7Dans la maison de Tom Bombadil










Les quatre hobbits franchirent le large seuil de pierre et se tinrent là immobiles, cillant des paupières. Ils se trouvaient dans une longue pièce basse, entièrement éclairée par des lampes suspendues aux poutres de la toiture ; tandis que sur la table de bois foncé et poli étaient posées de multiples bougies, jaunes et élancées, brûlant d’un vif éclat.

À l’autre extrémité de la pièce, faisant face à la porte, était assise une femme. Ses longs cheveux, jaunes et ondulés, tombaient gracieusement sur ses épaules ; sa robe était verte, verte comme le jeune roseau, et diaprée d’argent comme la rosée perlant sur la feuille ; sa ceinture était d’or, façonnée comme une chaîne de flambes d’eau sertie de ne-m’oubliez-pas aux yeux bleu clair. À ses pieds, dans de grands vaisseaux de faïence aux reflets verts et marron, flottaient des lis d’eau au milieu desquels elle semblait trôner comme dans un étang.

« Entrez, mes bons hôtes ! » dit-elle ; et tandis qu’elle parlait, ils surent que c’était sa voix claire qu’ils avaient entendue chanter. Ils firent quelques pas timides et bientôt saluèrent en s’inclinant bien bas, étrangement surpris et embarrassés, comme des voyageurs qui, cognant à la porte d’une chaumière pour quémander un peu d’eau, se seraient trouvés face à une reine elfe, jeune et belle, vêtue de fleurs vivantes. Mais avant qu’ils aient pu rien dire, elle se dressa avec légèreté, bondissant de son siège et par-dessus les bols de lis, et accourut en riant ; et tandis qu’elle courait, sa robe bruissait doucement comme le vent sur les berges fleuries d’une rivière.

« Venez, mes chers amis ! dit-elle en prenant la main de Frodo. Riez et réjouissez-vous ! Je suis Baie-d’or, fille de la Rivière. » Puis elle s’en fut d’un pas léger pour refermer la porte, et en se retournant s’y adossa, ses bras blancs étendus en travers. « Enfermons la nuit dehors ! dit-elle. Car vous craignez encore, peut-être, la brume et l’eau profonde, l’ombre des arbres et les êtres indomptés. Ne craignez rien ! Car ce soir, vous êtes sous le toit de Tom Bombadil. »

Les hobbits la regardèrent avec émerveillement ; et elle les regarda chacun à son tour et sourit. « Baie-d’or, ô belle dame ! » dit enfin Frodo, sentant son cœur se soulever d’une joie qu’il ne comprenait pas. Il se trouvait enchanté comme il l’avait parfois été par de belles voix elfiques ; mais le charme qui opérait sur lui à présent était différent : d’une jouissance moins vive et moins transcendante, mais en même temps plus profonde et plus près du cœur des mortels ; merveilleuse mais non point étrange. « Baie-d’or, ô belle dame ! reprit-il. La joie que recelaient les chansons qui nous sont parvenues est désormais claire à mes yeux.





Ô mince comme l’osier ! Ô plus claire que l’eau claire !

Ô roseau près du vivant étang ! Belle fille de la Rivière !

Ô printemps fait été, et printemps de nouveau !

Ô vent sur la cascade, et fleurs au renouveau ! »

Soudain il s’arrêta et bafouilla, stupéfait de s’entendre dire de pareilles choses. Mais Baie-d’or rit.

« Bienvenue ! dit-elle. Je ne savais pas que les gens du Comté avaient le verbe si suave. Mais je vois que vous êtes un Ami des Elfes : l’éclat de vos yeux et le son de votre voix l’annoncent. Que voilà une joyeuse rencontre ! Asseyez-vous à présent, en attendant le Maître de maison ! Il ne tardera pas. Il est à soigner vos bêtes fatiguées. »

Les hobbits s’assirent avec plaisir dans des chaises basses à siège de jonc, tandis que Baie-d’or s’affairait autour de la table ; et ils la suivaient des yeux, car le charme gracile de ses mouvements leur procurait une intime satisfaction. Quelque part derrière de la maison montait le son d’une chanson. De temps à autre, entre divers gai dol, joli dol et autres dire-lire-leau, ils discernaient ces mots répétés :





Le vieux Tom Bombadil est un joyeux bonhomme :

D’un bleu vif est sa veste, et ses bottes sont jaunes.

« Belle dame ! dit encore Frodo au bout d’un moment. Dites-moi, si ma question ne vous paraît pas bête, qui est Tom Bombadil ? »

« C’est lui », dit Baie-d’or, suspendant ses vifs mouvements et lui souriant.

Frodo la regarda d’un air interrogateur. « C’est lui, tel que vous l’avez vu, dit-elle en réponse à son regard. C’est lui le Maître du bois, de l’eau et de la colline. »

« Alors tout cet étrange pays lui appartient ? »

« Oh, non ! répondit-elle, et son sourire s’évanouit. Ce serait vraiment un fardeau, ajouta-t-elle à voix basse, comme pour elle-même. Les arbres et les herbes et toutes choses qui poussent ou qui vivent dans le pays n’appartiennent qu’à eux-mêmes. Tom Bombadil est le Maître. Personne n’a jamais pris le vieux Tom marchant dans la forêt, pataugeant dans l’eau, gambadant sur le dos des collines, de jour comme de nuit. Il n’a aucune peur. Tom Bombadil est maître. »

Une porte s’ouvrit et Tom Bombadil entra. Il allait maintenant sans chapeau, et son épaisse chevelure brune était couronnée de feuilles automnales. Il rit, puis, allant trouver Baie-d’or, lui prit la main.

« Voici ma belle dame ! dit-il, s’inclinant devant les hobbits. Voici ma Baie-d’or, toute de vert-argent vêtue et portant fleurs à sa ceinture ! La table est-elle prête ? Je vois crème jaune et rayons de miel, pain blanc et beurre ; lait, fromage, herbes vertes, et baies mûres réunis. Cela nous suffit-il ? Le souper est-il prêt ? »

« Il l’est, dit Baie-d’or ; mais peut-être nos hôtes ne le sont-ils pas ? »

Tom claqua des mains et s’écria : « Tom, Tom ! tes invités sont las et tu manques d’oublier ! Venez, joyeux amis, Tom vous rafraîchira ! Mains crasseuses vous laverez, et baignerez vos visages ; manteaux boueux vous ôterez, lisserez votre pelage ! »

Il ouvrit la porte, et ils le suivirent le long d’un court passage se terminant par un coude. Ils arrivèrent dans une pièce basse au toit incliné (un appentis, semblait-il, rattaché au côté nord de la maison). Ses murs étaient de pierre brossée, mais partout recouverts de tentures vertes et de rideaux jaunes. Le sol était dallé, et parsemé de joncs fraîchement cueillis. Quatre épais matelas, avec chacun une pile de couvertures blanches, étaient disposés par terre d’un côté de la pièce. Sur un long banc accolé au mur opposé se trouvaient de larges bassins de faïence ; des aiguières brunes étaient posées tout près, les unes pour l’eau froide, les autres remplies d’eau fumante. De douces pantoufles vertes attendaient à côté de chaque lit.

Lavés et rafraîchis, les hobbits furent bientôt assis à table, deux de chaque côté, tandis que Baie-d’or et le Maître occupaient les extrémités. Ce fut un long et joyeux repas. Les hobbits mangèrent comme seuls le peuvent des hobbits affamés, mais personne ne manqua de rien. La boisson dont ils remplissaient leurs bols semblait être de l’eau claire et fraîche, pourtant elle leur monta au cœur comme du vin et libéra leurs voix. Les invités s’aperçurent soudain qu’ils chantaient joyeusement, comme si le chant était plus facile et plus naturel que la parole.

Enfin, Tom et Baie-d’or se levèrent et débarrassèrent vivement la table. On pria les invités de s’asseoir tranquillement dans des fauteuils, chacun pourvu d’un tabouret où reposer ses pieds endoloris. Un feu brûlait dans le grand âtre devant eux, et il s’en dégageait une odeur suave, comme s’il était fait de bois de pommier. Quand la pièce fut remise en ordre, on éteignit toutes les lumières, sauf une lampe et une paire de bougies posées à chaque extrémité du manteau de la cheminée. Puis Baie-d’or vint à eux, tenant une chandelle ; et elle souhaita à chacun une bonne nuit et un sommeil réparateur.

« Maintenant, soyez en paix, dit-elle, jusqu’au matin ! Faites fi des bruits nocturnes ! Car rien ici ne franchit porte ni fenêtre, hormis le clair de lune, la lueur des étoiles et le vent sur la colline. Bonne nuit ! » Elle quitta la pièce avec un reflet d’argent et un bruissement. Le son de ses pas était comme un ruisselet descendant des hauteurs, arrosant la pierre fraîche dans le calme de la nuit.

Tom resta assis près d’eux en silence, tandis que chacun se cherchait le courage de poser l’une des nombreuses questions qu’il avait voulu poser à table. Le sommeil alourdissait leurs paupières. Enfin, Frodo se décida :

« M’avez-vous entendu appeler, Maître, ou est-ce simplement le hasard qui vous amenait à ce moment-là ? »

Tom remua comme celui que l’on tire d’un rêve agréable. « Hein, quoi ? dit-il. T’ai-je entendu appeler ? Non, je n’ai point entendu : j’étais à chanter. Le hasard m’amenait, si hasard tu l’appelles. Je n’avais rien prévu, mais je vous attendais. Nous avions eu vent de vous et savions que vous erriez. Nous devinions que vous descendriez bientôt à l’eau : tous les sentiers y mènent, tous à l’Oserondule, au creux de la vallée. L’Homme-Saule vieux et gris est un puissant chanteur : bien malaisé pour les petites gens d’échapper à ses rusés dédales. Mais Tom avait là-bas une affaire, une affaire qu’il n’osait différer. » Tom dodelina de la tête, comme si le sommeil l’emportait de nouveau ; mais il poursuivit d’une voix douce et chantante :





J’avais là une affaire : ramasser des lis d’eau,

feuille verte et lis blanc pour combler ma belle dame,

les derniers de l’année, protégés de l’hiver,

fleurissant à ses pieds jusqu’à la fonte des neiges.

Chaque année, à l’automne, je pars les lui chercher

dans un bel étang clair, loin sur l’Oserondule ;

là ils s’ouvrent en premier et se fanent au plus tard.

Je l’y trouvai jadis, la fille de la Rivière,

Baie-d’or la jeune et belle, assise dans les roseaux.

Doucement elle chantait, et son cœur palpitait !

Il ouvrit les yeux et les regarda avec une soudaine lueur bleue :





Et c’est heureux pour vous ; car je n’ai plus à faire

loin dans le creux des bois, le long de la rivière,

tant que l’année décline. Auprès de Vieil Homme-Saule

je ne passerai plus de ce côté de l’hiver :

pas avant le printemps, quand celle de la Rivière,

traversant l’oseraie, ira à la baignade.

Il retomba dans le silence ; mais Frodo ne put s’empêcher de poser une dernière question : celle qu’il désirait avant tout élucider. « Maître, dit-il, parlez-nous donc de l’Homme-Saule. Qu’est-il en réalité ? C’est la première fois que j’entends parler de lui. »

« De grâce, non ! s’écrièrent Merry et Pippin ensemble, se redressant tout à coup. Pas maintenant ! Pas avant le matin ! »

« C’est juste ! dit le vieil homme. Nous sommes à l’heure du repos. Il est des choses trop funestes à entendre quand le monde est dans l’ombre. Dormez jusqu’aux lueurs de l’aube, reposez-vous sur l’oreiller ! Faites fi de tout bruit nocturne. Ne craignez aucun saule gris ! » Et sur ce, il décrocha la lampe et la souffla ; et saisissant une bougie dans chaque main, il les conduisit hors de la pièce.

Leurs lits et oreillers étaient doux comme du duvet, et leurs couvertures étaient de laine blanche. À peine eurent-ils le temps de s’allonger sur les épais matelas et de rabattre les minces couvertures sur eux qu’ils étaient déjà endormis.

Il faisait nuit noire, et Frodo était plongé dans un rêve sans lumière. Puis il vit la jeune lune se lever ; sous sa frêle lumière se dessina une muraille de roc noir où s’ouvrait une grande arche sombre, comme un immense portail. Frodo eut l’impression d’être soulevé, et, passant au-dessus, il vit que la muraille était en fait un cercle de collines, et qu’à l’intérieur s’étendait une plaine, et qu’au centre de cette plaine s’élevait un piton rocheux, semblable à une imposante tour qu’aucune main n’aurait su bâtir. Au sommet se dressait la silhouette d’un homme. Pendant un instant, la lune montante sembla suspendre son cours au-dessus de la tête de celui-ci, et luisit dans ses cheveux blancs alors que le vent les secouait. De la plaine sombre en contrebas montaient des cris barbares, et le hurlement de nombreux loups. Soudain une ombre, pareille à de grandes ailes, passa devant la lune. La silhouette leva les bras et un éclair de lumière jaillit du bâton qu’elle maniait. Un grand aigle plongea du haut des airs et l’emporta. Les cris se changèrent en plaintes et les loups piaulèrent. Il y eut un bruit comme d’un vent déchaîné, portant la rumeur de sabots qui galopaient, galopaient, galopaient depuis l’Est. « Des Cavaliers Noirs ! » pensa Frodo en se réveillant, alors que le son des sabots résonnait encore dans sa tête. Il se demanda s’il trouverait un jour le courage de quitter la protection de ces murs de pierre. Il demeura étendu sans bouger, prêtant l’oreille ; mais tout était à présent silencieux, et au bout d’un moment il se retourna et se rendormit, ou plongea dans quelque autre rêve qui ne lui laissa aucun souvenir.

À ses côtés, Pippin faisait d’agréables rêves ; mais quelque chose se produisit soudain qui le fit remuer et grogner. Il s’éveilla tout à coup, ou crut s’être éveillé ; pourtant, il percevait encore dans les ténèbres le son qui était venu troubler son rêve : tip-tap scouic, comme des branches geignant au vent, des ramilles aux longs doigts grattant aux murs et aux fenêtres : cric, cric, cric. Il se demanda s’il y avait des saules près de la maison ; puis, soudain, il eut la sensation affreuse de n’être pas du tout dans une vraie maison, mais à l’intérieur du saule, et de réentendre cette horrible voix grinçante et desséchée qui se moquait de lui. Il se dressa sur son séant, sentit les oreillers moelleux céder sous la pression de sa main, et se recoucha avec soulagement. Il lui sembla que des mots résonnaient à ses oreilles : « Ne craignez rien ! Soyez en paix jusqu’au matin ! Faites fi des bruits nocturnes ! » Puis il se rendormit.

Ce fut le son de l’eau que Merry entendit s’instiller dans son sommeil paisible : une eau qui doucement ruisselait, puis se répandait, se répandait irrésistiblement tout autour de la maison en une sombre mare sans rivage. Elle gargouillait sous les murs et montait lentement, mais sûrement. « Je vais être noyé ! pensa-t-il. Elle va s’insinuer à l’intérieur, puis je vais me noyer. » Se sentant enfoncer dans un bourbier visqueux, il se redressa d’un coup et posa le pied sur le coin d’une dalle froide. Puis il se rappela où il était et se recoucha. Il lui sembla entendre, ou se souvenir d’avoir entendu : « Rien ne franchit les portes ni les fenêtres, hormis le clair de lune, la lueur des étoiles et le vent sur la colline. » Un léger souffle d’air frais agita le rideau. Il respira profondément et se rendormit.

Pour autant qu’il se souvînt, Sam dormit toute la nuit dans le plus parfait contentement, en admettant qu’une bûche puisse être contentée.

Ils s’éveillèrent, tous les quatre en même temps, dans la lumière du matin. Tom s’affairait dans la pièce, sifflant comme un étourneau. Lorsqu’il les entendit remuer, il claqua des mains et s’écria : « Ohé ! Venez gai dol ! joli dol ! Mes lurons ! » Il tira les rideaux jaunes qui cachaient des fenêtres aux deux extrémités de la pièce : l’une donnant sur l’est, l’autre sur l’ouest.

Ils se levèrent d’un bond, revigorés. Frodo courut à la fenêtre sur l’est, et se trouva regarder dans un jardin potager gris de rosée. Il se serait plutôt attendu à une pelouse grimpant jusqu’aux murs, une pelouse trouée d’empreintes de sabots. En fait, la vue était masquée par une haute rangée de haricots sur des échalas ; mais au-dessus de celle-ci et dans le lointain, la couronne grise de la colline se découpait sur le lever du jour. C’était une aube blafarde : à l’est, de longs nuages semblables à des fils de laine souillée, aux bords tachés de rouge, nageaient dans des profondeurs d’un jaune chatoyant. Le ciel annonçait de la pluie ; mais la lumière croissait rapidement, et les fleurs des haricots commençaient à rougeoyer sur le feuillage vert et humide.

Pippin, regardant par la fenêtre sur l’ouest, plongea les yeux dans un étang de brume. La Forêt était cachée sous un épais brouillard. C’était comme s’il regardait, du dessus, un plafond de nuages en pente. Il y avait une sorte de repli ou fossé où la brume formait de nombreux panaches et tourbillons : la vallée de l’Oserondule. Le cours d’eau dévalait la colline à gauche et disparaissait dans l’ombre blanche. Plus près de la maison se trouvaient un jardin de fleurs et une haie soigneusement taillée, parcourue de fils d’argent ; au-delà s’étendait de l’herbe rase et grise où perlait une pâle rosée. Il n’y avait aucun saule en vue.

« Bonjour, joyeux amis ! » s’écria Tom, ouvrant toute grande la fenêtre à l’est. Une brise fraîche entra ; elle avait une odeur de pluie. « Soleil ne se montrera pas beaucoup aujourd’hui, je pense. Au loin j’ai marché, sur le dos des collines, depuis le point l’aube grise, sentant le vent, flairant le temps, l’herbe humide à mes pieds, le ciel lourd sur ma tête. Baie-d’or j’ai réveillée, chantant à sa fenêtre ; mais rien n’éveille les petites gens au tout petit matin. Les hobbits se réveillent la nuit au milieu des ténèbres, et dorment quand il fait jour ! Dire-lire-leau ! Éveillez-vous, mes joyeux amis ! Oubliez les bruits nocturnes ! Dire-lire-del ! joli del, mes lurels ! Si vous faites vite, vous trouverez une table bien garnie. Si vous tardez, vous aurez de l’herbe et de l’eau de pluie ! »

Inutile de dire que les hobbits – non que la menace de Tom leur parût très sérieuse – firent vite, et tardèrent à quitter la table, qui semblait plutôt vide une fois qu’ils eurent terminé. Ni Tom, ni Baie-d’or n’y étaient. La rumeur de Tom allait et venait dans la maison, s’agitant avec fracas dans la cuisine, montant et descendant l’escalier, et chantant de-ci de-là à l’extérieur. La pièce regardait à l’ouest, vers la vallée tout enveloppée de brume, et la fenêtre était ouverte. Au-dessus d’elle, de l’eau dégouttait de l’avant-toit de chaume. Ils n’avaient pas encore terminé leur petit déjeuner que les nuages s’étaient rassemblés en un plafond uni ; et une pluie grise et droite se mit à tomber doucement et sans discontinuer. La Forêt était entièrement voilée derrière son épais rideau.

Tandis qu’ils regardaient par la fenêtre, la voix claire de Baie-d’or chantant loin au-dessus d’eux vint ruisseler à leurs oreilles comme l’averse. Peu de mots leur parvenaient clairement, mais ils surent que sa chanson était une chanson de pluie, aussi douce que l’ondée sur la colline desséchée, retraçant l’histoire d’une rivière depuis la source des hautes terres jusqu’à la Mer loin en aval. Les hobbits l’écoutèrent avec ravissement ; et Frodo eut le cœur content, remerciant le ciel de cette faveur qui retardait leur départ. L’idée de devoir partir lui pesait depuis son réveil ; mais il se doutait bien, à présent, qu’ils n’iraient pas plus loin ce jour-là.

Un vent d’en haut s’installa à l’ouest et leur envoya des nuages plus épais et plus humides qui déchargèrent leurs trombes d’eau sur les têtes dénudées des Coteaux. Tout autour de la maison, rien ne se voyait que la pluie qui tombait. Frodo se tint près de la porte ouverte et regarda le sentier crayeux se transformer en une rigole de lait qui partait mousser dans la vallée. Tom Bombadil tourna rapidement le coin de la maison, agitant les bras comme pour se garder de la pluie ; et quand d’ailleurs il vint à sauter le pas de la porte, il semblait tout à fait sec – à l’exception de ses bottes, qu’il enleva et déposa au coin de la cheminée. Puis il prit place dans le plus grand fauteuil et appela les hobbits à s’approcher.

« C’est jour de lessive pour Baie-d’or, dit-il, et son ménage d’automne. Trop pluvieux pour des hobbits : qu’ils se reposent tant qu’ils le peuvent ! Ce jour est propice aux longs récits, aux questions et aux réponses, ainsi Tom va commencer. »

Il leur raconta alors maintes histoires remarquables, parfois presque comme s’il se parlait à lui-même, parfois en fixant tout à coup sur eux un œil bleu et brillant sous des sourcils saillants. Souvent sa voix se muait en chanson, et il se levait de son fauteuil pour danser de côté et d’autre. Il leur contait des histoires d’abeilles et de fleurs, leur parlait des usages des arbres et des étranges créatures de la Forêt, de choses mauvaises et de choses bonnes, de choses amies et ennemies, cruelles ou bienveillantes, et des secrets cachés sous les ronces.

À mesure qu’ils écoutaient, ils comprirent peu à peu les vies de la Forêt, autres que les leurs, au point de se sentir eux-mêmes étrangers là où toutes les autres choses étaient chez elles. Vieil Homme-Saule revenait sans cesse dans son discours, et Frodo en sut alors assez à son goût, plus qu’assez, en fait, car ce savoir n’avait rien de rassurant. Les mots de Tom mettaient à nu les cœurs des arbres et leurs pensées, souvent étranges et noires, et remplies de haine à l’endroit de ceux qui vont librement sur la terre, rongeant, mordant, brisant, brûlant et tailladant : des destructeurs et des usurpateurs. Si on l’appelait la Vieille Forêt, ce n’était pas sans raison, car elle était véritablement ancienne, vestige de vastes forêts oubliées ; et en ce lieu vivaient encore, n’ayant vieilli plus vite que les collines mêmes, les pères des pères des arbres, nostalgiques du temps où ils régnaient en maîtres. Les années innombrables les avaient remplis d’orgueil, d’une sagesse bien enracinée, et aussi de méchanceté. Mais nul n’était plus dangereux que le Grand Saule : son cœur était pourri, mais sa force était verte ; et il était maître des vents, et rusé, et son chant et sa pensée parcouraient les bois des deux côtés de la rivière. Son esprit gris et assoiffé, tirant son pouvoir de la terre, s’était répandu dans le sol comme par de minces filaments-racines, et dans les airs par de longs et invisibles doigts-ramilles, jusqu’à ce que tous les arbres de la Forêt, ou presque, fussent sous son empire, de la Haie aux Coteaux.

Soudain, les paroles de Tom laissèrent les bois et s’en furent remonter le jeune cours d’eau, sauter les chutes d’eau bouillonnantes, gambader sur les cailloux et les rochers usés, et parmi les fleurs menues, dans l’herbe serrée et les fissures humides, pour aboutir enfin au flanc des Coteaux. Ils eurent vent des Grands Tertres et des monticules verts, et des anneaux de pierre sur les collines, et dans les creux parmi les collines. Des moutons bêlaient en troupeaux. Des murs verts s’élevaient et des murailles blanches. Il y avait des forteresses sur les hauteurs. Des rois de petits royaumes se battaient entre eux, et le jeune Soleil flamboyait sur le métal rouge de leurs épées neuves aux lames assoiffées. Il y eut des victoires et des défaites ; des tours tombèrent, des forteresses furent incendiées, et des flammes montèrent dans le ciel. L’or fut amoncelé sur les catafalques de rois et de reines morts ; des monticules furent érigés et les portes de pierre refermées ; et l’herbe recouvrit tout. Les moutons vinrent brouter l’herbe pour un temps, mais bientôt, les collines furent de nouveau vides. Une ombre surgit de contrées obscures et lointaines, et les ossements furent dérangés sous les monticules. Des Esprits des Tertres hantèrent les endroits creux avec un tintement d’anneaux sur des doigts glacials, et de chaînes d’or au vent. Des cercles de pierres levées grimaçaient comme des bouches édentées dans le clair de lune.

Les hobbits frissonnèrent. Même dans le Comté, on avait entendu la rumeur des Esprits des Tertres sur les Coteaux par-delà la Forêt. Mais ce n’était pas le genre d’histoire qu’un hobbit aimait à se faire raconter, même au coin du feu, loin de tout danger. Quatre d’entre eux se rappelèrent soudain ce que les délices de cette maison avaient chassé de leur esprit : la demeure de Tom Bombadil était nichée sous les contreforts de ces collines si redoutées. Ils perdirent le fil de son discours, remuant mal à l’aise dans leur fauteuil, et échangeant des regards inquiets.

Quand ils se raccrochèrent à ses mots, ils s’aperçurent que Tom s’était aventuré dans d’étranges régions, au-delà de leur mémoire et de leur conscience, en des temps où le monde était plus vaste, et où les mers s’étendaient en droite ligne jusqu’au Rivage occidental ; et toujours remontant les époques, Tom s’en fut chanter à la lumière d’étoiles anciennes, quand seuls les pères des Elfes étaient éveillés. Puis il s’arrêta soudain, et ils virent que sa tête tombait comme s’il allait s’assoupir. Les hobbits restèrent saisis d’enchantement ; et l’on eût dit que, sous le charme de ses mots, le vent s’était tu et que les nuages s’étaient taris ; que le jour avait fait défaut, que l’obscurité était montée de l’est et de l’ouest, et que tout le ciel s’était constellé d’étoiles blanches.

Frodo n’aurait su dire s’il avait vu passer le matin et le soir d’une seule journée ou de plusieurs jours. Il ne ressentait aucune faim ni aucune fatigue, seulement de l’émerveillement. Les étoiles brillaient à travers la fenêtre et le silence des cieux semblait l’entourer. Il parla enfin, mû par son émerveillement et une peur soudaine de ce silence :

« Qui êtes-vous, Maître ? » demanda-t-il.

« Hein, quoi ? » dit Tom en se redressant ; et dans la pénombre, ses yeux étincelèrent. « Tu ne connais pas encore mon nom ? C’est la seule réponse. Dis-moi, qui es-tu, toi tout seul, sans le nom qui te nomme ? Mais tu es jeune et je suis vieux. L’Aîné, voilà ce que je suis. Croyez-m’en, mes amis : Tom était ici avant la rivière et les arbres ; Tom se souvient de la première goutte de pluie et du premier gland. Il traçait des sentiers avant les Grandes Gens et a vu les Petites Gens arriver. Il était ici avant les Rois, et les tombeaux, et les Esprits des Tertres. Quand les Elfes ont passé dans l’Ouest, Tom était déjà ici, avant que les mers soient fléchies. Il a connu les ténèbres sous les étoiles, alors qu’elles ne contenaient aucune peur – avant que le Seigneur Sombre vienne de l’Extérieur. »

Une ombre sembla passer près de la fenêtre, et les hobbits regardèrent vivement à travers les carreaux. Lorsqu’ils détournèrent le regard, ils virent que Baie-d’or se tenait à la porte, encadrée de lumière. Elle tenait une bougie et, pour éviter les courants d’air, protégeait sa flamme d’une main : la lumière filtrait au travers comme le soleil à travers un coquillage blanc.

« La pluie a cessé, dit-elle, et de nouvelles eaux ruissellent sur les collines, sous les étoiles. Maintenant, c’est l’heure de rire et de nous réjouir ! »

« Et c’est l’heure de manger et de boire ! s’écria Tom. Les longues histoires assoiffent. Et les longues écoutes affament, matin, midi et soir ! » Sur ce, il sauta de son siège et, d’un bond, saisit une bougie sur le manteau de la cheminée et l’alluma avec la flamme de Baie-d’or ; puis il dansa autour de la table. Soudain il gambada jusqu’à la porte et disparut.

Il revint bientôt avec un grand plateau chargé. Puis, Tom et Baie-d’or mirent la table ; et les hobbits restèrent assis à les regarder, mi-émerveillés, mi-rieurs, tant la grâce de Baie-d’or était envoûtante et les cabrioles de Tom, enjouées et étranges. Et pourtant, d’une certaine façon, ils semblaient suivre une seule et même danse, sans que l’un ne nuise jamais à l’autre, entrant et sortant de la pièce, s’affairant autour de la table ; et très vite, vaisselle et nourriture furent disposées sur la table, éclairée de bougies blanches et jaunes. Tom s’inclina devant ses invités. « Le souper est prêt », dit Baie-d’or ; alors les hobbits virent qu’elle était toute d’argent vêtue, portant ceinture blanche à sa taille, et des chaussures semblables à des écailles de poisson. Mais Tom était de bleu immaculé, bleu comme des ne-m’oubliez-pas lavés par la pluie, et il portait des bas verts.

Le souper fut encore meilleur que celui de la veille. Sous le charme des mots de Tom, les hobbits avaient peut-être sauté un ou plusieurs repas ; mais quand la nourriture leur fut servie, il leur sembla qu’ils n’avaient rien mangé depuis au moins une semaine. Ainsi, pour un certain temps, ils ne chantèrent pas et parlèrent à peine, se concentrant sur ce qu’ils avaient à faire. Mais au bout d’un moment, ils retrouvèrent tout leur entrain et leur vivacité, et leurs voix résonnèrent dans la gaieté et le rire.

Quand ils eurent fini de manger, Baie-d’or chanta pour eux de nombreuses chansons, chansons qui naissaient joyeusement dans les collines et retombaient doucement dans le silence ; et au creux de ces silences, se déployaient dans leur esprit des mares et des eaux plus vastes qu’ils n’en avaient jamais connu, et regardant en leur sein ils voyaient le ciel se mirer sous eux, et les étoiles gisant dans les profondeurs telles des gemmes. Alors Baie-d’or leur souhaita de nouveau une bonne nuit et les laissa au coin du feu. Mais Tom semblait à présent tout à fait éveillé, et il les pressa de questions.

Il semblait en connaître déjà un long bout sur eux tous et sur leurs familles ; en fait, il semblait connaître une bonne partie de l’histoire et des faits du Comté, jusqu’à une époque reculée dont les hobbits eux-mêmes avaient à peine souvenance. Pareille chose ne les étonnait plus ; mais Tom ne leur cacha pas qu’il tenait la plupart des récentes nouvelles du fermier Magotte, à qu’il semblait accorder plus d’importance qu’ils ne l’auraient cru. « Il y a de la terre sous ses vieux pieds et de la glaise sur ses doigts ; de la sagesse dans ses os, et ses deux yeux sont ouverts », dit Tom. En outre, il apparaissait que Tom avait commerce avec les Elfes, et que des nouvelles de Gildor lui étaient parvenues d’une quelconque manière, annonçant la fuite de Frodo.

En fait, Tom était si bien informé, et ses questions étaient si pénétrantes que Frodo se trouva à lui parler de Bilbo, mais aussi de ses propres espoirs et craintes, plus librement qu’il ne l’avait jamais fait, même avec Gandalf. Tom hochait la tête en signe d’assentiment ; et ses yeux étincelèrent à la mention des Cavaliers.

« Montre-moi le précieux Anneau ! » dit-il soudain au beau milieu de l’histoire ; et à son grand étonnement, Frodo se vit sortir la chaîne de sa poche, détacher l’Anneau et le remettre aussitôt à Tom.

Il sembla grossir, tandis que celui-ci le gardait un instant dans sa large paume brune. Puis, Tom le porta à son œil et rit. Le temps d’une seconde, les hobbits eurent une vision à la fois comique et affolante : celle de son œil bleu jetant de brillants reflets au milieu d’un cercle d’or. Puis, Tom passa l’anneau au bout de son petit doigt et le tint dans la lumière des bougies. Pendant un moment, les hobbits ne remarquèrent rien d’étrange. Puis ils étouffèrent un cri. Tom n’avait aucunement disparu !

Tom rit de nouveau, puis il fit virevolter l’Anneau dans l’air – et l’Anneau disparut. Frodo poussa un cri ; mais Tom se pencha en avant et lui remit l’Anneau avec un sourire.

Frodo l’examina avec attention, mais aussi avec méfiance (comme quelqu’un qui aurait prêté un colifichet à un illusionniste). C’était le même Anneau, ou un de même aspect et de même poids ; car cet Anneau, tenu dans le creux de la main, lui avait toujours paru étrangement lourd. Mais quelque chose incita Frodo à s’en assurer. Il était sans doute un rien agacé de voir que Tom faisait si peu de cas de ce que Gandalf lui-même considérait comme un péril des plus graves. Il attendit le moment opportun, lorsque la discussion eut repris et que Tom se fut lancé dans une histoire absurde concernant les blaireaux et leurs étranges usages ; puis il passa l’Anneau à son doigt.

Merry se tourna vers Frodo pour lui dire quelque chose ; il sursauta et retint un cri de surprise. Frodo fut ravi (d’une certaine manière) : c’était bien son anneau à lui, car Merry regardait son fauteuil d’un air ébahi et n’y voyait manifestement personne. Il se leva et, s’éloignant du feu à pas furtifs, se dirigea vers la porte d’entrée.

« Hé, là ! cria Tom, jetant un regard des plus clairvoyants en sa direction. Hé, Frodo ! Où t’en vas-tu ? Le vieux Tom Bombadil n’est pas encore aveugle à ce point. Retire ton anneau d’or ! Ta main est plus belle sans lui. Reviens ! Laisse ton petit jeu et assieds-toi près de moi ! Il nous faut encore discuter, et songer à demain. Tom doit guider vos pas, et enseigner le bon chemin. »

Frodo rit (s’efforçant d’être gai), puis, retirant l’Anneau, il revint s’asseoir. Tom leur dit à présent qu’il croyait que le Soleil brillerait demain, que la matinée serait joyeuse et le départ prometteur. Mais ils feraient bien de partir de bonne heure ; car s’il était dans ce pays une chose dont Tom lui-même ne pouvait longtemps être sûr, c’était le temps, qui parfois changeait plus vite que lui-même pouvait changer de veste. « Je ne suis pas maître du temps qu’il fait, dit-il, non plus que rien qui va sur deux pattes. »

Sur son conseil, ils décidèrent de partir presque plein nord depuis sa maison, suivant les pentes basses à l’ouest des Coteaux : de cette façon, ils pouvaient espérer atteindre la Route de l’Est en une journée, et éviter les Tertres. Il leur dit de ne pas avoir peur – mais de se mêler de leurs affaires.

« Restez sur l’herbe verte. N’allez pas vous mêler aux vieilles pierres et aux Esprits froids, ou mettre le nez dans leurs demeures, à moins d’être des gens solides et au cœur intrépide ! » Il le leur répéta plus d’une fois, et leur conseilla de toujours passer les tertres funéraires du côté ouest, si d’aventure ils venaient à en croiser. Puis il leur montra une comptine à chanter, si par malchance ils rencontraient quelque danger ou difficulté le lendemain.





Holà ! Tom Bombadil ! Ho ! Tom Bombadilo !

Par les eaux ou les bois, le saule ou le roseau,

De jour comme de nuit, prête-nous assistance !

Accours, Tom Bombadil : le besoin nous devance !

Quand ils l’eurent chantée au long après lui, il leur donna à chacun une tape sur l’épaule avec un rire, et, saisissant des bougies, les raccompagna à leur chambre.

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