier,

de diamant son casque clair,

deux plumes d’aigle à son cimier,

à son collier un béryl vert.

Il navigua delà les brumes

sous la Lune et sous les étoiles ;

perdu sur des voies enchantées,

par-delà le jour il fit voile.

Des rigueurs du Détroit de Glace

où l’ombre étreint les monts gelés,

des déserts brûlants du midi

il repartit sans s’attarder ;

errant sur des eaux sans étoiles

il vint enfin à la Nuit Noire,

sans chercher jamais la lumière,

ni rive claire apercevoir.

Le vent du courroux le saisit

et il s’enfuit sur les embruns,

et d’ouest en est, inattendu,

sans autre but il s’en revint.

Lors vint Elwing volant à lui,

un feu dans la nuit s’allumant ;

le Silmaril à son collier

plus brillant que le diamant.

Ce joyau elle lui donna,

le couronna de sa lumière ;

lui, vivant reflet sur sa joue,

tourna sa proue ; et d’outre Mer,

de l’Autre-monde une tempête,

un vent puissant du Tarmenel,

se déclara dans les ténèbres ;

sur des voies fermées aux mortels,

elle l’emporta, souffle mordant,

force de mort, sur les flots gris

abandonnés et en détresse ;

et d’est en ouest il se fondit.

Repassant la Nuit Éternelle

par de longues lieues oubliées

et des rivages disparus,

noyés avant les Jours premiers,

il entendit le long soupir

des eaux sur les plages perlées

roulant sur les confins du monde

l’or jaune et les joyaux nacrés.

Il vit se dresser la Montagne

sur les genoux crépusculaires

du Valinor, et Eldamar

il contempla depuis la mer.

Vagabond sorti de la nuit,

il vint enfin au havre blanc,

à la verte Patrie des Elfes

où souffle un air vivifiant :

là-bas sous le mont Ilmarin,

nichées dans une vaste combe,

les hautes tours de Tirion

se mirent dans le Lac aux Ombres.

Il délaissa là son errance.

Des harpes d’or on lui tendit,

des mélodies et des merveilles

à son oreille on répandit.

De blanc elfique on l’habilla,

et sept lumières devant lui,

il passa le Calacirya

et pénétra dans le pays.

Il vint aux palais hors du temps

où choient les années innombrables

à Ilmarin sur la Montagne

où règne le Roi Vénérable ;

des mots inouïs furent dits,

des visions furent montrées,

suscitées en dehors du monde

et défendues dans nos contrées.

Un vaisseau neuf ils lui bâtirent

de mithril et de verre elfique

sans rame ou voilure à son mât,

sa proue d’un éclat magnifique :

le Silmaril tel un flambeau,

tel un drapeau de flamme vive

par Elbereth y fut placé

pour le guider vers d’autres rives ;

aussi des ailes immortelles

lui donna-t-elle, et décida

à jamais, pour l’éternité,

sa destinée et son mandat :

quitter le monde, terre et mer,

sillonner le ciel sans rivage ;

suivre la Lune et le Soleil

sur un océan de nuages.

Des hauts sommets de Toujoursoir,

parmi les sources murmurantes,

passé le grand Mur de Montagnes

il s’envola, lumière errante.

Se détournant du Bout du Monde

et voulant retrouver sa terre,

il voyagea entre les ombres,

fulgurante étoile insulaire ;

il vogua au-dessus des brumes,

lointaine flamme étincelante,

merveille du matin naissant

sur les eaux grises de Norlande.

Et sur la Terre du Milieu

passant, il entendit les pleurs

des filles et des femmes elfes

aux Jours Anciens, triste douleur.

Mais un destin pesait sur lui :

jusqu’à la chute de la Lune,

sans jamais plus chercher mouillage

sur ces Rivages d’infortune,

toujours en éternel héraut,

voguer sans jamais faire escale

et porter au loin sa lumière,

Flammifer de l’Occidentale.

Le chant cessa. Frodo ouvrit les yeux et vit Bilbo assis sur son tabouret, au milieu d’un cercle d’auditeurs souriant et applaudissant.

« Maintenant, il faudrait nous la refaire », dit un Elfe.

Bilbo se leva et s’inclina. « Je suis flatté, Lindir, dit-il. Mais ce serait trop fatigant de tout répéter. »

« Pas trop fatigant pour vous, répondirent les Elfes en riant. Vous ne vous lassez jamais de réciter vos propres vers, vous le savez bien. Mais vraiment, nous ne saurions répondre à votre question après une seule audition ! »

« Quoi ! s’écria Bilbo. Vous êtes incapable de dire quels passages sont de moi, et lesquels sont du Dúnadan ? »

« Il n’est pas aisé pour nous de faire la différence entre deux mortels », dit l’Elfe.

« Sornettes, Lindir, fit Bilbo avec un grognement. Si vous n’arrivez pas à distinguer entre un Homme et un Hobbit, votre jugement est moins fin que je ne le croyais. Ils diffèrent autant que des pois et des pommes. »

« Peut-être. Les moutons diffèrent sans doute aux yeux d’autres moutons, répondit Lindir avec un rire. Ou aux yeux des bergers. Mais pour nous, les Mortels n’ont jamais été un objet d’étude. Nous avons d’autres préoccupations. »

« Je ne vais pas discuter avec vous, dit Bilbo. J’ai sommeil, après tant de musique et de chants. Je vous laisse deviner, si le cœur vous en dit. »

Il se leva et vint à la rencontre de Frodo. « Voilà, c’est fait, dit-il à voix basse. Ça s’est mieux passé que je ne l’aurais cru. On ne me demande pas souvent une deuxième audition. Qu’est-ce que tu en as pensé ? »

« Je ne vais pas essayer de deviner », dit Frodo avec le sourire.

« Pas la peine, dit Bilbo. En fait, tout était de moi. Sauf qu’Aragorn a insisté pour que j’y mette une pierre verte. Il semblait y tenir. Je ne sais pas pourquoi. Pour le reste, il considérait visiblement que tout cela me dépassait, et il m’a dit que si j’avais le culot de faire des vers sur Eärendil dans la maison d’Elrond, c’était mon affaire. J’imagine qu’il avait raison. »

« Je ne sais pas, dit Frodo. Ça me semblait convenir, mais je ne saurais dire pourquoi. J’étais assoupi quand tu as commencé, et l’histoire semblait continuer mon rêve. Ce n’est que vers la fin que j’ai compris que c’était vraiment toi qui parlais. »

« N’est-ce pas qu’il est difficile de rester éveillé ici ? On finit par s’y habituer, dit Bilbo. Non qu’un hobbit puisse développer autant d’appétit pour la musique et la poésie, et les contes. Les Elfes semblent en raffoler autant que de la nourriture, ou même davantage. Ils vont continuer longtemps comme ça. Que dirais-tu de nous esquiver pour bavarder encore un peu sans être dérangés ? »

« Est-ce permis ? » dit Frodo.

« Bien sûr. Ce sont des réjouissances, rien de bien important. Tu es libre d’aller et venir à ta guise, tant que tu ne fais aucun bruit. »

Se levant, ils passèrent discrètement dans l’ombre et se dirigèrent vers les portes. Sam demeurait assis là, toujours profondément endormi, le sourire aux lèvres. Malgré tout le plaisir que lui procurait la compagnie de Bilbo, Frodo quitta la Salle du Feu avec une pointe de regret. Comme ils passaient le seuil, une voix claire et solitaire s’éleva en chant.





A Elbereth Gilthoniel,

silivren penna míriel

o menel aglar elenath !

Na-chaered palan-díriel

o galadhremmin ennorath,

Fanuilos, le linnathon

nef aear, sí nef aearon !

Frodo s’arrêta un moment et se retourna. Il vit Elrond dans son fauteuil : le feu jouait sur son visage comme le soleil d’été sur les feuilles. La dame Arwen se trouvait assise près de lui. À sa grande surprise, Frodo vit qu’Aragorn se tenait à côté d’elle : sa cape sombre rejetée en arrière, il semblait vêtu de mailles elfiques, et une étoile brillait sur sa poitrine. Ils se parlaient ; puis tout à coup, Frodo crut voir Arwen se tourner vers lui, et l’éclat de ses yeux tomba sur lui de loin et lui perça le cœur.

Il resta saisi d’enchantement, tandis que ruisselaient les douces syllabes du chant elfique, perles de mots et de musique entremêlés. « C’est un hymne à Elbereth, dit Bilbo. Ils chanteront cela, et bien d’autres chants du Royaume Béni, plusieurs fois ce soir. Viens ! »

Il conduisit Frodo à la petite chambre où il logeait. Elle donnait sur les jardins et regardait au sud par-delà le ravin de la Bruinen. Là, ils s’assirent quelque temps près de la fenêtre, contemplant les étoiles lumineuses au-dessus des escarpements boisés, et s’entretenant à voix basse. Ils ne parlaient plus des menues nouvelles du lointain Comté, ni des ombres et des périls noirs qui les entouraient, mais des belles choses qu’ils avaient vues ensemble dans le monde : les Elfes, les étoiles, les arbres, et le doux déclin de la brillante année au fond des bois.

Enfin, on cogna à la porte. « Vous m’excuserez, dit Sam, passant la tête dans l’entrebâillement, mais je me demandais seulement si vous aviez besoin de quelque chose avant de dormir. »

« Et vous nous excuserez de même, Sam Gamgie, répondit Bilbo. Je suppose qu’il est temps que votre maître aille se coucher ; c’est ce que vous êtes venu nous dire ? »

« Eh bien, m’sieur, il y a un Conseil tôt demain matin, à ce que j’entends, et c’était la première fois qu’il se levait aujourd’hui. »

« Tu as bien raison, Sam ! dit Bilbo en riant. Va donc dire à Gandalf qu’il est parti se coucher. Bonne nuit, Frodo ! Bon sang, que je suis content de t’avoir revu ! Il n’y a finalement qu’entre hobbits qu’on peut avoir une vraie bonne discussion. Je me fais très vieux, et je commençais à me demander si je vivrais assez longtemps pour voir tes chapitres de notre histoire. Bonne nuit ! Je vais aller me promener, je pense, et admirer les étoiles d’Elbereth dans le jardin. Dors bien ! »

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