5Le Pont de Khazad-dûm
La Compagnie de l’Anneau se tenait en silence devant la tombe de Balin. Frodo pensait à Bilbo, à sa longue amitié avec le nain et à la visite de Balin dans le Comté, longtemps auparavant. Dans cette chambre poussiéreuse au creux des montagnes, on eût dit que cela se passait mille ans plus tôt et à l’autre bout du monde.
Enfin, ils se secouèrent et relevèrent la tête ; et ils se mirent à la recherche de quelque indice qui pût les renseigner sur le sort de Balin, ou leur dire ce qu’il était advenu des siens. Il y avait une autre porte, plus petite, à l’autre extrémité de la pièce, sous le puits de jour. Devant chacune des portes, ils pouvaient à présent discerner de nombreux ossements au sol, et parmi ceux-ci, des épées brisées et des fers de haches, de même que des heaumes et des boucliers fendus. Quelques épées étaient de forme recourbée : des cimeterres d’orques aux lames noircies.
Aux quatre murs se voyaient de nombreuses niches taillées à même le roc, dans lesquelles se trouvaient de grands coffres de bois à armature de fer. Tous avaient été éventrés et pillés ; mais non loin du couvercle fracassé de l’un d’eux, gisaient les restes d’un livre. Tailladé, lardé de coups de couteau et partiellement brûlé, il était si souillé de noir et d’autres taches sombres, semblables à du sang séché, qu’il en devenait presque impossible à lire. Gandalf le ramassa avec précaution, mais les feuillets se craquelèrent et cassèrent quand il le déposa sur la dalle. Il l’étudia quelque temps sans mot dire. Debout à ses côtés, Frodo et Gimli purent voir, tandis qu’il tournait délicatement les pages, qu’elles étaient parcourues de maintes écritures différentes, en runes, tant de la Moria que du Val, et çà et là en lettres elfiques.
Enfin Gandalf leva les yeux. « On dirait là une chronique des heurs et malheurs des gens de Balin, dit-il. Je crois qu’elle a débuté dès leur venue au Val de Ruisselombre il y a près de trente ans : les pages portent des chiffres qui semblent se rapporter aux années écoulées depuis leur arrivée. La page du dessus est numérotée un – trois : il en manquerait donc au moins deux pour commencer. Écoutez bien !
« Nous avons chassé les orques de la grande porte et de la salle – je pense ; les mots qui suivent sont brouillés et brûlés, probablement de garde – nous en avons tué beaucoup sous le brillant – je crois – soleil du val. Flói a été tué dune flèche. Il a terrassé le grand. Puis il y a une tache, suivie de Flói sous lherbe près du Miralonde. Puis, une ou deux lignes que je suis incapable de lire. Ensuite : Nous avons élu domicile dans la vingt et unième salle de la section nord. Il y a je ne peux lire quoi. Il est fait mention d’un puits. Ensuite, Balin a établi son siège dans la Chambre de Mazarbul. »
« La Chambre des Archives, dit Gimli. Je suppose que c’est cette pièce où nous nous trouvons. »
« Eh bien, je ne puis lire rien d’autre pour un long bout, dit Gandalf, excepté le mot or, et la Hache de Durin et heaume quelque chose. Puis Balin est maintenant seigneur de Moria. Cela paraît clore un chapitre. Après quelques étoiles, quelqu’un d’autre prend la plume, et je puis voir les mots nous avons trouvé du vrai argent, et plus loin bien forgé, ensuite quelque chose… oui, voilà ! mithril ; et les deux dernières lignes, Óin doit chercher les arsenaux supérieurs de la Troisième Profondeur, quelque chose aller vers louest, une tache, vers la porte de Houssière. »
Gandalf s’arrêta et mit quelques feuillets de côté. « Il y a plusieurs pages du même genre, assez rapidement griffonnées et très abîmées, dit-il ; mais je n’arrive pas à déchiffrer grand-chose dans cet éclairage. Ici, il doit manquer bien des pages, car le premier chiffre devient 5, la cinquième année de la colonie, je suppose. Voyons voir ! Non, elles sont trop souillées et tailladées ; je ne puis les lire. Nous y verrions sans doute plus mieux à la lumière du soleil. Attendez ! Voilà au moins quelque chose : une grande écriture vigoureuse en lettres elfiques. »
« Sans doute celle d’Ori, dit Gimli, regardant par-dessus le bras du magicien. Il écrivait vite et bien, et il se servait souvent des caractères elfiques. »
« Je crains qu’il n’ait eu de terribles nouvelles à rapporter d’une belle main, dit Gandalf. Le premier mot lisible est tristesse, mais le reste de la ligne est oblitéré, à moins qu’elle ne se termine par jour. Oui, ce doit être au jour dhier dixième de novembre Balin seigneur de Moria est tombé au Val de Ruisselombre. Il était parti seul regarder les eaux du Miralonde. un orque la tiré de derrière une pierre. nous avons tué lorque mais de nombreux autres … de lest remontant la rivière Argentine. Le reste est si oblitéré que j’arrive à peine à discerner quoi que ce soit, mais je pense pouvoir lire nous avons barré les portes, et puis pourrons les tenir longtemps si, et ensuite, peut-être, horrible et souffrir. Pauvre Balin ! Il semble avoir gardé moins de cinq ans le titre qu’il s’était donné. Je me demande ce qui est arrivé après ; mais ce serait trop long de déchiffrer les quelques dernières pages. Voici la toute dernière. » Il marqua une pause et soupira.
« C’est d’une lecture funeste, dit-il. Je crains que leur fin n’ait été cruelle. Écoutez ! Nous ne pouvons sortir. Nous ne pouvons sortir. Ils ont pris le Pont et la deuxième salle. Frár et Lóni et Náli y sont tombés. Puis, il y a quatre lignes barbouillées où je puis seulement lire parti il y a 5 jours. Les dernières lignes donnent : l’étang monte jusqu’au mur de la Porte Ouest. Le Guetteur des Eaux a pris Óin. Nous ne pouvons sortir. La fin approche, et puis des tambours, des tambours dans les profondeurs. Je me demande ce que cela signifie. La dernière chose est une série gribouillée de lettres elfiques : ils arrivent. Il n’y a plus rien. » Gandalf s’arrêta et se tint un moment silencieux et pensif.
La Compagnie fut saisie d’une terreur soudaine, et d’une horreur de la chambre. « Nous ne pouvons sortir, marmotta Gimli. Heureusement pour nous que l’étang avait baissé un peu, et que le Guetteur dormait du côté sud. »
Gandalf leva la tête et regarda alentour. « Ils semblent avoir livré un dernier combat entre les deux portes, dit-il ; mais à ce stade, ils ne devaient plus être nombreux. Ainsi prit fin la tentative de reprendre la Moria ! C’était courageux mais insensé. Le temps n’est pas encore venu. Maintenant, je crains qu’il ne soit temps de dire adieu à Balin fils de Fundin. Il devra reposer ici, dans les salles de ses pères. Nous emporterons ce livre, le Livre de Mazarbul ; nous l’examinerons de plus près à un autre moment. Vous feriez mieux de le conserver, Gimli, et de le remettre à Dáin, si vous en avez l’occasion. Cela l’intéressera, même s’il en sera profondément chagriné. Venez, partons ! La matinée est déjà bien avancée. »
« Par où irons-nous ? » demanda Boromir.
« Par où nous sommes venus, répondit Gandalf. Mais nous n’avons pas visité cette salle en vain. Je sais maintenant où nous sommes. Ce doit être ici, comme le dit Gimli, la Chambre de Mazarbul ; et la salle que nous avons quittée doit être la vingt et unième de la section nord. Ainsi nous devons sortir par la grande arche du côté est de la salle, prendre à droite et au sud, et descendre. La Vingt et Unième Salle doit être au Septième Niveau, soit six au-dessus du niveau des Portes. Allons ! Retournons à la salle ! »
À peine Gandalf eut-il prononcé ces mots qu’un grand bruit retentit : un boum grondant qui semblait venir des profondeurs, loin en bas, et faire trembler la pierre sous leurs pieds. Alarmés, ils se ruèrent vers la porte. Poum, poum entendit-on une nouvelle fois, comme si des mains géantes transformaient les cavernes mêmes de la Moria en un énorme tambour. Vint alors une sonnerie retentissante : un grand cor fit écho dans la salle, et d’autres cors et cris éraillés résonnèrent au loin. Il y eut un bruit de nombreux pas précipités.
« Ils arrivent ! » s’écria Legolas.
« Nous ne pouvons sortir », dit Gimli.
« Pris en souricière ! s’écria Gandalf. Pourquoi me suis-je attardé ? Nous voici piégés, exactement comme ils l’ont été. Mais je n’étais pas ici à ce moment-là. Nous verrons ce que… »
Poum, poum fit le battement de tambour, et les murs tremblèrent. « Fermez les portes et bloquez-les ! cria Aragorn. Et gardez votre chargement aussi longtemps que possible : nous pourrions encore avoir l’occasion de fuir. »
« Non ! dit Gandalf. Nous ne devons pas nous emprisonner. Gardez la porte de l’est entrouverte ! Nous nous sauverons par là, si l’occasion se présente. »
Une autre sonnerie de cor déchira l’air, accompagnée de cris stridents. Des pieds se bousculaient dans le corridor. Il y eut un tintement et un cliquetis d’épées tandis que la Compagnie dégainait. Glamdring brillait d’une pâle lumière, et les tranchants de Dard luisaient. Boromir appuya son épaule contre la porte ouest.
« Attendez un instant ! Ne la fermez pas tout de suite ! » dit Gandalf. Se précipitant au côté de Boromir, il se dressa de toute sa hauteur.
« Qui vient troubler céans le repos de Balin, Seigneur de Moria ? » cria-t-il d’une voix forte.
Il y eut un déluge de rires éraillés, comme une avalanche de pierres glissant dans une fosse ; au milieu des cris s’éleva une voix profonde, impérieuse. Poum, boum, poum firent les tambours dans les profondeurs.
D’un mouvement vif, Gandalf vint se placer devant l’entrebâillement de la porte et y passa son bâton. Il y eut un éclair éblouissant qui illumina la pièce, ainsi que le couloir derrière la porte. Le magicien jeta un rapide coup d’œil à travers l’ouverture. Des flèches crièrent et sifflèrent dans le corridor, et Gandalf se recula brusquement.
« Des Orques, dit-il, en très grand nombre. Et certains sont grands et mauvais : des Uruks noirs du Mordor. Pour le moment, ils restent en retrait, mais il y a là quelque chose d’autre. Un grand troll des cavernes, je pense, ou plusieurs. Il n’y a aucun espoir de s’échapper de ce côté. »
« Et aucun espoir du tout, s’ils viennent aussi à l’autre porte », dit Boromir.
« Il n’y a encore aucun son de ce côté-ci, dit Aragorn debout près de la porte est, l’oreille tendue. Cette issue plonge tout droit dans un escalier : elle ne mène visiblement pas à la salle. Mais rien ne sert de nous sauver par là en aveugle, alors que nous sommes talonnés. La porte ne peut être bloquée. La clef a disparu, la serrure est brisée, et elle s’ouvre vers l’intérieur. Il faut d’abord essayer de contrecarrer l’ennemi. Nous allons leur faire redouter la Chambre de Mazarbul ! » dit-il gravement, tâtant le fil de son épée, Andúril.
Un lourd piétinement retentit dans le corridor. Boromir se jeta contre la porte et la referma avec effort ; puis il la cala avec des lames d’épées brisées et des éclats de bois. La Compagnie se retrancha à l’autre extrémité de la pièce. Mais ce n’était pas encore le moment de fuir. Un grand coup fit frémir la porte ; puis elle s’entrouvrit peu à peu en grinçant, repoussant les cales. Un énorme bras à la peau sombre, recouverte d’écailles verdâtres, passa à travers la brèche, puis une épaule. Bientôt un grand pied plat, dépourvu d’orteils, se força un passage en bas. Un silence de mort régnait à l’extérieur.
Boromir s’élança en avant et, de toutes ses forces, porta un coup d’épée au bras ; mais sa lame tinta, ricocha et tomba de sa main ébranlée. Elle était ébréchée.
Soudain, et à sa grande surprise, Frodo sentit une brûlante colère s’embraser en son cœur. « Le Comté ! » hurla-t-il, et bondissant auprès de Boromir, il se baissa et perça l’horrible pied de la pointe de Dard. Il y eut un beuglement, et le pied se retira si brusquement qu’il faillit arracher Dard de la main de Frodo. Des gouttes noires dégoulinèrent de sa lame et fumèrent sur le plancher. Boromir se rua sur la porte et la fit claquer de nouveau.
« Un pour le Comté ! s’écria Aragorn. La morsure du hobbit est profonde ! Vous avez une bonne lame, Frodo fils de Drogo ! »
Il y eut un grand fracas à la porte, suivis de plusieurs autres, coup sur coup. Béliers et marteaux tentaient de l’enfoncer. Elle se fendit, reculant d’un coup sec, et il y eut soudain une large ouverture. Des flèches sifflèrent au travers, mais elles frappèrent le mur nord et tombèrent au sol sans faire de dommages. Un cor retentit, puis un bruit de bousculade, et des orques bondirent un à un à l’intérieur.
La Compagnie n’aurait su dire combien ils étaient. Ce fut un redoutable assaut, mais les orques furent déconcertés par la férocité de la défense. Legolas en fit tomber deux, une flèche en travers de la gorge. Gimli trancha les jambes d’un autre qui était sauté sur la tombe de Balin. Boromir et Aragorn en tuèrent plusieurs. Quand le treizième tomba, les autres s’enfuirent à grands cris, laissant les défenseurs indemnes, hormis Sam qui avait une éraflure au cuir chevelu. Une rapide esquive l’avait sauvé ; et il avait abattu son orque, d’une vigoureuse estocade avec sa lame du Tertre. Un feu couvait dans ses yeux bruns qui aurait fait reculer Ted Sablonnier, s’il l’avait vu.
« C’est le moment ! cria Gandalf. Partons avant que le troll revienne ! »
Mais alors même qu’ils s’enfuyaient, et avant que Pippin et Merry aient pu atteindre l’escalier derrière la porte, un chef orque de taille énorme, presque aussi grand qu’un homme et entièrement revêtu de mailles noires, fit irruption dans la pièce ; ses suivants se massèrent derrière lui dans l’embrasure. Sa large figure aplatie était bistre, ses yeux luisaient comme des braises et sa langue était rouge ; il maniait une grande lance. De son grand bouclier de cuir, il écarta la lame de Boromir, le repoussa et le jeta à terre. Plongeant sous le coup d’Aragorn avec la rapidité d’un serpent prêt à mordre, il chargea la Compagnie avec sa lance et se rua tout droit vers Frodo. Le fer l’atteignit au côté droit, et Frodo fut projeté contre le mur et y resta cloué. Sam, avec un cri, porta un grand coup au manche, qui se cassa. Mais au moment où l’orque jetait le tronçon et sortait son cimeterre, Andúril s’abattit sur son casque. Il y eut un éclair flamboyant et le casque se fracassa. L’orque tomba, la tête fendue. Ses suivants s’enfuirent en hurlant, tandis que Boromir et Aragorn s’élançaient vers eux.
Poum, poum firent les tambours dans les profondeurs. La grande voix roula une nouvelle fois.
« Maintenant ! cria Gandalf. C’est maintenant ou jamais. Fuyons ! »
Aragorn souleva Frodo resté étendu près du mur et se dirigea vers l’escalier, poussant Merry et Pippin en avant. Les autres le suivirent ; mais Gimli dut être entraîné par Legolas : au mépris du danger, il s’attardait devant la tombe de Balin, la tête basse. La porte de l’est grinça sur ses gonds tandis que Boromir la tirait à lui : elle avait de grands anneaux de fer de chaque côté, mais ne pouvait être bloquée.
« Je vais bien, dit Frodo d’une voix étranglée. Je peux marcher. Déposez-moi ! » Aragorn, stupéfait, manqua de le lâcher. « Je vous croyais mort ! » s’écria-t-il.
« Pas encore ! dit Gandalf. Mais il n’y a pas le temps de s’émerveiller. Hors d’ici, vous tous, descendez ! Attendez-moi quelques minutes au bas des marches, mais si je n’arrive pas bientôt, continuez ! Dépêchez-vous et prenez les chemins qui mènent à droite et en bas. »
« On ne peut vous laisser tenir cette porte seul ! » dit Aragorn.
« Faites ce que je vous dis ! répliqua Gandalf d’une voix féroce. Les épées ne peuvent plus rien ici. Partez ! »
Le passage n’était éclairé d’aucun puits et était complètement noir. Ils descendirent à tâtons les marches d’un long escalier, puis ils se retournèrent ; mais ils ne purent rien discerner hormis, loin au-dessus d’eux, la faible lueur du bâton du magicien. Il semblait encore monter la garde derrière la porte close. Frodo respirait bruyamment, appuyé contre Sam, qui passa ses bras autour de lui. Ils se tinrent là, scrutant les ténèbres au sommet de l’escalier. Frodo crut entendre la voix de Gandalf murmurant là-haut : des mots répercutés par le plafond incliné lui parvenaient en un soupir aux multiples échos. Il n’arrivait pas à les comprendre. Les murs paraissaient trembler. De loin en loin, les tambours vibraient et roulaient : poum, poum.
Soudain, en haut de l’escalier, vint un éclat de lumière blanche. Puis des bruits assourdis, un grondement et un lourd fracas. Les battements de tambour retentirent sauvagement : doum-boum, doum-boum, puis se turent. Gandalf déboula l’escalier à toute vitesse et tomba par terre au milieu de la Compagnie.
« Bon, eh bien ! Me voici ! dit le magicien, se relevant avec peine. J’ai fait tout ce que j’ai pu. J’ai rencontré un adversaire à ma mesure, et j’ai failli être anéanti. Mais ne restez pas là ! Allez ! Vous devrez vous passer de lumière pendant quelque temps : je suis assez secoué. Allez ! Allez ! Où êtes-vous, Gimli ? Venez devant avec moi ! Suivez-nous, vous tous, et ne traînez pas ! »
Ils se hâtèrent derrière lui, se demandant ce qui s’était passé. Poum, poum firent encore les tambours : le son était à présent étouffé et lointain, mais il ne les lâchait pas. Il n’y avait aucun autre signe de leurs poursuivants, ni bruit de pas, ni aucune voix. Gandalf ne tournait jamais à gauche ni à droite, car le passage semblait prendre la direction qu’il désirait suivre. De temps à autre, il y avait une volée de marches, cinquante au moins, vers un niveau inférieur. C’était d’ailleurs le principal danger qui les guettait, pour l’instant ; car dans le noir, ils ne voyaient par les escaliers avant d’y arriver et de mettre les pieds dans le vide. Gandalf tâtait le sol de son bâton comme un aveugle.
Au bout d’une heure, ils avaient parcouru un mille ou un peu plus, et descendu de nombreux escaliers. Toujours aucune trace de leurs poursuivants. Ils commençaient à espérer pouvoir s’échapper. Au bas du septième escalier, Gandalf s’arrêta.
« Il commence à faire chaud ! dit-il, haletant. Nous devrions être au niveau des Portes, à présent, sinon encore plus bas. Je crois qu’il nous faudra prendre à gauche à la première occasion pour aller vers l’est. J’espère que ce n’est pas loin. Je suis très fatigué. Je dois me reposer ici un moment – tous les orques jamais engendrés dussent-ils être à nos trousses. »
Gimli lui prit le bras et l’aida à s’asseoir dans les marches. « Que s’est-il passé là-haut à la porte ? demanda-t-il. Avez-vous rencontré le batteur de tambours ? »
« Je l’ignore, répondit Gandalf. Mais je me suis trouvé soudain confronté à quelque chose que je n’avais jamais rencontré. Je n’ai trouvé rien de mieux à faire que d’essayer de bloquer la porte avec un sort de fermeture. J’en connais plusieurs ; mais ce genre de chose demande du temps, si on veut qu’elle fonctionne, et la porte peut toujours être brisée par la force.
« Alors que je me tenais là, j’entendais des voix d’orques de l’autre côté : je craignais à tout moment qu’ils ne l’enfoncent. Je n’entendais pas ce qu’ils disaient ; ils semblaient parler dans leur horrible langue à eux. Je n’ai pu saisir qu’un seul mot, ghâsh, c’est-à-dire “feu”. Puis, quelque chose est entré dans la pièce – je l’ai senti à travers la porte, et les orques eux-mêmes ont eu peur et se sont tus. La chose s’est emparée de l’anneau de fer, et c’est alors qu’elle m’a perçu, moi et mon sort.
« Je ne saurais dire ce qu’elle était, mais jamais je n’ai ressenti pareil défi. Le contre-sort était terrifiant. J’ai failli en être brisé. Pendant un instant, la porte a échappé à mon pouvoir et s’est mise à s’ouvrir ! J’ai dû prononcer un mot de Commandement. Mais la tension était trop grande : la porte a volé en éclats. Quelque chose, comme un nuage noir, empêchait toute lumière de passer, et j’ai été jeté à la renverse dans les escaliers. Tout le mur a cédé, et le plafond de la chambre aussi, je crois.
« Je crains que Balin ne soit profondément enterré, et quelque chose d’autre y est peut-être enseveli aussi. Je ne saurais le dire. Mais au moins, le passage derrière nous est complètement bloqué. Ah ! Je ne me suis jamais senti aussi épuisé, mais c’est en train de passer. Et vous, Frodo ? Je n’avais pas le temps de vous le dire, mais je n’ai jamais été aussi heureux que quand vous avez parlé. Je craignais qu’Aragorn n’ait tenu dans ses bras un hobbit courageux, mais un hobbit mort. »
« Moi ? dit Frodo. Je suis vivant et en un morceau, il me semble. Je suis meurtri de partout, et j’ai mal, mais ç’aurait pu être pire. »
« Eh bien, dit Aragorn, tout ce que je puis dire, c’est que les hobbits sont d’une si forte trempe que je n’en ai jamais vu de pareille. Si j’avais su, j’aurais parlé moins fort à l’Auberge de Brie ! Ce coup de lance aurait pu embrocher un sanglier ! »
« Eh bien, il ne m’a pas embroché, heureusement, dit Frodo ; mais j’ai l’impression d’avoir été pris entre le marteau et l’enclume. » Il se tut. Respirer lui faisait mal.
« Vous tenez de Bilbo, dit Gandalf. Vous avez plus d’un tour dans votre sac, comme j’ai dit de lui il y a longtemps. » Frodo se demanda s’il n’y avait pas là quelque sous-entendu.
Ils se remirent en chemin. Gimli parla avant peu. Il avait des yeux perçants dans le noir. « Je crois qu’il y a une lumière devant nous, dit-il. Mais ce n’est pas la lumière du jour. Elle est rouge. Qu’est-ce que cela peut être ? »
« Ghâsh ! murmura Gandalf. Je me demande si c’est ce qu’ils voulaient dire, que les niveaux inférieurs sont en feu ? Qu’importe, nous ne pouvons que continuer. »
Bientôt, la lumière ne fit plus aucun doute et put être aperçue de tous. Elle dansait et rougeoyait sur les murs à l’autre bout du corridor. Ils voyaient maintenant où ils allaient : la route s’abaissait rapidement devant eux, et un peu plus loin se dressait une arche basse : la lumière grandissante en émanait. L’air devenait très chaud.
Quand ils arrivèrent au portail, Gandalf passa en dessous, leur faisant signe d’attendre. Alors qu’il se tenait un peu au-delà de l’ouverture, ils virent son visage éclairé d’une lueur rouge. Il revint d’un pas vif.
« Je sens ici quelque nouvelle diablerie, dit-il, préparée pour nous accueillir, sans doute. Mais je sais maintenant où nous sommes : nous avons atteint la Première Profondeur, le niveau directement au-dessous des Portes. Voici la Deuxième Salle de la Vieille Moria ; et les Portes ne sont pas loin : après la section est, sur notre gauche, à un quart de mille tout au plus. Passé le Pont, puis un vaste escalier et un large passage, à travers la Première Salle et nous voilà dehors ! Mais venez voir ! »
Ils regardèrent timidement à travers l’ouverture. Devant eux s’élevait une autre salle caverneuse. Elle était plus haute et beaucoup plus longue que celle où ils avaient dormi. Ils étaient près de son extrémité est ; du côté ouest, elle se perdait dans les ténèbres. En son centre s’alignaient deux rangées d’imposantes colonnes, sculptées comme les troncs d’arbres majestueux dont les branches soutenaient le plafond en un entrelacs de ramures de pierre. Leurs fûts étaient noirs et lisses, mais une lueur rouge miroitait sur les côtés. Sur toute la largeur du plancher, au pied de deux énormes colonnes, une grande faille s’était ouverte. Une terrible lueur rouge en sortait, et par moments, des flammes en léchaient le bord et s’enroulaient à la base des colonnes. Des rubans de fumée noire tremblotaient dans l’air chaud.
« Si nous étions descendus des salles supérieures par la route principale, nous aurions été pris au piège ici, dit Gandalf. Espérons que le feu se dresse maintenant entre nous et nos poursuivants. Venez ! Il n’y a pas de temps à perdre. »
À ces mots, le battement de tambour qui les pourchassait se fit entendre de nouveau : Poum, poum, poum. Des cris et des sonneries de cor montèrent des ombres à l’extrémité ouest de la salle. Poum, poum : les colonnes parurent trembler et les flammes vaciller.
« Allons-y pour la dernière course ! dit Gandalf. Si le soleil brille au-dehors, il est encore possible de nous échapper. Suivez-moi ! »
Tournant à gauche, il s’élança sur le sol lisse de la salle. Celle-ci était plus grande qu’elle ne l’avait paru. Dans leur course, ils entendaient le tumulte et l’écho de nombreux pieds se pressant derrière eux. S’éleva alors un cri strident : ils avaient été vus. Il y eut un tintement et un fracas d’acier. Une flèche siffla par-dessus la tête de Frodo.
Boromir rit. « Ils ne s’attendaient pas à cela, dit-il. Le feu leur a barré la route. Nous sommes du mauvais côté ! »
« Regardez devant vous ! cria Gandalf. Le Pont n’est pas loin. Il est étroit et dangereux. »
Soudain, Frodo se trouva devant un gouffre noir. Au fond de la salle, le plancher se dérobait tout à coup, plongeant à des profondeurs inconnues. La porte extérieure ne pouvait être gagnée qu’en traversant un frêle pont de pierre, sans bordure ni garde-corps, cambré au-dessus du gouffre en un arc de cinquante pieds. Il s’agissait d’une ancienne défense des nains contre tout envahisseur qui aurait pris la Première Salle et les passages extérieurs. Ils ne pouvaient passer autrement qu’à la file. Gandalf s’arrêta et les autres se massèrent derrière lui.
« Vous d’abord, Gimli ! dit-il. Pippin et Merry ensuite. Tout droit, et par l’escalier derrière la porte ! »
Des flèches tombaient autour d’eux. L’une d’entre elles atteignit Frodo et rebondit. Une autre transperça le chapeau de Gandalf et y resta fichée comme une plume noire. Frodo regarda en arrière. Une masse sombre et grouillante se voyait de l’autre côté de la faille : il semblait y avoir des centaines d’orques. Ils brandissaient des lances et des cimeterres qui, à la lueur du feu, jetaient des reflets rouge sang. Poum, poum roulaient les tambours, tonnant de plus en plus fort, poum, poum.
Legolas se retourna et encocha une flèche, quoique le tir fût plutôt long pour son petit arc. Il tendit la corde ; mais sa main retomba, et la flèche alla choir sur le sol. Il poussa un cri de peur et de désarroi. Deux grands trolls apparurent, portant de grandes dalles de pierre qu’ils jetèrent en travers de la faille pour servir de passerelles. Mais la terreur de l’Elfe n’était pas due aux trolls. Les orques avaient ouvert leurs rangs et s’écartaient en masse, comme si eux-mêmes étaient effrayés. Quelque chose venait derrière eux. On ne pouvait voir ce que c’était : comme une grande ombre avec, en son milieu, une silhouette noire, peut-être de forme humaine, mais plus haute ; et on eût dit qu’un pouvoir et une terreur étaient en elle et la précédaient.
Elle s’avança près du feu, et le rougeoiement se voila comme si un nuage s’était penché dessus. Puis, d’un formidable élan, elle bondit par-dessus la faille. Les flammes rugirent, s’élevant à sa rencontre et se lovant autour d’elle ; une fumée noire tournoya dans l’air. Sa longue crinière s’embrasa et flamba derrière elle. À sa main droite était une lame pointue semblable à une langue de feu ; sa main gauche tenait un fouet aux multiples lanières.
« Aï ! aï ! gémit Legolas. Un Balrog ! Un Balrog arrive ! » Gimli écarquilla les yeux. « Le Fléau de Durin ! » s’écria-t-il, et laissant tomber sa hache, il se couvrit le visage.
« Un Balrog, murmura Gandalf. Je comprends, maintenant. » Chancelant, il s’appuya lourdement sur son bâton. « Quelle mauvaise fortune ! Et je suis déjà fatigué. »
La forme noire, ruisselante de feu, s’élança vers eux. Les orques hurlèrent, se déversant par les passerelles de pierre. Boromir saisit alors son cor et sonna. Un puissant mugissement s’éleva en manière de défi, comme le cri d’une armée sous la voûte caverneuse. Pendant un moment, les orques vacillèrent et l’ombre de feu s’arrêta. Puis les échos moururent, aussi subitement qu’une flamme soufflée par un vent noir, et l’ennemi poursuivit son avancée.
« Par le pont ! cria Gandalf, se ressaisissant. Fuyez ! Cet adversaire est au-dessus de vos forces. Je dois tenir le passage étroit. Fuyez ! » Aragorn et Boromir n’en firent rien, se tenant côte à côte derrière Gandalf, de l’autre côté du pont. Les autres s’arrêtèrent sous la porte au fond de la salle et se retournèrent, incapables de laisser leur chef affronter l’ennemi seul.
Le Balrog arriva près du pont. Gandalf se dressait au milieu de la travée, appuyé sur le bâton qu’il tenait dans main sa gauche ; mais dans sa droite luisait Glamdring, froide et blanche. Son ennemi s’arrêta de nouveau, face à lui, et l’ombre qui l’entourait se déploya comme deux ailes immenses. Il brandit son fouet : les lanières gémirent et claquèrent. Ses narines exhalèrent du feu. Mais Gandalf tint bon.
« Tu ne passeras pas », dit-il. Les orques se tinrent immobiles, et un silence de mort tomba. « Je suis un serviteur du Feu Secret, détenteur de la flamme d’Anor. Tu ne passeras pas. Le feu noir ne te servira de rien, flamme d’Udûn. Retourne au domaine de l’Ombre ! Tu ne passeras pas. »
Le Balrog ne fit aucune réponse. Le feu sembla mourir en lui, mais les ténèbres redoublèrent. S’avançant lentement sur le pont, il se dressa soudain à hauteur vertigineuse, et ses ailes s’étendirent d’un mur à l’autre ; mais la lueur de Gandalf se voyait encore, brasillant dans l’ombre ; il paraissait minuscule et entièrement seul : gris et courbé, comme un arbre rabougri avant l’assaut d’une tempête.
De l’ombre surgit une épée rouge feu. Glamdring brilla blanche en retour. Il y eut un choc retentissant et un jet de flammèches blanches. Le Balrog recula, et son épée vola en éclats fondus. Sur le pont, le magicien chancela, fit un pas en arrière et se tint de nouveau immobile.
« Tu ne passeras pas ! » dit-il.
D’un bond, le Balrog s’élança vers le milieu de la travée. Son fouet sifflait et tournoyait.
« Il ne peut résister seul ! s’exclama soudain Aragorn, accourant sur le pont. Elendil ! cria-t-il. Je suis avec vous, Gandalf ! »
« Le Gondor ! » cria Boromir, se lançant à sa suite. À ce moment, Gandalf éleva son bâton et, avec un grand cri, frappa le pont devant lui. Le bâton se fracassa et tomba de sa main. Des flammes blanches jaillirent en un éblouissant rideau. Le pont se lézarda. Il se brisa sous les pieds du Balrog, et la pierre qui lui servait d’appui disparut dans le gouffre, tandis que le reste de l’arc demeurait en équilibre, frémissant comme une langue de pierre au-dessus du vide.
Le Balrog tomba en avant avec un terrible cri ; son ombre plongea dans le gouffre et s’évanouit. Mais dans sa chute, il fit claquer son fouet, et ses lanières fouettèrent les jambes du magicien et s’enroulèrent autour de ses genoux, l’entraînant jusqu’au bord. Il trébucha et tomba, tenta vainement de s’agripper, puis glissa dans l’abîme. « Fuyez, pauvres fous ! » cria-t-il, avant de disparaître.
Les feux s’éteignirent, remplacés par des ténèbres vides. La Compagnie resta pétrifiée d’horreur, les yeux rivés sur la fosse. Au moment même où Aragorn et Boromir revenaient en courant, le reste du pont se fissura et s’écroula. Aragorn secoua les autres d’une voix forte.
« Venez ! C’est moi qui vais vous conduire, à présent ! cria-t-il. Il faut respecter sa dernière injonction ! Suivez-moi ! »
Ils se jetèrent à corps perdu dans le grand escalier derrière la porte, Aragorn en tête, Boromir à l’arrière. Au sommet se trouvait un large passage rempli d’échos. Ils fuirent de ce côté. Frodo entendit Sam pleurer tout près de lui, et s’aperçut qu’il pleurait lui aussi en courant. Poum, poum, poum résonnaient les battements de tambour, maintenant lugubres et lents ; poum !
Ils poursuivirent leur course. La lumière allait en grandissant : le plafond était ajouré de puits. Ils forcèrent l’allure. Puis ils débouchèrent dans une autre salle, baignée de la lumière grâce à de hautes fenêtres à l’est. Ils filèrent à travers. Son portail était détruit ; ils le passèrent, et les Grandes Portes s’ouvrirent tout à coup devant eux telle une arche de lumière resplendissante.
Une garde d’orques était tapie dans les ombres, derrière les hauts montants qui se dressaient de chaque côté ; mais les portes étaient fracassées et jetées à terre. Aragorn terrassa le capitaine qui s’était mis en travers de sa route, et les autres fuirent devant son terrible courroux. La Compagnie passa en coup de vent sans même se soucier d’eux. Ils coururent au-dehors des Portes et dévalèrent les grandes marches rongées par les siècles, le seuil de la Moria.
Ainsi, contre toute espérance, ils retrouvèrent enfin le ciel et sentirent le vent sur leurs visages.
Ils ne s’arrêtèrent pas avant d’être hors de portée des archers qui gardaient peut-être les murs. Le Val de Ruisselombre s’étendait autour d’eux. L’ombre des Montagnes de Brume le recouvrait, mais à l’est, une lumière dorée s’étendait sur le pays. Il était seulement une heure passé midi. Le soleil brillait ; les nuages étaient blancs et hauts.
Ils regardèrent en arrière. La grande arche des Portes béait dans l’ombre des montagnes. Sous terre, faibles et distants, roulaient les lents battements de tambour : poum. Un mince ruban de fumée noire s’échappait par la sombre ouverture. Rien d’autre ne se voyait ; toute la vallée était déserte. Poum. Alors le chagrin les submergea entièrement ; et ils pleurèrent longuement, certains debout et silencieux, les autres étendus à terre. Poum, poum. Les battements de tambour s’évanouirent.