8Brouillard sur les Coteaux des Tertres










Cette nuit-là, ils n’entendirent aucun bruit. Mais dans ses rêves ou en réalité, il n’aurait su le dire, Frodo entendit un doux chant courant dans sa tête, un chant qui semblait filtrer comme une pâle lumière derrière un rideau de pluie grise, et s’intensifier de sorte que le voile se fit tout de verre et d’argent – jusqu’à ce qu’enfin il s’écarte, et qu’une contrée verdoyante et lointaine se fasse jour à ses yeux sous un rapide lever de soleil.

Cette vision se mua en réveil ; et voilà que Tom se trouvait là, sifflant comme autant d’oiseaux perchés à l’arbre ; et le soleil dardait déjà ses rais obliques sur la colline et à travers la fenêtre ouverte. Dehors, tout était de vert et d’or pâle.

Après le petit déjeuner, qu’ils prirent de nouveau seuls, ils se préparèrent aux adieux, le cœur presque aussi lourd qu’il se pouvait par une si belle matinée : claire, immaculée, sous un ciel lavé du bleu délicat des matins d’automne. L’air frais arrivait du nord-ouest. Leurs tranquilles poneys étaient presque fringants, flairant et remuant nerveusement. Tom sortit de la maison, agita son chapeau et dansa sur le pas de la prote, invitant les hobbits à se mettre en selle et à aller bon train.

Ils partirent le long d’un sentier qui serpentait derrière la maison et grimpait vers le côté nord de la crête sous laquelle elle s’abritait. Ils venaient de descendre de leurs poneys pour les aider à gravir le dernier raidillon, quand Frodo s’arrêta soudain.

« Baie-d’or ! s’écria-t-il. Ma belle dame, toute de vert-argent vêtue ! Nous ne lui avons jamais dit adieu, ni même ne l’avons-nous revue depuis hier soir ! » Il en était si affligé qu’il fit demi-tour ; mais au même moment, un clair appel descendit vers eux en cascade. Là, sur la crête, se tenait Baie-d’or leur faisant signe : ses cheveux défaits volaient dans la brise, brillant et chatoyant au soleil. Un reflet semblable au miroitement de l’eau sur l’herbe mouillée étincelait sous ses pieds tandis qu’elle dansait.

Ils se hâtèrent de gravir le raidillon et se tinrent bientôt à ses côtés, hors d’haleine. Ils s’inclinèrent, mais, d’un grand geste du bras, elle les invita à regarder alentour ; et du haut de la colline, ils contemplèrent les terres dans l’éclat du matin. Celui-ci était à présent aussi clair et net qu’il avait été voilé et brumeux lorsqu’ils avaient regardé de l’éminence de la Forêt, que l’on voyait maintenant s’élever, pâle et verte, parmi les arbres sombres à l’ouest. De ce côté, le pays se relevait en une succession de crêtes boisées, vertes, jaunes ou roussâtres au soleil, masquant la vallée du Brandivin au-delà. Au sud, passé la coupure de l’Oserondule, se voyaient de lointains reflets, comme du verre pâle, où le fleuve Brandivin décrivait une grande boucle à travers les basses terres et sortait de la connaissance des hobbits. Vers le nord, au-delà des coteaux déclinants, le pays était constitué de plaines et de renflements gris ou verts, aux teintes pâles et terreuses, et se perdait dans des lointains monotones et indistincts. À l’est se dressaient les Coteaux des Tertres, crête après crête dans le matin, disparaissant hors de vue et laissant deviner quelque chose d’autre : ce n’était qu’un soupçon de bleu et un lointain miroitement de blanc mêlé à la frange céleste, mais cette vision leur parlait des hautes et lointaines montagnes qui se dressaient dans leurs souvenirs des vieux contes.

Humant l’air à pleins poumons, ils avaient l’impression qu’une gambade et quelques bonnes enjambées les conduiraient où ils le désireraient. Il semblait timoré de longer les bords affaissés des coteaux pour aller rejoindre tranquillement la Route, alors qu’ils auraient dû bondir de colline en colline, du même élan que Tom, et filer droit vers les Montagnes.

Baie-d’or leur parla, attirant de nouveau leurs regards et leurs pensées. « Filez, à présent, mes beaux hôtes ! dit-elle. Et tenez-vous-en à votre dessein ! Vers le nord, le vent dans l’œil gauche et une bénédiction sur vos pas ! Hâtez-vous tant que le Soleil brille ! » Et à Frodo, elle dit : « Adieu, Ami des Elfes, ce fut une joyeuse rencontre ! »

Mais Frodo ne put répondre quoi que ce soit. Il s’inclina profondément, se mit en selle et partit au petit trot sur l’autre versant de la colline, qui descendait en pente douce. La maison de Tom Bombadil, et la vallée, et la Forêt, furent perdues de vue. L’air se fit plus chaud entre les murs verts, colline contre colline, et une forte odeur de gazon vint chatouiller leurs narines. Parvenus au fond du vallon vert, ils se retournèrent et virent Baie-d’or, à présent toute petite, se détacher sur le ciel, telle une mince fleur baignée de soleil : elle se tenait là-haut et les observait, les bras tendus vers eux. Tandis qu’ils la regardaient, elle les salua d’une voix claire, puis, levant la main, se détourna et disparut derrière la colline.

Leur chemin serpentait au fond du vallon, et contournait les pieds verts d’une colline escarpée pour aboutir dans une autre vallée, plus large et plus profonde ; il gravissait ensuite les épaules d’autres collines et redescendait leurs longs membres pour mieux remonter leurs flancs lisses, jusqu’à de nouveaux sommets et de nouveaux creux. Il n’y avait aucun arbre ni aucune eau visible : c’était un pays d’herbe et de gazon court et moelleux, parfaitement silencieux hormis le chuchotement du vent sur les contours des terres, et les cris solitaires d’étranges oiseaux, loin dans les airs. À mesure qu’ils chevauchaient, le soleil montait et devenait très chaud. Chaque fois qu’ils franchissaient une nouvelle crête, la brise semblait avoir diminué. Lorsqu’ils apercevaient le pays s’étendant à l’ouest, la lointaine Forêt semblait fumer, comme si la pluie tombée la veille s’évaporait maintenant sur les feuilles, dans les arbres et au sol, parmi les racines. Une ombre pesait à présent sur l’horizon, comme un nuage de brume noire chapeautée par le haut ciel bleu, chaud et lourd.

Vers midi, ils arrivèrent à une colline dont le sommet était large et aplati, telle une soucoupe peu profonde au rebord vert et surélevé. À l’intérieur, il n’y avait aucun mouvement d’air, et le ciel semblait tout près de leurs têtes. L’ayant traversée, ils regardèrent vers le nord. Alors ils prirent courage, car il semblait évident qu’ils avaient progressé plus vite qu’ils ne s’y attendaient. Toutes les distances étaient devenues vagues et trompeuses, mais il ne faisait aucun doute qu’ils approchaient de la fin des Coteaux. Une vallée allongée s’étirait sous eux, sinuant vers le nord jusqu’à une ouverture entre deux épaulements escarpés. Derrière, il ne semblait plus y avoir de collines. Droit au nord, ils distinguaient vaguement une longue ligne sombre. « C’est une rangée d’arbres, dit Merry : elle marque sûrement la Route. Des arbres poussent tout le long, à bien des lieues à l’est du Pont. Certains disent qu’ils ont été plantés dans l’ancien temps. »

« Formidable ! dit Frodo. Si nous progressons aussi bien cet après-midi que nous l’avons fait ce matin, nous aurons quitté les Coteaux avant le coucher du Soleil et nous irons trotter à la recherche d’un endroit où camper. » Mais alors même qu’il parlait, il tourna son regard vers l’est, et s’aperçut que les collines de ce côté étaient plus élevées, et les regardaient de haut ; et toutes ces collines étaient surmontées de monticules verts où se voyaient parfois des pierres levées, pointant comme des dents biscornues sur des gencives vertes.

Cette vue avait quelque chose d’inquiétant, alors ils s’en détournèrent et redescendirent au milieu du cercle creux. Là se dressait une unique pierre, haute sous l’astre du jour, ne jetant à cette heure aucune ombre. Informe, elle avait pourtant une signification : comme un point de repère ou un doigt protecteur, ou plutôt un avertissement. Mais à présent, ils avaient faim, et le soleil de midi les gardait de toute peur, alors ils s’adossèrent contre la face est de la pierre. Elle était froide, comme si le soleil n’avait pu la réchauffer ; mais pour lors, cette sensation leur parut agréable. Ils sortirent de la nourriture et des boissons, et firent en plein air un repas de midi aussi bon qu’on pouvait le souhaiter ; car la nourriture venait de « là-bas sous la Colline ». Tom les avait pourvus de tout ce qu’il fallait pour passer une belle journée. Leurs poneys déchargés vaguaient sur l’herbe.

Chevaucher sur les collines et manger à leur faim, se baigner de soleil et sentir le gazon, rester allongés un peu trop longtemps, étendre les jambes et lever le nez pour contempler le ciel : voilà qui suffit (peut-être) à expliquer ce qui se passa. Quoi qu’il en soit, ils se réveillèrent soudain, mal à l’aise, d’un somme qu’ils n’avaient jamais voulu faire. La pierre levée était froide, et projetait une ombre qui s’étirait, longue et faible, vers l’est, et les enveloppait. Le soleil, d’un jaune pâle et délavé, luisait à l’ouest à travers la brume, juste au-dessus de la cuvette où ils se trouvaient ; au nord, au sud et à l’est s’étendait, au-delà de la paroi, un épais brouillard, froid et blanc. L’air était silencieux, lourd et frisquet. Les poneys s’étaient blottis les uns contre les autres, la tête basse.

Les hobbits affolés sautèrent sur pied et coururent jusqu’au bord du côté ouest. Ils constatèrent qu’ils se trouvaient sur une île au milieu du brouillard. Au moment même où ils portaient leurs regards consternés vers le soleil couchant, celui-ci plongea sous leurs yeux dans un océan blanc, et une ombre grise et froide surgit derrière eux à l’est. Le brouillard s’avança jusqu’aux parois et s’éleva au-dessus d’elles, et tout en montant, se répandit au-dessus de leurs têtes pour former un plafond : ils étaient pris dans une voûte de brume dont le pilier central était la pierre levée.

Malgré l’impression qu’un piège venait de se refermer autour d’eux, ils ne désespéraient pas pour autant. Ils se rappelaient la vue encourageante qu’ils avaient eue, quand le tracé de la Route s’était dessiné loin en avant, et ils savaient dans quelle direction elle se trouvait. Et puis cet endroit creux leur faisait tellement horreur, à présent, qu’il n’était plus aucunement question d’y rester. Ils remballèrent leurs affaires aussi vite que leurs doigts glacés le leur permettaient.

Ils menèrent bientôt leurs poneys à la file, franchissant le rebord, donc sur le versant nord de la colline, plongeant dans un océan de brouillard. Au fil de leur descente, la brume se fit plus froide et plus humide ; leurs cheveux dégouttaient et leur collaient au front. En bas, le froid était si saisissant qu’ils s’arrêtèrent et sortirent capes et capuchons, lesquels ne tardèrent pas à se couvrir de fines gouttelettes grises. Puis, enfourchant leurs poneys, ils se remirent lentement en chemin, se guidant sur les ondulations du terrain. Ils se dirigeaient, autant qu’ils pouvaient en juger, vers l’ouverture en forme de portail à l’extrémité nord de la longue vallée qu’ils avaient aperçue au matin. Passé cette brèche, ils n’auraient plus qu’à continuer plus ou moins en ligne droite, et ils finiraient par croiser la Route d’une manière ou d’une autre. Leur raisonnement n’allait pas plus loin, hormis le vague espoir qu’il n’y ait plus de brouillard au-delà des Coteaux.

Ils progressaient très lentement. Pour éviter de se séparer et d’aller chacun de leur côté, ils avançaient en file, Frodo en tête. Sam allait derrière lui, suivi de Pippin et enfin de Merry. La vallée semblait s’étirer indéfiniment. Soudain, Frodo vit un signe encourageant. Devant lui à travers la brume, des ombres se dessinaient de part et d’autre ; et il crut qu’il approchait de la brèche entre les collines, du portail nord des Coteaux des Tertres. Une fois passés, ils seraient libres.

« Allons ! Suivez-moi ! » cria-t-il par-dessus son épaule, et il s’élança en avant. Mais son espoir devint bientôt confusion et affolement. Les deux taches s’assombrirent encore, mais elles rapetissèrent ; et soudain il vit, dressées devant lui de façon menaçante, légèrement penchées l’une vers l’autre comme les montants d’une porte sans linteau, deux immenses pierres levées. Il ne se souvenait pas d’avoir rien vu de semblable au fond de la vallée, lorsqu’il avait regardé du haut de la colline en fin de matinée. Il les avait à peine aperçues qu’il était déjà passé entre elles ; et comme il les passait, les ténèbres parurent s’abattre tout autour de lui. Son poney se cabra et s’ébroua, et le jeta à terre. Puis, se retournant, Frodo vit qu’il était seul : les autres ne l’avaient pas suivi.

« Sam ! appela-t-il. Pippin ! Merry ! Dépêchez-vous ! Pourquoi vous ne venez pas ? »

Il n’y eut pas de réponse. La peur le saisit, et il repassa les pierres en criant éperdument : « Sam ! Sam ! Merry ! Pippin ! » Le poney s’emballa et disparut dans la brume. À quelque distance de là, semblait-il, il crut entendre un cri : « Ohé ! Frodo ! Ohé ! » Il provenait de l’est, sur sa gauche alors qu’il se tenait sous les grandes pierres, plissant les yeux afin de percer l’obscurité. Il fonça dans cette direction et se trouva à gravir une pente abrupte.

Dans sa pénible montée, il appela de nouveau, ses appels se faisant de plus en plus frénétiques ; mais dans un premier temps, il n’entendit rien. Puis une réponse vint, faible et distante, devant lui, en hauteur. « Frodo ! Ohé ! » firent de minces voix à travers les brumes ; puis il vint un cri – à l’aide ! à l’aide ! – maintes fois répété, se terminant sur un dernier à l’aide ! qui s’étira en une longue plainte soudain étouffée. Il s’élança vers les cris à corps perdu ; mais toute lumière avait disparu : une nuit oppressante l’enserrait et il ne savait plus très bien où il allait. On eût dit qu’il ne cessait de grimper encore et encore.

Seule l’inclinaison du sol à ses pieds lui permit de comprendre qu’il était enfin parvenu au haut d’une crête ou d’une colline. Il était épuisé et en sueur, mais transi. Il faisait complètement noir.

« Où êtes-vous ? » cria-t-il d’une voix plaintive.

Il n’y eut aucune réponse. Il tendit l’oreille. Il eut soudainement conscience qu’il faisait très froid, et qu’un vent commençait à souffler sur les hauteurs, un vent glacial. Le temps changeait. La brume passait à présent sous ses yeux et se déchiquetait. Son souffle se condensait dans l’air, et les ténèbres étaient moins proches et moins denses. Il leva le regard et constata avec surprise que de faibles étoiles apparaissaient dans le ciel, entre les stries de brouillard et de nuages pressés. Le vent se mit à siffler parmi les herbes.

Il s’imagina soudain entendre un cri étouffé, et voulut s’en approcher ; et tandis qu’il avançait, la brume fut levée et écartée, dévoilant le ciel étoilé. Un regard circulaire lui révéla qu’il se trouvait face au sud, au sommet d’une colline arrondie qu’il avait dû gravir par le nord. À l’est, un vent cinglant soufflait. À sa droite, une forme noire masquait les étoiles de l’ouest. Un grand tertre se trouvait là.

« Où êtes-vous ? cria-t-il de nouveau, à la fois irrité et apeuré.

« Ici ! dit une voix profonde et froide qui semblait sortir de terre. Je t’attends ! »

« Non ! » dit Frodo ; mais il ne s’enfuit pas. Ses genoux ployèrent sous lui, et il s’effondra sur le sol. Rien ne se produisit, et il n’y eut aucun son. Tremblant, il leva les yeux, à temps pour apercevoir une grande silhouette noire, comme une ombre devant les étoiles. Elle se pencha sur lui. Il crut voir deux yeux, très froids, bien qu’animés d’une faible lueur qui semblait émaner de loin. Puis une étreinte plus forte et plus froide que le fer le saisit. Ce contact glacial lui gela les os, et il ne put se souvenir de rien d’autre.

Lorsqu’il revint à lui, il fut tout d’abord incapable de se rappeler quoi que ce soit, hormis un vague sentiment d’épouvante. Puis, tout à coup, il sut qu’il était emprisonné, à jamais pris au piège : il se trouvait dans un tertre. Un Esprit des Tertres l’avait pris, et il était sans doute déjà soumis aux terribles sorts de ces êtres maléfiques dont parlaient les histoires chuchotées à voix basse. Il n’osait pas bouger, restant étendu tel qu’il se trouvait : le dos contre la pierre froide, les mains sur la poitrine.

Mais malgré son épouvante, si incommensurable qu’elle semblait faire partie des ténèbres mêmes qui l’entouraient, il se prit à rêvasser à Bilbo Bessac et à ses histoires, à leurs promenades sur les chemins du Comté et à leurs conversations sur les voyages, les routes et les aventures. Dans le cœur du hobbit le plus gras et le plus timoré se cache (souvent très loin, il est vrai) un grain de courage, attendant quelque danger ultime et insurmontable pour éclore. Frodo n’était ni très gras, ni très timoré ; en fait, si lui-même n’en savait rien, de l’avis de Bilbo (et de Gandalf) il était le meilleur hobbit du Comté. Il croyait être arrivé à la fin de son aventure, une fin atroce s’il en était ; mais cette pensée l’enhardit. Il sentit son corps se raidir, comme pour un dernier sursaut ; non plus lâche comme une proie sans défense.

Tandis qu’il se trouvait là, à réfléchir et à se ressaisir, il remarqua tout à coup que les ténèbres reculaient lentement : une faible lumière verdâtre grandissait tout autour de lui. Il ne découvrit pas d’emblée où il se trouvait, car la lumière semblait émaner de sa propre personne, et du sol à ses côtés, et elle n’avait pas encore atteint le plafond ou les murs. Il se retourna, puis, dans la froide lueur, il vit Sam, Pippin et Merry allongés à côté de lui. Couchés sur le dos, leurs visages d’une pâleur mortelle, ils étaient vêtus de blanc. De nombreux trésors gisaient tout autour d’eux, des ouvrages d’or, peut-être ; mais sous cet éclairage, ils étaient froids et sans attrait. Leurs fronts étaient ceints de minces bandeaux dorés et des chaînes en or décoraient leurs tailles, tandis que maints anneaux brillaient sur leurs mains. Des épées reposaient à leurs côtés et des boucliers à leurs pieds. Mais en travers de leurs trois cous était posée une longue épée nue.

Soudain, un chant se fit entendre : un froid murmure qui s’élevait et retombait. La voix semblait lointaine et infiniment morne, tantôt fluette et aérienne, tantôt plaintive et souterraine. De cette mélopée indistincte, aux sons à la fois tristes et horribles, se dégageaient de temps en temps des suites de mots : des mots durs et sévères, des mots froids, cruels et abjects. La nuit injuriait le matin dont elle était dépossédée, et le froid maudissait la chaleur dont il avait faim. Frodo était gelé jusqu’à la moelle. Au bout d’un moment, le chant se fit plus net, et se changea en une incantation qui lui glaça le cœur :





Que soient transis la main et le cœur et les os,

qu’une froide torpeur les confine au tombeau

pour que les prisonniers jamais ne se réveillent

tant que n’expireront la Lune et le Soleil.

Sous un vent de noirceur les étoiles mourront,

toujours sur ce lit d’or leurs corps reposeront ;

lors le sombre seigneur élèvera sa main

sur la terre déserte et l’océan éteint.

Il entendit derrière lui une sorte de grincement et de grattement. S’appuyant sur un bras, il se redressa et put voir à présent, dans la faible lumière, qu’ils se trouvaient au milieu d’une galerie qui, derrière eux, formait un coude. Quelque chose tâtonnait là, un long bras qui marchait sur ses doigts vers Sam qui se trouvait plus près, vers la poignée de l’épée placée tout contre son menton.

Frodo eut d’abord l’impression d’avoir été changé en pierre par l’incantation. Puis lui vint une idée folle, un ardent désir de s’échapper. Il se demanda si, en passant l’Anneau à son doigt, il parviendrait à se soustraire à l’Esprit des Tertres et à sortir. Il s’imagina en train de courir librement sur l’herbe, pleurant la perte de Merry, de Sam et de Pippin, mais lui-même en vie, libre. Gandalf admettrait qu’il n’y avait eu rien d’autre à faire.

Mais le courage éveillé en lui était devenu trop fort : il ne pouvait abandonner ses amis si facilement. Il flancha un moment, tâtonnant dans sa poche, puis lutta de nouveau contre lui-même ; et pendant tout ce temps, la main approchait. Soudain, sa volonté se durcit, et saisissant une courte épée qui se trouvait non loin, il se mit à genoux, penché au-dessus des corps de ses compagnons. De toutes les forces qui lui restaient, il porta un grand coup au bras rampant, l’atteignant près du poignet, et la main se détacha ; mais au même moment, l’épée se brisa en éclats jusqu’à la garde. Il y eut un cri perçant et la lumière s’évanouit. Un grognement féroce s’éleva dans l’obscurité.

Frodo tomba sur Merry : son visage était froid au toucher. Alors lui revint tout à coup à l’esprit, disparu dès l’arrivée du brouillard, le souvenir de la maison là-bas sous la Colline, et des chansons de Tom. Il se remémora la comptine que Tom leur avait apprise et, d’une voix frêle et désespérée, il entonna : Holà ! Tom Bombadil ! Et à la mention de ce nom, sa voix sembla prendre de la vigueur : elle retentit avec force et vitalité, faisant résonner la sombre galerie comme tambour et trompette.





Holà ! Tom Bombadil ! Ho ! Tom Bombadilo !

Par les eaux ou les bois, le saule ou le roseau,

De jour comme de nuit, prête-nous assistance !

Accours, Tom Bombadil : le besoin nous devance !

Un profond silence tomba soudain, et Frodo put entendre les battements de son cœur. Après un lent et long moment, il entendit une voix, claire mais lointaine, comme sortant du sol ou traversant d’épais murs, qui lui répondait en un chant :





Le vieux Tom Bombadil est un joyeux bonhomme ;

D’un bleu vif est sa veste, et ses bottes sont jaunes.

Nul ne l’a jamais pris, car le maître, c’est lui :

Plus vite ses pieds vont ; plus forte est sa chanson.

Il y eut un fort grondement, comme de pierres qui roulent et qui tombent ; et soudain la lumière fut, la vraie lumière, celle qui illumine le jour. Une ouverture basse, semblable à une porte, apparut dans le mur aux pieds de Frodo ; et voilà que la figure de Tom (son chapeau, sa plume et le reste) se découpait devant le rougeoiement du soleil levant. La lumière tomba sur le plancher et sur les visages des trois hobbits allongés près de Frodo. Ils ne firent aucun mouvement, mais la pâleur maladive les avait quittés. Ils ne semblaient plus que très profondément endormis.

Tom se pencha, retira son chapeau et entra dans la pièce sombre en chantant :





Sors d’ici, vieil Esprit ! Disparais au soleil !

Flétris comme la brume et les vents qui lamentent

En pays désolés par-delà les montagnes !

Jamais plus ne reviens ! Laisse ton tertre vide !

Sois perdu, oublié, plus noir que les ténèbres,

Aux portes de la nuit à jamais refermées

Jusqu’au jour où viendra la guérison du monde.

À ces mots, un hurlement se fit entendre, et le fond de la pièce s’effondra en partie avec un grand fracas. Puis il y eut un long cri strident qui finit par se perdre en des profondeurs insondables ; et enfin, le silence.

« Venez, Frodo, l’ami ! dit Tom. Allons fouler l’herbe pure ! Il faut que vous m’aidiez à les porter. »

Ensemble, ils transportèrent Merry, Pippin et Sam à l’extérieur. En sortant du tertre pour la dernière fois, Frodo crut apercevoir une main coupée qui se tortillait encore, comme une araignée blessée, dans un tas de terre effondrée. Tom y entra de nouveau, et il y eut de nombreux coups et piétinements. Il ressortit les bras chargés de trésors : des objets d’or, d’argent, de cuivre et de bronze ; des perles, des chaînes et des bijoux en nombre. Il grimpa jusqu’au sommet du tertre vert et les déposa en tas à la lumière du soleil.

Il se tint là, chapeau à la main et cheveux au vent, et regarda en bas dans l’herbe les trois hobbits étendus sur le dos, du côté ouest du monticule. Levant sa main droite, il dit d’une voix claire et impérieuse :





Réveillez-vous, mes joyeux gaillards ! Entendez mon appel !

Que le cœur se réchauffe ! La pierre froide est tombée ;

Le tombeau est au jour ; la main morte est brisée.

La Nuit sous la Nuit s’est enfuie, et la Porte est ouverte !

Les hobbits remuèrent, à la grande joie de Frodo ; et ils s’étirèrent, se frottèrent les yeux et se relevèrent soudain d’un bond. Ils jetèrent tout autour des regards étonnés, d’abord vers Frodo, puis vers Tom qui se tenait là, incroyable mais vrai, au sommet du tertre ; enfin ils se regardèrent eux-mêmes, vêtus de haillons blancs et légers, couronnés et ceinturés d’or pâle, et chargés de bijoux cliquetants.

« Par quel prodige… ? » commença Merry, sentant le bandeau doré qui avait glissé devant un de ses yeux. Puis il s’arrêta ; une ombre passa sur son visage, et il ferma les paupières. « Bien sûr, je me souviens ! dit-il. Les hommes de Carn Dûm nous ont assaillis de nuit, et nous avons eu le dessous. Ah ! la lance dans mon cœur ! » Il s’agrippa la poitrine. « Non ! Non ! fit-il, ouvrant les yeux. Qu’est-ce que je dis là ? J’ai rêvé. Où étais-tu passé, Frodo ? »

« J’ai cru que j’étais perdu, dit Frodo ; mais je ne veux pas en parler. Pensons à ce que nous allons faire maintenant. Poursuivons notre route ! »

« Accoutrés comme ça, m’sieur ? dit Sam. Où sont mes affaires ? » Il jeta son bandeau, sa ceinture et ses anneaux dans l’herbe et regarda désespérément autour, comme s’il s’attendait à trouver sa cape, sa veste, ses culottes et autres habits de hobbit quelque part à portée de main.

« Vous ne retrouverez pas vos affaires », dit Tom, descendant du monticule en sautillant. Il rit, dansant autour d’eux dans le soleil du matin. C’était comme si rien de dangereux ou d’horrible ne s’était passé ; d’ailleurs, l’horreur quittait leurs cœurs tandis qu’ils le regardaient et voyaient la joyeuse étincelle dans ses yeux.

« Que voulez-vous dire ? demanda Pippin tout en le regardant d’un air mi-perplexe, mi-amusé. Pourquoi pas ? »

Mais Tom secoua la tête et dit : « Vous vous êtes retrouvés, remontant du fond des eaux. Les vêtements ne sont pas une grande perte pour qui échappe à la noyade. Réjouissez-vous, mes joyeux amis, et laissez les rayons ardents vous réchauffer le cœur et les membres ! Retirez ces froides guenilles ! Courez nus sur l’herbe pendant que Tom va à la chasse ! »

Il s’élança vers le bas de la colline, sifflant et hélant. Le suivant du regard, Frodo le vit courir vers le sud, au creux du vallon vert entre leur colline et la suivante, toujours sifflant et criant :





Hé ! là ! Venez, ohé ! Où vaguez-vous, mes gars ?

En haut, en bas, par-ci, par-là ou par là-bas ?

Vive-oreille, Nez-fin, Queue-fouailleuse et Pécot,

Bas-blancs, mon tout petit, et le vieux Gros Nigaud !

Il chanta ainsi, courant à vive allure, lançant son chapeau et le rattrapant, jusqu’à disparaître derrière un pli du terrain ; mais ses hé, là ! ohé, là ! revinrent flotter vers eux pendant un moment, portés par le vent qui s’était retourné, et soufflait maintenant du sud.

L’air redevenait très chaud. Pendant un moment, les hobbits coururent çà et là sur l’herbe, comme il leur avait dit de faire. Puis ils s’étendirent au soleil, baignant dans sa chaude lumière comme ceux qui, arrachés au rude hiver, se voient soudain transportés sous des cieux plus cléments, ou comme des malades longtemps alités qui s’éveilleraient un matin en constatant qu’ils sont subitement guéris et que la journée est à nouveau pleine de promesses.

Quand Tom revint enfin, ils se sentaient revigorés (et affamés). Ils le virent réapparaître, chapeau en premier, derrière la crête de la colline, suivi d’une file docile de six poneys : les cinq qui leur appartenaient et un de plus. Ce dernier était, à l’évidence, le vieux Gros Nigaud : il était plus massif, plus fort, plus gras (et plus vieux) que leurs poneys à eux. Merry, à qui les autres appartenaient, ne les avait en fait jamais appelés ainsi ; mais ils répondirent aux noms que Tom leur avait donnés pour le restant de leurs jours. Tom les appela un à un, et ils franchirent la crête et se placèrent en rangée. Tom s’inclina alors devant les hobbits.

« Voici donc vos poneys ! dit-il. Ils ont plus de jugeote (en un sens) que les hobbits vagabonds – plus de jugeote dans le museau. Car ils sentent de loin le danger, dans lequel vous foncez tout droit ; et s’ils courent pour se sauver, ils courent du bon côté. Pardonnez-leur à tous ; car s’ils ont le cœur fidèle, affronter les Esprits des Tertres n’est pas ce pour quoi ils sont nés. Voyez-les qui reviennent avec tous leurs fardeaux ! »

Merry, Sam et Pippin revêtirent alors des habits de rechange qu’ils trouvèrent dans leurs paquets ; et ils ne tardèrent pas à suffoquer, car ils avaient été obligés de mettre quelques-uns des vêtements plus chauds et plus épais qu’ils avaient apportés en prévision de l’hiver.

« D’où vient cet autre animal, le vieux Gros Nigaud ? » demanda Frodo.

« Il m’appartient, dit Tom. Mon compagnon à quatre pattes ; mais je le monte rarement, et il erre souvent loin en liberté, au flanc des collines. Pendant leur séjour chez moi, vos poneys ont connu mon Nigaud ; et l’ayant flairé dans la nuit, ils ont vite couru à sa rencontre. Je pensais bien qu’il les chercherait, et qu’avec ses sages paroles il les apaiserait. Mais maintenant, mon joyeux Nigaud, le vieux Tom ira sur ton dos. Hé ! il vient avec vous, pour vous remettre en route ; il lui faut donc un poney. Car on peut difficilement parler à des hobbits à cheval, quand on va sur ses propres jambes à essayer de les rattraper. »

Les hobbits furent ravis de l’entendre, et ils remercièrent Tom à plusieurs reprises ; mais il rit, et leur dit qu’ils étaient si doués pour se perdre qu’il ne serait pas tranquille avant de les avoir conduits, sains et saufs, aux frontières de son pays. « J’ai des choses à faire, dit-il : mes ouvrages et mes chansons, mes paroles et mes promenades, et ma garde du pays. Tom ne peut pas toujours être à disposition pour ouvrir des portes et des fissures de saule. Tom doit voir à sa maison, et Baie-d’or attend. »

Il était encore assez tôt au soleil, entre neuf et dix heures, et les hobbits songèrent à se sustenter. Leur dernier repas remontait au déjeuner de la veille, près de la pierre levée. Ils mangèrent alors le restant des provisions que Tom leur avait données, prévues pour le souper, en plus de ce que Tom apportait avec lui. Ce fut un repas frugal (pour des hobbits, et compte tenu des circonstances), mais ils se sentirent beaucoup mieux après, néanmoins. Pendant qu’ils mangeaient, Tom se rendit sur le monticule et examina les trésors. Il les entassa pour la plupart en un monceau qui brillait et étincelait sur l’herbe. Il leur enjoignit d’y rester et de s’offrir « librement à tous, oiseaux, bêtes, Elfes ou Hommes, de même qu’à toutes les créatures bienveillantes » ; car le sortilège du tertre serait alors rompu et dispersé, et aucun Esprit n’y reviendrait plus jamais. Parmi les trésors, il choisit pour lui-même une broche, sertie de pierres bleues aux multiples nuances, telles les fleurs de lin ou les ailes de papillons bleus. Il la regarda longuement, hochant la tête, comme si un souvenir lui remuait le cœur, et dit enfin :

« Voilà un joli jouet pour Tom et pour sa dame ! Belle était celle qui le portait à l’épaule autrefois. Maintenant Baie-d’or le portera, mais nous ne l’oublierons pas ! »

Pour chacun des hobbits, il choisit une dague, longue, en forme de feuille, tranchante et merveilleusement ouvragée, damasquinée de serpents rouge et or. Elles luisirent quand il les tira de leurs fourreaux noirs, faits d’un étrange métal, léger et résistant, et ornés de plusieurs pierres rutilantes. Que ce fût par quelque vertu de ces fourreaux ou en raison du sort jeté sur le tertre, leurs lames, tranchantes, dépourvues de rouille, éclatantes au soleil, ne semblaient avoir subi aucune injure du temps.

« Les vieux poignards sont assez longs pour servir d’épées aux hobbits, dit-il. Il sera bon de les avoir à portée de main, si les gens du Comté s’en vont marcher à l’est, au sud ou au loin, dans les ténèbres et le danger. » Il leur dit alors que ces lames, forgées de longues années auparavant, étaient l’œuvre des Hommes de l’Occidentale, qui s’étaient eux-mêmes opposés au Seigneur Sombre, mais avaient été vaincus par le roi maléfique de Carn Dûm, au pays d’Angmar.

« Rares sont ceux qui de nos jours s’en souviennent, murmura Tom, pourtant il en reste encore qui errent, fils de rois oubliés marchant dans la solitude, gardant les gens insouciants des choses maléfiques. »

Les hobbits ne comprirent pas ses paroles, mais tandis qu’il parlait, ils eurent la vision comme d’une grande étendue d’années derrière eux, telle une vaste plaine ombreuse où de hautes silhouettes avançaient à grandes enjambées, des Hommes au visage sévère et aux épées brillantes ; l’un d’entre eux, le dernier, portait une étoile à son front. Puis la vision s’évanouit, et ils retrouvèrent le monde ensoleillé. Il était temps de reprendre la route. Ils s’apprêtèrent au départ, remballant leurs paquets et chargeant leurs poneys. Ils accrochèrent leurs nouvelles armes à leur ceinture de cuir, sous leur veste, les trouvant fort gênantes et se demandant si elles allaient servir à quoi que ce soit. De toutes les aventures qu’ils pensaient rencontrer dans leur fuite, le combat ne leur était jamais apparu comme une possibilité à envisager.

Ils repartirent enfin. Ayant mené leurs poneys au bas de la colline, ils se mirent en selle et traversèrent la vallée d’un trot rapide. Regardant derrière, ils aperçurent le vieux tertre juché sur la colline. À son sommet, le soleil sur l’or jaillissait comme une flamme jaune. Puis, cette vue disparut derrière un épaulement des Coteaux.

Frodo eut beau regarder de tous côtés, il ne vit aucun signe des grandes pierres levées en forme de portail. Ils parvinrent bientôt à la brèche du nord et la traversèrent rapidement, puis les terres plongèrent devant eux. Ce fut un agréable voyage avec Tom Bombadil qui trottait gaiement à leurs côtés, ou devant eux, sur Gros Nigaud, lequel pouvait aller beaucoup plus vite que ne l’annonçait son embonpoint. Tom chantait la plupart du temps, mais bien souvent, ses chansons n’avaient aucun sens, ou peut-être étaient-elles en une langue étrange et inconnue des hobbits, une langue ancienne dont les mots étaient d’abord ceux de la joie et de l’émerveillement.

Ils allaient bon train, mais ne tardèrent pas à se rendre compte que la Route était plus éloignée qu’ils ne l’avaient imaginé. Même sans le brouillard de la veille, leur sieste de midi les eût empêchés de l’atteindre avant la tombée de la nuit. La ligne sombre qu’ils avaient aperçue n’était pas une rangée d’arbres, mais de buissons qui poussaient au bord d’un profond fossé, longé de l’autre côté par un mur aux parois abruptes. Tom leur dit que se trouvait là autrefois la frontière d’un royaume, mais cela faisait très longtemps. Ce lieu semblait lui rappeler un triste souvenir, et il ne voulut pas en dire beaucoup plus.

Ils traversèrent le fossé et franchirent le mur à travers une brèche, après quoi Tom se dirigea plein nord, car ils avaient peu à peu dévié vers l’ouest. Ils avançaient maintenant en terrain découvert et relativement plat, ce qui leur permit de forcer l’allure, mais le soleil avait déjà bien décliné lorsqu’ils virent enfin se profiler une rangée de hauts arbres, et surent qu’ils avaient enfin regagné la Route après une série d’aventures inattendues. Ils firent galoper leurs poneys sur les derniers furlongs et s’arrêtèrent sous les ombres longues au pied des arbres. Ils se trouvaient en haut d’un talus incliné, et la Route, désormais indistincte dans la pénombre du soir, serpentait à leurs pieds. À cet endroit, elle courait presque du sud-ouest au nord-est, et sur leur droite, elle plongeait rapidement dans une large dépression. Elle était défoncée et portait les signes des fortes pluies qui s’étaient abattues récemment : il y avait partout des mares et des nids-de-poule remplis d’eau.

Ils descendirent le talus et regardèrent de chaque côté de la voie. Rien ne se voyait. « Eh bien, nous y voilà enfin revenus ! dit Frodo. Je suppose que mon raccourci à travers la Forêt ne nous aura pas fait perdre plus de deux jours ! Mais ce retard pourrait servir à quelque chose : ils ont peut-être perdu notre trace. »

Les autres le regardèrent. L’ombre de la peur des Cavaliers Noirs revint aussitôt les hanter. Dès lors qu’ils avaient pénétré dans la Forêt, leur principale préoccupation avait été de regagner la Route ; et il avait fallu attendre qu’elle s’étale à nouveau sous leurs pieds pour qu’ils se rappellent le danger qui les poursuivait, danger qui risquait fort d’être embusqué quelque part sur la Route même. Ils se retournèrent, jetant des regards inquiets vers le couchant, mais la Route était brune et vide.

« Croyez-vous…, demanda Pippin avec hésitation, croyez-vous que nous puissions être poursuivis… ce soir ? »

« Non, pas ce soir, je l’espère, répondit Tom Bombadil, ni peut-être même demain. Mais ne vous fiez pas à mon intuition, car elle n’est pas assurée. À l’est, ma connaissance fait défaut. Tom n’est pas maître des Cavaliers du Pays Noir, loin au-delà de ses terres. »

Les hobbits auraient tout de même voulu qu’il les accompagne. Ils avaient le sentiment que, si quelqu’un était à même de s’occuper des Cavaliers Noirs, c’était bien lui. Ils étaient sur le point d’entrer dans des terres qui leur étaient totalement étrangères, inconnues des légendes du Comté hormis les plus vagues et les plus lointaines ; et dans les ténèbres grandissantes, ils se prirent à vouloir rentrer chez eux. Un profond sentiment de solitude et de perte les envahit. Ils demeurèrent silencieux, incapables de se résigner à cette ultime séparation, et mirent du temps à se rendre compte que Tom leur faisait ses adieux, les invitant à garder courage et à chevaucher jusqu’à la nuit sans s’arrêter.

« Tom vous sera de bon conseil jusqu’à la fin du jour (après quoi votre propre chance devra vous suivre et vous guider) : à quatre milles d’ici, vous rencontrerez un village, Brie sous la Colline de Brie, dont les portes donnent sur l’ouest. Là, vous trouverez une vieille auberge qui a pour nom Le Poney Fringant. Filibert Fleurdebeurre en est le digne propriétaire. Vous pourrez y loger pour la nuit et ferez bonne route au matin. Soyez braves, mais prudents ! Gardez vos cœurs joyeux, et partez à la rencontre de votre fortune ! »

Ils le supplièrent de venir à tout le moins jusqu’à l’auberge pour boire avec eux une dernière fois ; mais il rit, et dit en manière de refus :





Le pays de Tom finit ici : il ne passe pas les frontières.

Tom doit voir à sa maison, et Baie-d’or attend !

Alors il se détourna, lança son chapeau dans les airs, sauta sur le dos de Nigaud et s’en fut par-dessus le talus, chantant dans le crépuscule.

Les hobbits y grimpèrent et le suivirent du regard jusqu’à ce qu’il soit hors de vue.

« Ça me fait quelque chose de prendre congé de maître Bombadil, dit Sam. C’est un sacré numéro, ça y a pas d’erreur. J’ai idée qu’on pourrait aller loin sans rencontrer personne de mieux, ni de plus bizarre. Mais j’avoue que je serai pas fâché de voir ce Poney Fringant où il nous a dit d’aller. J’espère que ce sera comme cheu nous au Dragon Vert ! Quel genre de monde c’est, à Brie ? »

« Il y a des hobbits à Brie, dit Merry, et aussi des Grandes Gens. Je pense que ce sera assez comme chez nous. Le Poney est une bonne auberge, à ce qu’il paraît. Les gens de ma famille s’y rendent à l’occasion. »

« Même si elle a tout pour plaire, dit Frodo, l’auberge n’en est pas moins à l’extérieur du Comté. Ne faites pas trop comme chez vous ! De grâce, souvenez-vous – vous tous – que le nom de Bessac ne doit PAS être mentionné. Je suis M. Souscolline, s’il faut donner un nom. »

Ils montèrent alors leurs poneys et chevauchèrent en silence dans le soir tombant. L’obscurité vint rapidement tandis qu’ils descendaient, puis remontaient lentement les côtes, jusqu’à ce qu’enfin ils voient scintiller des lumières à quelque distance en avant.

La Colline de Brie se dressait devant eux et leur barrait la route, telle une masse sombre se détachant sur des étoiles brumeuses ; sous son versant ouest nichait un gros bourg. Ils se hâtèrent alors vers celui-ci avec la seule envie d’y trouver un feu, et de mettre une porte entre eux et la nuit.

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