9Le Grand Fleuve










Frodo fut réveillé par Sam. Il constata qu’il était étendu, bien enveloppé, sous de grands arbres à l’écorce grise dans un coin paisible des bois qui occupaient la rive occidentale du Grand Fleuve, l’Anduin. Il avait dormi toute la nuit : la grisaille du matin luisait faiblement à travers les branches dénudées. Gimli s’affairait tout près autour d’un petit feu.

Ils se remirent en route avant le plein jour. Non que la plupart d’entre eux aient été pressés de descendre au sud : ils n’étaient pas fâchés de savoir que leur décision, qu’ils devraient prendre au plus tard en arrivant au Rauros et à l’île de l’Aigreroc, pouvait encore attendre quelques jours ; et ils laissaient le Fleuve les porter à son rythme, n’ayant aucun désir de se hâter vers les périls qui les attendaient, peu importe le chemin qu’ils choisiraient en fin de compte. Aragorn les laissait faire, ménageant leurs forces en vue de la fatigue à venir. Mais il tenait au moins à ce qu’ils partent de bonne heure chaque matin et poursuivent leur route jusque tard le soir ; car il sentait en son cœur que le temps pressait, et il craignait que le Seigneur Sombre ne soit pas resté oisif pendant qu’ils s’attardaient en Lothlórien.

Néanmoins, ils ne virent aucun signe d’un quelconque ennemi ce jour-là, ni le lendemain. Les heures grises et monotones se succédèrent sans incident. Tout au long de la troisième journée, les terres se transformèrent peu à peu : les arbres se raréfièrent et finirent par disparaître complètement. Sur la berge orientale, à main gauche, ils voyaient de longues pentes informes s’étendre au loin et vers le haut : elles avaient un aspect brunâtre et desséché, comme si un incendie les avait balayées sans épargner le moindre brin d’herbe : une terre hostile et ravagée, sans même un arbre mutilé ou une pierre insolite pour atténuer le sentiment de désolation. Ils étaient parvenu aux Terres Brunes qui s’étendaient, vastes et désolées, entre le sud de Grand’Peur et les collines des Emyn Muil. Quel fléau ou guerre ou forfait de l’Ennemi avait ainsi défiguré toute cette région, même Aragorn ne pouvait le dire.

À l’ouest, sur leur droite, le pays était tout aussi dénué d’arbres, mais il était plat et très souvent vert, car traversé de vastes prairies. De ce côté du Fleuve, ils passaient de grandes forêts de roseaux, si hautes qu’elles cachaient toute la vue à l’ouest, tandis que les petits bateaux longeaient leurs bords frémissants avec un doux clapotis. Leurs panaches flétris et sombres se balançaient dans l’air léger et froid avec un friselis mélancolique. De temps en temps, par des trouées, Frodo avait de soudains aperçus de prés onduleux, et plus loin, de collines éclairées par le couchant ; et à l’horizon, une ligne sombre où s’alignaient les premiers rangs des Montagnes de Brume dans leur marche vers le sud.

Il n’y avait pas le moindre signe ou mouvement d’êtres vivants, hormis les oiseaux. Ceux-ci étaient nombreux, petits volatiles sifflant et pépiant dans les roseaux, mais on les voyait rarement. Une ou deux fois, les voyageurs entendirent le froufrou et le gémissement d’ailes de cygne : levant les yeux, ils virent une grande phalange s’étirer sur le ciel.

« Des cygnes ! s’écria Sam. Et pas mal gros, en plus ! »

« Oui, dit Aragorn, et ce sont des cygnes noirs. »

« Tout ce vaste pays semble si vide et triste ! dit Frodo. J’ai toujours pensé que plus on descendait au sud, plus les terres devenaient chaudes et agréables, jusqu’à ce que l’hiver ne soit plus qu’un souvenir. »

« Mais nous ne sommes pas encore descendus loin au sud, répondit Aragorn. L’hiver est toujours là, et nous sommes loin de la mer. Ici, le monde est froid jusqu’au soudain printemps, et nous pourrions encore avoir de la neige. Loin au midi, dans la baie du Belfalas où se jette l’Anduin, le temps est peut-être agréable, ou il le serait n’était la menace de l’Ennemi. Mais ici, nous ne sommes pas, je suppose, à plus de soixante lieues au-dessous du Quartier Sud de votre Comté, à de longues centaines de milles d’ici. Vous regardez en ce moment au sud-ouest, vers les plaines nord du Riddermark, le Rohan, où vivent les Seigneurs des Chevaux. Nous arriverons avant peu à l’embouchure de la Limeclaire, qui descend de Fangorn pour rejoindre le Grand Fleuve. Elle marque la frontière nord du Rohan ; et jadis, tout ce qui se trouvait entre la Limeclaire et les Montagnes Blanches appartenait aux Rohirrim. C’est une terre généreuse et attrayante, et l’herbe là-bas n’a pas son pareil ; mais en ces jours funestes, les gens ne vivent pas en bordure du Fleuve et n’y viennent pas souvent à cheval. L’Anduin est large, mais les orques peuvent tirer leurs flèches à bonne distance sur la rive opposée ; et dernièrement, à ce que l’on dit, ils ont osé traverser l’eau et piller les troupeaux et les haras du Rohan. »

Sam promenait les yeux d’une rive à l’autre, l’air inquiet. Plus tôt, les arbres lui avaient paru hostiles, abritant peut-être des regards secrets ou des dangers embusqués ; maintenant, il aurait voulu que les arbres reviennent. Il avait le sentiment que la Compagnie était nue, flottant sur de petits bateaux à découvert au milieu de terres sans asile, sur un fleuve qui se trouvait être une frontière de guerre.

Dans les jours qui suivirent, à mesure qu’ils progressaient vers le sud, ce sentiment d’insécurité gagna toute la Compagnie. Pendant une journée entière, ils saisirent leurs pagaies et se dépêchèrent d’aller de l’avant. Les berges défilèrent. Bientôt, le Fleuve s’élargit et se fit moins profond : de longues plages pierreuses s’étendaient à l’est, et des bancs de cailloux apparaissaient sous l’eau qu’ils devaient soigneusement éviter. Les Terres Brunes s’élevèrent en de hautes plaines désertiques où soufflait un froid vent d’est. De l’autre côté, les prés s’étaient changés en coteaux vallonnés et secs, au milieu d’un pays de fagnes et d’herbe drue. Frodo frissonna, songeant aux pelouses et aux fontaines, au soleil clair et aux douces averses de la Lothlórien. Peu de paroles et aucun rire ne montaient des bateaux. Chaque membre de la Compagnie était absorbé dans ses propres réflexions.

Le cœur de Legolas courait sous les étoiles d’une nuit d’été dans quelque clairière du Nord, parmi les bois de hêtres ; Gimli tâtait de l’or en pensée, se demandant si le minerai était assez noble pour garnir la monture du présent de la Dame. Merry et Pippin étaient mal à l’aise dans la barque du milieu, car Boromir murmurait entre ses dents, parfois en se rongeant les ongles, comme si un doute ou une inquiétude le dévorait, saisissant parfois une pagaie et approchant sa barque de celle d’Aragorn. Alors Pippin, assis en proue face vers l’arrière, voyait s’allumer une étrange lueur dans son regard, au moment il dévisageait Frodo dans l’embarcation devant lui. Sam avait conclu depuis longtemps que, si les bateaux n’étaient peut-être pas aussi dangereux que ses aînés le lui avaient inculqué, ils étaient autrement plus inconfortables que ce qu’il avait lui-même imaginé. Il se sentait à l’étroit et malheureux, n’ayant rien d’autre à faire que de regarder le paysage hivernal avancer à pas de tortue, ainsi que l’eau grise de chaque côté. Même quand ils se servaient des pagaies, ils n’en confiaient jamais à Sam.

Le quatrième jour, à la nuit tombante, Sam regardait en arrière, par-dessus les têtes inclinées de Frodo et d’Aragorn et les embarcations qui les suivaient ; il somnolait et ne songeait plus qu’au prochain campement et à sentir le sol sous ses pieds. Soudain, quelque chose attira son regard : il s’y arrêta, d’un œil indifférent au début, puis se redressa et se frotta les yeux ; mais lorsqu’il y regarda une deuxième fois, il ne vit plus rien.

Cette nuit-là, ils campèrent sur un petit îlot près de la rive occidentale. Sam était enroulé dans des couvertures au côté de Frodo. « J’ai fait un drôle de rêve une heure ou deux avant qu’on s’arrête, monsieur Frodo, dit-il. Mais p’t-être bien que c’était pas un rêve. C’était drôle, en tout cas. »

« Oui, alors c’était quoi ? » demanda Frodo, sachant que Sam ne fermerait pas l’œil avant d’avoir raconté son histoire, qu’importe ce que c’était. « Rien n’a pu m’arracher un sourire depuis que nous avons quitté la Lothlórien. »

« C’était pas drôle de cette façon-là, monsieur Frodo. C’était bizarre. Vraiment pas normal, si je rêvais pas. Et vous feriez mieux de l’entendre. Eh bien, voilà : j’ai vu une bûche avec des yeux ! »

« D’accord pour la bûche, dit Frodo. Il y en a beaucoup sur le Fleuve. Mais laisse tomber les yeux ! »

« Ah ! ça non, dit Sam. C’est les yeux qui m’ont fait bondir, comme qui dirait. J’ai vu ce qui m’avait l’air d’une bûche flotter dans le demi-jour derrière la barque de Gimli ; mais je lui ai pas fait tellement attention. Puis on aurait dit que la bûche nous rejoignait petit à petit. Et j’ai trouvé ça particulier, comme on dit, vu que tout le monde flottait sur le Fleuve ensemble. C’est à ce moment-là que j’ai vu les yeux : deux espèces de points clairs, comme luisants, sur une bosse de ce côté-ci de la bûche. Et c’était pas une bûche, qui plus est, parce qu’elle avait des pieds palmés, presque comme un cygne, seulement ils avaient l’air plus gros, et ils arrêtaient pas de rentrer et de sortir de l’eau.

« C’est là que je me suis rassis tout d’un coup pour me frotter les yeux, prêt à crier si elle était encore là, une fois que je me serais eu désengourdi. Parce que le je-sais-pas-quoi, il arrivait vite derrière Gimli. Je sais pas si les deux lampes m’ont vu bouger et loucher dessus, ou bien si j’ai seulement repris mes sens. Mais quand j’ai regardé la deuxième fois, elles étaient plus là. N’empêche que j’ai cru voir du coin de l’œil, comme on dit, quelque chose de sombre se sauver dans l’ombre de la berge. Sauf que j’ai pas revu d’autres yeux par après.

« “Tu rêves encore, Sam Gamgie”, que je me suis dit ; et j’ai rien dit d’autre sur le moment. Mais plus j’y pense, plus j’ai des doutes. Qu’est-ce que vous pensez de ça, monsieur Frodo ? »

« Je n’y verrais qu’une bûche dans la nuit tombante et le sommeil dans tes yeux, Sam, dit Frodo, si ces lampes n’avaient pas été vues avant. Mais elles l’ont été. Je les ai vues là-bas au nord, avant que nous arrivions dans la Lórien. Et j’ai vu une créature étrange grimper vers notre flet cette nuit-là, avec les mêmes yeux. Haldir l’a vue aussi. Et te souviens-tu des nouvelles rapportées par les Elfes qui ont poursuivi la bande d’orques ? »

« Oh ! dit Sam, que oui ; et je me souviens aussi d’autre chose. J’aime pas trop l’idée qui me vient ; mais en pensant à ci et à ça, aux histoires de M. Bilbo et tout, je pense pouvoir mettre un nom sur cette créature-là, rien qu’en devinant. Un vilain nom. Gollum, peut-être ? »

« Oui, c’est ce que je crains depuis un bon moment, dit Frodo. Depuis cette nuit-là sur le flet. Je suppose qu’il était terré en Moria et qu’il a flairé notre piste là-bas ; mais j’espérais que notre séjour en Lórien l’aurait semé. Cette misérable créature devait être tapie dans les bois près de l’Argentine, surveillant notre départ ! »

« C’est à peu près ça, dit Sam. Et on ferait bien de se surveiller un peu mieux nous-mêmes, sinon, on se réveillera une de ces nuits avec de vilains doigts autour du cou, à supposer qu’on se réveille pour sentir quelque chose. Et c’est là que je voulais en venir. Pas la peine d’inquiéter l’Arpenteur ou les autres cette nuit. Je vais faire le guet. Je pourrai dormir demain, vu que je suis qu’un poids mort dans votre bateau, me direz-vous. »

« Oui, dit Frodo, et je dirais même : un poids mort avec des yeux. Tu pourras faire le guet ; mais seulement si tu promets de me réveiller à mi-chemin, si rien ne se produit avant cela. »

Au beau milieu de la nuit, Frodo fut tiré d’un sommeil profond et noir, trouvant Sam en train de le secouer. « C’est dommage de vous réveiller, chuchota Sam, mais c’est ce que vous avez dit. Y a rien à signaler, ou pas grand-chose. J’ai cru entendre des petits clapotis et une sorte de reniflement, y a un moment de ça ; mais on entend beaucoup de bruits bizarres la nuit au bord de l’eau. »

Il s’allongea, et Frodo se redressa, enveloppé dans ses couvertures, luttant contre le sommeil. Des minutes ou des heures passèrent lentement, mais rien ne se produisit. Frodo était sur le point de céder à la tentation de se recoucher lorsqu’une forme sombre, à peine visible, flotta jusqu’à l’un des bateaux amarrés. Une longue main blanchâtre se laissa faiblement distinguer, sortant de l’eau et agrippant le plat-bord : deux yeux semblables à de pâles lanternes regardèrent à l’intérieur, jetant une froide lueur, puis ils se tournèrent vers Frodo assis sur l’îlot. Ils ne devaient pas être à plus de quelques pieds, et Frodo entendit le doux sifflement d’une inspiration. Il se leva, tirant Dard du fourreau, et se tint face aux yeux. Aussitôt, leur lumière s’éteignit. Il y eut un autre sifflement, suivi d’un plouf, et la bûche sombre s’élança dans le courant et disparut dans la nuit. Aragorn remua dans son sommeil, se tourna et se redressa.

« Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-il, se levant d’un bond et allant trouver Frodo. J’ai senti quelque chose dans mon sommeil. Pourquoi avez-vous tiré votre épée ? »

« Gollum, répondit Frodo. Ou du moins, je le suppose. »

« Ah ! dit Aragorn. Vous avez donc repéré notre petit galopin ? Voilà depuis l’entrée de la Moria qu’il galope après nous, et il ne nous a pas lâché d’une semelle jusqu’à la Nimrodel. Depuis que nous allons sur l’eau, il se couche sur une bûche et il rame en s’aidant des pieds et des mains. J’ai essayé de l’attraper une ou deux fois, la nuit ; mais il est plus rusé qu’un renard et aussi visqueux qu’un poisson. J’espérais que le voyage sur le Fleuve viendrait à bout de lui, mais il est trop bon nageur.

« Nous devrons essayer d’aller plus vite demain. Allongez-vous, maintenant ; je vais monter la garde pour le restant de la nuit. J’aimerais bien mettre la main sur ce scélérat. Il pourrait nous être utile. Mais si je ne réussis pas, il faudra essayer de le semer. Il est très dangereux. Sans parler d’un meurtre de nuit pour son propre compte, il pourrait alerter tout ennemi rôdant dans les parages et le mettre sur nos traces. »

La nuit passa sans qu’on ne revît même l’ombre de Gollum. Dès lors, la Compagnie resta sur ses gardes, mais personne ne l’aperçut de tout le restant du voyage. Si Gollum les suivait encore, il faisait preuve de beaucoup de prudence et de ruse. À la demande d’Aragorn, ils pagayaient maintenant sur longues périodes, et les berges défilaient rapidement. Mais ils ne voyaient pas beaucoup le pays, car ils voyageaient surtout de nuit ou au crépuscule, se reposant dans la journée, et à l’abri des regards, dans la mesure où le terrain le permettait. Les jours passèrent ainsi sans incident jusqu’à la septième journée.

Le temps demeurait gris et couvert, avec un vent d’est, mais tandis que le soir se changeait en nuit, le ciel s’éclaircit loin au couchant, et des étangs baignés de faible lumière, jaunes et vert pâle, s’ouvrirent sous la rive nuageuse. Le mince croissant de la nouvelle Lune miroitait dans ces mares lointaines. Sam la regarda et fronça les sourcils.

Le lendemain, le pays de part et d’autre se mit à changer rapidement. Les berges s’élevèrent et devinrent rocailleuses. Bientôt, ils traversaient un pays de collines et de rochers, et les deux rives, très pentues, étaient ensevelies sous de profonds fourrés d’aubépines et de prunelliers, eux-mêmes envahis de ronces et de plantes rampantes. Derrière se dressaient des falaises basses et éboulées, ainsi que des cheminées de pierre grise et érodée, noires de lierre ; et derrière encore, de hautes crêtes couronnées de sapins tourmentés par le vent. Ils approchaient d’un pays de grises collines, les Emyn Muil, frontière méridionale de la Contrée Sauvage.

De nombreux oiseaux nichaient sur les falaises et les cheminées rocheuses, et haut dans les airs, des nuées ne cessèrent de tournoyer toute cette journée-là, noires sur le ciel pâle. Tandis que les voyageurs se reposaient au campement, Aragorn observait les volées d’un œil méfiant, se demandant si Gollum n’avait pas fait un mauvais coup, et si la nouvelle de leur voyage n’était pas en train de se répandre dans les terres sauvages. Plus tard, alors que le soleil se couchait et que la Compagnie se dégourdissait et s’apprêtait à repartir, il discerna une tache noire dans le jour faiblissant : un grand oiseau, lointain et haut, qui tantôt tourbillonnait, tantôt volait lentement vers le sud.

« Voyez-vous cela, Legolas ? demanda-t-il, désignant le ciel au nord. S’agit-il, comme je le pense, d’un aigle ? »

« Oui, dit Legolas. C’est un aigle, un aigle qui chasse. Je me demande ce que cela présage. Il est loin des montagnes. »

« Nous ne partirons pas avant qu’il fasse complètement noir », dit Aragorn.

La huitième nuit de leur voyage arriva. Elle était silencieuse et sans vent ; le triste vent d’est était tombé. Le frêle croissant de lune avait vite sombré dans un pâle coucher de soleil, mais au-dessus d’eux, le ciel était dégagé. Dans le Sud, de vastes bancs de nuages luisaient encore faiblement, mais dans l’Ouest, les étoiles brillaient d’un vif éclat.

« Bon ! dit Aragorn. Nous allons hasarder un autre voyage de nuit. Nous arrivons à une partie du Fleuve que je ne connais pas très bien ; car je n’ai jamais voyagé sur l’eau dans cette région, d’ici aux rapides de Sarn Gebir. Mais si mes calculs sont exacts, les rapides se trouvent encore à bien des milles. Il y a tout de même des endroits dangereux d’ici là : des pierres et des îlots rocheux au milieu du cours d’eau. Il faudra être vigilants et ne pas nous presser. »

Sam, dans le bateau de tête, se vit confier la tâche de surveiller les eaux : penché en avant, il scrutait l’obscurité. La nuit s’épaississait, mais les étoiles du ciel semblaient étrangement claires et l’eau miroitait à la surface du Fleuve. Il était près de minuit, et ils allaient à la dérive depuis un certain temps, sans presque se servir des pagaies, quand Sam poussa un cri. À seulement quelques dizaines de pieds en avant, des formes sombres étaient soudain apparues au milieu des eaux, et il entendait les remous de l’eau vive. Un fort courant les entraînait à gauche, vers la rive orientale où le lit était dégagé. Emportés sur le côté, les voyageurs purent voir, maintenant très près d’eux, la pâle écume du Fleuve fouettant les rochers anguleux qui s’avançaient loin dans le cours d’eau comme une rangée de dents. Les embarcations étaient serrées les unes contre les autres.

« Holà, Aragorn ! s’écria Boromir, tandis que sa barque se heurtait à celle de leur chef. C’est de la folie ! On ne peut s’aventurer sur les Rapides en pleine nuit ! Mais aucun bateau ne peut survivre au Sarn Gebir, de jour ou de nuit. »

« Demi-tour, demi-tour ! cria Aragorn. Virez ! Virez si vous le pouvez ! » Il enfonça sa pagaie dans l’eau pour retenir l’embarcation et la faire tourner tête à queue.

« Je me suis trompé dans mes calculs, dit-il à Frodo. Je n’avais pas idée que nous étions parvenus si loin : l’Anduin coule plus vite que je ne le croyais. Le Sarn Gebir doit être déjà tout près. »

Au prix de maints efforts, ils stoppèrent les bateaux et les firent lentement virer de bord ; mais au début, ils ne purent beaucoup avancer contre le courant, qui les entraînait toujours plus près de la rive orientale. Elle s’élevait de plus en plus haut dans la nuit, sombre et menaçante.

« Tous ensemble, pagayez ! cria Boromir ! Pagayez ! Ou nous irons nous fracasser sur les écueils. » À ce moment même, Frodo sentit sous lui la quille racler la pierre.

Des cordes d’arc vibrèrent alors : plusieurs flèches sifflèrent au-dessus de leurs têtes, et quelques-unes tombèrent parmi eux. L’une d’elles atteignit Frodo entre les omoplates, et il plongea en avant avec un cri, lâchant sa pagaie ; mais la flèche retomba, déjouée par sa cotte de mailles invisible. Une autre traversa le capuchon d’Aragorn ; et une troisième se ficha dans le plat-bord de la seconde barque, près de la main de Merry. Sam crut discerner des formes sombres courant çà et là sur les plages de galets qui s’étendaient sous la berge orientale. Elles semblaient très proches.

« Yrch ! » fit Legolas, s’exclamant dans sa propre langue.

« Des Orques ! » cria Gimli.

« Y a du Gollum là-dessous, je parie, dit Sam à Frodo. Et ils ont choisi un bon endroit, en plus. On dirait que le Fleuve nous entraîne tout droit dans leurs bras ! »

Tous se penchèrent en avant, faisant force de rames : même Sam y mit du sien. À tout moment, ils s’attendaient à sentir la morsure de flèches empennées de noir. Elles piaulaient au-dessus d’eux en grand nombre, ou pleuvaient sur l’eau alentour ; mais aucune autre ne fit mouche. Il faisait noir, mais pas assez pour faire échec à la vision nocturne des Orques ; et à la lueur des étoiles, la Compagnie devait offrir une assez bonne cible à ces tireurs experts – à moins que les capes grises de la Lórien et le bois gris des bateaux elfiques n’aient déjoué la malveillance des archers du Mordor.

Ils pagayèrent sans relâche. Dans les ténèbres, ils n’étaient jamais vraiment sûrs d’avancer réellement ; mais peu à peu, les remous diminuèrent et l’ombre de la rive orientale se fondit de nouveau dans la nuit. Enfin, pour autant qu’ils aient pu en juger, ils avaient regagné le milieu du cours d’eau et ramené leurs embarcations à quelque distance en amont de la saillie rocheuse. Puis, virant à demi, ils les poussèrent de toutes leurs forces vers la rive occidentale. Ils s’arrêtèrent dans l’ombre de buissons penchés au-dessus de l’eau et reprirent leur souffle.

Legolas déposa sa pagaie et se saisit de l’arc qu’il avait reçu en Lórien. Il bondit alors sur la terre ferme et remonta la berge de quelques pas. Il banda son arc et mit la corde en place, puis encocha une flèche et se retourna, scrutant les ténèbres sur le Fleuve. Des cris stridents montaient de l’autre côté, mais rien ne se voyait.

Frodo leva les yeux vers l’Elfe au-dessus de lui, dressé de toute sa hauteur et sondant la nuit en quête d’une cible. Sa tête était sombre, couronnée d’étoiles blanches et perçantes qui scintillaient derrière lui dans les étangs noirs du ciel. Mais les grands nuages déployèrent leurs voiles et montèrent alors du Sud, dépêchant de sombres avant-coureurs dans les champs étoilés. Une peur soudaine s’empara de la Compagnie.

« Elbereth Gilthoniel ! » soupira Legolas, levant la tête. Et à ce moment même, une forme noire – tel un nuage, mais non un vrai nuage, car elle allait beaucoup plus vite – se détacha de la noirceur du Sud et vola vers la Compagnie, avalant toute lumière à son approche. Bientôt, elle prit l’aspect d’une grande créature ailée, plus noire que les puits du ciel. Sur l’autre rive, des voix féroces s’élevèrent pour l’accueillir. Frodo se sentit parcouru d’un soudain frisson qui l’agrippa au cœur ; et un froid mortel, comme le souvenir d’une vieille blessure, lui glaça l’épaule. Il s’accroupit comme pour se cacher.

Soudain, le grand arc de Lórien chanta. La flèche siffla, quittant la corde elfique. Presque au-dessus de l’Elfe, la forme ailée plongea brusquement. Il y eut un cri éraillé, semblable à un croassement, tandis qu’elle s’écrasait du haut des airs et disparaissait dans les ténèbres de la rive opposée. Le ciel retrouva sa pureté. Un tumulte s’éleva, comme de nombreuses voix jurant et gémissant dans l’obscurité, puis ce fut le silence. Plus une flèche, plus un cri ne vint de l’est cette nuit-là.

Au bout d’un moment, Aragorn les fit remonter le courant. Ils longèrent la rive sombre sur quelque distance, jusqu’à une anse peu profonde. Là, quelques arbres bas poussaient au bord de l’eau, sous une berge rocheuse et escarpée. La Compagnie décida de s’y arrêter pour attendre l’aube : il était inutile de tenter d’aller plus loin cette nuit-là. Ils ne firent aucun campement et n’allumèrent aucun feu, mais se blottirent au fond des embarcations amarrées les unes auprès des autres.

« Loués soit l’arc de Galadriel, et la main et l’œil de Legolas ! dit Gimli, tout en mastiquant une gaufrette de lembas. C’était un formidable tir à l’aveugle, ça, mon ami ! »

« Mais qui saurait dire ce qu’il a touché ? » dit Legolas.

« Pas moi, dit Gimli. Mais je suis content que l’ombre n’ait pu s’approcher davantage. Je ne l’aimais point du tout. Elle me rappelait trop l’ombre que j’ai vue en Moria – l’ombre du Balrog », acheva-t-il en un murmure.

« Ce n’était pas un Balrog, dit Frodo, encore frissonnant. C’était quelque chose de plus froid. Je crois que c’était… » Puis il s’arrêta et demeura silencieux.

« Que croyez-vous ? » demanda Boromir avec avidité, se penchant hors de sa barque, comme s’il voulait entrevoir le visage de Frodo.

« Je crois… Non, je ne veux pas le dire, répondit Frodo. Mais qu’importe ce que c’était, sa chute a semé le désarroi chez nos ennemis. »

« Il semblerait que oui, dit Aragorn. Mais où ils sont, et combien, et ce qu’ils feront ensuite, nous n’en avons pas la moindre idée. Cette nuit, nous serons tous privés de sommeil ! L’obscurité nous enveloppe, pour l’instant. Mais qui sait ce que le jour révélera ? Gardez vos armes à portée de main ! »

Sam contemplait le ciel en tapotant la poignée de son épée, comme s’il comptait sur ses doigts. « C’est très étrange, murmura-t-il. La Lune est la même dans le Comté et la Contrée Sauvage, ou en tout cas elle le devrait. Mais soit qu’elle a changé sa course, soit je me fourre le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Vous vous rappelez, monsieur Frodo, la Lune décroissait quand on a passé la nuit sur le flet en haut de l’arbre : à vue de nez, elle devait avoir été pleine une semaine avant. Hier, il y avait à peine une semaine qu’on était repartis, et v’là qu’une nouvelle lune apparaît, mince comme une rognure d’ongle, comme si on n’était jamais restés dans le pays des Elfes.

« Eh bien, moi, je me rappelle d’au moins trois nuits là-bas, et j’ai comme l’impression qu’il y en a eu bien d’autres, mais je mettrais ma main au feu que c’était pas un mois complet. C’est comme si le temps avait pas compté, dans le pays des Elfes ! »

« C’est bien possible, dit Frodo. Là-bas, nous vivions peut-être en un temps qui, partout ailleurs, est révolu depuis longtemps. C’est quand l’Argentine nous a ramenés sur les eaux de l’Anduin, je pense, que nous avons retrouvé le temps qui s’écoule dans les terres mortelles, jusqu’à la Grande Mer. Et je n’ai vu aucune lune, nouvelle ou autre, à Caras Galadhon : rien que les étoiles de nuit et le soleil de jour. »

Legolas remua dans sa barque. « Non, jamais le temps ne s’arrête, dit-il ; mais la croissance et le changement ne sont pas les mêmes en toutes choses et en tous lieux. Pour les Elfes, le monde se meut, et il se meut à la fois très vite et très lentement. Vite, parce qu’eux-mêmes changent peu et que tout le reste est fugitif : c’est pour eux un chagrin. Lentement, parce qu’il n’est point besoin de compter les années qui défilent, pas pour eux. La ronde des saisons n’est qu’une suite d’ondulations infiniment répétées sur le long, long cours d’eau. Pourtant, sous le Soleil, toutes choses doivent s’user et disparaître enfin. »

« Mais l’usure est lente en Lórien, dit Frodo. Le pouvoir de la Dame y réside. Riches sont les heures, aussi éphémères puissent-elles sembler, à Caras Galadhon où Galadriel détient l’Anneau elfique. »

« Ce n’aurait pas dû être dit en dehors de la Lórien, pas même à moi, dit Aragorn. N’en parlez pas davantage ! Mais c’est ainsi, Sam : dans ce pays, vous avez perdu le compte. Le temps a fui sous nos yeux, comme pour les Elfes. La vieille lune est passée, et une nouvelle lune a pu croître et décroître pendant notre séjour là-bas. Et hier soir, une nouvelle lune s’est encore levée. L’hiver touche à sa fin. Le temps se hâte vers un printemps sans grand espoir. »

La nuit passa en silence. Aucune voix, aucun appel ne fut plus entendu sur la rive opposée. Les voyageurs blottis dans leurs embarcations sentirent le temps changer. L’air devint chaud et complètement immobile sous les grands nuages d’humidité voguant depuis le Sud et les mers lointaines. La rumeur du Fleuve sur les rochers des rapides parut s’intensifier et se rapprocher. Les menues branches au-dessus d’eux se mirent à dégoutter.

Au lever du jour, le monde avait pris une humeur douce et triste. L’aube grandit lentement, donnant une pâle lumière, diffuse et sans ombre. Le Fleuve était brumeux, et un brouillard blanc enveloppait la rive ; celle d’en face était cachée.

« J’ai horreur du brouillard, dit Sam ; mais celui-là me paraît chanceux. Maintenant, on pourra peut-être se sauver sans que ces maudits gobelins nous voient. »

« Peut-être, dit Aragorn. Mais nous aurons du mal à trouver notre chemin, à moins que le brouillard ne se lève bientôt. Et il nous faut le trouver, si nous devons passer le Sarn Gebir et atteindre les Emyn Muil. »

« Je ne vois par pourquoi nous devrions passer les Rapides ou suivre le Fleuve plus longtemps, dit Boromir. Si les Emyn Muil sont devant nous, nous n’avons qu’à laisser ces coquilles de noix pour prendre à l’ouest et au sud, et ainsi franchir l’Entévière pour arriver dans mon pays. »

« Certes, si nous allions à Minas Tirith, dit Aragorn ; mais ce n’est pas encore entendu. Et un tel trajet peut être plus dangereux qu’il n’y paraît. Le bassin de l’Entévière est plat et marécageux, et le brouillard est un péril mortel pour ceux qui s’y déplacent à pied avec un chargement sur le dos. Je n’abandonnerai pas nos bateaux avant d’y être obligé. Au moins, le Fleuve est un chemin impossible à manquer. »

« Mais l’Ennemi tient la rive orientale, objecta Boromir. Et même si vous passez le Portail des Argonath et parvenez sans encombre à l’Aigreroc, qu’allez-vous faire ensuite ? Sauter du haut des Chutes et vous jeter dans les marais ? »

« Non ! répondit Aragorn. Dites plutôt que nous porterons nos embarcations par l’ancien chemin qui mène au Pied-du-Rauros, où nous pourrons les remettre à l’eau. Ignorez-vous, Boromir, ou faites-vous mine d’oublier l’Escalier du Nord, et le haut siège sur l’Amon Hen, construits au temps des grands rois ? Moi, en tout cas, j’ai l’intention de me tenir en ce haut lieu une nouvelle fois, avant de décider du chemin que je prendrai. Peut-être y verrons-nous quelque signe pour nous guider. »

Boromir résista longuement à cette idée ; mais lorsqu’il apparut que Frodo suivrait Aragorn où qu’il choisît d’aller, il dut s’avouer vaincu. « Ce n’est pas dans la manière des Hommes de Minas Tirith de déserter leurs amis quand le besoin les presse, dit-il, et vous aurez besoin de ma force, si jamais vous atteignez l’Aigreroc. J’irai jusqu’à cette haute île, mais pas plus loin. Là, je me tournerai vers mon pays, seul, si mon aide ne m’a pas valu la récompense de quelque compagnie. »

Le jour grandissait, et le brouillard s’était un peu levé. Il fut décidé qu’Aragorn et Legolas descendraient aussitôt le long de la rive, pendant que les autres resteraient près des bateaux. Aragorn espérait trouver un moyen de porter leurs embarcations et leurs bagages aux eaux plus calmes, en aval des Rapides.

« Sur le Sarn Gebir, les bateaux des Elfes ne couleraient peut-être pas, dit-il, mais cela ne veut pas dire que nous en ressortirions vivants. Personne ne l’a encore fait. Jamais les Hommes du Gondor n’ont tracé de route dans la région, car même au faîte de leur grandeur, leur souveraineté sur l’Anduin ne s’étendait pas au-delà des Emyn Muil ; mais il y a un sentier de portage quelque part sur la rive occidentale, si j’arrive à le trouver. Il ne peut pas avoir déjà disparu ; car des embarcations descendaient autrefois de la Contrée Sauvage jusqu’à Osgiliath, et elles le faisaient encore il y a quelques années à peine, avant que les Orques du Mordor commencent à proliférer. »

« J’ai rarement vu des bateaux arriver du Nord, dit Boromir ; et les Orques rôdent sur la rive orientale. Si vous persévérez, le danger croîtra à chaque mille, même si vous trouvez un sentier. »

« Le danger nous guette sur toutes les routes du Sud, répondit Aragorn. Attendez-nous une journée. Si nous ne revenons pas d’ici là, vous saurez hors de tout doute qu’il nous est arrivé malheur. Alors il vous faudra choisir un nouveau chef et le suivre de votre mieux. »

C’est avec le cœur lourd que Frodo vit Aragorn et Legolas gravir la berge escarpée et disparaître dans les brumes ; mais ses craintes étaient infondées. Seulement deux ou trois heures s’étaient écoulées, et il était à peine midi, quand les formes indécises des explorateurs furent de nouveau aperçues.

« Tout va bien, dit Aragorn, redescendant la berge avec difficulté. Il y a une piste, et elle mène à un bon embarcadère encore utilisable. Ce n’est pas loin : le commencement des Rapides n’est qu’à un demi-mille en aval, et ils font moins d’un mille de long. Peu après, le cours d’eau se libère et redevient calme, même si le courant est fort. Le plus difficile sera d’amener nos bateaux et bagages au vieux sentier de portage. Nous l’avons trouvé, mais ici, il se tient assez loin du bord, s’abritant sous une paroi rocheuse, à un furlong ou plus de la rive. Nous n’avons pas trouvé l’autre débarcadère au nord. S’il existe encore, nous avons dû le dépasser hier soir. Nous pourrions ramer longtemps à contre-courant et le rater dans le brouillard. Il faudra, j’en ai peur, quitter le Fleuve ici même et nous rendre au sentier de portage du mieux que nous le pourrons. »

« Serions-nous tous des Hommes que la tâche serait ardue », dit Boromir.

« Nous la tenterons pourtant, tels que nous sommes », dit Aragorn.

« Et comment, dit Gimli. Les jambes des Hommes traînent en chemin cahoteux, alors qu’un Nain s’acharne, le fardeau serait-il deux fois plus lourd que lui, maître Boromir ! »

La tâche fut en effet ardue, mais elle finit par être menée à bien. On sortit les paquets des embarcations et on les déposa en haut de la berge, où se trouvait un espace plat. Les barques furent ensuite tirées hors de l’eau et transportées par le même chemin. Elles étaient beaucoup moins lourdes que l’on ne s’y attendait. Legolas lui-même ne savait de quel arbre du pays elfique elles étaient faites : son bois était résistant, bien qu’étrangement léger. Merry et Pippin, à eux seuls, pouvaient aisément porter leur barque en terrain plat. Il fallut néanmoins la force de deux Hommes pour les acheminer à travers le pays que la Compagnie devait maintenant traverser. En s’éloignant du Fleuve, il ne cessait de monter, gris et désertique, jonché de grosses pierres calcaires et parsemé de trous dissimulés sous les mauvaises herbes et les buissons ; il y avait des fourrés de ronces et des fossés abrupts, ainsi que des mares fangeuses alimentées par les eaux qui ruisselaient du haut des terrasses de l’arrière-pays.

Boromir et Aragorn transportèrent les bateaux un à un, tandis que les autres les suivaient à grand-peine avec les bagages. Enfin, tous leurs effets furent déposés sur le sentier de portage. Alors, sans plus rencontrer d’obstacles, hormis les ronciers exubérants et les nombreuses pierres éboulées, ils poursuivirent leur route tous ensemble. Des nappes de brouillard s’accrochaient encore à la paroi rocheuse, très effritée ; tandis que sur leur gauche, le Fleuve était voilé de brume : ils entendaient ses eaux écumeuses se précipiter sur les écueils et les dents pointues du Sarn Gebir, mais ils ne pouvaient les voir. Ils durent refaire le voyage une fois afin d’apporter toutes leurs affaires à l’embarcadère du sud.

Là, le sentier de portage redescendait doucement jusqu’à l’eau, menant au bord peu profond d’une petite crique. Elle semblait avoir été creusée dans le rivage, non de main d’homme, mais par le remous des eaux qui affluaient du Sarn Gebir et qui rencontraient une jetée de pierres basses que l’on voyait s’avancer assez loin dans le cours d’eau. Au-delà, la rive s’élevait à pic en une falaise grise, et il n’était plus possible de continuer à pied.

Le court après-midi avait fui et un crépuscule sombre et nuageux s’installait. Assis au bord de l’eau, ils prêtaient l’oreille au grondement confus des Rapides cachés dans la brume ; ils étaient las et somnolents, et ils avaient le cœur aussi sombre que le jour moribond.

« Eh bien, vous y voilà, mais il faudra passer une autre nuit ici, dit Boromir. Nous avons besoin de sommeil, et même si Aragorn voulait passer le Portail des Argonath à la faveur de la nuit, nous sommes tous trop épuisés – sauf, bien sûr, notre infatigable nain. »

Gimli ne répondit pas : il somnolait sur place.

« Reposons-nous ce soir autant que nous le pourrons, dit Aragorn. Demain, il faudra recommencer à voyager de jour. À moins que le temps ne nous trahisse et ne change encore une fois, nous aurons de bonnes chances de nous esquiver sans être aperçus des yeux qui guettent sur l’autre rive. Mais ce soir, nous devrons monter la garde par paires, à tour de rôle : trois heures de repos et une heure de guet. »

Cette nuit-là, il n’arriva rien de pire qu’une bruine de courte durée, une heure avant l’aube. Ils se mirent en route aussitôt qu’il fit clair. Déjà, le brouillard s’amincissait. Serrant la rive occidentale le plus possible, ils voyaient les formes indistinctes des falaises basses s’élever toujours plus haut, parois ombreuses baignant leurs pieds dans le courant. En milieu de matinée, les nuages s’abaissèrent et une pluie forte se mit à tomber. Tirant les couvertures de peau sur leurs barques afin d’éviter qu’elles soient inondées, ils se laissèrent glisser sur l’eau ; ils ne voyaient pas grand-chose, devant eux ou alentour, à travers les rideaux de pluie grise.

Toutefois, l’averse ne dura pas. Peu à peu, le ciel s’éclaircit, puis les nuages se rompirent soudain et traînèrent leurs franges souillées vers le nord, remontant le Fleuve. Brumes et brouillards avaient disparu. Les voyageurs se trouvèrent face à un large ravin, bordé de hauts escarpements rocheux auxquels s’accrochaient ici et là, sur des corniches ou dans d’étroites fissures, des arbres tortillards. Le chenal se resserra et le Fleuve se hâta. Ils allaient à présent à vive allure, sans grand espoir de s’arrêter ou de virer, peu importe ce qu’ils trouveraient sur leur passage. Au-dessus d’eux se déroulait un sentier de ciel bleu pâle, tandis qu’autour d’eux s’étendait le Fleuve, ombreux et encaissé, et devant eux, noires, bloquant les rayons du soleil, les collines des Emyn Muil, qui ne laissaient voir aucune brèche.

Frodo, scrutant le lointain, vit s’avancer deux grands rochers, comme de hauts pics ou d’immenses colonnes de pierre. Ils se dressaient, grands et sinistres, de part et d’autre du cours d’eau. Une ouverture étroite apparut entre eux : le Fleuve les emportait vers celle-ci.

« Voyez les Argonath, les Piliers des Rois ! s’écria Aragorn. Nous y serons bientôt. Restez en file, et ne vous suivez pas de trop près ! Tenez le milieu du cours d’eau ! »

Tandis que Frodo était entraîné vers eux, les grands piliers s’élevèrent comme des tours pour l’accueillir. On aurait dit deux géants, vastes formes grises aussi silencieuses que menaçantes. Puis il vit qu’elles étaient en fait ouvrées et façonnées : le savoir-faire et la puissance d’autrefois les avaient taillées à la ressemblance de figures majestueuses, que les soleils et les pluies des années oubliés n’avaient toujours pas effacées. Sur de grands socles fondés dans les eaux profondes se tenaient deux grands rois de pierre ; et toujours les yeux voilés et les sourcils crevassés, ils fixaient le Nord avec sévérité. Chacun levait la main gauche, paume vers l’extérieur, en signe d’avertissement ; dans leur main droite se voyait une hache ; sur leur tête étaient un casque et une couronne effrités. Ils respiraient toujours la puissance et la majesté, gardiens silencieux d’un royaume de longtemps disparu. Frodo, intimidé, fut pris de peur et se recroquevilla au fond de la barque, fermant les yeux et n’osant relever la tête. Même Boromir courba le chef tandis que les bateaux étaient emportés, telles de petites feuilles frêles et fugitives, dans l’ombre pérenne des sentinelles de Númenor. Ainsi, ils passèrent dans la gorge sombre du Portail.

De redoutables à-pics s’élevèrent de chaque côté à des hauteurs indevinables. Le ciel pâle semblait lointain. Les eaux noires grondaient, parcourues d’échos, et un vent hurlait sur les flots. Frodo, ramassé sur ses genoux, entendit Sam à l’avant marmonner et grogner : « Quel endroit ! Quel horrible endroit ! Attendez que je sorte de ce bateau, et vous me reverrez plus jamais patauger dans les flaques, encore moins dans une rivière ! »

« N’ayez crainte ! » dit une voix étrange derrière lui. Frodo se retourna et vit l’Arpenteur – mais ce n’était pas l’Arpenteur, car le Coureur buriné par les intempéries avait disparu. À la poupe était assis Aragorn fils d’Arathorn, fier et droit, donnant d’habiles coups de rame pour diriger l’esquif ; son capuchon était rejeté en arrière et ses cheveux sombres flottaient au vent ; une lueur était dans ses yeux : un roi rentrant d’exil dans son pays.

« N’ayez crainte ! dit-il. J’ai longtemps souhaité contempler les images de mes ancêtres d’autrefois, Isildur et Anárion. Sous leur ombre, Elessar, la Pierre-elfe, fils d’Arathorn de la Maison de Valandil fils d’Isildur, héritier d’Elendil, n’a rien à redouter ! »

Puis la lueur dans ses yeux passa, et il parla pour lui-même : « Si seulement Gandalf était ici ! Comme mon cœur languit de retrouver Minas Anor et les murs de ma propre cité ! Mais par où irai-je désormais ? »

La gorge était longue et sombre ; l’écho de la pierre l’emplissait tout entière, et le bruit du vent et de l’eau vive. Elle déviait quelque peu vers l’ouest, de sorte qu’au début, tout était sombre devant eux ; mais Frodo vit bientôt apparaître une haute brèche de lumière, laquelle allait toujours en s’élargissant. Elle venait à vive allure, et soudain les bateaux la passèrent, débouchant dans une vaste clarté.

Le soleil, depuis longtemps sur son déclin, brillait dans un ciel venteux. Les eaux emprisonnées s’épanchaient dans un long lac ovale, le pâle Nen Hithoel, entouré de collines grises et escarpées, aux flancs recouverts d’arbres, mais dont les têtes dénudées luisaient froidement au soleil. À l’extrémité sud du plan d’eau, s’élevaient trois cimes. Celle du milieu se tenait un peu devant les autres et à l’écart, formant une île autour de laquelle le long Fleuve jetait de pâles bras miroitants. Le vent portait un grondement, distant mais profond, comme un roulement de tonnerre entendu au loin.

« Voilà Tol Brandir ! dit Aragorn, pointant l’index au sud, vers le haut sommet. Sur la gauche se trouve l’Amon Lhaw, et à droite se dresse l’Amon Hen, les Collines de l’Ouïe et de la Vue. À l’époque des grands rois, il y avait là de hauts sièges où l’on exerçait une surveillance. Mais nul homme ni bête, dit-on, n’a jamais foulé Tol Brandir. Nous gagnerons ces collines avant la nuit tombée. J’entends la voix infinie du Rauros qui appelle. »

La Compagnie se reposa alors quelque temps, portée au sud par le courant qui traversait le lac en son milieu. Ils mangèrent un peu, puis ils se servirent des pagaies afin de hâter leur progression. À l’ouest, les flancs des collines se couvrirent d’ombre et le Soleil se fit rond et rouge. On vit poindre çà et là une étoile brumeuse. Les trois cimes s’élevèrent devant eux et s’enténébrèrent. Le Rauros rugissait d’une voix forte. Quand les voyageurs parvinrent enfin dans l’ombre des collines, la nuit s’étendait déjà sur les eaux.

Le dixième jour de leur voyage touchait à sa fin. La Contrée Sauvage était derrière eux. Ils ne pouvaient aller plus loin sans choisir entre la voie de l’est et celle de l’ouest. La dernière étape de la Quête les attendait.

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