12Fuite vers le Gué










Quand Frodo revint à lui, il serrait encore l’Anneau de toutes ses forces. Il était étendu près du feu, lequel flambait vivement sur une haute pile de bûches. Ses trois compagnons étaient penchés sur lui.

« Que s’est-il passé ? Où est le roi pâle ? » demanda-t-il avec agitation.

Ils furent si ravis de l’entendre parler qu’ils négligèrent un moment de lui répondre ; d’ailleurs, ils ne comprirent pas sa question. Du récit de Sam, Frodo finit par déduire qu’ils n’avaient rien vu, hormis les formes sombres et indécises avançant vers eux. Soudain, Sam avait constaté avec horreur que son maître avait disparu ; et à ce moment, une ombre noire s’était précipitée et l’avait fait tomber. Il avait entendu la voix de Frodo, mais elle semblait venir de très loin ou sortir de terre, criant des mots étranges. Ils n’avaient vu rien d’autre, avant de trébucher sur le corps de Frodo étendu dans l’herbe à plat ventre, comme mort, son épée sous lui. L’Arpenteur leur avait demandé de l’allonger près du feu ; puis il s’était volatilisé, il y avait un bon moment de cela.

Sam, à l’évidence, recommençait à avoir des doutes à son sujet ; mais l’Arpenteur revint pendant qu’ils discutaient, surgissant soudain de l’ombre. Les hobbits sursautèrent ; Sam tira son épée et se tint au-dessus de Frodo, mais l’Arpenteur s’agenouilla prestement à ses côtés.

« Je ne suis pas un Cavalier Noir, Sam, dit-il doucement, ni un de leurs alliés. J’ai cherché quelque signe qui m’aurait renseigné sur leurs allées et venues, mais je n’ai rien trouvé. Je ne comprends pas pour quelle raison ils sont partis, ni pourquoi ils ne reviennent pas à la charge. Mais je n’ai senti leur présence nulle part dans les environs. »

Lorsqu’il entendit le récit de Frodo, il parut gravement inquiet ; et il soupira, secouant la tête. Puis il dit à Pippin et Merry de faire chauffer toute l’eau que pouvaient contenir leurs petites bouilloires, afin de laver la blessure. « Ne laissez pas le feu descendre, et gardez Frodo au chaud ! » dit-il. Puis, se levant, il s’éloigna et appela Sam auprès de lui. « Maintenant, je comprends un peu mieux les choses, dit-il à voix basse. Il semble que seulement cinq de nos adversaires aient été présents. J’ignore pourquoi ils n’étaient pas tous là ; à mon avis, ils s’attendaient à ne rencontrer aucune résistance. Ils se sont retirés pour l’instant, mais je crains qu’ils ne soient pas bien loin. Ils reviendront une autre nuit, si nous ne pouvons nous échapper. Ils se contentent d’attendre, car ils se croient tout près du but et considèrent que l’Anneau ne pourra fuir beaucoup plus longtemps. Sam, dit-il enfin, j’ai peur qu’ils ne croient votre maître affligé d’une blessure mortelle, une blessure qui le soumettra à leur volonté. Nous verrons bien ! »

Sam fut étranglé de sanglots. « Ne désespérez pas ! dit l’Arpenteur. Vous devez me faire confiance, à présent. Votre Frodo est d’une plus forte trempe que je ne l’avais supposé, bien que Gandalf ait laissé entendre qu’il pourrait en être ainsi. Il n’est pas mort, et je pense qu’il saura résister au pouvoir maléfique de la blessure plus longtemps que ses ennemis ne le croient. Je ferai tout mon possible pour l’aider et pour le guérir. Gardez-le bien pendant mon absence ! » Il partit en hâte et se fondit de nouveau dans les ténèbres.

Frodo somnolait, malgré une douleur de plus en plus vive et un froid mortel qui lui glaçait l’épaule et se répandait dans son bras et dans son côté. Ses amis le veillaient, le réchauffaient et lavaient sa blessure. La nuit passa, lente et éprouvante. Le jour commençait à poindre, et le vallon se remplissait de lumière grise quand l’Arpenteur revint enfin.

« Regardez ! » s’écria-t-il ; et se baissant, il ramassa une cape noire qui était restée là, sous le couvert des ténèbres. À un pied de l’ourlet inférieur, il y avait une entaille. « C’est le coup porté par l’épée de Frodo, dit-il. Le seul tort qu’elle ait causé à son ennemi, j’en ai peur ; car il est indemne, mais toute lame périt qui perce ce terrible Roi. Le nom d’Elbereth lui aura été plus mortel.

« Et plus mortel pour Frodo fut ceci ! » Il se pencha de nouveau et ramassa un long poignard effilé. Une froide lueur en émanait. L’Arpenteur le souleva, et ils virent que le bout de la lame était dentelé et que la pointe était cassée. Mais comme il le tenait dans la lumière grandissante, ils écarquillèrent des yeux stupéfaits, car la lame parut fondre, et elle partit en fumée, ne laissant que le manche dans la main de l’Arpenteur. « Hélas ! s’écria-t-il. C’est ce poignard maudit qui a causé la blessure. Rares sont ceux qui, de nos jours, ont un don de guérison capable de rivaliser avec de telles armes. Mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. »

Il s’assit par terre, et, déposant le manche de la dague sur ses genoux, il se pencha sur celui-ci et chanta une lente mélopée en une langue étrange. Puis, le mettant de côté, il se tourna vers Frodo et, d’une voix douce, prononça des mots que les autres ne purent saisir. De la bourse qu’il gardait à sa ceinture, il sortit les longues feuilles d’une plante.

« Ces feuilles, dit-il, j’ai longuement marché pour les trouver, car cette plante ne pousse pas sur les collines désertes ; mais dans les fourrés au sud de la Route, je l’ai trouvée dans le noir, par la senteur de ses feuilles. » Il écrasa une feuille entre ses doigts et il s’en dégagea un parfum doux et pénétrant. « Il est heureux que j’aie pu en trouver, car il s’agit d’une plante guérisseuse que les Hommes de l’Ouest ont apportée en Terre du Milieu. Ils la nommaient athelas, et de nos jours elle ne pousse plus que de manière éparse, près de leurs anciens établissements ou campements ; et elle n’est pas connue dans le Nord, sauf de certains d’entre ceux qui errent dans la Sauvagerie. Ses vertus sont considérables, mais sur une blessure comme celle-ci, son pouvoir de guérison pourrait être limité. »

Il plongea les feuilles dans de l’eau bouillante et lava l’épaule de Frodo. Le parfum de l’infusion était rafraîchissant, et ceux qui ne souffraient d’aucun mal se sentirent l’esprit apaisé et les idées éclaircies. L’herbe eut aussi un certain effet sur la blessure, car Frodo sentit la douleur se calmer et la sensation de froid glacial diminuer dans son côté ; toutefois, son bras n’en fut pas ranimé, et il ne pouvait se servir de sa main ni la bouger. Il regrettait amèrement sa sottise et se reprochait un manque de volonté ; car il se rendait compte à présent qu’en mettant l’Anneau, il n’obéissait pas à son propre désir mais à la volonté autoritaire de ses ennemis. Il se demandait s’il allait demeurer estropié à vie, et comment ils allaient faire pour poursuivre leur voyage dans ces conditions. Il ne se sentait pas la force de tenir sur ses jambes.

Les autres discutaient précisément de cette question. Ils décidèrent très vite de quitter Montauvent aussitôt que possible. « Je pense maintenant que l’ennemi guettait cet endroit depuis quelques jours, dit l’Arpenteur. Gandalf, en supposant qu’il soit venu ici, a dû être contraint de fuir à cheval, et il ne reviendra pas. Une chose est sûre : après l’attaque d’hier soir, nous courons ici un grave danger à la nuit tombée, et nous n’en rencontrerons guère de plus grand où que nous allions. »

Dès qu’il fit tout à fait jour, ils prirent une bouchée pressée et remballèrent leurs affaires. Frodo ne pouvait marcher ; ils répartirent donc la majeure partie des bagages entre eux quatre et installèrent Frodo sur le poney. Au cours des derniers jours, l’état de santé de la pauvre bête s’était merveilleusement amélioré : elle semblait déjà plus grasse et plus forte, et elle commençait à montrer de l’affection pour ses nouveaux maîtres, Sam en particulier. Bill Fougeard l’avait assurément fort maltraitée pour que cette excursion en pays sauvage lui semble tellement préférable à son existence d’avant.

Ils partirent vers le sud. Cela les obligeait à traverser la Route, mais c’était la meilleure façon de rejoindre des terres plus densément boisées. Et ils avaient besoin de combustible ; car l’Arpenteur disait que Frodo devait rester au chaud, en particulier la nuit, tandis que le feu leur offrirait à tous une certaine protection. Il entendait également raccourcir leur voyage en évitant une autre grande boucle de la Route : à l’est de Montauvent, elle changeait de direction, décrivant une longue courbe vers le nord.

Contournant les pentes sud-ouest de la colline avec lenteur et précaution, ils arrivèrent bientôt au bord de la Route. Il n’y avait aucun signe des Cavaliers. Mais alors même qu’ils se dépêchaient de la traverser, ils entendirent au loin deux cris : une voix glaciale qui appelait et une autre qui répondait. Pris de frissons, ils se précipitèrent vers les fourrés de l’autre côté. Devant eux, les terres plongeaient vers le sud, mais c’était un pays sauvage et sans chemins tracés : des buissons et des arbres rabougris poussaient en bouquets serrés au milieu de grands espaces déserts. L’herbe était clairsemée, grossière et grise ; et les feuilles flétries tombaient dans les fourrés. Ils cheminèrent lentement et sans entrain à travers ce morne pays. Ils parlaient peu. Frodo était peiné de les voir marcher à ses côtés, la tête basse et le dos courbé sous le poids du fardeau. Même l’Arpenteur semblait fatigué et accablé.

Cette première journée de marche n’était pas encore terminée que la douleur de Frodo se mit à croître de nouveau ; mais il se garda d’en parler pendant un long moment. Quatre jours passèrent sans que le terrain ou le paysage ne change vraiment, sinon que Montauvent sombrait lentement derrière eux, et que les lointaines montagnes, devant, semblaient toujours un peu plus proches. Toutefois, depuis ce cri éloigné, ils n’avaient rien vu ni entendu qui laissât supposer que l’ennemi les avait suivis ou s’était avisé de leur fuite. Ils redoutaient les heures obscures et, à la nuit tombée, montaient la garde par paires. À tout moment, ils s’attendaient à voir surgir des formes noires dans la nuit grise, faiblement éclairées par un nébuleux clair de lune ; mais ils ne virent rien et n’entendirent aucun son, hormis le bruissement des herbes et des feuilles sèches. Pas une fois ils ne sentirent cette présence maléfique qu’ils avaient perçue avant l’attaque dans le vallon. Il semblait trop beau d’espérer que les Cavaliers aient déjà reperdu leur trace. Peut-être attendaient-ils de leur tendre une embuscade en un lieu moins ouvert ?

À la fin du cinquième jour, le terrain se mit à remonter petit à petit, hors de la vallée étendue et peu profonde dans laquelle ils étaient descendus. L’Arpenteur les fit prendre de nouveau au nord-est, et le sixième jour, ils arrivèrent en haut d’une longue et faible pente et virent se dessiner au loin un petit groupe de collines boisées. Ils pouvaient voir la Route, loin en bas, décrire une large boucle au pied des collines ; tandis que sur leur droite, une rivière grise miroitait faiblement sous un soleil timide. À l’horizon, ils distinguaient une autre rivière, courant dans une vallée rocheuse partiellement voilée de brume.

« J’ai bien peur qu’il nous faille de nouveau emprunter la Route pour quelque temps, dit l’Arpenteur. Nous voici à la rivière Fongrège, que les Elfes nomment Mitheithel. Elle descend des Landes d’Etten, les hautes terres infestées de trolls au nord de Fendeval, et rejoint la Bruyandeau plus au sud. Elle devient alors le fleuve Grisfleur, dont les eaux s’élargissent beaucoup avant de trouver la Mer. Il n’y a aucun moyen de la franchir au-delà de ses sources dans les Landes d’Etten, hormis par le Dernier Pont que traverse la Route. »

« Quelle est cette autre rivière que nous voyons là-bas au loin ? » demanda Merry.

« C’est la Bruyandeau : la rivière Bruinen de Fendeval, répondit l’Arpenteur. La Route longe les collines sur de nombreux milles, depuis le Pont jusqu’au Gué de la Bruinen. Mais je n’ai pas encore réfléchi à un moyen de franchir cette eau-là. Une rivière à la fois ! Il faudra nous estimer chanceux, si l’ennemi ne se dresse pas sur notre route quand nous arriverons au Dernier Pont. »

Le lendemain, tôt en matinée, ils redescendirent au bord de la Route. Sam et l’Arpenteur s’y engagèrent, mais ils ne virent pas la moindre trace de voyageurs ou de cavaliers. Là, dans l’ombre des collines, il y avait eu des averses. L’Arpenteur estimait qu’elles étaient tombées deux jours avant, effaçant toutes les empreintes. Aucun cavalier n’était passé par là depuis, autant qu’il pût en juger.

Ils marchèrent du plus vite qu’ils le purent, et au bout d’un mille ou deux, ils aperçurent le Dernier Pont au bas d’une courte pente raide. Ils redoutaient d’y trouver des formes noires les attendant, mais n’en virent aucune. L’Arpenteur leur demanda de se mettre à couvert dans un fourré au bord de la Route pendant qu’il allait reconnaître le terrain.

Il ne tarda pas à revenir en courant. « Je ne vois aucun signe de l’ennemi, dit-il, et je me demande bien ce que cela peut vouloir dire. Mais j’ai trouvé quelque chose de très étrange. »

Il tenait dans sa main un unique joyau vert pâle. « Je l’ai trouvé dans la boue au milieu du Pont, dit-il. C’est un béryl, une pierre elfe. Je ne saurais dire si elle a été déposée là, ou si elle y est tombée par hasard ; mais elle me redonne de l’espoir. Je la prendrai comme un signal nous disant de passer le Pont ; mais je n’ose pas continuer sur la Route sans recevoir un signe plus clair. »

Ils se remirent aussitôt en chemin. Ils passèrent le Pont sans encombre, et sans qu’aucun son ne vienne à leurs oreilles, hormis les remous de l’eau autour des trois grandes arches. À un mille de là, ils parvinrent à un étroit ravin qui montait vers le nord, coupant à travers les terres abruptes du côté gauche de la Route. L’Arpenteur bifurqua dans cette direction, et ils ne tardèrent pas à se perdre dans un sombre pays peuplé d’arbres obscurs, serpentant au pied de collines désolées.

Les hobbits n’étaient pas mécontents de quitter les mornes paysages et la dangereuse Route ; mais cette nouvelle contrée leur paraissait hostile et menaçante. Les collines environnantes s’élevaient sans cesse au fil de leur progression. Ici et là, sur les hauteurs et le long des crêtes, ils apercevaient d’anciennes murailles de pierre ainsi que des tours en ruine : elles avaient un air sinistre. Frodo, qui n’allait pas à pied, avait amplement le temps de réfléchir et de regarder autour de lui. Il se rappela le récit de voyage fait par Bilbo, les tours menaçantes dans les collines au nord de la Route, non loin du bois aux Trolls où sa première véritable aventure avait eu lieu. Ils devaient alors se trouver dans la même région, se dit Frodo, se demandant si le hasard les conduirait près de l’endroit en question.

« Qui vit dans ces terres ? demanda-t-il. Et qui a bâti ces tours ? Sommes-nous dans un pays de trolls ? »

« Non ! dit l’Arpenteur. Les trolls ne bâtissent pas. Personne ne vit dans ces terres. Des Hommes ont déjà habité ici, il y a des siècles ; mais il n’en reste plus aujourd’hui. Ils succombèrent au mal, nous disent les légendes, gagnés par l’ombre de l’Angmar. Tous furent anéantis pendant la guerre qui mit fin au Royaume du Nord. Mais il y a si longtemps de cela que les collines les ont oubliés, bien qu’une ombre demeure sur le pays. »

« D’où tenez-vous de telles histoires, puisque tout le pays est désert et ne se souvient plus ? demanda Peregrin. Les oiseaux et les bêtes ne racontent pas ce genre de choses. »

« Les héritiers d’Elendil n’oublient rien du passé, dit l’Arpenteur ; et l’on se souvient à Fendeval de bien d’autres choses que je ne saurais vous dire. »

« Êtes-vous allé souvent là-bas ? » dit Frodo.

« Oui, dit l’Arpenteur. Il fut un temps où j’y habitais, et j’y retourne encore quand je le peux. Mon cœur demeure là-bas ; mais ce n’est pas mon lot que d’être assis en paix, même dans la belle maison d’Elrond. »

Les collines se mirent alors à les encercler. Derrière eux, la Route continuait vers la rivière Bruinen, mais toutes deux étaient à présent hors de vue. Les voyageurs entrèrent dans une longue vallée : étroite, profondément encaissée, sombre et silencieuse. De vieux arbres aux racines tordues se courbaient au sommet des falaises, et d’autres derrière s’entassaient sur les versants en de sombres pinèdes.

Les hobbits furent gagnés par une grande lassitude. Ils progressaient lentement, contraints de se frayer un passage à travers un pays sans chemins tracés, encombré de vieux troncs et de rochers éboulés. Ils évitèrent de grimper aussi longtemps qu’ils le purent, pour le bien de Frodo, et parce qu’il était en fait difficile de sortir des vallons étroits. Ils voyageaient dans cette région depuis deux jours quand le temps devint pluvieux. Un vent d’ouest se mit à souffler continuellement, déversant l’eau des mers lointaines sur les têtes sombres des collines en une pluie fine et abondante. Le soir venu, tous étaient complètement trempés ; et leur campement fut sans joie, car ils étaient incapables de faire du feu. Le lendemain, les collines se dressèrent encore plus hautes et plus abruptes devant eux, et ils furent obligés de s’écarter vers le nord. L’Arpenteur semblait de plus en plus inquiet : cela faisait près de dix jours qu’ils avaient quitté Montauvent, et leurs provisions s’amenuisaient. Il continuait de pleuvoir.

Cette nuit-là, ils campèrent sur un affleurement rocheux, dans l’ombre d’une paroi où s’ouvrait une caverne peu profonde, une simple niche dans la falaise. Frodo était agité. Avec le froid et l’humidité, sa blessure était plus éprouvante que jamais : la douleur et la sensation de froid mortel le privaient de tout sommeil. Il se tournait et se retournait, prêtant une oreille craintive aux moindres bruits nocturnes : le vent dans les fissures de la roche, un égouttement d’eau, un craquement, le choc soudain et prolongé d’une pierre qui s’éboule. Puis il eut l’impression que des formes noires s’avançaient pour l’étouffer ; mais se redressant, il ne vit que l’Arpenteur assis le dos courbé, fumant sa pipe et faisant le guet. Il se recoucha et sombra dans un rêve inquiet. Il marchait sur l’herbe, dans son jardin du Comté ; mais celui-ci paraissait sombre et sans éclat, moins net que les grandes ombres noires qui regardaient par-dessus la haie.

Il se réveilla au matin pour s’apercevoir que la pluie avait cessé. Les nuages étaient encore épais, mais ils se rompaient, laissant paraître de pâles rubans bleus. Le vent tournait de nouveau. Leur départ ne fut pas matinal. Aussitôt après leur petit déjeuner, froid et triste, l’Arpenteur partit seul, disant aux autres de s’abriter sous la falaise jusqu’à ce qu’il revienne. Il allait tenter de grimper afin d’avoir une meilleure vue des terres.

À son retour, il se montra peu rassurant. « Nous sommes venus trop au nord, dit-il ; il nous faudra trouver moyen de redescendre vers le sud. Autrement, nous allons aboutir dans les Vallées d’Etten, loin au nord de Fendeval. C’est un pays de trolls que je connais peu. Nous pourrions nous frayer un chemin à travers, et rejoindre Fendeval par le nord ; mais ce serait trop long, car je ne saurais pas par où passer et nous finirions par manquer de nourriture. Il faut donc nous rendre au Gué de la Bruinen, peu importe comment nous y parviendrons. »

Ils passèrent le reste de la journée à clopiner en terrain rocailleux. Un passage entre deux collines les conduisit à une vallée orientée au sud-est, la direction qu’ils souhaitaient prendre ; mais vers la fin de l’après-midi, ils se retrouvèrent face à une haute crête qui leur barrait de nouveau la route : la ligne sombre qu’elle découpait sur le ciel présentait de nombreuses pointes dénudées, comme les dents d’une scie émoussée. Il leur fallait choisir : faire demi-tour ou l’escalader.

Ils décidèrent de tenter l’escalade, ce qui se révéla très difficile. Frodo fut bientôt obligé de descendre et de continuer à pied, au prix de grands efforts. Même alors, ils désespèrent souvent de faire monter leur poney, voire de trouver eux-mêmes un chemin, chargés comme ils l’étaient. Le jour venait à manquer et ils étaient tous épuisés quand ils arrivèrent enfin au sommet. Ils avaient grimpé jusqu’à un col étroit entre deux aiguilles ; les terres retombaient à pic non loin devant eux. Frodo se jeta sur le sol et resta étendu, frissonnant. Son bras gauche était inanimé ; son côté et son épaule semblaient pris dans des serres de glace. Les arbres et les rochers autour de lui paraissaient sombres et indistincts.

« On ne peut plus continuer, dit Merry à l’Arpenteur. J’ai peur que cette montée n’ait trop éprouvé Frodo. Je suis terriblement inquiet pour lui. Qu’allons-nous faire ? Croyez-vous qu’ils pourront le guérir à Fendeval, si nous y parvenons un jour ? »

« Nous verrons, répondit l’Arpenteur. Je ne peux rien faire de plus tant que nous sommes en pays sauvage ; et c’est surtout à cause de sa blessure que je suis si anxieux de presser le pas. Mais je suis d’accord : nous ne pouvons aller plus loin ce soir. »

« Qu’est-ce qu’il a, mon maître ? demanda Sam à voix basse, lui adressant un regard suppliant. Sa blessure était toute petite, et elle est déjà refermée. On ne voit plus rien sur son épaule, sauf une marque froide et blanche. »

« Frodo a été touché par les armes de l’Ennemi, dit l’Arpenteur, et il y a quelque mal ou poison à l’œuvre, face auquel mes dons sont impuissants. Mais ne désespérez pas, Sam ! »

La nuit était froide sur la haute crête. Ils allumèrent un petit feu sous les racines noueuses d’un vieux pin, perché au-dessus d’une fosse peu profonde : on eût dit que de la pierre y avait autrefois été extraite. Ils étaient tous assis les uns contre les autres. Un vent glacial soufflait à travers le col, et ils entendaient les cimes des arbres gémir et soupirer en contrebas. Frodo était étendu dans un demi-rêve, s’imaginant que des ailes noires balayaient sans fin le ciel au-dessus de lui ; des poursuivants étaient montés sur elles et le traquaient dans chaque recoin des collines.

L’aube se leva, claire et belle : l’air était pur, la lumière, pâle et nette dans un ciel lavé par la pluie. Ils reprirent courage, impatients de voir les rayons du soleil insuffler un peu de chaleur à leurs membres froids et engourdis. Dès qu’il fit jour, l’Arpenteur emmena Merry avec lui pour aller reconnaître les terres du haut de l’éminence à l’est du col. Le soleil s’était levé et brillait de tous ses feux, quand l’Arpenteur revint avec de meilleures nouvelles. Ils allaient maintenant à peu près dans la bonne direction. Et s’ils descendaient sur l’autre versant de la crête, ils auraient les Montagnes sur leur gauche. L’Arpenteur avait aperçu la Bruyandeau à quelque distance en avant ; et il savait que la Route menant au Gué, bien qu’il n’ait pu la voir, se trouvait près de la Rivière, longeant la rive de leur côté.

« Il faut maintenant regagner la Route, dit-il. On ne peut espérer trouver un chemin à travers ces collines. Quel que soit le danger qui nous y attende, la Route est notre seul moyen d’atteindre le Gué. »

Ils repartirent sitôt après avoir mangé. Ils descendirent lentement le versant sud de la crête, ce qui fut bien plus facile qu’ils ne s’y attendaient ; car la pente était beaucoup moins raide de ce côté, et Frodo put bientôt remonter en selle. Le pauvre vieux poney de Bill Fougeard développait un talent inespéré pour se frayer un chemin, et pour épargner à son cavalier autant de secousses que possible. Les voyageurs reprirent courage. Même Frodo se sentit mieux dans la lumière du matin ; mais par moments, une brume semblait lui obscurcir la vue, et il se passait la main sur les yeux.

Pippin marchait un peu en avant des autres. Soudain, il se retourna pour les appeler. « Il y a un sentier, ici ! » cria-t-il.

Quand ils l’eurent rejoint, ils virent que leur compagnon ne se trompait pas : les signes étaient nets, d’un sentier sinueux qui sortait des bois en contrebas pour aller se perdre au sommet de la colline derrière eux. Par endroits, il était désormais effacé et couvert de végétation, ou encombré de troncs et de pierres éboulées ; mais il semblait avoir été très fréquenté à une certaine époque. Quiconque l’avait tracé avait de forts bras et des pieds robustes. Ici et là, de vieux arbres avaient été coupés ou arrachés, et de gros rochers semblaient avoir été fendus ou déplacés afin de déblayer le chemin.

Ils suivirent cette piste pendant quelque temps, car c’était, et de loin, la manière la plus facile de descendre ; mais ils avançaient avec prudence, et leur inquiétude redoubla lorsqu’ils pénétrèrent dans les bois et que le sentier se fit plus évident et plus large. Sortant soudain d’une lisière de sapins, le chemin dévalait par une pente abrupte et tournait brusquement à gauche, contournant un éperon rocheux de la colline.

Parvenus en bas, ils regardèrent derrière le tournant et virent que le sentier se prolongeait sur un espace plat situé sous une falaise basse et surplombée d’arbres. Une porte entrebâillée s’ouvrait dans la paroi rocheuse, se tenant de travers sur une seule grande charnière.

Tous s’arrêtèrent devant la porte. Il y avait derrière une grotte ou une cave aménagée dans le roc, mais l’obscurité ne laissait rien voir de son intérieur. Sam, Merry et l’Arpenteur, poussant sur la porte de toutes leurs forces, parvinrent à l’entrouvrir un peu plus, puis l’Arpenteur entra avec Merry. Ils n’allèrent pas bien loin, car beaucoup de vieux ossements gisaient sur le sol, et rien d’autre ne se voyait près de l’entrée, hormis de grandes jarres vides et quelques pots cassés.

« Assurément un repaire de trolls, s’il en est ! dit Pippin. Allons, vous deux ! Sortez vite de ce trou et allons-nous-en. On sait maintenant qui a tracé ce sentier – et on ferait mieux de le quitter au plus vite. »

« Ce ne sera pas nécessaire, je pense, dit l’Arpenteur en sortant. C’est certainement un repaire de trolls, mais il semble abandonné depuis longtemps. Je ne crois pas qu’il y ait rien à craindre. Mais continuons de descendre prudemment, et nous verrons bien. »

Le sentier se poursuivait depuis la porte : tournant de nouveau à droite, il traversait l’espace plat et plongeait dans une pente densément boisée. Pippin, ne voulant montrer à l’Arpenteur qu’il avait encore peur, alla de l’avant avec Merry. Sam et l’Arpenteur suivaient de chaque côté du poney de Frodo, car le sentier était maintenant assez large pour quatre ou cinq hobbits marchant de front. Mais ils ne marchaient pas depuis bien longtemps que Pippin revint en courant, suivi de Merry. Ils semblaient tous deux terrifiés.

« Il y a des trolls ! s’écria Pippin, haletant. Dans une clairière non loin en bas. On les a aperçus à travers les troncs d’arbres. Ils sont très gros ! »

« Nous allons aller les voir », dit l’Arpenteur, ramassant un bâton. Frodo ne dit rien, mais Sam parut effrayé.

Le soleil avait beaucoup monté : il rayonnait à travers les branches à demi dénudées, jetant de brillantes taches de lumière dans la clairière. Ils s’arrêtèrent soudain au bord et regardèrent furtivement entre les troncs d’arbres, retenant leur souffle.

Les trolls se tenaient là : trois gros trolls. L’un d’eux était penché ; les deux autres le regardaient fixement.

L’Arpenteur s’approcha d’un air indifférent. « Debout, vieille pierre ! » dit-il, et il brisa son bâton sur le dos du troll penché.

Rien ne se produisit. Les hobbits stupéfaits étouffèrent un cri ; puis, même Frodo se mit à rire. « Eh bien ! dit-il. Nous oublions notre histoire familiale ! Ce doit être les trois mêmes trolls que Gandalf a surpris en train de se disputer sur la meilleure façon de cuire treize nains et un hobbit. »

« J’étais loin de me douter que nous étions dans les parages ! » dit Pippin. Il connaissait bien cette histoire. Bilbo et Frodo l’avaient souvent racontée ; mais en fait, il n’y avait jamais cru qu’à moitié. Il continuait d’ailleurs à observer les trolls de pierre avec suspicion, se demandant si quelque magie ne pourrait pas les ramener soudain à la vie.

« Vous oubliez non seulement votre histoire familiale, mais tout ce que vous avez jamais su à propos des trolls, dit l’Arpenteur. Nous sommes en plein jour, le soleil brille, et vous essayez de me faire peur avec vos histoires de trolls vivants prêts à nous accueillir dans cette clairière ! En tout cas, vous auriez pu remarquer que l’un d’entre eux porte un vieux nid d’oiseau derrière l’oreille. C’eût été un ornement des plus inhabituels pour un troll ! »

Tous rirent de bon cœur. Frodo sentit son courage ressusciter : le souvenir de Bilbo et de sa première aventure (couronnée de succès) lui réchauffait le cœur. Le chaud soleil, aussi, lui apportait quelque réconfort, et la brume qui lui voilait la vue semblait se dissiper un peu. Ils se reposèrent quelque temps dans la clairière des trolls et prirent leur repas de midi à l’ombre de leurs jambes épaisses.

« Quelqu’un pourrait nous chanter un petit quelque chose pendant que le soleil est encore haut ? demanda Merry quand ils eurent terminé. Cela fait des jours qu’on n’a pas eu droit à la moindre histoire ou chanson. »

« Pas depuis Montauvent », dit Frodo. Les autres le regardèrent. « Ne vous inquiétez pas pour moi, ajouta-t-il. Je me sens beaucoup mieux, mais je ne pense pas être en mesure de chanter. Sam peut sûrement se creuser les méninges et nous déterrer quelque chose. »

« Allons, Sam ! dit Merry. Il y en a davantage dans ta caboche que tu ne veux bien l’admettre. »

« J’en suis pas si sûr, dit Sam. Mais que diriez-vous de ça ? Pas ce que j’appelle de la vraie poésie : c’est rien que des bêtises, comprenez. Mais ces vieilles statues m’y ont fait penser. » Se levant, les mains derrière le dos comme s’il était en classe, il se mit à chanter sur un vieil air :





Le Troll de pierre, assis sur son derrière,

Mordillait un vieil os sans un morceau de chair ;

Toutes ces années, il l’avait rongé,

Car la viande était vraiment très rare.

Avare ! Barbare !

Il vivait en montagne, tout seul dans sa tanière,

Et la viande était vraiment très rare.

Tom vint le trouver sur ses grands pieds bottés.

Il dit à Troll : « Qu’est-ce dans tes mains crottées ?

On dirait le fémur de mon oncle Arthur

Qui devrait être au cimetière.

Sous pierre ! Sous terre !

Y a de ça des années qu’il nous a quittés

Et j’ le croyais au cimetière. »

« Mon gars, dit Troll, t’en as de drôles.

Qu’est-ce que des os laissés dans le sol ?

Ton vieux lascar était raide comme une barre

Quand j’ lui ai pris son gigot.

Bigot ! Nigaud !

Il peut tendre la jambe pour un pauvre troll

Et me prêter son gigot. »

Tom dit : « J’ vois pas pourquoi un type comme toi

Ferait main basse sur le tibia,

La jambe ou le gigot du vieux frère à mon père ;

Alors rends-moi ce vieil os !

Colosse ! Molosse !

Si mort qu’il soit, il est dans son droit ;

Alors rends-moi ce vieil os ! »

« Un peu plus, dit Troll en un rictus,

Et j’ te dévore aussi, fémur et humérus.

De la viande fraîche me redonnerait la pêche !

J’ vais m’ faire les dents sur toi, là.

Hé, là ! Viens, là !

J’en ai assez d’éplucher tous ces vieux détritus ;

J’ veux bien dîner de toi, là. »

Croyant ici son dîner pris,

Il vit que ses mains n’avaient rien saisi.

Avant qu’il le repère, Tom le prit à revers

Et lui mit sa botte au croupion.

Oignon ! Trognon !

Pour lui apprendre à vivre, qu’il se dit,

Rien de mieux qu’une botte au croupion.

Mais plus durs que la pierre sont les os et la chair

D’un troll des montagnes assis en solitaire.

Autant botter la racine des collines

Car le derrière d’un troll n’en sent rien.

Coquin ! Malin !

Le vieux Troll rit quand Tom se mit à braire,

Car son pied, lui, le sentait très bien.

Tom est éclopé depuis qu’il est rentré,

Et son pied débotté restera estropié ;

Mais Troll s’en balance, et il fait bectance

Avec l’os qu’il a fauché à son détenteur.

Voleur ! Blagueur !

Son vieux derrière n’a pas changé,

Ni l’os qu’il a fauché à son détenteur.

« Eh bien, nous voilà tous prévenus ! dit Merry en riant. Encore heureux que l’Arpenteur se soit servi d’un bâton et non de sa main ! »

« Où as-tu pêché ça, Sam ? demanda Pippin. Je ne connaissais pas ces paroles. »

Sam marmonna quelque chose d’incompréhensible. « C’est lui qui a tout inventé, naturellement, dit Frodo. J’apprends bien des choses au sujet de Sam Gamgie depuis que nous sommes en voyage. J’ai su qu’il était un conspirateur, et maintenant c’est un bouffon. Il finira magicien – ou guerrier ! »

« J’espère que non, dit Sam. J’ai pas envie d’être aucun des deux. »

L’après-midi venu, ils continuèrent à descendre dans les bois. Sans doute étaient-ils sur la piste même que Gandalf, Bilbo et les nains avaient suivie, toutes ces années auparavant. Au bout de quelques milles, ils arrivèrent au sommet d’un haut talus dominant la Route. Celle-ci, ayant laissé la Fongrège loin derrière dans sa vallée étroite, longeait à présent le pied des collines, ondulant et serpentant vers l’est, à travers bois et bruyères, vers le Gué et les Montagnes. Non loin sur le talus, l’Arpenteur désigna une pierre dans l’herbe. À sa surface se voyaient encore des runes naines et des marques secrètes, grossièrement gravées et désormais très érodées.

« Voilà ! dit Merry. Ce doit être la pierre qui marque l’endroit où ils ont caché l’or des trolls. Que reste-t-il de la part de Bilbo, hein, Frodo ? »

Frodo, regardant la pierre, se prit à souhaiter que Bilbo n’ait rapporté rien de plus périlleux, ni aucun trésor plus difficile à abandonner. « Il n’en reste rien, dit-il. Bilbo a tout donné. Il n’a jamais eu le sentiment que cet or lui appartenait, disait-il, puisqu’il provenait de voleurs. »

La Route s’étendait, calme sous les ombres longues, dans le soir tombant. On n’y voyait pas le moindre signe de voyageurs à part eux ; et comme il n’y avait plus d’autre chemin possible, ils descendirent le talus et, tournant à gauche, poursuivirent leur route du plus vite qu’ils le purent. Le soleil plongeait rapidement à l’ouest, et disparut bientôt derrière un épaulement des collines. Un vent froid descendit à leur rencontre, venu des montagnes de l’est.

Ils commençaient à chercher, aux abords de la Route, un endroit où passer la nuit, lorsqu’ils entendirent un son qui ranima une peur soudaine dans leur cœur : des claquements de sabots derrière eux. Ils se retournèrent, mais ne purent voir bien loin sur la Route, sinueuse et onduleuse. Ils se précipitèrent hors du chemin battu et grimpèrent dans les profonds fourrés de bruyère et de myrtille jusqu’à un bouquet de noisetiers touffus. Regardant furtivement entre les buissons, ils voyaient la Route, pâle et grise dans le jour défaillant, à une trentaine de pieds en contrebas. Les sabots s’approchaient. Ils allaient rapidement, d’un léger clipeti-clipeti-clip. Puis, indistinctement, ils perçurent un faible tintement, comme un bruit de clochettes emporté par la brise.

« On ne dirait pas le cheval d’un Cavalier Noir ! » dit Frodo, écoutant d’une oreille attentive. Les autres, encouragés, le reconnurent, mais tous demeuraient néanmoins méfiants. Ils craignaient depuis si longtemps d’être poursuivis que tout bruit montant derrière eux leur paraissait hostile et de mauvais augure. Mais l’Arpenteur, maintenant penché en avant, se baissait jusqu’à terre, la main à l’oreille et la mine réjouie.

La lumière s’évanouissait, et les feuilles bruissaient doucement dans les buissons. Les clochettes tintaient, plus claires et plus proches, et les sabots trottaient vivement, clipeti-clip. Un cheval blanc apparut soudain en bas, luisant dans les ombres, courant prestement. Sa têtière étincelait et scintillait dans le crépuscule, comme parsemée de gemmes semblables à de vives étoiles. Le cavalier laissait sa cape voler derrière lui, son capuchon rejeté sur ses épaules ; sa chevelure dorée flottait, chatoyante, au vent de sa course. Aux yeux de Frodo, une lumière blanche semblait émaner de la forme et de la vêture du cavalier, comme au travers d’un mince voile.

L’Arpenteur bondit hors de sa cachette et se précipita vers la Route, fonçant à travers la bruyère avec un cri ; mais avant même qu’il eût bougé ou appelé, le cavalier avait serré la bride à sa monture et s’était arrêté, levant les yeux vers le fourré où ils étaient cachés. En voyant l’Arpenteur, il mit pied à terre et courut à sa rencontre, criant : Ai na vedui Dúnadan ! Mae govannen ! Son parler, de même que sa voix claire et sonore, ne laissèrent aucun doute dans leur cœur : il était de la gent elfique. Nuls autres habitants du vaste monde n’avaient de voix si belles à entendre. Mais il semblait y avoir un soupçon de hâte ou de crainte dans son appel, et ils virent qu’il s’adressait maintenant à l’Arpenteur avec instance et précipitation.

L’Arpenteur leur fit bientôt signe d’approcher. Quittant les buissons, les hobbits se hâtèrent de redescendre jusqu’à la Route. « Voici Glorfindel, qui demeure dans la maison d’Elrond », dit l’Arpenteur.

« Salut à toi ! Que voilà une heureuse rencontre, enfin ! dit le seigneur elfe, se tournant vers Frodo. J’ai été envoyé de Fendeval pour aller à ta recherche. Nous craignions que tu ne sois en danger sur la route. »

« Gandalf est donc arrivé à Fendeval ? » s’écria Frodo avec joie.

« Non. Il n’y était pas quand je suis parti ; mais c’était il y a neuf jours, répondit Glorfindel. Elrond a reçu des nouvelles qui l’ont grandement troublé. Quelques-uns des miens, voyageant dans ton pays delà le Baranduin1, ont appris que bien des choses n’allaient pas, et ils ont envoyé des messages aussi vite qu’ils l’ont pu. Ils disaient que les Neuf avaient été vus de par le monde ; et que tu errais, chargé d’un lourd fardeau, mais sans guide, car Gandalf n’était pas revenu. Peu de gens, même à Fendeval, peuvent chevaucher pour affronter ouvertement les Neuf ; mais si peu qu’ils soient, Elrond les a envoyés au nord, à l’ouest et au sud. On a cru que vous pourriez faire un très long détour pour fuir la poursuite, et finir par vous perdre dans la Sauvagerie.

« C’est à moi qu’il revint de prendre la Route, et je me rendis au Pont de la Mitheithel et y laissai un signe, il y a de cela près d’une semaine. Trois des serviteurs de Sauron se trouvaient sur le Pont, mais ils battirent en retraite et je les pourchassai vers l’ouest. J’en rencontrai aussi deux autres, mais ils s’enfuirent vers le sud. Depuis lors, je suis à la recherche de votre piste. Je l’ai trouvée il y a deux jours et je l’ai suivie par-delà le pont ; et j’ai découvert aujourd’hui l’endroit où vous êtes redescendus des collines. Mais allons ! Il n’y a plus le temps pour d’autres nouvelles. Puisque vous êtes là, il nous faut prendre le risque de rejoindre la Route et continuer notre chemin. Cinq sont derrière nous, et quand ils trouveront votre piste sur la Route, ils chevaucheront après nous, rapides comme le vent. Et ils n’y sont pas tous. J’ignore où peuvent se trouver les quatre autres. Je crains qu’en arrivant au Gué, nous le trouvions déjà tenu par l’ennemi. »

Tandis que parlait Glorfindel, les ombres du soir s’épaississaient. Frodo sentit une grande fatigue l’envahir. Depuis que le soleil avait commencé à descendre, la brume qui voilait son regard s’était assombrie, et il sentait qu’une ombre s’interposait entre lui et le visage de ses amis. La douleur l’assaillait à présent, et une vive sensation de froid. Chancelant, il s’agrippa au bras de Sam.

« Mon maître est blessé et malade, dit Sam avec colère. Il peut pas continuer à chevaucher toute la nuit. Il a besoin de se reposer. »

Glorfindel saisit Frodo au moment où celui-ci s’effondrait. Il le prit doucement dans ses bras et scruta son visage d’un air profondément anxieux.

L’Arpenteur raconta brièvement l’attaque de leur campement à l’ombre de Montauvent, et la découverte du poignard mortel. Il sortit le manche, qu’il avait gardé, et le tendit à l’Elfe. Glorfindel frissonna en le prenant, mais il l’examina avec attention.

« Des signes maléfiques sont inscrits sur ce manche, dit-il ; quoique vos yeux ne puissent peut-être les voir. Conservez-le, Aragorn, jusqu’à ce que nous atteignions la maison d’Elrond ! Mais méfiez-vous, et abstenez-vous autant que faire se peut de le manipuler ! Hélas ! les blessures infligées par cette arme sont au-delà de mes pouvoirs de guérison. Je vais faire tout mon possible – mais je vous engage d’autant plus à partir dès maintenant, sans vous reposer. »

Ses doigts explorèrent la blessure qui glaçait l’épaule de Frodo, et il prit un air plus grave encore, comme troublé par ce qu’il venait d’apprendre. Mais Frodo sentit le froid diminuer dans son bras et dans son côté : une faible chaleur se diffusa de son épaule à sa main, et la douleur se calma un peu. La pénombre du soir parut s’éclaircir autour de lui, comme si un nuage venait de se dissiper. Il distinguait plus nettement la figure de ses amis, et se sentit porté, dans une certaine mesure, par un nouvel espoir et par de nouvelles forces.

« Tu iras sur mon cheval, dit Glorfindel. Je vais raccourcir les étriers jusqu’au bord de la selle, et tu devras t’y asseoir en serrant les jambes le plus possible. Mais ne crains rien : mon cheval ne laissera tomber aucun cavalier que je lui enjoins de porter. Son pas est léger et souple ; et si le danger nous presse de trop près, il t’emmènera à une vitesse que même les coursiers noirs de l’ennemi ne sauraient égaler. »

« Non, il ne fera pas ça ! dit Frodo. Je ne le monterai pas, s’il doit m’emporter à Fendeval ou ailleurs pendant que mes amis restent derrière, exposés au danger. »

Glorfindel sourit. « Je ne crois pas que tes amis seraient en danger, dit-il, si tu n’étais pas avec eux ! L’ennemi te talonnerait et nous laisserait en paix, je pense. C’est toi, Frodo, et ce que tu portes, qui nous mettez tous en péril. »

À cela, Frodo ne put rien répondre, et on le persuada de monter le cheval blanc de Glorfindel. En échange, le poney reçut une bonne partie du fardeau des autres. Ils marchèrent alors plus légèrement et, pour un temps, allèrent bon train ; mais les hobbits trouvèrent bientôt difficile de suivre le pas vif et infatigable de l’Elfe. Il les mena loin, dans la gueule des ténèbres, et plus loin encore, au cœur d’une nuit sombre et nuageuse. Il n’y avait ni étoile, ni lune. Il ne leur permit pas de faire halte avant la grisaille de l’aube. Alors Pippin, Merry et Sam dormaient presque sur leurs jambes titubantes ; même l’Arpenteur avait les épaules affaissées et semblait fatigué. Frodo, sur sa monture, était plongé dans un sombre rêve.

Ils s’affalèrent dans la bruyère à quelques dizaines de pieds du bord de la route, et tombèrent immédiatement endormis. Ils semblaient tout juste avoir fermé les paupières quand Glorfindel, qui avait assuré le guet pendant leur sommeil, les réveilla. Le soleil du matin avait beaucoup grimpé, et les nuages et les brumes nocturnes avaient disparu.

« Buvez ceci ! » dit Glorfindel, leur versant à chacun, de sa flasque de cuir cloutée d’argent, un peu de liqueur. Claire comme de l’eau de source, elle n’avait aucun goût et n’était ni fraîche ni chaude dans la bouche ; mais en la buvant, la force et la vigueur semblaient affluer dans tous leurs membres. Après un tel breuvage, le pain rassis et les fruits secs (il ne leur restait à présent rien d’autre) parurent mieux satisfaire leur faim que maint délicieux petit déjeuner ne l’avait fait dans le Comté.

Ils reprirent la Route après s’être reposés un peu moins de cinq heures. Glorfindel les incitait encore à presser le pas, et de toute la journée, il ne leur accorda que deux brèves haltes. Ils parcoururent ainsi près de vingt milles avant la tombée de la nuit, et parvinrent à un endroit où la Route tournait à droite et plongeait vers le fond de la vallée, tout droit vers la Bruinen. Les hobbits n’avaient jusqu’alors rien vu ou entendu qui leur fît craindre d’être rejoints ; mais souvent il arrivait que Glorfindel s’arrêtât un moment pour écouter, quand ils traînaient derrière, et son visage se couvrait d’angoisse. Une fois ou deux, il s’adressa à l’Arpenteur dans la langue elfique.

Mais quelle que fût l’inquiétude de leurs guides, de toute évidence, les hobbits ne pouvaient aller plus loin ce soir-là. Ils trébuchaient, étourdis de fatigue, incapables de penser à quoi que ce soit d’autre que leurs pieds et leurs jambes. La douleur de Frodo avait redoublé, et pendant la journée, les êtres et les objets autour de lui s’estompaient, se réduisaient à des ombres d’un gris fantomatique. Il fut presque soulagé de voir la nuit tomber, car à ses yeux, le monde semblait alors moins pâle et vide.

Les hobbits étaient encore las au moment de se remettre en route, tôt le lendemain matin. Il y avait encore plusieurs milles à faire avant d’atteindre le Gué, et ils avançaient clopin-clopant, aussi vite qu’ils le pouvaient.

« Notre péril sera d’autant plus grand quand nous serons près d’atteindre la rivière, dit Glorfindel, car mon cœur m’avertit que nos poursuivants se hâtent à présent derrière nous ; et un autre danger nous attend peut-être au Gué. »

La Route continuait de descendre régulièrement, et par endroits, elle était bordée d’une herbe dense où les hobbits marchaient quand ils le pouvaient, afin de reposer leurs pieds meurtris. En fin d’après-midi, ils arrivèrent à un endroit où la Route passait soudainement dans l’ombre de grands pins, avant de s’enfoncer dans une profonde tranchée dont les murs de pierre rougeâtre s’élevaient à pic de chaque côté, ruisselant d’humidité. Comme ils se hâtaient de la traverser, elle était parcourue d’échos ; et on eût dit que de nombreux pas suivaient rapidement les leurs. Tout à coup, comme par un portail de lumière, la Route déboucha de l’autre côté du tunnel. Là, au bas d’une forte déclivité, ils virent s’étendre devant eux un long mille plat, et au-delà, le Gué de Fendeval. De l’autre côté s’élevait une berge brune et escarpée où se faufilait un sentier sinueux ; derrière, les hautes montagnes escaladaient, éperon par-dessus éperon, cime après cime, le bleu estompé du ciel.

Un écho de poursuite subsistait dans la tranchée derrière eux : un bruit torrentueux, comme si un vent se levait et se déversait dans les branches des pins. Glorfindel se retourna un moment pour écouter, puis il s’élança avec un grand cri.

« Fuyez ! s’écria-t-il. Fuyez ! L’ennemi est sur nous ! » Le cheval blanc bondit en avant. Les hobbits dévalèrent la pente. Glorfindel et l’Arpenteur les suivirent à l’arrière-garde. Ils n’avaient franchi que la moitié du plat, quand soudain retentit un tonnerre de chevaux au galop. Du portail d’arbres dont ils étaient sortis surgit un Cavalier Noir. Il serra la bride à sa monture et s’arrêta, vacillant sur sa selle. Un autre le rejoignit, puis encore un autre ; et enfin, deux de plus.

« En avant ! Au galop ! » cria Glorfindel à Frodo.

Il n’obéit pas tout de suite, saisi d’une étrange hésitation. Remettant son cheval au pas, il se retourna et regarda en arrière. Les Cavaliers semblaient trôner sur leurs grands coursiers comme de sinistres statues au sommet d’une colline, sombres et massives, tandis que tous les bois et les terres alentour s’estompaient comme dans un brouillard. Soudain, il sut en son cœur qu’ils lui ordonnaient d’attendre, sans mot dire. Puis, la peur et la haine s’éveillèrent en lui tout à coup. Sa main lâcha la bride et agrippa la poignée de son épée. Il la tira avec un éclair rouge.

« Au galop ! Au galop ! » cria Glorfindel ; puis, d’une voix claire et forte, il commanda à son cheval dans la langue des elfes : noro lim, noro lim, Asfaloth !

Le cheval blanc s’élança aussitôt, et fila comme le vent dans la dernière ligne droite. Au même moment, les chevaux noirs dévalèrent la colline à sa poursuite, et un terrible cri monta des Cavaliers, comme ceux qui avaient rempli les bois d’horreur, loin de là, dans le Quartier Est. Une réponse vint ; et au grand désarroi de Frodo et de ses amis, quatre autres Cavaliers surgirent en trombe d’entre les arbres et les rochers sur la gauche. Deux d’entre eux se dirigèrent vers Frodo ; les deux autres galopèrent follement vers le Gué afin de lui barrer la route. Ils lui semblaient galoper comme l’éclair et se faire toujours plus grands et plus sombres, tandis que leur course convergeait avec la sienne.

Frodo jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il ne voyait plus ses amis. Les Cavaliers à ses trousses perdaient du terrain : même leurs grands coursiers ne pouvaient rivaliser avec la rapidité du cheval elfe de Glorfindel. Il se tourna de nouveau vers l’avant, et tout espoir s’évanouit. Il ne semblait avoir aucune chance d’atteindre le Gué avant d’être intercepté par les autres qui s’étaient tenus en embuscade. Il les voyait à présent très nettement : ils semblaient s’être défaits de leurs capes et capuchons noirs, et ils étaient vêtus de blanc et de gris. Leurs mains livides tenaient des épées nues ; leurs têtes étaient coiffées de heaumes. Leurs yeux scintillaient avec froideur, et leurs voix implacables l’appelaient.

Frodo fut tout entier envahi par la peur. Il ne songeait plus à son épée. Aucun cri ne sortit de sa bouche. Il ferma les yeux et s’agrippa à la crinière du cheval. Le vent sifflait à ses oreilles, et les clochettes stridentes tintaient farouchement sur le harnais. Un souffle de froid mortel le transperça comme une lance tandis que, d’un dernier élan, tel un éclair de feu blanc, le cheval elfe, filant à tire-d’aile, passait au visage du Cavalier le plus avancé.

Frodo entendit un éclaboussement d’eau. Elle écumait à ses pieds. Il sentit sa monture se soulever et s’élancer d’une traite alors qu’elle quittait la rivière et se hissait avec peine sur le sentier pierreux. Il gravissait la berge escarpée. Il avait franchi le Gué.

Mais ses poursuivants le talonnaient. Son cheval s’arrêta en haut de la berge et se retourna avec un formidable hennissement. Neuf Cavaliers se tenaient sous eux au bord de l’eau, et Frodo sentit son cœur vaciller devant la menace de leurs visages levés vers lui. Il ne voyait rien qui pût les empêcher de traverser aussi facilement qu’il l’avait fait ; et il sentait qu’il était inutile d’essayer de fuir par le long sentier incertain qui menait du Gué jusqu’à la lisière de Fendeval, si les Cavaliers venaient à traverser. Il sentait en tout cas qu’on lui ordonnait instamment de s’arrêter. La haine monta de nouveau en lui, mais il n’avait plus la force de refuser.

Soudain, le premier Cavalier éperonna son cheval. Celui-ci renâcla devant l’eau et se cabra. Se redressant avec effort, Frodo brandit son épée.

« Allez-vous-en ! cria-t-il. Retournez au Pays de Mordor, et cessez de me suivre ! » Sa voix paraissait faible et stridente à ses oreilles. Les Cavaliers firent halte, mais Frodo n’avait pas le pouvoir de Bombadil. Ses ennemis se rirent de lui, d’un rire dur et froid. « Reviens ! Reviens ! lancèrent-ils. Au Mordor nous t’emmènerons ! »

« Allez-vous-en ! » souffla-t-il.

« L’Anneau ! L’Anneau ! » crièrent-ils d’une voix mortelle ; et soudain, leur chef poussa son cheval dans l’eau, suivi de près par deux autres.

« Par Elbereth et Lúthien la Belle ! dit Frodo en un ultime effort, levant son épée, vous n’aurez ni l’Anneau, ni moi ! »

Alors le chef, qui se tenait à présent au milieu du Gué, se dressa de façon menaçante sur ses étriers, et il leva une main. Frodo se trouva frappé de mutisme. Il sentit sa langue coller à son palais et son cœur flancher. Son épée se brisa et tomba de sa main tremblante. Le cheval elfe se cabra et s’ébroua. Le premier des chevaux noirs avait presque foulé la rive.

À ce moment-là vint un grondement de torrent : un bruit d’eaux tumultueuses charriant quantité de pierres. Sous lui, indistinctement, Frodo vit les eaux de la rivière monter, tandis qu’une cavalerie de vagues empanachées se ruait le long de son cours. Des flammes blanches semblaient danser sur leurs crêtes ; et il crut même apercevoir, parmi les flots, des cavaliers blancs sur des montures opalines, aux crinières écumantes. Les trois Cavaliers qui se trouvaient encore au milieu du Gué furent submergés : ils disparurent, soudain emportés par des eaux courroucées. Ceux qui étaient derrière se replièrent, atterrés.

Dans un dernier sursaut de conscience, Frodo entendit des cris, et il lui sembla voir, derrière les Cavaliers qui hésitaient sur la rive, une brillante silhouette de lumière blanche ; et derrière elle, de plus petites formes, sombres et indistinctes, armées de brandons qui flamboyaient dans la brume grise en train de recouvrir le monde.

Les chevaux noirs furent frappés de folie : bondissant de terreur, ils entraînèrent leurs cavaliers dans les flots démontés. Leurs cris perçants furent noyés par le grondement de la rivière qui les emportait. Alors Frodo se sentit tomber, et le grondement et la confusion parurent s’élever pour l’engloutir avec ses adversaires. Il n’entendit et ne vit plus rien.










1.

Le fleuve Brandivin.

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