1Une fête très attendue










Quand M. Bilbo Bessac, de Cul-de-Sac, annonça qu’il célébrerait bientôt son onzante et unième anniversaire par une fête d’une magnificence exceptionnelle, il y eut force agitation et rumeurs à Hobbiteville.

Bilbo était très riche et très particulier, et il y avait soixante ans que le Comté s’étonnait de lui, depuis sa remarquable disparition et son retour inattendu. Les richesses qu’il avait rapportées de ses voyages étaient désormais une légende locale, et l’on croyait généralement, quoi qu’aient pu dire les aînés, que la Colline de Cul-de-Sac était criblée de tunnels bourrés de trésors. Et si cela ne suffisait pas à assurer sa notoriété, sa vigueur prolongée avait également de quoi surprendre. Le temps passait, mais semblait n’avoir que peu d’effet sur M. Bessac. À quatre-vingt-dix ans, il en paraissait encore cinquante. À quatre-vingt-dix-neuf ans, on commença à le qualifier de bien conservé, mais inchangé eût été plus exact. Certains secouaient la tête et disaient que c’était trop beau pour être vrai : il semblait injuste que quiconque puisse jouir d’une jeunesse perpétuelle (à ce qu’il semblait) en même temps que d’une fortune inépuisable (à ce qu’on disait).

« Il faudra en payer le prix, disait-on. Ce n’est pas naturel, et les ennuis viendront ! »

Mais jusque-là, les ennuis n’étaient pas venus ; et comme M. Bessac était prodigue de son argent, la plupart des gens lui pardonnaient volontiers ses excentricités et sa bonne fortune. Lui et sa parenté (sauf, bien sûr, les Bessac-Descarcelle) se voyaient encore régulièrement, et il comptait de nombreux et fervents admirateurs parmi les hobbits de familles pauvres et peu influentes. Mais il n’eut aucun ami proche – jusqu’à ce que certains de ses jeunes cousins parviennent au seuil de l’âge adulte.

L’aîné d’entre eux, et le favori de Bilbo, était le jeune Frodo Bessac. À quatre-vingt-dix-neuf ans, Bilbo adopta Frodo comme héritier, l’amenant vivre avec lui à Cul-de-Sac ; alors les espoirs des Bessac-Descarcelle furent définitivement anéantis. Bilbo et Frodo se trouvaient avoir le même anniversaire, le 22 septembre. « Tu ferais mieux de venir habiter ici, Frodo, mon garçon, dit un jour Bilbo ; comme ça, on pourra célébrer nos anniversaires ensemble et à notre aise. » À cette époque, Frodo était encore dans sa vingtescence, comme les hobbits appelaient l’irresponsable vingtaine entre l’enfance et le début de l’âge adulte à trente-trois ans.

Douze années encore s’écoulèrent. Chaque année à Cul-de-Sac, les Bessac donnaient de doubles fêtes d’anniversaire très animées ; mais cette fois-ci, on avait laissé entendre que quelque chose de tout à fait exceptionnel se préparait pour l’automne. Bilbo allait avoir onzante et un ans, 111, un chiffre plutôt curieux, et un âge tout à fait respectable pour un hobbit (le Vieux Touc lui-même n’avait atteint que cent trente ans) ; Frodo, quant à lui, allait en avoir trente-trois, 33, un nombre important : la date de son « passage à l’âge adulte ».

Les langues allèrent bon train à Hobbiteville et à Belleau ; et la rumeur de l’événement à venir se répandit dans tout le Comté. Les antécédents et le caractère de M. Bilbo Bessac redevinrent le sujet de conversation de l’heure ; et les plus âgés virent soudain leurs réminiscences faire l’objet d’une curiosité qu’ils voulurent bien satisfaire.

Personne n’eut d’auditoire plus attentif que le vieux Ham Gamgie, familièrement appelé l’Ancêtre. Il haranguait au Buisson de Lierre, une petite auberge sur la route de Belleau ; et il parlait avec une certaine autorité, car il avait entretenu le jardin de Cul-de-Sac pendant quarante ans, après avoir assisté le vieux Holman dans le même rôle. Maintenant que lui-même devenait vieux et s’ankylosait, ce travail revenait surtout à son plus jeune fils, Sam Gamgie. Père et fils étaient tous deux en très bons termes avec Bilbo et Frodo. Ils vivaient sur la Colline même, au numéro 3 de la rue du Jette-Sac, juste en bas de Cul-de-Sac.

« C’est un véritable gentilhobbit que M. Bilbo, un bon monsieur avec une belle instruction, comme je l’ai toujours dit », déclara l’Ancêtre. Ce qui était parfaitement vrai ; car Bilbo était toujours très poli avec lui, l’appelait « maître Hamfast » et ne cessait de faire appel à ses lumières pour la culture des légumes : en matière de « racines », en particulier de pommes de terre, l’Ancêtre était reconnu comme l’autorité première par tous les gens du voisinage (lui-même y compris).

« Et ce Frodo qui vit avec lui ? demanda le Vieux Nouguier de Belleau. Il s’appelle Bessac, mais c’est plus qu’à moitié un Brandibouc, à ce qu’on dit. Je vois pas pourquoi un Bessac de Hobbiteville irait chercher épouse là-bas, dans le Pays-de-Bouc, où les gens sont si bizarres. »

« Pas étonnant qu’ils soient bizarres, fit remarquer Pépère Deuxpied (le voisin immédiat de l’Ancêtre), vu qu’ils vivent du mauvais côté du fleuve Brandivin, et à deux pas de la Vieille Forêt. Cet endroit-là est malsain, si on se fie à la moitié de ce qu’on raconte. »

« T’as raison, Pépé ! dit l’Ancêtre. Non que les Brandibouc du Pays-de-Bouc vivent dans la Vieille Forêt ; mais ce sont de drôles de moineaux, à ce qu’il paraît. Ils s’amusent avec des bateaux sur cette grande rivière – et ça n’est pas naturel. Pas surprenant qu’il y ait eu des ennuis, que je dis. Mais n’empêche, M. Frodo est un jeune hobbit tout ce qu’il y a de plus aimable. Il ressemble beaucoup à M. Bilbo, et pas que d’apparence. Son père était un Bessac, après tout. Un hobbit très respectable que ce M. Drogo Bessac, très correct ; il a jamais tellement fait parler de lui, jusqu’au jour où il s’est néyé. »

« Néyé ? » firent plusieurs voix. Ce n’était pas la première fois, bien entendu, qu’ils entendaient parler de cette histoire, ni d’autres rumeurs plus sombres encore ; mais les hobbits sont des passionnés d’histoire familiale, et ils étaient prêts à l’entendre encore.

« Eh bien, c’est ce qu’on raconte, dit l’Ancêtre. Voyez-vous, M. Drogo, il a épousé cette pauvre mam’zelle Primula Brandibouc. C’était la cousine germaine de notre M. Bilbo du côté maternel (sa mère étant la plus jeune des filles du Vieux Touc) ; et M. Drogo était son cousin issu de germain. Donc, M. Frodo est son cousin germain et issu de germain, éloigné au premier degré des deux côtés, comme on dit, si vous me suivez. Et M. Drogo séjournait à Castel Brandy en compagnie de son beau-père, le vieux Maître Gorbadoc, comme il en avait pris l’habitude après s’être marié (vu qu’il aimait bien faire ripaille, la table du vieux Gorbadoc étant plutôt bien garnie) ; et il est allé pagayer sur le fleuve Brandivin, et lui et sa femme se sont néyés, avec ce pauvre M. Frodo encore enfant et tout. »

« J’ai entendu dire qu’ils sont allés sur l’eau après le dîner, au clair de lune, dit le Vieux Nouguier, et que le bateau a coulé à cause que Drogo était trop lourd. »

« Et moi, j’ai entendu dire qu’elle l’a poussé dans l’eau et qu’il l’a entraînée avec lui », dit Sablonnier, le meunier de Hobbiteville.

« Tu devrais pas écouter tout ce que t’entends, Sablonnier, dit l’Ancêtre, qui n’aimait pas tellement le meunier. Y a pas de raison d’aller raconter des choses pareilles. Ces bateaux-là sont déjà bien assez traîtres pour qui reste assis tranquillement, sans avoir à chercher plus loin la cause des ennuis. Alors bon, il y avait ce M. Frodo qui était orphelin : laissé en rade, si je puis dire, chez ces étranges Boucerons, et ayant grandi à Castel Brandy comme de bien entendu. Une vraie taupinière, à ce qu’on raconte. Le vieux Maître Gorbadoc avait toujours au moins deux cents de ses parents là-bas avec lui. M. Bilbo s’est jamais montré plus charitable qu’en permettant à ce garçon de venir vivre chez des gens corrects.

« Mais ç’a dû être un sacré choc pour ces Bessac-Descarcelle. Ils pensaient qu’ils allaient hériter de Cul-de-Sac, quand il est parti cette fois-là et qu’on croyait qu’il était mort. Puis il revient et il les renvoie chez eux ; et il continue à vivre indéfiniment, sans jamais prendre une ride, béni soit-il ! Et voilà-t-il pas qu’il se trouve un héritier et fait faire tous les papiers bien comme il faut. Parti comme c’est, les Bessac-Descarcelle verront jamais l’intérieur de Cul-de-Sac. Du moins, c’est à espérer. »

« J’ai ouï dire qu’il y a un joli magot caché là-haut, dit un étranger, un visiteur venu pour affaires de Grande-Creusée, dans le Quartier Ouest. Tout le sommet de votre colline serait criblé de tunnels, avec des coffres remplis d’or, d’argent et d’joyaux, à ce que j’ai entendu dire. »

« Vous en avez entendu plus que ce que j’en sais, répondit l’Ancêtre. Jamais qu’on m’a parlé d’joyaux. M. Bilbo dépense son argent sans compter et ne semble pas en manquer ; mais j’ai pas connaissance qu’il y ait eu des tunnels de creusés. J’ai vu M. Bilbo quand il est revenu, il y a à peu près soixante ans de ça, dans mon jeune temps. Ça faisait pas longtemps que j’étais l’apprenti du vieux Holman (lui qu’était le cousin de mon père), mais il m’a emmené à Cul-de-Sac pour que je l’aide à empêcher les gens de piétiner le jardin tout partout, pendant qu’il y avait la vente. Et voilà-t-il pas M. Bilbo qui arrive au beau milieu de tout ça, grimpant la Colline avec un poney et des énormes sacs, et un ou deux coffres. Sans doute qu’ils étaient remplis de trésors dénichés à l’étranger, où il y a des montagnes d’or, à ce qu’on dit ; sauf qu’il y en avait pas assez pour remplir des tunnels. Mais mon gars, Sam, pourrait vous en dire plus long à propos de Cul-de-Sac : il arrête pas d’y aller et venir. Il est fou des histoires de l’ancien temps, je vous dis pas ; et il écoute tout ce que M. Bilbo lui raconte. C’est M. Bilbo qui lui a appris ses lettres – sans penser à mal, remarquez, et j’espère qu’aucun mal en sortira.

« Des Elfes et des Dragons ! que je lui dis. Des choux et des pommes de terre, voilà ce qui vaut mieux pour toi et moi. Va pas te mêler aux affaires de gens meilleurs que toi, ou tu vas t’attirer des ennuis trop gros pour toi, que je lui dis. Et je pourrais le dire à d’autres », ajouta-t-il avec un regard à l’étranger et au meunier.

Mais l’Ancêtre ne convainquit pas son auditoire. La légende des richesses de Bilbo était désormais trop solidement ancrée dans l’esprit de la jeune génération de hobbits.

« Oh, mais il se peut bien qu’il continue d’ajouter à ce qu’il a rapporté la première fois, soutint le meunier, exprimant ainsi l’opinion commune. Il s’absente souvent de chez lui. Et voyez tous ces gens qui lui rendent visite et qui sont pas d’ici : des nains qui arrivent en plein milieu de la nuit, et ce vieux vagabond d’illusionniste, Gandalf, et tout ça. Tu peux bien dire ce que tu veux, l’Ancêtre, mais Cul-de-Sac est un endroit bizarre, et ses habitants sont encore plus bizarres. »

« Et toi, Sablonnier, tu peux bien parler tant que tu veux, quand même il s’agit de choses à quoi tu connais rien de plus qu’aux bateaux, répliqua l’Ancêtre, que le meunier agaçait encore plus qu’à l’habitude. Si c’est ça être bizarre, alors un peu de plus de bizarrerie nous ferait pas de tort, par ici. J’en connais un ou deux qui paieraient pas une bière à un ami, quand même ils vivraient dans des trous aux murs d’or. Mais on fait les choses comme il faut, à Cul-de-Sac. Notre Sam dit que tout le monde va être invité à la fête ; et il y aura des cadeaux, remarquez, des cadeaux pour tous – pas plus tard que ce mois-ci. »

Ce mois-là était un mois de septembre, et on n’aurait pas pu en souhaiter de plus beau. Un ou deux jours plus tard se répandit une rumeur (sans doute lancée par ce Sam qui semblait tout savoir) comme quoi il y aurait un feu d’artifice – un feu d’artifice, qui plus est, comme on n’en avait pas vu dans le Comté depuis quasiment un siècle, pas depuis la mort du Vieux Touc, en fait.

Les jours passaient et Le Jour approchait. Un chariot d’aspect étrange, chargé de paquets d’aspect non moins étrange, arriva un soir à Hobbiteville et gravit lentement la Colline jusqu’à Cul-de-Sac. Les hobbits, stupéfaits, entrebâillèrent leurs portes éclairées de lampes pour y jeter des regards ahuris. Il était conduit par de drôles de gens qui chantaient des chansons étranges : des nains aux longues barbes et aux grands capuchons. Quelques-uns restèrent à Cul-de-Sac. À la fin de la deuxième semaine de septembre, une charrette arrivée par la route du Pont du Brandivin traversa Belleau en plein jour. Un vieillard la conduisait tout seul. Il portait un grand chapeau bleu et pointu, une longue cape grise et un foulard argent. Il avait une longue barbe blanche et des sourcils broussailleux qui dépassaient en bordure de son chapeau. De jeunes hobbits se lancèrent à ses trousses, suivant la charrette à travers tout Hobbiteville et jusqu’en haut de la colline. Elle transportait un chargement de feux d’artifice, comme ils le devinèrent. Parvenu à la porte d’entrée de Bilbo, le vieillard commença à décharger sa charrette : il y avait de gros paquets de feux d’artifice de toutes sortes et de formes différentes, tous marqués d’un grand G rouge et de la rune elfique .

C’était le signe de Gandalf, bien entendu ; et le vieillard n’était autre que Gandalf le Magicien, dont la renommée dans le Comté tenait surtout à son habile maniement du feu, de la fumée et de la lumière. Ses vraies affaires étaient beaucoup plus délicates et dangereuses, mais les gens du Comté n’en savaient rien. Pour eux, il n’était qu’une des nombreuses « attractions » qui les attendaient à la Fête. D’où l’excitation qu’il suscita chez les jeunes hobbits. « G comme Géant ! » crièrent-ils, et le vieillard leur sourit. Ils le connaissaient de vue, même s’il ne venait à Hobbiteville qu’à l’occasion et ne restait jamais très longtemps ; mais ni eux, ni aucun de leurs aînés, hormis les plus vieux, n’avaient jamais assisté à l’un de ses feux d’artifice : ils faisaient désormais partie d’un passé légendaire.

Quand le vieillard eut terminé de décharger ses affaires, avec l’aide de Bilbo et de quelques nains, Bilbo distribua des pièces de monnaie ; mais aucun pétard ou diablotin ne devait apparaître, à la grande déception des curieux.

« Sauvez-vous, maintenant ! dit Gandalf. Vous en verrez de toutes les couleurs le moment venu. » Puis il disparut à l’intérieur avec Bilbo, et la porte se referma. Les jeunes hobbits restèrent quelque temps fixés dessus, en vain, puis s’enfuirent avec le sentiment que le jour de la fête ne viendrait jamais.

À l’intérieur, Bilbo et Gandalf s’étaient installés à la fenêtre ouverte d’une petite pièce qui avait vue sur le jardin, du côté ouest. L’après-midi, clair et paisible, touchait à sa fin. Les fleurs flamboyaient, rouge et or : gueules-de-loup et tournesols, capucines grimpant aux murs gazonnés et jetant un coup d’œil à travers les fenêtres rondes.

« Votre jardin est si lumineux ! » dit Gandalf.

« Oui, dit Bilbo. J’y suis vraiment très attaché, comme à tout ce cher vieux Comté ; mais je crois que j’ai besoin de vacances. »

« J’en conclus que vous êtes décidé à suivre votre plan ? »

« En effet. Ma décision est prise depuis des mois, et je n’ai pas changé d’idée. »

« Très bien. Inutile d’ajouter quoi que ce soit. Tenez-vous-en à votre plan – dans son intégralité, j’entends – et espérons que tout finira bien, pour vous comme pour nous tous. »

« Je l’espère. En tout cas, j’ai bien l’intention de m’amuser ce jeudi, et de faire ma petite plaisanterie. »

« Qui rira, je me le demande ? » dit Gandalf, secouant la tête.

« On verra », dit Bilbo.

Le lendemain, d’autres charrettes gravirent la Colline, puis d’autres encore. On aurait pu rouspéter qu’il était préférable d’« encourager les commerçants du coin » ; mais les commandes se mirent à affluer cette semaine-là en provenance de Cul-de-Sac, pour toute denrée ou tout produit de base ou de luxe qui pouvait se trouver à Hobbiteville, à Belleau et partout ailleurs dans le voisinage. Les gens commencèrent à s’enthousiasmer ; et ils se mirent à cocher les jours sur le calendrier, guettant l’arrivée du facteur dans l’espoir de recevoir des invitations.

Celles-ci ne tardèrent pas à affluer à leur tour, paralysant la poste de Hobbiteville et submergeant celle de Belleau ; et il fallut faire appel à des bénévoles pour servir de facteurs surnuméraires. Ils gravissaient la Colline en un flot constant, acheminant des centaines de variations polies sur le thème de Merci, je viendrai certainement.

Un écriteau fit son apparition au portillon de Cul-de-Sac : ACCÈS INTERDIT SAUF POUR AFFAIRE EN LIEN AVEC LA FÊTE. Même ceux qui avaient ou prétendaient avoir Affaire avec la Fête étaient rarement admis. Bilbo était trop occupé à écrire des invitations, à cocher les présences, à emballer des cadeaux et à faire certains préparatifs personnels. Depuis l’arrivée de Gandalf, on ne l’avait plus revu.

Les hobbits se réveillèrent un matin pour s’apercevoir que le vaste champ, au sud de l’entrée de Cul-de-Sac, était recouvert de cordes et de mâts destinés aux tentes et aux pavillons. Une entrée spéciale fut excavée dans le talus au bord de la route, et l’on y construisit de larges marches ainsi qu’une grande porte blanche. Les trois familles hobbites de la rue du Jette-Sac, adjacente au champ, furent vivement intéressées et universellement enviées. L’Ancêtre Gamgie cessa même de faire semblant de travailler dans son jardin.

Les tentes commencèrent à s’élever. Il y avait un pavillon particulièrement vaste, si énorme que l’arbre au milieu du champ se trouvait entièrement à l’intérieur, dressé fièrement d’un côté, au bout de la table d’honneur. Des lanternes étaient suspendues à chacune de ses branches. Plus prometteur encore (aux yeux des hobbits) : une immense cuisine extérieure fut installée dans le coin nord du terrain. Une armée de cuistots, issue de tout restaurant ou auberge à des milles à la ronde, vint prêter main-forte aux nains et aux autres singuliers personnages cantonnés à Cul-de-Sac. L’excitation fut à son comble.

Alors le temps se couvrit. On était mercredi, la veille de la Fête. L’inquiétude était palpable. Puis le jeudi 22 septembre arriva pour de vrai. Le soleil se leva, les nuages se dissipèrent, les bannières furent déployées et les réjouissances commencèrent.

Bilbo Bessac appelait cela une fête, mais il s’agissait en réalité d’un ensemble de distractions réunies en un seul événement. Pratiquement tout le voisinage était invité. Quelques-uns furent oubliés par mégarde, mais comme ils se présentèrent quand même, ce fut sans importance. De nombreux convives venaient aussi d’autres régions du Comté ; quelques-uns vivaient même à l’extérieur des frontières. Bilbo les accueillit tous en personne – les invités et les autres – à la nouvelle porte blanche. Il offrit des cadeaux à tous et chacun (chacun étant mis pour ceux qui ressortaient par-derrière afin de se représenter à la porte). Les hobbits offrent des cadeaux aux autres le jour de leur anniversaire. Pas très chers, en règle générale, et jamais aussi généreux que cette fois-là ; mais ce n’était pas une mauvaise méthode. En fait, à Hobbiteville et à Belleau, chaque jour de l’année était l’anniversaire de quelqu’un, aussi les hobbits de cette région avaient-ils de bonnes chances de recevoir au moins un cadeau par semaine. Mais ils ne s’en lassaient jamais.

Ce jour-là, les présents étaient d’une qualité exceptionnelle. Les enfants hobbits étaient si excités que, pendant un moment, ils en oublièrent presque la nourriture. Il y avait des jouets tels qu’ils n’en avaient jamais vu auparavant, tous très beaux, et certains assurément magiques. En fait, maints d’entre eux avaient été commandés l’année précédente : ils avaient fait tout le chemin depuis la Montagne et le Val, et c’étaient d’authentiques jouets de fabrication naine.

Quand les invités eurent tous passé la porte une bonne fois pour toutes, il y eut des chansons, de la danse, de la musique, des jeux et, bien sûr, de quoi manger et boire. Trois repas étaient officiellement prévus : le déjeuner, le thé et le dîner (ou souper). Mais le déjeuner et le thé se distinguèrent surtout par le fait que, dans ces moments-là, tous les convives étaient assis à manger ensemble. Le reste du temps, il y avait simplement beaucoup de gens occupés à manger et à boire – continuellement, du morceau de onze heures jusqu’à six heures et demie, quand le feu d’artifice commença.

Les pièces d’artifice étaient de Gandalf : il les avait non seulement apportées, mais aussi conçues et fabriquées lui-même ; et ce fut lui qui les lança, ainsi que les effets spéciaux et les volées de fusées. Mais il y eut également une généreuse distribution de pétards, de diablotins, de claque-doigts, de cierges magiques, de torches, de chandelles naines, de fontaines elfes, d’aboie-gobelins et de coups de tonnerre. Tous étaient superbes. L’art de Gandalf se bonifiait avec l’âge.

Il y eut des fusées comme une volée d’oiseaux scintillants aux voix mélodieuses. Il y eut des arbres verts aux troncs de fumée noire : leurs feuilles s’ouvrirent comme un printemps qui s’épanouit en un battement d’aile, et leurs branches incandescentes firent pleuvoir des fleurs chatoyantes sur les hobbits éberlués, disparaissant avec un doux parfum au moment de se poser sur leurs visages levés vers le ciel. Il y eut des fontaines de papillons étincelants qui partirent voleter parmi les branches d’arbres ; il y eut des piliers de flammes colorées qui s’élevèrent et se changèrent en aigles, en navires voguant sur les mers, ou en une phalange de cygnes volants ; il y eut un orage pourpre et une averse de pluie jaune ; il y eut une forêt de lances argentées qui se dressèrent soudain avec un hurlement semblable à celui d’une armée assiégée, et qui retombèrent dans l’Eau avec le sifflement de mille serpents ardents. Enfin il y eut une dernière surprise, celle-ci en l’honneur de Bilbo ; et elle saisit les hobbits à l’extrême, comme Gandalf le souhaitait. Les lumières s’éteignirent. Une grande fumée s’éleva. Elle prit la forme d’une montagne vue de loin, et son sommet se mit à rougeoyer. Il cracha des flammes vertes et écarlates. Un dragon rouge doré en sortit – non pas de grandeur réelle, mais terriblement réaliste : sa gueule vomissait du feu, ses yeux jetaient des regards dévorants ; un rugissement se fit entendre et, par trois fois, il fila comme une flèche au-dessus de leurs têtes. Tous se baissèrent, et plusieurs s’aplatirent face contre terre. Le dragon passa comme un express, fit une culbute, puis éclata au-dessus de Belleau en une explosion assourdissante.

« Voilà qui annonce l’heure du souper ! » dit Bilbo. La douleur et l’affolement s’évanouirent d’un seul coup, et les hobbits prostrés se relevèrent d’un bond. Tout le monde eut droit à un souper splendide – tout le monde sauf ceux qui étaient conviés au dîner familial, s’entend. Celui-ci se tint dans le grand pavillon, sous l’arbre. Les places se limitaient à douze douzaines (nombre que les hobbits appelaient également « une grosse », quoique le terme ne fût pas jugé convenable pour référer à des personnes) ; et tous les invités furent sélectionnés parmi les diverses familles dont Bilbo et Frodo faisaient partie, à l’exception de quelques amis sans lien de parenté (comme Gandalf). Bien des jeunes hobbits avaient été choisis pour y assister, ce qu’ils firent avec l’autorisation parentale ; car les hobbits étaient indulgents envers leurs enfants quand il s’agissait de veiller tard, surtout quand s’annonçait la possibilité de les nourrir gratuitement. Élever de jeunes hobbits exigeait une solide quantité de provende.

Il y avait beaucoup de Bessac et de Boffine, et beaucoup de Touc et de Brandibouc ; il y avait divers Fouisseur (apparentés à Bilbo Bessac par sa grand-mère), et divers Fouineur (ceux-ci par son grand-père Touc) ; et un assortiment de Terrier, Bolgeurre, Blairotte, Gaillard, Serreceinture, Sonnecornet et Belpied. Certains d’entre eux n’étaient que de très lointains parents de Bilbo, et quelques-uns n’avaient pratiquement jamais mis les pieds à Hobbiteville, vivant dans des coins reculés du Comté. Les Bessac-Descarcelle ne furent pas oubliés. Otho et sa femme Lobelia étaient présents. Ils n’aimaient pas Bilbo et détestaient Frodo ; mais le carton d’invitation, écrit à l’encre d’or, était si somptueux qu’ils s’étaient sentis dans l’impossibilité de refuser. Du reste, leur cousin Bilbo se spécialisait dans la gastronomie depuis de très nombreuses années, et sa table était hautement réputée.

Tous les cent quarante-quatre invités s’attendaient à un agréable banquet ; même s’ils redoutaient assez le discours d’après-dîner que leur hôte ne manquerait pas de leur infliger. Il risquait fort d’y glisser quelques morceaux de son cru, qu’il qualifiait de poésie ; et il lui arrivait, après un verre ou deux, de faire allusion aux aventures absurdes qu’il avait vécues lors de son mystérieux voyage. Les invités ne furent pas déçus : ils eurent droit à un très agréable banquet, un divertissement des plus absorbants : riche, copieux, varié et prolongé. Les achats de denrées furent presque réduits à néant, partout dans la région au cours de semaines qui suivirent ; mais puisque la réception de Bilbo avait épuisé les stocks de la plupart des magasins, celliers et entrepôts à des milles à la ronde, cela n’avait guère d’importance.

Après le repas (plus ou moins) vint le Discours. Toutefois, la plupart des convives se sentaient à présent d’humeur indulgente, parvenus au stade délicieux qui consistait à « remplir les coins ». Ils sirotaient leur boisson favorite, grignotaient leur petite douceur préférée, et leurs craintes étaient oubliées. Ils étaient prêts à écouter tout ce qu’il faudrait, et à applaudir à chaque phrase.

Mes bonnes Gens, commença Bilbo, se levant de son siège. « Oyez ! Oyez ! Oyez ! » crièrent-ils, et ils continuèrent de le répéter en chœur, peu pressés de suivre leur propre exhortation. Bilbo quitta sa place et se rendit sous l’arbre illuminé, où il se tint debout sur une chaise. La lumière des lampes tombait sur son visage rayonnant ; ses boutons dorés brillaient sur son gilet de soie brodée. Tous pouvaient le voir, agitant une main dans les airs ; l’autre se trouvait dans la poche de son pantalon.

Mes chers Bessac et Boffine, reprit-il ; et mes chers Touc et Brandibouc, et Fouisseur et Fouineur, et Terrier, Sonnecornet, Bolgeurre, Serreceinture, Gaillard, Blairotte et Belpied. « BEAUXpieds ! » cria un hobbit d’âge mûr assis au fond du pavillon. Il s’appelait Belpied, évidemment, et ce nom lui seyait : ses pieds étaient énormes, exceptionnellement poilus, et les deux étaient sur la table.

Belpied, répéta Bilbo. Et aussi mes bons Bessac-Descarcelle, que j’accueille de nouveau à Cul-de-Sac, enfin. C’est aujourd’hui mon cent onzième anniversaire : j’ai onzante et un ans aujourd’hui ! « Hourra ! Hourra ! Joyeux anniversaire ! » crièrent-ils, martelant joyeusement sur les tables. Bilbo s’en tirait à merveille. C’était le genre de discours qu’ils aimaient : court et prévisible.

J’espère que vous avez tous autant de plaisir que moi. Acclamations assourdissantes. Cris de Oui (et de Non). Brouhaha de trompettes et de cornets, de pipeaux et de flûtes, et autres instruments de musique. Il y avait, comme on l’a dit, beaucoup de jeunes hobbits dans l’assistance. Des centaines de diablotins musicaux avaient éclaté. La plupart portaient la marque du VAL, ce qui ne signifiait pas grand-chose pour la majorité des hobbits ; mais tous s’accordaient à dire que c’étaient de merveilleux diablotins. Ceux-ci contenaient des instruments de taille réduite, mais de facture irréprochable, aux sonorités enchanteresses. Et là, dans un coin, quelques-uns des jeunes Touc et Brandibouc, s’imaginant que l’oncle Bilbo avait terminé (puisque, de toute évidence, il avait dit tout ce qu’il y avait à dire), formèrent un orchestre improvisé et entamèrent un joyeux air de danse. M. Éverard Touc et Mlle Mélilot Brandibouc grimpèrent sur une table et, grelots à la main, se mirent à danser la salteronde : une jolie danse, mais assez vigoureuse.

Or, Bilbo n’avait pas terminé. Saisissant un cornet des mains d’un enfant qui se trouvait là, il sonna trois grands coups. Le tintamarre cessa. Je ne vous retiendrai pas longtemps, cria-t-il. Acclamations de toute l’assemblée. Si je vous ai tous réunis ici, c’est pour une Raison. Quelque chose dans sa voix fit forte impression. Le silence se fit presque, et un ou deux Touc dressèrent l’oreille.

Pour trois Raisons, en fait ! Tout d’abord, pour vous dire l’immense affection que j’ai pour vous tous : onzante et un ans sont trop vite passés en compagnie de hobbits aussi admirables et excellents. Formidable élan d’approbation.

Je ne connais pas la moitié d’entre vous à moitié aussi bien que je ne l’aurais aimé ; et j’aime moins de la moitié d’entre vous, moitié moins que vous ne le méritez. C’était inattendu et plutôt délicat. Il y eut quelques applaudissements dispersés, mais la plupart tentait de démêler le tout pour voir s’il s’agissait d’un compliment.

Deuxièmement, pour célébrer mon anniversaire. Nouvelles acclamations. Je devrais dire : NOTRE anniversaire. Car c’est aussi, bien sûr, l’anniversaire de mon neveu et héritier, Frodo. Il entre aujourd’hui dans l’âge adulte et dans son héritage. Quelques applaudissements pour la forme de la part des aînés ; et quelques cris énergiques de « Frodo ! Frodo ! Hourra pour Frodo ! » chez les plus jeunes. Les Bessac-Descarcelle se renfrognèrent, se demandant ce que signifiait « entrer dans son héritage ».

Ensemble, nous totalisons cent quarante-quatre ans. Vous avez été choisis pour arriver à ce nombre remarquable : une « grosse », si vous me passez l’expression. Aucune acclamation. C’était ridicule. Bien des invités, en particulier les Bessac-Descarcelle, se sentirent insultés, convaincus de n’avoir été invités que pour parvenir au nombre requis, comme des marchandises dans un sac. « Une grosse, vraiment ! Quelle expression vulgaire. »

C’est également, si je puis me reporter à de l’histoire ancienne, l’anniversaire de mon arrivée par tonneau à Esgaroth sur le Long Lac ; quoique je ne me sois pas souvenu que c’était mon anniversaire cette journée-là. Je n’avais alors que cinquante et un ans, et les anniversaires ne paraissaient pas aussi importants. Le banquet fut néanmoins très somptueux, même si j’étais enrhumé à cette occasion, je m’en souviens : je pouvais seulement dire « berci beaugoup ». Je le répète à présent plus correctement : Merci beaucoup d’être venus à ma petite fête. Silence obstiné. Tous craignaient l’imminence de quelque poésie ou chanson, et commençaient à s’ennuyer. Pourquoi ne pouvait-il s’arrêter de parler et les laisser boire à sa santé ? Mais Bilbo ne chanta ni ne récita. Il marqua une pause.

Troisièmement et pour finir, dit-il, j’aimerais faire une ANNONCE. Il prononça ce mot si soudainement et avec une telle force que tous se redressèrent qui le pouvaient encore. Je regrette de vous annoncer – même si, comme je le disais, onzante et un ans sont bien trop vite passés en votre compagnie – que ceci est la FIN. Je m’en vais. Je pars MAINTENANT. AU REVOIR !

Il descendit de sa chaise et disparut. Il y eut un éclair aveuglant, et tous les invités clignèrent des paupières. Quand ils rouvrirent les yeux, Bilbo ne se voyait plus nulle part. Cent quarante-quatre hobbits abasourdis se radossèrent à leurs chaises et restèrent sans voix. Le vieux Odo Belpied retira ses pieds de la table et piaffa d’indignation. Puis ce fut le silence complet jusqu’à ce que, soudainement, après plusieurs grandes respirations, tous les Bessac, Boffine, Touc, Brandibouc, Fouisseur, Fouineur, Terrier, Bolgeurre, Blairotte, Gaillard, Serreceinture, Sonnecornet et Belpied se mettent à parler en même temps.

Il fut généralement convenu que la plaisanterie était de très mauvais goût, et qu’il fallait plus de nourriture et de boisson pour permettre aux invités de se remettre du choc et du désagrément causés. « Il est fou, je l’ai toujours dit » fut sans doute le commentaire le plus souvent entendu. Même les Touc (à quelques exceptions près) trouvaient que Bilbo s’était comporté de manière absurde. Pour l’heure, la plupart d’entre eux présumaient que sa disparition n’était qu’un mauvais tour des plus ridicules.

Or, le vieux Rory Brandibouc n’en était pas si sûr. Ni la vieillesse, ni le plantureux repas n’avaient altéré son jugement, et il dit à sa belle-fille Esméralda : « Il y a du louche dans cette histoire, ma chère ! À mon avis, Bessac le Fou vient encore de nous fausser compagnie. Vieux toqué. Mais à quoi bon se faire du souci ? Il n’a pas emporté la boustifaille. » Il héla Frodo avec bruit pour que l’on fasse de nouveau passer le vin.

Frodo était la seule personne à n’avoir rien dit. Il était resté assis quelque temps à côté de la chaise vide de son oncle, sans s’occuper des questions ou commentaires qui fusaient de toutes parts. La plaisanterie lui avait plu, bien sûr, même s’il avait su ce qui se préparait. Il avait du mal à ne pas pouffer de rire devant la surprise et l’indignation des invités. Mais en même temps, il était profondément troublé : il prenait soudain conscience de toute l’affection qu’il avait pour le vieux hobbit. La plupart des invités continuèrent à manger et à boire tout en devisant sur les excentricités de Bilbo Bessac, passées et présentes ; mais les Bessac-Descarcelle, courroucés, étaient déjà partis. Frodo ne voulait plus rien savoir de la fête. Il demanda à ce que l’on serve encore du vin ; puis il se leva et, en silence, vida son verre à la santé de Bilbo et se glissa hors du pavillon.

Quant à Bilbo Bessac, il n’avait cessé, tout au long de son discours, de tripoter l’anneau d’or qui se trouvait dans sa poche : son anneau magique qu’il avait tenu secret pendant tant d’années. En descendant de sa chaise, il le glissa à son doigt, et aucun hobbit ne devait jamais le revoir à Hobbiteville.

Il regagna son trou d’un pas vif et s’arrêta un instant, le sourire aux lèvres, prêtant l’oreille à la clameur du pavillon et aux réjouissances des autres parties du champ. Puis il entra chez lui. Il retira sa tenue de soirée, plia et enveloppa son gilet de soie brodé dans du papier fin, puis le rangea. Il se dépêcha alors d’enfiler de vieux vêtements débraillés, et passa autour de sa taille une ceinture de cuir plutôt usée. Il y suspendit une courte épée tenant dans un fourreau de cuir noir tout cabossé. D’un tiroir fermé à clef et sentant la naphtaline, il retira une vieille cape et son capuchon. Tous deux avaient été gardés sous clef comme s’il s’agissait de très précieux objets ; mais ils étaient en vérité si rapiécés et défraîchis qu’on avait peine à en deviner la couleur d’origine : peut-être vert foncé. Ils étaient un peu trop grands pour lui. Puis, se rendant dans son bureau à un vieux coffre-fort, il en sortit un paquet enveloppé dans de vieux chiffons et un manuscrit à reliure de cuir, de même qu’une grande enveloppe, assez volumineuse. Il fourra le livre et le paquet sur le dessus d’un lourd havresac qui était posé là, déjà presque plein. Il glissa son anneau d’or et la chaînette qui l’accompagnait dans l’enveloppe, puis il la cacheta et l’adressa à Frodo. Il la plaça d’abord sur la cheminée, mais soudain il la reprit et l’enfonça dans sa poche. La porte s’ouvrit à ce moment et Gandalf entra en coup de vent.

« Bonsoir ! dit Bilbo. Je me demandais si vous finiriez par apparaître. »

« Je suis content de vous trouver visible, répondit le magicien en prenant un fauteuil ; je voulais être sûr de vous attraper pour vous dire quelques mots d’adieu. Je suppose que vous êtes d’avis que tout s’est passé à merveille suivant votre plan ? »

« Absolument, dit Bilbo. Mais cet éclair m’a surpris : j’en suis resté plutôt bouche bée, sans parler des autres. Un petit ajout de votre part, je suppose ? »

« En effet. Vous avez agi sagement en gardant cet anneau secret pendant toutes ces années, et il m’a paru nécessaire de fournir quelque chose d’autre à vos invités pour expliquer une disparition aussi soudaine. »

« Et gâcher ma plaisanterie. Vous vous êtes un vieil importun, toujours fourré dans les affaires des autres, dit Bilbo avec un rire, mais j’imagine que vous savez mieux que quiconque ce qu’il convient de faire, comme d’habitude. »

« Oui… quand je sais quoi que ce soit. Mais toute cette affaire me laisse perplexe. Elle vient d’atteindre son point culminant. Votre plaisanterie a bien marché : vous avez effrayé ou offensé la plupart de vos proches, et donné au Comté de quoi jaser pendant neuf jours, ou même quatre-vingt-dix-neuf. Êtes-vous décidé à poursuivre ? »

« Oui, je le suis. Je pense que j’ai besoin de vacances, de très longues vacances, comme je vous l’ai déjà dit. Des vacances permanentes, probablement : je ne pense pas revenir. En fait, je n’en ai pas l’intention, et j’ai pris toutes les dispositions.

« Je suis vieux, Gandalf. Je n’en ai pas l’air, mais je commence à le sentir au plus profond de moi-même. Bien conservé, mon œil ! fit-il avec un grognement. Je me sens amaigri, distendu en quelque sorte, si vous voyez ce que je veux dire : comme du beurre étalé sur trop de pain. Ce n’est pas normal. J’ai besoin de changement ou je ne sais trop. »

Gandalf le considéra d’un œil curieux et attentif. « Non, ça ne paraît pas normal, dit-il pensivement. Non, tout compte fait, je crois que votre plan est sans doute pour le mieux. »

« Eh bien, mon idée est faite, de toute manière. Je veux voir à nouveau des montagnes, Gandalf – des montagnes ; puis, trouver un endroit où je pourrai me reposer. La paix et la tranquillité, sans tous ces parents pour venir mettre leur nez dans mes affaires et une ribambelle de fichus visiteurs accrochés à ma sonnette. Je pourrais trouver un endroit où terminer mon livre. J’ai pensé à une fin intéressante : et il vécut heureux jusqu’à la fin de ses jours. »

Gandalf rit. « J’espère qu’il le fera. Mais personne ne lira votre livre, peu importe comment il finit. »

« Oh, peut-être le liront-ils, d’ici quelques années. Frodo en a déjà lu une partie, pour ce que j’en ai écrit. Vous garderez un œil sur lui, n’est-ce pas ? »

« Oui, deux yeux, chaque fois qu’ils ne seront pas tournés ailleurs. »

« Il m’accompagnerait, bien sûr, si je le lui demandais. En fait, il me l’a offert une fois, juste avant la fête. Mais il ne le souhaite pas vraiment, pas encore. Moi, je veux revoir les terres sauvages avant de mourir, et les Montagnes ; mais lui est encore amoureux du Comté – ses forêts, ses champs, ses petites rivières. Il devrait être à son aise, ici. Je lui laisse tout, évidemment, sauf quelques babioles. J’espère qu’il sera heureux, quand il se sera habitué à vivre seul. Il est temps qu’il devienne son propre maître. »

« Tout ? demanda Gandalf. L’anneau également ? Vous y avez consenti, rappelez-vous. »

« Oui, euh, oui, je suppose », balbutia Bilbo.

« Où est-il ? »

« Dans une enveloppe, puisque vous tenez à le savoir, répondit Bilbo avec impatience. Là, sur la cheminée. Enfin, non ! Il est ici dans ma poche ! » Il hésita. « N’est-ce pas étrange ? se dit-il à voix basse. Et puis après tout, pourquoi pas ? Pourquoi n’y resterait-il pas ? »

Gandalf l’observa de nouveau très attentivement, et une lueur parut dans ses yeux. « Je pense, Bilbo, que je le laisserais derrière, dit-il doucement. Ne voulez-vous pas le laisser ? »

« Eh bien, oui… et non. Maintenant que nous y sommes, je n’ai pas du tout envie de m’en séparer, je dois dire. Et je ne vois pas vraiment pour quelle raison je le ferais. Pourquoi voulez-vous que je le fasse ? » demanda-t-il ; et sa voix changea de manière plutôt curieuse, devenant lourde de suspicion et de mécontentement. « Vous êtes toujours à m’asticoter au sujet de mon anneau ; mais vous ne m’avez jamais embêté avec les autres objets que j’ai rapportés de mon voyage. »

« Non, mais j’ai été obligé de vous asticoter, dit Gandalf. Je voulais la vérité. C’était très important. Les anneaux magiques sont… eh bien, magiques ; et ce sont de rares et curieux objets. J’avais un intérêt professionnel pour votre anneau, disons, et je l’ai toujours. J’aimerais savoir où il se trouve, si vous partez de nouveau à l’aventure. Je pense aussi que cela fait bien assez longtemps que vous l’avez. Vous n’en aurez plus besoin, Bilbo, si je ne m’abuse. »

Bilbo s’empourpra, et une lueur de colère parut dans ses yeux. Son visage bienveillant se durcit. « Pourquoi pas ? s’écria-t-il. Et en quoi ça vous regarde, hein, de savoir ce que je fais de mes propres affaires ? Il est à moi. Je l’ai trouvé. Il est venu à moi. »

« Oui, oui, dit Gandalf. Mais il n’y a pas lieu de vous mettre en colère. »

« Si je le suis, c’est de votre faute, dit Bilbo. Il est à moi, que je vous dis. À moi. Mon Trésor. Oui, mon Trésor. »

La figure du magicien demeurait grave et attentive ; seule une lueur tremblotante dans ses yeux profonds trahissait sa surprise et même son alarme. « Quelqu’un l’a déjà appelé ainsi, dit-il, mais pas vous. »

« Mais je le dis, maintenant. Et pourquoi pas ? Même si Gollum a déjà dit la même chose. Il n’est plus à lui, mais à moi. Et je vais le garder, je vous dis. »

Gandalf se leva. Il prit un ton sévère. « Vous seriez fou d’agir ainsi, Bilbo, dit-il. Vous en faites la démonstration chaque fois que vous ouvrez la bouche. Son emprise sur vous est beaucoup trop forte. Laissez-le partir ! Alors vous pourrez vous-même partir, et être libre. »

« Je fais ce que je veux et je pars comme je l’entends ! » s’obstina Bilbo.

« Allons, allons, mon cher hobbit ! dit Gandalf. Toute votre longue existence, nous avons été amis ; et vous me devez quelque chose. Allons donc ! Faites ce que vous avez promis : renoncez-y ! »

« Eh bien, si vous voulez mon anneau pour vous-même, dites-le ! s’écria Bilbo. Mais vous ne l’aurez pas. Je ne renoncerai pas à mon trésor, que je vous dis. » Sa main s’égara sur le manche de sa petite épée.

Les yeux de Gandalf jetèrent des éclairs. « Ce sera bientôt à moi de me mettre en colère, dit-il. Si vous répétez cela, je le serai. Vous verrez alors Gandalf le Gris à visage découvert. » Il fit un pas en direction du hobbit et parut grandir, se dressant de façon menaçante ; son ombre emplit toute la petite pièce.

Bilbo se recula contre le mur, haletant, sa main agrippant la poche de son pantalon. Les deux se tinrent un moment face à face, et un frisson parcourut la pièce. Les yeux de Gandalf restaient braqués sur lui. Lentement, ses mains se détendirent et il se mit à trembler.

« Je ne sais pas ce qui vous prend, Gandalf, dit-il. Je ne vous ai jamais vu ainsi. À quoi tout cela rime-t-il ? Il est à moi, n’est-ce pas ? Je l’ai trouvé, et Gollum m’aurait tué si je ne l’avais pas gardé. Je ne suis pas un voleur, quoi qu’il ait pu dire. »

« Je ne vous ai jamais accusé d’en être un, répondit Gandalf. Et je n’en suis pas un non plus. Je n’essaie pas de vous voler, mais de vous aider. Je voudrais que vous me fassiez confiance, comme autrefois. » Il se détourna, et l’ombre passa. Il sembla retrouver sa stature normale : un vieillard gris, courbé et soucieux.

Bilbo se passa la main sur le front. « Je suis désolé, dit-il. Mais je me suis senti si bizarre. Ce serait pourtant un soulagement, en un sens, de ne plus avoir à m’en préoccuper. Il a pris tant de place dans mon esprit, ces derniers temps. Parfois, j’ai eu l’impression que c’était comme un œil qui me regardait. Et je suis toujours à vouloir le mettre pour disparaître, vous savez ; ou à me demander s’il est en sécurité, et à le sortir pour m’en assurer. J’ai essayé de le ranger sous clef, mais je me suis rendu compte que je n’arrivais pas à me calmer s’il ne se trouvait pas dans ma poche. Je ne sais pas pourquoi. Et je semble incapable de me faire une idée. »

« Alors fiez-vous à la mienne, dit Gandalf. Elle est on ne peut plus faite. Partez et laissez-le derrière. Cessez de le posséder. Donnez-le à Frodo et je veillerai sur lui. »

Bilbo resta un moment tendu et indécis. Enfin il soupira. « D’accord, dit-il avec effort. Je le ferai. » Puis il eut un haussement d’épaules et un sourire plutôt contrit. « Toute cette immense fête n’était après tout qu’une excuse pour offrir plein de cadeaux, et peut-être me permettre de renoncer à l’anneau plus facilement. Ça n’a rien facilité en fin de compte, mais il serait dommage de ruiner tous mes préparatifs. Cela gâcherait toute la plaisanterie. »

« Elle perdrait, à mon sens, sa seule raison d’être », dit Gandalf.

« Très bien, dit Bilbo, il ira à Frodo avec le reste. » Il prit une grande respiration. « Maintenant, il faut vraiment que je m’en aille ou quelqu’un d’autre risque de m’attraper. J’ai fait mes adieux, et je ne pourrais supporter de devoir tout recommencer. » Il ramassa son sac et se dirigea vers la porte.

« Vous avez encore l’anneau en poche », dit le magicien.

« Ma foi, c’est bien vrai ! s’écria Bilbo. Avec mon testament et tous les autres documents. Vous feriez mieux de le prendre et de le lui remettre à ma place. C’est plus sûr. »

« Non, ne me donnez pas l’anneau, dit Gandalf. Mettez-le sur la cheminée. Il sera en sécurité à cet endroit, jusqu’au retour de Frodo. Je vais l’attendre. »

Bilbo sortit l’enveloppe, mais comme il allait la déposer près de la pendule, sa main recula brusquement et le paquet tomba par terre. Avant qu’il ait pu le ramasser, le magicien se pencha pour le saisir et le remettre en place. Un spasme de colère vint de nouveau assombrir la figure du hobbit. Puis elle prit un air de soulagement, accompagné d’un rire.

« Bon, c’est réglé, dit-il. Maintenant, j’y vais ! »

Ils sortirent dans le hall d’entrée. Bilbo choisit sa canne préférée sur le support, puis il siffla. Trois nains sortirent de pièces différentes où ils s’affairaient depuis un moment.

« Tout est prêt ? demanda Bilbo. Tous les bagages sont faits et étiquetés ? »

« Tous », répondirent-ils.

« Eh bien, mettons-nous en route, dans ce cas ! » Il passa la porte d’entrée.

La nuit était claire, et le ciel noir parsemé d’étoiles. Il leva la tête, reniflant l’air du dehors. « Quel bonheur ! Quel bonheur de partir de nouveau, de nouveau sur la Route avec des nains ! Voilà ce dont j’avais réellement envie depuis des années ! Adieu ! dit-il, contemplant son ancienne demeure et s’inclinant devant la porte. Adieu, Gandalf ! »

« Adieu, pour l’instant, Bilbo. Faites bien attention à vous ! Vous êtes assez vieux, et peut-être assez sage. »

« Faire attention ! Je n’y fais pas attention. Ne vous inquiétez pas pour moi. Je n’ai jamais été plus heureux qu’en ce moment, et c’est beaucoup dire. Mais le temps est venu. Me voilà enfin emporté sur la route », ajouta-t-il ; puis, à voix basse, comme pour lui-même, il chanta doucement dans l’obscurité :





La Route se poursuit sans fin

Qui a commencé à ma porte

Et depuis m’a conduit si loin.

Je la suis où qu’elle m’emporte,

Avide comme au premier jour,

Jusqu’à la prochaine croisée

Où se rencontrent maints parcours.

Puis où encore ? Je ne sais.

Il demeura silencieux un moment. Puis, sans un autre mot, il tourna le dos aux lumières et aux voix dans le champ et dans les tentes, et, suivi de ses trois compagnons, contourna le talus jusque dans son jardin et descendit à pas pressés par le long sentier. Parvenu en bas, il sauta par-dessus une échancrure de la haie et prit à travers les prés, passant dans la nuit comme le bruissement du vent sur l’herbe.

Gandalf le regarda un moment s’éloigner dans les ténèbres. « Adieu, mon cher Bilbo… jusqu’à notre prochaine rencontre ! » dit-il doucement, et il retourna à l’intérieur.

Frodo entra peu après et trouva le magicien assis dans l’obscurité, plongé dans ses pensées. « Est-ce qu’il est parti ? » demanda-t-il.

« Oui, répondit Gandalf, le voilà parti enfin. »

« J’aurais voulu… je veux dire, jusqu’à ce soir, j’avais espéré que ce n’était qu’une blague, dit Frodo. Mais en mon for intérieur, je savais qu’il voulait vraiment partir. Il avait coutume de blaguer au sujet de choses sérieuses. J’aurais voulu rentrer avant, juste pour le voir partir. »

« Je crois qu’il préférait s’éclipser sans faire de bruit, tout compte fait, dit Gandalf. Ne vous en faites pas outre mesure. Tout ira bien pour lui, à présent. Il vous a laissé un paquet. Là ! »

Frodo saisit l’enveloppe qui se trouvait sur la cheminée et y jeta un coup d’œil, mais ne l’ouvrit pas.

« Vous y trouverez son testament et tous les autres documents, je crois, dit le magicien. Vous êtes le maître de Cul-de-Sac, maintenant. Et vous y trouverez aussi, je pense bien, un anneau d’or. »

« L’anneau ! s’exclama Frodo. Il me l’a laissé ? Je me demande pourquoi. N’empêche, il me sera peut-être utile. »

« Peut-être, et peut-être pas, dit Gandalf. Je ne m’en servirais pas, si j’étais vous. Mais gardez-le secret et en sécurité ! Maintenant, je vais me coucher. »

En tant que maître de Cul-de-Sac, Frodo sentit que lui revenait la douloureuse tâche de dire au revoir aux invités. Le bruit que d’étranges événements s’étaient produits avait couru partout dans le champ ; mais Frodo se contenta de dire que le mystère serait sans doute éclairci le lendemain matin. Des voitures arrivèrent aux alentours de minuit pour les gens importants. Elles se mirent en branle une à une, remplies de hobbits rassasiés mais très insatisfaits. Des jardiniers se présentèrent tel que convenu, et emportèrent dans des brouettes ceux qui étaient restés là par inadvertance.

La nuit passa lentement. Le soleil se leva. Les hobbits se levèrent bien plus tard. La matinée avança. Des gens vinrent (sur ordre exprès) enlever les pavillons, les tables et les chaises, les cuillers, couteaux, bouteilles et assiettes, les lanternes, les caisses de plantes à fleurs, les miettes et les emballages de pétards, les sacs, gants et mouchoirs oubliés sur place, ainsi que les denrées non consommées (une quantité négligeable). Puis, d’autres personnes se mirent à affluer (sans ordre exprès) : des Bessac, des Boffine et des Bolgeurre, de même que des Touc et autres invités qui vivaient ou qui logeaient non loin. À midi, quand même les mieux nourris furent de nouveau en maraude, une foule nombreuse s’était massée devant Cul-de-Sac, inopportune mais non inattendue.

Frodo montait la garde sur le seuil, souriant, mais l’air plutôt fatigué et inquiet. Il accueillit tous les visiteurs, mais n’ajouta pas grand-chose à ce qu’il avait déclaré la veille. Sa réponse à toute question se limitait à ceci : « M. Bilbo Bessac est parti – à ma connaissance, pour de bon. » Certains furent invités à entrer, car Bilbo avait laissé des « messages » pour eux.

En effet, dans le hall d’entrée se trouvait empilé un vaste assortiment de paquets, de colis et de petites pièces de mobilier. Une étiquette était attachée à chaque objet. Il y avait plusieurs messages de ce genre :

Pour ADÉLARD TOUC, pour LUI PERSONNELLEMENT, de Bilbo, sur un parapluie. Adélard avait emporté beaucoup de parapluies non étiquetés.

Pour DORA BESSAC, en souvenir d’une LONGUE correspondance, avec l’affection de Bilbo, sur une grande corbeille à papier. Dora était la sœur de Drogo, et l’aînée des parentes de Bilbo et Frodo qui avaient le bonheur d’être encore en vie ; âgée de quatre-vingt-dix-neuf ans, elle avait noirci des pages et des pages de bons conseils pendant plus d’un demi-siècle.

Pour MILO TERRIER, dans l’espoir que cela puisse servir, de B.B. ; sur une plume et un encrier d’or. Milo ne répondait jamais aux lettres.

À l’intention d’ANGELICA, de la part d’oncle Bilbo ; sur un miroir rond et convexe. C’était une jeune Bessac visiblement trop éprise de sa propre figure.

Pour la collection d’HUGO SERRECEINTURE, de la part d’un contributeur ; sur une bibliothèque (vide). Hugo était un grand emprunteur de livres, mais beaucoup moins doué pour ce qui était de les rendre.

Pour LOBELIA BESSAC-DESCARCELLE, en CADEAU ; sur un coffret de cuillers d’argent. Bilbo la soupçonnait de s’être approprié bon nombre de ses cuillers pendant son absence, lors de son premier voyage. Lobelia le savait fort bien. À son arrivée plus tard dans la journée, elle saisit aussitôt de quoi il retournait ; mais elle saisit aussi les cuillers.

Il ne s’agit là que de quelques exemples parmi tous les cadeaux réunis. La demeure de Bilbo s’était passablement encombrée au cours de sa longue existence. Les trous de hobbit avaient tendance à le faire ; et l’habitude d’offrir autant de cadeaux en était largement responsable. Il ne s’agissait pas toujours de cadeaux neufs, évidemment : il y avait bien un ou deux mathoms dont personne ne savait plus très bien à quoi ils servaient, et qui avaient fait le tour du district ; mais Bilbo avait eu l’habitude d’offrir des cadeaux neufs, et de conserver ceux qu’il recevait. L’antique trou s’en trouverait donc quelque peu désengorgé.

Chacun des nombreux cadeaux d’adieu portait une étiquette, écrit personnellement par Bilbo ; et plusieurs d’entre eux contenaient quelque sous-entendu ou plaisanterie. Mais naturellement, la plupart des objets furent offerts à qui les apprécierait et en ferait bon usage. Les plus pauvres, en particulier ceux de la rue du Jette-Sac, s’en tirèrent à très bon compte. L’Ancêtre Gamgie reçut deux sacs de pommes de terre, une bêche neuve, un gilet de laine et une fiole d’onguent pour les articulations rouillées. Le vieux Rory Brandibouc, en retour d’une hospitalité de longue date, reçut une douzaine de bouteilles de Vieux Vinoble : un vin rouge du Quartier Sud, plutôt fort et désormais à maturité, puisque c’était le père de Bilbo qui l’avait mis en cave. Rory pardonna tout à Bilbo, et décida que c’était un type immense après la première bouteille.

Il restait amplement de choses pour que Frodo ne manque de rien. Et bien sûr, tous les principaux trésors, de même que les livres, les tableaux et le riche mobilier demeuraient en sa possession. Il n’y avait cependant aucune trace, ni aucune mention de bijoux ou d’argent : pas une seule pièce, pas la moindre perle de verre ne fut donnée.

Frodo connut un après-midi très difficile. Une fausse rumeur comme quoi tous les biens de la maison étaient distribués gratuitement se répandit comme une traînée de poudre ; et l’endroit fut vite bondé de gens qui n’avaient rien à y faire, mais qu’on ne put empêcher d’entrer. Des disputes éclatèrent après que des étiquettes eurent été arrachées et mêlées. Certains voulurent négocier des échanges et des marchés dans le hall d’entrée ; d’autres essayèrent de se sauver avec de menus articles qui ne leur étaient pas destinés, ou avec tout ce qui ne semblait pas revendiqué ou surveillé. Le chemin menant au portillon était encombré de brouettes et de charrettes à bras.

Les Bessac-Descarcelle arrivèrent au milieu de tout ce charivari. Frodo s’était retiré quelques instants, laissant son ami Merry Brandibouc veiller au grain. Quand Otho demanda à voir Frodo, Merry s’inclina poliment.

« Il est indisposé, dit-il. Il se repose. »

« Il se cache, vous voulez dire, répondit Lobelia. En tout cas, nous voulons le voir et nous allons le voir. Contentez-vous de le lui dire ! »

Merry les laissa un long moment dans le hall d’entrée, où ils eurent le temps de découvrir les cuillers laissées en guise de cadeau d’adieu. Elles ne leur rendirent pas la bonne humeur. Ils finirent par être conduits dans le bureau. Frodo était assis à une table où de nombreux papiers étaient étalés. Il semblait indisposé – de voir les Bessac-Descarcelle, à tout le moins ; et il se leva, tripotant quelque chose dans sa poche. Mais il parla très poliment.

Les Bessac-Descarcelle se montrèrent plutôt déplaisants. Ils commencèrent par lui proposer de mauvais marchés (comme entre amis) pour divers objets de valeur non étiquetés. Quand Frodo leur expliqua que seules les choses expressément désignées par Bilbo étaient offertes en cadeau, ils déclarèrent que toute l’affaire était très louche.

« Une seule chose me paraît claire, dit Otho, c’est que vous vous en tirez extrêmement bien dans tout cela. J’exige de voir le testament. »

Otho aurait dû être l’héritier de Bilbo, n’eût été l’adoption de Frodo. Il lut le testament et eut un grognement de dédain. Le tout était, hélas, rédigé très clairement et en bonne et due forme (selon les conventions juridiques des hobbits, qui exigent, entre autres choses, la signature de sept témoins à l’encre rouge).

« Encore déjoués ! dit-il à sa femme. Et après avoir attendu soixante ans. Des cuillers ? Bagatelles ! » Il fit claquer ses doigts sous le nez de Frodo et s’en fut à pas lourds. Quant à Lobelia, il n’était pas aussi facile de s’en défaire. Quelque temps plus tard, Frodo, quittant son bureau pour voir où en étaient les choses, la trouva encore sur les lieux, furetant dans les coins et recoins et sondant les planchers à coups répétés. Il l’escorta vivement hors de chez lui, non sans l’avoir préalablement soulagée de plusieurs petits objets de valeur qui s’étaient mystérieusement glissés dans son parapluie. Elle eut l’air de réfléchir de toutes ses forces à une dernière remarque vraiment cinglante ; mais tout ce qu’elle trouva à lui dire, en se retournant sur le seuil, fut :

« Vous vous en mordrez les doigts, jeune homme ! Pourquoi vous n’êtes pas parti, vous aussi ? Vous n’avez rien à faire ici ; vous n’êtes pas un Bessac… vous… vous êtes un Brandibouc ! »

« Tu as entendu ça, Merry ? C’était une insulte, si on veut », dit Frodo en lui claquant la porte au nez.

« C’était un compliment, dit Merry Brandibouc, donc forcément un mensonge. »

Ils firent le tour du trou et évincèrent trois jeunes hobbits (deux Boffine et un Bolgeurre) en train de faire des trous dans les murs d’une cave. Frodo eut également une échauffourée avec le jeune Sancho Belpied (petit-fils du vieux Odo Belpied), lequel avait entrepris de creuser dans le garde-manger principal où il avait cru percevoir un écho. La légende de l’or de Bilbo éveillait non seulement la curiosité mais aussi l’espoir ; car l’or légendaire (mystérieusement obtenu, sinon carrément mal acquis) appartient, comme chacun le sait, à qui en fait la découverte – à moins que les recherches soient interrompues.

Quand il eut maîtrisé Sancho et l’eut jeté dehors, Frodo s’écroula dans un fauteuil dans le hall d’entrée. « Il est temps de fermer boutique, Merry, dit-il. Mets donc le verrou, et n’ouvre plus à personne aujourd’hui, même si on tente de défoncer avec un bélier. » Puis il partit se requinquer avec une tasse de thé amplement méritée.

À peine venait-il de s’asseoir que l’on frappa doucement à la porte. « Encore Lobelia, je parie, se dit-il. Elle a dû penser à quelque chose de vraiment méchant, et là voilà qui revient pour me le dire. Ça peut attendre. »

Il continua de siroter son thé. On frappa de nouveau, cette fois beaucoup plus fort ; mais le hobbit n’y fit pas attention. Soudain, la tête du magicien apparut à la fenêtre.

« Si vous ne me laissez pas entrer, Frodo, je vais faire sauter votre porte jusqu’au fond de votre trou et au travers de la colline », dit-il.

« Mon cher Gandalf ! Un petit instant ! s’écria Frodo en se précipitant hors de la pièce pour ouvrir. Entrez ! Entrez ! Je croyais que c’était Lobelia. »

« Dans ce cas, je vous pardonne. Mais je l’ai croisée il y a quelque temps sur la route de Belleau, conduisant une petite voiture à poney avec une mine à faire cailler du lait frais. »

« Elle a manqué de me faire cailler moi-même. Pour être honnête, j’ai failli essayer l’anneau de Bilbo. J’avais envie de disparaître. »

« Ne faites pas ça ! dit Gandalf en s’asseyant. Soyez prudent avec cet anneau, Frodo ! C’est d’ailleurs en partie pour cette raison que je suis revenu vous dire quelques mots. »

« Eh bien, qu’est-ce qu’il a, mon anneau ? »

« Qu’en savez-vous au juste ? »

« Seulement ce que Bilbo m’a raconté. Je connais son histoire, comment il l’a trouvé, et la façon dont il s’en est servi… lors de son voyage, je veux dire. »

« Qu’a-t-il bien pu vous conter, je me le demande », dit Gandalf.

« Oh, pas l’histoire qu’il a racontée aux nains et mise ensuite dans son livre, dit Frodo. Il m’a confié la vraie histoire peu après mon arrivée ici. Il m’a dit que vous aviez insisté jusqu’à ce qu’il vous dise la vérité, et qu’il valait donc mieux que je la connaisse, moi aussi. “Pas de secrets entre nous, Frodo, m’a-t-il dit ; mais c’est ici qu’ils doivent rester. Il est à moi, de toute façon.” »

« Intéressant, dit Gandalf. Et puis, qu’en avez-vous pensé ? »

« Si vous voulez dire cette fable au sujet d’un “cadeau”, j’ai trouvé la vraie histoire autrement plus vraisemblable, et je n’ai pas du tout compris ce qui l’a poussé à la changer. D’ailleurs, cela ne ressemblait guère à Bilbo, et j’ai trouvé cela plutôt étrange. »

« Moi aussi. Mais il peut arriver d’étranges choses à ceux qui sont en possession de tels trésors – s’ils en font usage. Que cela vous serve d’avertissement et vous incite à la plus grande prudence. Cet anneau peut avoir d’autres pouvoirs que celui de vous faire disparaître quand vous en sentez le besoin. »

« Je ne comprends pas », dit Frodo.

« Moi non plus, répondit le magicien. Je viens seulement de commencer à m’interroger au sujet de cet anneau, en particulier depuis hier soir. Inutile de vous en inquiéter. Mais si vous m’écoutez, vous ne vous en servirez que très rarement ou même pas du tout. Je vous demande à tout le moins de ne pas l’utiliser de manière à faire parler ou à éveiller les soupçons. Je le répète : gardez-le secret et en sécurité ! »

« Vous faites bien des mystères ! De quoi avez-vous peur ? »

« Je n’en suis pas certain, alors je me vais me taire. Il se peut que je sois en mesure de vous en dire plus à mon retour. Je pars à l’instant ; je dois donc vous dire au revoir pour le moment. » Il se leva.

« À l’instant ! s’écria Frodo. Ça alors, je croyais que vous restiez encore au moins une semaine. Je comptais sur votre aide. »

« C’était bien mon intention ; mais j’ai dû changer d’idée. Il se peut que je sois parti un bon moment, mais je reviendrai vous voir aussitôt que possible. Vous me verrez bien quand j’arriverai ! Je serai discret. Mes visites dans le Comté seront dorénavant plus secrètes. Je constate que j’y suis devenu assez impopulaire : on me qualifie d’indésirable, de trublion de l’ordre public. D’aucuns m’accusent même d’avoir fait disparaître Bilbo, ou pire. Au cas où ça vous intéresserait, vous et moi sommes censés avoir ourdi un complot pour faire main basse sur sa fortune. »

« D’aucuns ! s’exclama Frodo. Vous voulez dire Otho et Lobelia. Quelle abomination ! Je leur donnerais Cul-de-Sac et tout le reste de mon héritage, si je pouvais ravoir Bilbo et le suivre dans ses pérégrinations. J’adore le Comté. Mais je commence à penser, sans trop savoir pourquoi, que j’aurais préféré partir avec lui. Je me demande si je le reverrai un jour. »

« Moi de même, dit Gandalf. Et je me demande bien d’autres choses. Au revoir, à présent ! Prenez soin de vous ! Surveillez mon retour, surtout dans les moments les plus inattendus ! Au revoir ! »

Frodo le reconduisit à la porte. Le vieux magicien agita la main une dernière fois, puis s’en fut d’un pas étonnamment vif ; mais Frodo trouva qu’il était plus courbé qu’à l’habitude, comme si un lourd fardeau pesait sur ses épaules. Le soir tombait, et l’ombre de sa grande cape se fondit bientôt dans le crépuscule. Frodo ne le revit pas avant longtemps.

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