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L’Anneau part vers le sud










Plus tard ce jour-là, les hobbits tinrent leur propre réunion dans la chambre de Bilbo. Merry et Pippin furent indignés d’apprendre que Sam s’était faufilé au Conseil et avait été choisi pour accompagner Frodo.

« C’est tout à fait injuste, dit Pippin. Au lieu de le mettre à la porte et de le jeter aux fers, Elrond va jusqu’à le récompenser pour son effronterie ! »

« Le récompenser ! dit Frodo. Je ne peux imaginer de châtiment plus sévère. Tu parles sans réfléchir : être condamné à faire ce voyage impossible, une récompense ? Hier, je rêvais que ma tâche était terminée, que je pourrais me reposer ici un long moment, peut-être même pour toujours. »

« Je comprends, dit Merry, et je voudrais que ce soit possible. Mais c’est Sam que nous envions, pas toi. Si tu dois partir, alors ce sera un châtiment pour nous deux que de rester en arrière, même à Fendeval. Nous avons fait un bon bout de chemin à tes côtés et traversé de rudes épreuves. Nous voulons continuer. »

« C’est ce que je voulais dire, acquiesça Pippin. Nous autres hobbits, nous devons nous serrer les coudes, et c’est ce que nous ferons. Je vais venir, à moins qu’ils ne m’enchaînent. Il vous faudra quelqu’un d’intelligent dans le groupe. »

« Vous ne risquez donc pas d’être choisi, Peregrin Touc ! » dit Gandalf, apparaissant à la fenêtre, laquelle était assez basse. « Mais vous vous tracassez tous sans raison. Rien n’est encore décidé. »

« Rien de décidé ! s’écria Pippin. Alors que faisiez-vous donc tous ? Vous êtes restés claquemurés pendant des heures. »

« Nous parlions, dit Bilbo. Il y a eu beaucoup de discussions, et chacun a eu droit à sa surprise. Même ce bon vieux Gandalf. Je pense que la nouvelle de Legolas, au sujet de Gollum, a dû le prendre de court – même s’il n’a pas bronché. »

« Vous faites erreur, dit Gandalf. Vous n’étiez pas attentif. Je le savais déjà par Gwaihir. Les seules véritables surprises, comme vous dites, ont été vous et Frodo, si vous tenez à le savoir ; et je fus bien le seul à ne pas m’étonner. »

« Bon, de toute manière, dit Bilbo, rien n’a été décidé, sauf en ce qui concerne Frodo et Sam, les pauvres. Je craignais qu’on n’en vienne là, si j’étais dispensé d’y aller. Mais si vous voulez mon avis, Elrond enverra pas mal de monde, quand les éclaireurs reviendront avec des nouvelles. Sont-ils partis, dites-moi, Gandalf ?

« Oui, répondit le magicien. Quelques-uns ont déjà été dépêchés. D’autres partiront demain. Elrond envoie des Elfes : ils se mettront en rapport avec les Coureurs, et peut-être avec les gens de Thranduil à Grand’Peur. Et Aragorn est parti avec les fils d’Elrond. Il faudra battre les terres à de longues lieues à la ronde avant d’entreprendre quelque mouvement. Alors consolez-vous, Frodo ! Vous profiterez sans doute d’un long séjour ici. »

« Ah ! fit Sam d’un air renfrogné. On va attendre juste assez longtemps pour que l’hiver arrive. »

« Ça, on n’y peut rien, dit Bilbo. C’est en partie de ta faute, Frodo, mon garçon : insister pour attendre le jour de mon anniversaire… Une bien drôle de façon de le célébrer, à ce qu’il me semble. Certes pas la journée que j’aurais choisie pour remettre les clefs de Cul-de-Sac aux B.-D. Mais voilà : tu ne peux plus attendre jusqu’au printemps ; et tu ne peux pas partir avant le retour des éclaireurs.





Quand au soir de l’année l’hiver commence à mordre,

que les pierres gelées craquettent dans la nuit ;

quand les étangs sont noirs et les bois dégarnis,

il est mauvais d’errer par la Sauvagerie.

Mais c’est justement ce qui t’attend, j’en ai peur. »

« J’en ai bien peur, dit Gandalf. Nous ne pouvons partir avant d’être renseignés sur les Cavaliers. »

« Je croyais qu’ils étaient tous morts dans l’inondation », dit Merry.

« On ne peut tuer ainsi les Spectres de l’Anneau, dit Gandalf. Le pouvoir de leur maître est en eux, et ils vaincront ou tomberont avec lui. Nous espérons qu’ils aient tous été démontés et démasqués, et que leur menace soit pour un temps écartée ; mais il faut nous en assurer. Entre-temps, vous devriez essayer d’oublier vos soucis, Frodo. Je ne sais pas si cela vous aidera ; mais je vous chuchoterai ceci à l’oreille. Quelqu’un a dit qu’il faudrait de l’intelligence dans le groupe. Il n’avait pas tort. Je pense que j’irai avec vous. »

Frodo fut si ravi par cette annonce que Gandalf, quittant le bord de la fenêtre où il s’était assis, tira son chapeau et s’inclina. « J’ai dit : je pense que j’irai. Ne vous faites pas de fausse joie. L’avis d’Elrond comptera beaucoup, de même que celui de votre ami l’Arpenteur. Ce qui me fait penser que je souhaite voir Elrond. Il faut que je me sauve. »

« Combien de temps pourrai-je rester ici, selon toi ? » demanda Frodo à Bilbo quand Gandalf fut parti.

« Oh, je ne sais pas. J’ai du mal à compter les jours à Fendeval, dit Bilbo. Mais assez longtemps, je dirais. Nous aurons plein de bonnes discussions. Que dirais-tu de m’aider à finir mon livre, et à commencer le prochain ? As-tu une fin en tête ? »

« Oui, plusieurs, et elles sont toutes aussi sombres et désagréables », dit Frodo.

« Oh non, ça n’irait pas ! dit Bilbo. Les livres devraient avoir de belles fins. Et ça, ça irait ? Ils menèrent ensemble une vie tranquille et vécurent heureux pour toujours. »

« Ça irait très bien, si ça pouvait se réaliser », dit Frodo.

« Ah ! fit Sam. Mais où est-ce qu’ils vont vivre ? C’est ce que je me demande souvent. »

Les hobbits discutèrent encore quelque temps, songeant au voyage passé et aux périls à venir ; mais par la vertu du pays de Fendeval, leur esprit fut bientôt libéré de toute peur ou inquiétude. L’avenir, bon ou mauvais, n’était pas oublié, mais n’avait plus aucune prise sur le présent. La vitalité et l’espoir gagnèrent chez eux en force ; et ils profitaient de toutes les belles journées qui passaient, savourant chaque repas, chaque mot, chaque chanson.

Ainsi s’égrenèrent les jours, alors que se levait le beau matin clair et que tombait le soir, frais et sans nuages. Mais l’automne déclinait rapidement : sa lumière dorée se fit peu à peu d’argent pâle, et les dernières feuilles tombèrent des arbres dénudés. Un vent glacial se mit à souffler des Montagnes de Brume, à l’est. La Lune du Chasseur se renfla dans le ciel nocturne et mit en fuite toutes les étoiles moindres. Mais à l’horizon du sud, une étoile luisait d’un éclat rougeâtre. Chaque nuit, sous la lune à présent décroissante, elle devenait de plus en plus brillante. Frodo l’apercevait de sa fenêtre, brûlant dans les profondeurs du firmament, comme un œil vigilant qui menaçait au-dessus des arbres aux confins de la vallée.

Les hobbits séjournaient dans la maison d’Elrond depuis près de deux mois ; novembre avait fui avec les derniers lambeaux de l’automne, et décembre passait, quand les éclaireurs commencèrent à revenir. Certains étaient allés au nord, passé les sources de la Fongrège jusque dans les Landes d’Etten ; d’autres étaient partis vers l’ouest, et, avec l’aide d’Aragorn et des Coureurs, avaient exploré toutes les terres de part et d’autre du Grisfleur, jusqu’à Tharbad, où la vieille Route du Nord franchissait la rivière près d’une ville en ruine. Bon nombre d’éclaireurs s’étaient dirigés vers l’est et le sud ; et certains d’entre eux avaient traversé les Montagnes et pénétré à Grand’Peur, tandis que d’autres avaient gravi le col aux sources de la Rivière aux Flambes et étaient descendus dans la Contrée Sauvage, passant les Champs de Flambes avant d’arriver enfin à l’ancienne demeure de Radagast à Rhosgobel. Radagast ne s’y trouvait pas ; et ils étaient revenus par le haut col appelé Porte de Cornerouge. Les fils d’Elrond, Elladan et Elrohir, furent les derniers à rentrer : ils avaient fait un grand voyage, descendant la rivière Argentine pour gagner un étrange pays ; mais de ce périple ils ne voulurent parler à personne, sauf à Elrond.

Nulle part n’avait-on pu découvrir la moindre trace ni la moindre nouvelle des Cavaliers ou de quelque autre serviteur de l’Ennemi. Même les Aigles des Montagnes de Brume ne purent leur donner des nouvelles fraîches. Gollum n’avait pas été vu ni entendu ; mais les loups sauvages continuaient de se rassembler, et ils chassaient de nouveau loin en amont de part et d’autre du Grand Fleuve. Trois des chevaux noirs avaient été retrouvés noyés au Gué le jour même de l’inondation. Sur les rochers des rapides un peu en aval, cinq autres avaient été découverts par des éclaireurs, ainsi qu’une longue cape noire, tailladée et en lambeaux. On ne découvrit aucune autre trace des Cavaliers Noirs, et l’on ne sentit leur présence nulle part. Ils semblaient avoir complètement disparu du Nord.

« Pour ce qui est des Neuf, dit Gandalf, nous savons ce qui est arrivé à au moins huit d’entre eux, dit Gandalf. Il ne faut présumer de rien, mais je crois qu’il est permis d’espérer que les Spectres de l’Anneau aient été dispersés, forcés d’aller retrouver leur Maître au Mordor, vides et informes, en cheminant de leur mieux.

« Si tel est le cas, il faudra quelque temps avant qu’ils puissent relancer la chasse. Bien sûr, l’Ennemi a d’autres serviteurs, mais ils devront faire le long voyage jusqu’à la lisière de Fendeval afin de se mettre sur notre piste. Et elle pourrait être difficile à trouver, si nous sommes prudents. Mais il ne faut plus tarder. »

Elrond fit venir les hobbits auprès de lui. Il considéra Frodo avec gravité. « L’heure est venue, dit-il. Si l’Anneau doit partir, ce doit être bientôt. Mais ceux qui l’accompagneront dans cette mission ne doivent pas s’attendre à être épaulés par la guerre ou par la force. Ils devront pénétrer au domaine de l’Ennemi, loin de tout secours. Restez-vous fidèle à votre engagement, Frodo, d’être le Porteur de l’Anneau ? »

« Oui, dit Frodo. J’irai avec Sam. »

« Dans ce cas, je ne puis guère vous aider, pas même par des conseils, dit Elrond. J’entrevois très mal le chemin qui sera le vôtre, et j’ignore comment votre tâche sera menée à bien. L’Ombre gagne maintenant les contreforts des Montagnes, elle s’approche même des rives du Grisfleur ; et sous cette Ombre, tout est obscur à mes yeux. Vous rencontrerez bien des adversaires, tantôt déclarés, tantôt déguisés ; et des amis pourraient se trouver sur votre route dans les moments les plus inattendus. J’enverrai des messages, au mieux de mes capacités, à ceux que je connais de par le vaste monde ; mais les terres sont devenues si périlleuses que certains pourraient bien s’égarer, ou ne pas arriver plus vite que vous.

« Et je choisirai pour vous des compagnons qui marcheront à vos côtés, aussi loin qu’ils le voudront ou que la fortune le permettra. Leur nombre devra être restreint, car votre espoir réside dans la hâte et le secret. Quand même je disposerais d’une cohorte d’Elfes en armure des Jours Anciens, elle ne servirait pas à grand-chose, sinon à éveiller la puissance du Mordor.

« La Compagnie de l’Anneau sera au nombre de Neuf ; et les Neuf Marcheurs seront opposés aux Neuf Cavaliers de funeste renom. En plus de votre fidèle serviteur, Gandalf ira avec vous ; car ceci sera sa plus grande tâche, et peut-être la fin de ses labeurs.

« Quant au reste, ils représenteront les autres Peuples Libres du Monde : les Elfes, les Nains et les Hommes. Legolas ira pour les Elfes ; et Gimli fils de Glóin pour les Nains. Ils sont disposés à se rendre aux cols des Montagnes tout au moins, et peut-être au-delà. Pour les hommes, vous aurez à vos côtés Aragorn fils d’Arathorn, car l’Anneau d’Isildur le concerne de près. »

« L’Arpenteur ! » s’écria Frodo.

« Oui, dit Aragorn avec le sourire. Je demande encore une fois la permission de vous accompagner, Frodo. »

« Je vous aurais prié de venir, dit Frodo ; seulement, je croyais que vous alliez à Minas Tirith avec Boromir. »

« C’est exact, dit Aragorn. Et l’Épée-qui-fut-Brisée sera reforgée avant que j’aille à la guerre. Mais votre route et la nôtre ne divergent pas avant plusieurs centaines de milles. Aussi Boromir sera-t-il de la Compagnie. C’est un vaillant homme. »

« Il en reste deux autres à trouver, dit Elrond. Je devrai y réfléchir. J’en trouverai peut-être de ma maisonnée qu’il me paraîtra bon d’envoyer. »

« Mais ça ne laissera aucune place pour nous ! s’écria Pippin, consterné. Nous ne voulons pas être laissés derrière. Ce que nous voulons, c’est aller avec Frodo. »

« C’est parce que vous ne comprenez pas et ne pouvez imaginer ce qui l’attend », dit Elrond.

« Frodo non plus, dit Gandalf, se rangeant inopinément du côté de Pippin. Aucun d’entre nous ne l’entrevoit clairement. Il est vrai que si ces hobbits en comprenaient le danger, ils n’oseraient pas partir. Mais ils souhaiteraient quand même y aller, ou souhaiteraient oser le faire, et ce serait pour eux un chagrin et un déshonneur. Je pense, Elrond, qu’en cette affaire il serait bon de nous fier à leur amitié, plutôt qu’à une montagne de sagesse. Même si vous choisissiez pour nous un Seigneur elfe, comme Glorfindel, il ne pourrait prendre la Tour Sombre, ni ouvrir la route du Feu par le seul pouvoir qui est en lui. »

« Vous parlez gravement, dit Elrond, mais le doute m’assaille. Le Comté, je le prévois, n’est plus désormais à l’abri du danger ; et j’avais pensé y renvoyer ces deux hobbits comme messagers, afin qu’ils fassent ce qu’ils peuvent, suivant les usages de leur pays, pour alerter les gens du péril qui les guette. En tout état de cause, j’estime que le plus jeune des deux, Peregrin Touc, devrait rester. Mon cœur s’oppose à son départ. »

« Alors, maître Elrond, il vous faudra me jeter en prison, ou me renvoyer chez moi enfermé dans un sac, dit Pippin. Car autrement, je suivrai la Compagnie. »

« Alors qu’il en soit ainsi. Vous irez », dit Elrond, et il soupira. « Le compte de Neuf est maintenant complet. Dans sept jours, la Compagnie devra partir. »

L’Épée d’Elendil fut forgée à nouveau par des forgerons elfes, et sur sa lame fut gravée un emblème de sept étoiles entre un croissant de Lune et un Soleil rayonné, autour desquels furent tracées de nombreuses runes ; car Aragorn fils d’Arathorn allait en guerre sur les marches du Mordor. Cette lame devint très brillante quand elle fut de nouveau complète : le soleil y prenait un éclat rouge, la lune un froid reflet, et ses bords étaient tranchants et durs. Et Aragorn lui donna un nouveau nom, l’appelant Andúril, Flamme de l’Ouest.

Souvent, Aragorn et Gandalf marchaient ou s’asseyaient ensemble pour discuter de l’itinéraire qu’ils prendraient et des périls qu’ils rencontreraient ; et ils méditaient les cartes et les livres de tradition historiés et figurés qui étaient conservés dans la maison d’Elrond. Frodo était parfois auprès d’eux ; mais il ne demandait pas mieux que de s’en remettre à leurs décisions, et il passait autant de temps qu’il le pouvait avec Bilbo.

Durant ces derniers jours, les hobbits passèrent leurs soirées ensemble à la Salle du Feu, et là, parmi bien des contes, ils entendirent le lai de Beren et Lúthien raconté en entier, et la conquête du Grand Joyau ; mais le jour, tandis que Merry et Pippin se promenaient ici et là, Frodo et Sam tenaient compagnie à Bilbo, dans sa petite chambre. Bilbo leur lisait alors des passages de son livre (qui semblait encore assez incomplet) ou quelques-uns de ses vers, ou bien il prenait des notes au sujet des aventures de Frodo.

Le matin du dernier jour, alors que Frodo se trouvait seul avec Bilbo, le vieux hobbit tira de sous son lit un coffret de bois. Il en souleva le couvercle et farfouilla à l’intérieur.

« Voici ton épée, dit-il. Mais elle était brisée, tu sais. Je l’ai prise pour la mettre en lieu sûr, mais j’ai oublié de demander si les forgerons pouvaient la réparer. C’est trop tard. Alors je me suis dit que, peut-être, tu aimerais avoir ceci, tu vois ? »

Il tira du coffret une petite épée, rangée dans un vieux fourreau de cuir tout abîmé. Comme il la tirait, sa lame, polie et bien entretenue, étincela soudain d’un éclat froid et vif. « Voici Dard », dit-il, et il la planta sans grand effort dans une épaisse poutre de bois. « Prends-la, si tu veux. Je ne m’en servirai plus, j’imagine. »

Frodo l’accepta avec gratitude.

« Et puis il y a ça ! » dit Bilbo, sortant un paquet qui paraissait plutôt lourd au vu de sa taille. Il déroula plusieurs épaisseurs de vieux linge et souleva bientôt une petite chemise de mailles. Elle était tissée de nombreux et fins anneaux, presque aussi souple qu’un tissu de lin, froide comme de la glace et plus dure que l’acier. Parsemée de gemmes blanches, elle miroitait comme l’argent sous la lune. Elle était assortie d’une ceinture de perles et de cristaux.

« C’est un bel objet, n’est-ce pas ? dit Bilbo, la faisant chatoyer à la lumière. Et très utile. C’est ma cotte de mailles naine, celle que Thorin m’a donnée. Je l’ai récupérée de Grande-Creusée avant de prendre la route, et je l’ai mise dans mes bagages. J’ai apporté avec moi tous les souvenirs de mon Voyage, sauf l’Anneau. Mais je ne pensais pas m’en servir, et je n’en ai plus besoin, sauf pour l’admirer de temps en temps. On en sent à peine le poids quand on la met. »

« J’aurais l’air… enfin, je ne sais trop de quoi j’aurais l’air dans un tel vêtement », dit Frodo.

« Exactement ce que je me suis dit la première fois, fit Bilbo. Mais qu’importe de quoi tu aurais l’air. Tu n’as qu’à la porter sous tes autres vêtements. Allons ! Je veux que nous partagions ce secret, toi et moi. Ne le dis à personne d’autre ! Mais je serais plus tranquille en sachant que tu la portes. J’aime à penser qu’elle pourrait même déjouer les poignards des Cavaliers Noirs », ajouta-t-il à voix basse.

« Très bien, je vais la mettre », dit Frodo. Bilbo la passa sur ses épaules et accrocha Dard à la brillante ceinture ; puis, Frodo enfila ses vieilles culottes, sa tunique et sa veste défraîchies.

« Tu as tout l’air d’un simple hobbit, dit Bilbo. Mais tu es maintenant mieux pourvu qu’il n’y paraît. Je te souhaite bonne chance ! » Il se détourna et regarda par la fenêtre, s’efforçant de fredonner un air.

« Je ne sais comment te remercier, Bilbo, pour cela, et pour toutes les bontés que tu m’as montrées par le passé », dit Frodo.

« Pas la peine ! dit le vieux hobbit, se retournant et lui donnant une tape dans le dos. Ouille ! cria-t-il. Tu es maintenant trop coriace pour les tapes ! Mais voilà : les Hobbits doivent se serrer les coudes, à plus forte raison les Bessac. Tout ce que je te demande en retour, c’est : prends soin de toi le plus possible, et rapporte-nous toutes les nouvelles que tu pourras, et tous les vieux chants et contes que tu entendras. Je vais faire de mon mieux pour terminer mon livre avant ton retour. J’aimerais écrire le deuxième, si l’on me prête vie. » Il s’interrompit et se tourna de nouveau vers la fenêtre, chantant doucement.





Assis au coin du feu, je songe

à tout ce que j’ai vu,

aux fleurs des prés, aux papillons

des étés révolus ;

Aux feuilles jaunes et filandres

des automnes d’antan :

soleils d’argent, matins brumeux,

et mes cheveux au vent.

Assis au coin du feu, je songe

au monde de demain,

quand l’hiver fera un printemps

que je ne verrai point.

Car il est encor tant de choses

que je n’ai vues avant :

dans chaque bois chaque printemps

donne un vert différent.

Assis au coin du feu, je songe

à ces gens d’autrefois,

à ceux qui connaîtront un monde

que je ne verrai pas.

Mais tout ce temps qu’assis, je songe

à ces saisons d’hier,

je guette les pas à la porte

et les voix familières.

C’était un jour gris et froid de la fin de décembre. Le Vent d’Est se déversait entre les branches dénudées des arbres et remuait parmi les pins sombres sur les collines. Des nuages déchiquetés se hâtaient, sombres et bas, dans le ciel. Quand les ombres mornes du soir se mirent à descendre, la Compagnie s’apprêta au départ. Elle devait prendre la route au crépuscule, car Elrond leur avait conseillé de voyager sous le couvert de la nuit aussi souvent que possible, jusqu’à ce qu’ils soient loin de Fendeval.

« Vous aurez à craindre les regards des nombreux serviteurs de Sauron, dit-il. Je ne doute pas qu’il ait déjà eu vent de la déroute des Cavaliers, et son courroux sera grand. Ses espions, à terre et dans les airs, ne tarderont pas à sillonner les contrées du Nord. Vous devrez vous méfier même du ciel au-dessus de vous tandis que vous avancerez. »

La Compagnie n’emporta pas beaucoup de matériel de guerre, car son espoir résidait dans le secret et non dans le combat. Aragorn portait Andúril à sa ceinture, mais aucune autre arme, et il prit la route dans une simple tenue de vert et de brun roux, en tant que Coureur des terres sauvages. Boromir avait une longue épée, de même fabrication qu’Andúril, mais de moindre lignage ; il portait aussi un bouclier, ainsi que son cor de guerre.

« Il résonne haut et fort dans les vallées des collines, dit-il, et tous les ennemis du Gondor de prendre la fuite ! » Le portant à ses lèvres, il sonna un grand coup, et ses échos retentirent de rocher en rocher, et tous ceux qui entendirent cette voix à Fendeval sautèrent sur pied.

« Ne soyez pas trop prompt à sonner de nouveau de ce cor, Boromir, dit Elrond, avant d’avoir rejoint les frontières de votre pays, et qu’un grave besoin vous presse. »

« Fort bien, dit Boromir. Mais je fais toujours crier mon cor à l’heure du départ ; et bien qu’il nous faille dorénavant marcher parmi les ombres, je refuse de partir comme un voleur dans la nuit. »

Gimli le nain était le seul à arborer une courte chemise de mailles d’acier, car les nains font peu de cas des fardeaux ; une hache à large lame était aussi passée dans sa ceinture. Legolas avait un arc et un carquois, ainsi qu’un long poignard blanc à la taille. Les jeunes hobbits portaient les épées qu’ils avaient prises dans le trésor du tertre ; mais Frodo emporta seulement Dard ; et suivant le désir de Bilbo, sa cotte de mailles demeura cachée. Gandalf avait son bâton en main, mais fin prête à son côté se tenait l’épée elfique Glamdring, la compagne d’Orcrist, laquelle reposait désormais sur la poitrine de Thorin sous la Montagne Solitaire.

Elrond leur fournit à tous des vêtements épais et chauds, et leurs vestes et leurs capes étaient bordées de fourrure. Les provisions de vivres, de vêtements et de couvertures, entre autres, furent chargées sur un poney : nul autre que la pauvre bête qu’ils avaient emmenée de Brie.

Le séjour à Fendeval avait opéré sur lui un changement tout à fait prodigieux : sa robe était lustrée et il semblait avoir retrouvé sa sémillante jeunesse. Sam avait insisté pour que ce soit lui qui fût choisi, arguant que Bill (comme il l’appelait) se morfondrait s’il ne venait pas avec eux.

« Cet animal peut presque parler, avait-il dit, et ça ne manquerait pas d’arriver s’il restait ici encore un bout. Il m’a regardé d’un air qui en disait aussi long que M. Pippin : si tu me laisses pas partir avec toi, Sam, je vais quand même m’arranger pour te suivre. » Bill serait donc leur bête de charge ; pourtant, de toute la Compagnie, il était le seul à ne pas partir la tête basse.

Les adieux avaient été faits devant l’âtre de la grand-salle ; et ils n’attendaient plus que Gandalf, qui n’était pas encore sorti de la maison. Les portes ouvertes laissaient entrevoir la lumière du feu, et une faible lueur rougeoyait à de nombreuses fenêtres. Bilbo, blotti dans une pèlerine, se tenait en silence sur le seuil auprès de Frodo. Aragorn était assis, la tête penchée sur les genoux ; Elrond était le seul à savoir tout ce que cette heure représentait pour lui. Les autres n’étaient que des formes grises dans l’obscurité.

Sam était debout auprès du poney, se curant les dents avec la langue et fixant un regard maussade sur les ténèbres au creux de la vallée, où la rivière rugissait sur les pierres ; son désir d’aventure était au plus bas.

« Bill, mon gars, dit-il, t’aurais mieux fait de pas venir avec nous. T’aurais pu rester ici à becter du bon foin jusqu’au moment des nouvelles pousses. » Bill remua la queue et ne dit rien.

Sam ajusta le paquet sur ses épaules et passa mentalement en revue tous les effets qu’il y avait rangés, se demandant anxieusement s’il n’avait pas oublié quelque chose : son grand trésor, sa batterie de cuisine, et la petite boîte de sel qu’il traînait toujours avec lui et qu’il remplissait chaque fois qu’il en avait l’occasion ; une bonne provision d’herbe à pipe (« loin d’être suffisante, je parie »), un briquet à amadou, des bas de laine, des pièces de linge, diverses petites choses appartenant à son maître, que Frodo avait oubliées et que Sam brandirait triomphalement en temps voulu. Il se les remémora tous un à un.

« De la corde ! marmonna-t-il. J’ai pas de corde ! Et pas plus tard qu’hier soir, tu te disais : “Sam, il te faudrait pas un bout de corde ? Tu vas le regretter si t’en as pas.” Eh bien, je le regretterai. C’est trop tard pour aller en chercher. »

À ce moment, Elrond sortit avec Gandalf, et il appela la Compagnie à lui. « Voici mes dernières paroles, dit-il à voix basse. Le Porteur de l’Anneau entreprend la Quête du Mont Destin. Lui seul se voit imposer une charge : celle de ne point jeter l’Anneau, de ne le livrer à aucun serviteur de l’Ennemi, et de ne même laisser quiconque le toucher, hormis les membres de la Compagnie et du Conseil, et ce, seulement en cas de grave nécessité. Les autres l’accompagneront en toute liberté, afin de l’épauler en chemin. Vous pourrez vous attarder, revenir, ou prendre d’autres routes, au gré du hasard. Plus vous irez loin, plus il vous sera difficile de battre en retraite ; mais nul serment ou obligation ne vous est imposé qui vous forcerait à aller plus loin que vous ne le souhaitez. Car l’étendue de votre courage ne vous est pas encore connue, et vous ne pouvez prévoir ce que chacun rencontrera sur la route. »

« Il est sans loyauté, qui tire sa révérence quand la route s’assombrit », dit Gimli.

« Peut-être, dit Elrond, mais que ne consente à marcher dans le noir celui qui n’a pas vu le soir. »

« Mais parole donnée peut fortifier le cœur qui tremble », dit Gimli.

« Ou le briser, dit Elrond. Ne regardez point trop en avant ! Mais partez maintenant de bon cœur ! Adieu, et que la bénédiction des Elfes, des Hommes et de tous les Gens Libres vous accompagne. Que les étoiles brillent sur vos visages ! »

« Bo, bonne chance ! bégaya Bilbo, grelottant de froid. J’imagine que tu ne pourras tenir un journal, Frodo, mon garçon, mais j’exigerai un récit complet quand tu reviendras. Et ne pars pas trop longtemps ! Adieu ! »

De nombreux autres membres de la maisonnée d’Elrond se tenaient dans l’ombre pour les voir partir, murmurant des adieux. Il n’y eut aucun rire, ni aucune chanson ni musique. Enfin, les voyageurs se détournèrent et se fondirent en silence dans le crépuscule.

Ils franchirent le pont et suivirent les longs sentiers en lacets qui menaient hors de la vallée échancrée de Fendeval ; et ils parvinrent enfin à la haute lande où le vent sifflait à travers la bruyère. Puis, jetant un dernier regard vers la Dernière Maison Hospitalière qui scintillait au-dessous d’eux, ils se lancèrent au cœur de la nuit.

Quittant la Route au Gué de la Bruinen, ils se tournèrent vers le sud et prirent d’étroits sentiers à travers les terres repliées. Ils comptaient suivre ce chemin à l’ouest des Montagnes sur bien des milles et des jours. Le pays était beaucoup plus rude et plus aride que dans la verdoyante vallée du Grand Fleuve, dans la Contrée Sauvage, de l’autre côté de la chaîne ; ainsi leur progression serait lente, mais de cette manière, ils espéraient échapper à la vigilance des regards hostiles. Les espions de Sauron avaient encore rarement été vus dans ces terres désolées, et les chemins étaient peu connus, sinon des gens de Fendeval.

Gandalf allait en tête, accompagné d’Aragorn, lequel connaissait ce pays même dans le noir. Les autres suivaient à la file, et Legolas, qui avait les yeux perçants, servait d’arrière-garde. La première étape de leur voyage fut difficile et ennuyeuse, et Frodo ne put se rappeler grand-chose, mis à part le vent. Pendant bien des jours sans soleil, une bise mordante descendit des Montagnes à l’est : aucun vêtement ne semblait à l’épreuve de ses doigts tâtonnants. Quoique la Compagnie fût bien vêtue, elle se sentait rarement au chaud, en mouvement comme au repos. Chacun dormait comme il le pouvait en plein après-midi, blotti dans quelque creux du terrain ou caché sous les épais buissons d’épines qui s’agglutinaient en maints endroits. Vers la fin de journée, ils étaient réveillés par la garde et prenaient leur repas principal : froid et triste le plus souvent, car ils s’aventuraient rarement à allumer un feu. Le soir venu, ils reprenaient la route, toujours autant que possible vers le sud.

Les hobbits avaient beau marcher et trébucher jusqu’à épuisement, ils eurent d’abord l’impression qu’à ce train d’escargot, ils n’arriveraient jamais nulle part. Chaque jour, le pays ne semblait pas bien différent de celui de la veille. Pourtant, les montagnes ne cessaient d’approcher. Au sud de Fendeval, elles s’élevaient toujours plus haut et s’incurvaient vers l’ouest ; et sur les contreforts de la chaîne principale s’entassait, toujours plus large, un pays de mornes collines et de profondes vallées remplies d’eaux turbulentes. Les sentiers étaient peu nombreux et détournés, et les menaient souvent au bord de quelque précipice, ou dans de perfides marécages.

Ils étaient partis depuis quinze jours quand le temps se mit à changer. Le vent tomba soudainement, puis il tourna au sud. Les nuages pressés se levèrent et s’évaporèrent, et le soleil apparut, pâle et lumineux. Vint alors une aube claire et froide au terme d’une sombre marche de nuit, longue et trébuchante. Les voyageurs parvinrent à une crête basse, coiffée d’antiques houx dont les troncs gris-vert semblaient avoir été taillés à même la roche des collines. Leurs feuilles sombres luisaient, et leurs baies rougeoyaient à la lumière du soleil levant.

Loin au sud, Frodo voyait vaguement se dessiner de hautes montagnes qui semblaient se tenir en travers du chemin que la Compagnie avait choisi. À gauche de cette haute chaîne s’élevaient trois cimes : la plus haute, et aussi la plus proche, se dressait telle une dent couronnée de neige ; son vaste flanc nord, un à-pic dénudé, restait en grande partie dans l’ombre, mais des rayons obliques l’effleuraient et le faisaient rougeoyer.

Gandalf se tint au côté de Frodo et scruta l’horizon sous sa main tendue. « Nous avons fait bonne route, dit-il. Nous voici aux frontières du pays que les Hommes appellent la Houssière ; de nombreux Elfes vivaient ici en des jours plus heureux, du temps où il portait le nom d’Eregion. Nous avons parcouru quarante et cinq lieues à vol d’oiseau, bien que nos pieds aient marché de longs milles supplémentaires. Le pays et le temps seront maintenant plus doux, mais peut-être d’autant plus dangereux. »

« Dangereux ou pas, un lever de soleil digne de ce nom est des plus bienvenus », dit Frodo, rejetant son capuchon et laissant la lumière du matin baigner son visage.

« Mais les montagnes sont devant nous, dit Pippin. Nous avons dû dévier vers l’est pendant la nuit. »

« Non, dit Gandalf. C’est simplement que la vue est meilleure par temps dégagé. Au-delà de ces cimes, la chaîne s’incurve en direction du sud-ouest. Il y a bien des cartes dans la maison d’Elrond – mais je suppose qu’il ne vous est jamais venu l’idée de les consulter ? »

« Si, quelquefois, répondit Pippin, mais je n’en ai pas gardé le moindre souvenir. Frodo est plus doué pour ce genre de choses. »

« Que me vaudrait une carte ? », dit Gimli, qui était monté avec Legolas ; il contemplait la vue avec une étrange lueur dans ses yeux profonds. « Voilà le pays où nos pères ont œuvré au temps jadis ; et l’image de ces monts est gravée dans nombre de nos ouvrages de pierre et de métal, et dans de nombreux chants et contes. Ils trônent bien haut dans nos rêves : Baraz, Zirak, Shathûr.

« Une seule fois je les ai vus, au loin, de ma vie éveillée ; mais je les connais, et je connais leurs noms, car sous eux se trouve Khâzad-dûm, la Creusée des Nains, que l’on nomme aujourd’hui le Gouffre Noir, Moria en langue elfique. Là-bas se dresse Barazinbar, Cornerouge, le cruel Caradhras ; et derrière lui, le Pic d’Argent et la Tête Nuageuse : Celebdil le Blanc et Fanuidhol le Gris, que nous appelons Zirakzigil et Bundushathûr.

« Là, les Montagnes de Brume se divisent, et entre leurs deux bras se trouve la vallée ombreuse que nous ne pouvons oublier : le Val de Ruisselombre, que les Elfes nomment Nanduhirion. »

« C’est au Val de Ruisselombre que nous nous rendons, dit Gandalf. Si nous franchissons le col qui a pour nom la Porte de Cornerouge, sous l’autre versant du Caradhras, nous descendrons par l’Escalier de Ruisselombre dans la profonde vallée des Nains. Là se trouve le lac de Miralonde, où, de sources glaciales, naît la rivière Argentine. »

« Sombres sont les eaux du Kheled-zâram, dit Gimli, et froides sont les sources de la Kibil-nâla. Mon cœur tremble à l’idée de les voir bientôt. »

« Puisse cette vue vous apporter la joie, mon bon nain ! dit Gandalf. Mais quoi que vous fassiez, nous, du moins, ne pouvons rester dans cette vallée. Il nous faut suivre le cours de l’Argentine jusqu’aux bois secrets, et rejoindre ainsi le Grand Fleuve, puis… »

Il s’interrompit.

« Oui, et puis quoi ensuite ? » demanda Merry.

« La fin du voyage – finalement, dit Gandalf. Nous ne pouvons regarder trop avant. Réjouissons-nous de ce que la première étape se soit bien passée. Je crois que nous nous reposerons ici : non seulement aujourd’hui, mais cette nuit également. L’air de la Houssière a quelque chose de sain. Un pays doit souffrir bien des maux avant d’oublier entièrement les Elfes, une fois qu’ils y ont vécu. »

« C’est vrai, dit Legolas. Mais les Elfes de ce pays étaient d’un peuple qui nous est étranger, à nous du peuple sylvain, et les arbres et l’herbe n’en gardent plus souvenir. Mais j’entends les pierres pleurer leur absence : loin ils nous ont creusées, joliment nous ont travaillées, haut nous ont édifiées ; mais ils sont partis. Ils sont partis. Ils ont gagné les Havres il y a longtemps. »

Ce matin-là, ils allumèrent un feu dans un profond vallon bordé de grands buissons de houx, et leur souper-déjeuner fut plus joyeux qu’il ne l’avait été depuis leur départ. Ils ne se couchèrent pas tout de suite après, car ils croyaient avoir toute la nuit pour dormir et ne devaient pas repartir avant le lendemain soir. Seul Aragorn était silencieux et agité.

Au bout d’un moment, il s’éloigna de la Compagnie et monta sur la crête : il se tint là dans l’ombre d’un arbre, regardant au sud et à l’ouest, la tête penchée comme pour écouter. Puis il revint en bordure du vallon et regarda les autres d’en haut. Tous discutaient et riaient.

« Que se passe-t-il, cher Arpenteur ? appela Merry. Que cherchez-vous ? C’est le Vent d’Est qui vous manque ? »

« Non, assurément, répondit-il. Mais quelque chose me manque. J’ai connu la Houssière en toutes saisons. Personne n’habite plus ici, mais bien d’autres créatures s’y trouvent à tout moment de l’année, en particulier des oiseaux. Pourtant, tout est silencieux en ce moment, à part vous. Je le sens. Il n’y a aucun son à des milles à la ronde, et vos voix semblent faire résonner le sol. Je n’y comprends goutte. »

Gandalf leva soudain des yeux intéressés. « Mais quelle en est la raison, selon vous ? demanda-t-il. N’est-ce pas seulement la surprise de trouver quatre hobbits, sans parler du reste d’entre nous, dans un endroit où il est si rare de voir ou d’entendre des gens ? »

« Je l’espère, répondit Aragorn. Mais je sens une sorte de vigilance, et une peur, que je n’ai jamais senties ici auparavant. »

« Il nous faudra alors être plus prudents, dit Gandalf. Si vous emmenez un Coureur avec vous, il est bon de lui prêter attention, surtout si ce Coureur est Aragorn. Il faut parler moins fort, nous reposer tranquillement et monter la garde. »

Ce jour-là, le premier tour de garde revenait à Sam, mais Aragorn l’accompagna. Les autres s’endormirent. Puis, le silence s’accentua jusqu’à ce que Sam lui-même vînt à le sentir. La respiration des dormeurs était facile à entendre ; les battements de queue du poney et ses piétinements occasionnels devenaient de grands bruits. Sam pouvait entendre craquer ses propres jointures quand il remuait. Un silence de mort planait autour de lui, et un ciel bleu et clair était suspendu au-dessus d’eux, tandis que le Soleil montait à l’est. Loin au sud apparut une tache noire, et elle grandit, flottant vers le nord comme une fumée au vent.

« Dites, l’Arpenteur, qu’est-ce que c’est que ça ? On dirait pas un nuage », chuchota Sam à Aragorn. Celui-ci ne répondit pas, il regardait fixement le ciel ; mais Sam put bientôt constater par lui-même ce qui approchait. Des nuées d’oiseaux, filant à toute vitesse, tournoyaient et tourbillonnaient : ils balayaient tout le pays comme à la recherche de quelque chose, et ils ne cessaient de s’approcher.

« Couchez-vous et ne bougez plus ! », souffla Aragorn, entraînant Sam dans l’ombre d’un buisson de houx ; car tout un régiment d’oiseaux s’était soudain détaché du gros de la troupe, piquant droit vers la crête. Aux yeux de Sam, ils ressemblaient à de gros corbeaux. Comme ils passaient au-dessus d’eux, en un nuage si compact que leur ombre noire les suivait au sol, un unique croassement sortit d’un gosier éraillé.

Aragorn ne voulut pas se relever avant qu’ils aient disparu dans le lointain, au nord et à l’ouest. Dès que le ciel redevint clair, il se leva d’un bond et alla réveiller Gandalf.

« Des nuées de corbeaux noirs balaient toutes les terres entre les Montagnes et le Grisfleur, dit-il, et ils ont survolé la Houssière. Ils ne sont pas indigènes à ce pays ; ce sont des crebain de Fangorn et de Dunlande. J’ignore ce qu’ils font : il se peut que des troubles les aient chassés du sud ; mais je pense qu’ils sont plutôt venus en reconnaissance. J’ai aussi aperçu de nombreux faucons qui volaient très haut dans le ciel. Je crois que nous devrions reprendre la route dès ce soir. La Houssière n’est plus aussi saine pour nous : elle est surveillée. »

« La Porte de Cornerouge le sera donc également, dit Gandalf ; et je ne conçois aucun moyen de la franchir sans être vu. Mais nous y songerons le moment venu. Pour ce qui est de partir dès la nuit tombée, j’ai bien peur que vous n’ayez raison. »

« Par chance, notre feu n’a pas beaucoup fumé, et il avait baissé avant la venue des crebain, dit Aragorn. Il faut l’éteindre et ne pas le rallumer. »

« Ah ! mais quel ennui, quelle plaie ! » s’écria Pippin. La nouvelle – pas de feu et une nouvelle marche de nuit – venait de lui être annoncée, dès son réveil en fin d’après-midi. « Tout ça à cause d’une volée de corbeaux ! J’espérais un vrai bon repas ce soir : un petit quelque chose de chaud. »

« Eh bien, continuez à espérer, dit Gandalf. Peut-être aurez-vous droit à des festins inattendus. J’aimerais bien, quant à moi, fumer une pipe en tout confort, et me réchauffer un peu les pieds. En tout cas, nous sommes au moins sûrs d’une chose : il fera plus chaud à mesure que nous descendrons au sud. »

« Trop chaud, je gage, marmonna Sam à l’intention de Frodo. Mais je commence à penser qu’il serait temps d’entrevoir cette Montagne du Feu, et la fin de la Route, si vous voyez ce que je veux dire. J’ai cru au début que cette montagne-là, cette Cornerouge ou je ne sais trop, c’était celle qu’on cherchait, avant que Gimli nous fasse son discours. De quoi vous déboîter la mâchoire, c’te langue naine, on dirait bien ! » Sam n’entendait rien aux cartes ; et toutes les distances, dans ces étranges contrées, lui paraissaient si vastes qu’il en perdait le nord, pour ainsi dire.

Toute cette journée durant, la Compagnie demeura cachée. Les oiseaux noirs repassaient de temps en temps ; mais alors que le Soleil déclinant s’empourprait, ils disparurent au sud. La Compagnie prit la route au crépuscule. Tournant à demi vers l’est, ils se dirigèrent vers le Caradhras, dont la cime rougeoyait encore faiblement au loin, sous les derniers rayons du Soleil disparu. Le ciel s’estompa, et les blanches étoiles parurent une à une.

Sous la houlette d’Aragorn, ils trouvèrent un bon sentier. Frodo avait l’impression qu’il s’agissait des vestiges d’une route ancienne, autrefois large et ingénieusement tracée, menant de la Houssière au col des montagnes. La Lune, alors pleine, s’éleva au-dessus des cimes et jeta une pâle lumière qui donnait aux pierres une ombre noire. Nombre d’entre elles semblaient avoir été sculptées, mais il n’en restait plus que des ruines, jonchant le pays triste et désolé.

C’était l’heure la plus froide avant les premières lueurs de l’aube, et la lune était basse. Frodo leva les yeux au ciel. Soudain il vit ou sentit une ombre passer devant les étoiles hautes, comme si elles s’estompaient un moment avant de s’illuminer de nouveau. Il frissonna.

« Avez-vous vu quelque chose nous passer au-dessus de la tête ? » chuchota-t-il à Gandalf, qui marchait non loin devant.

« Non, mais je l’ai senti, qu’importe ce que c’était. Peut-être rien, seulement un mince nuage. »

« Il allait bien vite, alors, murmura Aragorn, et contre le vent. »

Rien d’autre ne se produisit cette nuit-là. Le matin suivant fut encore plus clair que celui de la veille. Mais l’air était de nouveau frisquet ; déjà, le vent retournait à l’est. Ils marchèrent encore deux autres nuits, grimpant constamment, mais toujours plus lentement, tandis que leur chemin serpentait parmi les collines et que les montagnes s’élevaient, de plus en plus proches. Au matin du troisième jour, le Caradhras se dressait devant eux : un imposant pic, couronné de neige argentée, mais aux flancs dénudés et abrupts, d’un rouge blafard, comme tachés de sang.

Le ciel avait un sombre aspect et le soleil était blême. Le vent avait tourné au nord-est. Gandalf renifla l’air et regarda en arrière.

« L’hiver se corse derrière nous, dit-il doucement à Aragorn. Au nord, les hauteurs sont plus blanches qu’elles ne l’étaient ; la neige descend sur leurs épaules. Ce soir, nous entreprendrons notre ascension vers la Porte de Cornerouge. Il se peut bien que des espions nous repèrent sur cette route étroite, et qu’un mal quelconque nous assaille ; mais le temps pourrait se révéler un ennemi plus mortel encore. Que pensez-vous maintenant de votre itinéraire, Aragorn ? »

Frodo surprit ces paroles, et il comprit que Gandalf et Aragorn poursuivaient un débat entamé bien avant. Il écouta d’une oreille inquiète.

« Notre itinéraire, du début à la fin, ne me dit rien de bon, comme vous le savez, Gandalf, répondit Aragorn. Et les périls, connus et inconnus, ne cesseront de grandir à mesure que nous avancerons. Mais il nous faut avancer ; et il ne sert à rien de différer notre passage des montagnes. Plus au sud, il n’y a aucun moyen de les franchir avant de parvenir à la Brèche du Rohan. De ce que vous nous avez dit de Saruman, ce chemin ne m’inspire pas confiance. Qui sait si les maréchaux des Seigneurs des Chevaux n’ont pas maintenant un autre maître ? »

« Qui sait, en effet ! dit Gandalf. Mais il est encore un chemin, autre que le col du Caradhras : le chemin sombre et secret dont nous avons parlé. »

« Mais n’en parlons pas davantage ! Pas pour le moment. Ne dites rien aux autres, je vous prie, tant qu’il n’apparaît pas clairement que c’est le seul moyen. »

« Il nous faut décider avant de continuer, répondit Gandalf. »

« Dans ce cas, retournons la question dans notre esprit, pendant que les autres dorment et se reposent », dit Aragorn.

En fin d’après-midi, alors que les autres terminaient leur petit déjeuner, Gandalf et Aragorn allèrent tous deux à l’écart et tournèrent leurs regards vers le Caradhras. Ses flancs étaient alors sombres et menaçants, et sa tête flottait dans un nuage gris. Frodo les observait, se demandant de quel côté pencherait le débat. Lorsqu’ils rejoignirent la Compagnie, Gandalf parla, et Frodo sut alors qu’il avait été décidé de braver les intempéries et le haut col. Il fut soulagé. Il ne pouvait deviner quel était l’autre itinéraire, le chemin sombre et secret, mais sa seule mention semblait décontenancer Aragorn, et Frodo n’était pas fâché de lui tourner le dos.

« D’après les signes que nous avons vus récemment, dit Gandalf, je crains que la Porte de Cornerouge ne soit surveillée ; et le temps qui se dessine derrière nous me fait également douter. Il pourrait y avoir de la neige. Nous devons autant que possible nous dépêcher. Même alors, il nous faudra plus de deux longues marches avant d’atteindre le sommet du col. L’obscurité viendra tôt ce soir. Nous devrons partir aussitôt que vous serez prêts. »

« J’ajouterai un conseil, si vous le permettez, dit Boromir. Je suis né dans l’ombre des Montagnes Blanches et je sais quelque chose des voyages sur les hauteurs. Nous aurons à affronter un froid glacial, sinon pire, avant d’être de l’autre côté. Nous ne gagnerons rien à rester secrets au point de mourir gelés. Quand nous partirons d’ici, où il se trouve encore quelques arbres et arbrisseaux, chacun d’entre nous devrait emporter un fagot de bois aussi gros qu’il le peut. »

« Et Bill pourrait en prendre encore un tantinet, pas vrai, mon gars ? » dit Sam. Le poney le regarda d’un air mélancolique.

« Très bien, dit Gandalf. Mais il sera interdit de nous servir de ce bois – sauf s’il s’agit de choisir entre le feu et la mort. »

La Compagnie se remit en route, à vive allure pour commencer ; mais le chemin devint de plus en plus abrupt et difficile à suivre. En maints endroits, la vieille route sinueuse avait pratiquement disparu, et se trouvait encombrée de nombreux éboulis. Il fit bientôt nuit noire sous d’épais nuages. Un vent cinglant tournoyait parmi les rochers. À minuit, ils étaient parvenus aux genoux des imposantes montagnes. L’étroit sentier serpentait à présent sous une série d’à-pics qui se dressaient sur leur gauche, surmontés des flancs implacables du Caradhras, invisibles dans l’obscurité ; à droite s’ouvrait un gouffre de ténèbres où le terrain s’abîmait soudain.

Ils gravirent un raidillon avec peine et s’arrêtèrent un instant en haut. Frodo sentit un toucher délicat sur sa joue. Il tendit le bras et vit de pâles flocons de neige se poser sur sa manche.

Ils continuèrent. Mais avant peu, la neige tombait dru, brouillant l’air tout entier et tourbillonnant sous les yeux de Frodo. Les formes sombres et courbées d’Aragorn et de Gandalf, à seulement quelques pas en avant, se distinguaient à peine.

« J’aime pas ça du tout, dit Sam tout juste derrière lui, haletant. La neige, ça va toujours quand on se lève par un beau matin, mais j’aime être au lit quand elle tombe. Elle devrait aller faire un tour du côté de Hobbiteville ! Ça plairait peut-être aux gens. » Hormis sur les hautes landes du Quartier Nord, les fortes chutes de neige étaient exceptionnelles dans le Comté, aussi y voyait-on un événement heureux, une occasion de s’amuser. Aucun hobbit encore vivant (sauf Bilbo) n’avait souvenance du Rude Hiver de 1311, quand des loups blancs avaient envahi le Comté par les eaux gelées du Brandivin.

Gandalf s’arrêta. La neige s’amoncelait sur son capuchon et ses épaules ; ses bottes étaient déjà ensevelies jusqu’à la cheville.

« C’est bien ce que je craignais, dit-il. Qu’en dites-vous maintenant, Aragorn ? »

« Que je le craignais aussi, répondit Aragorn ; mais c’était la moindre de mes craintes. Je savais qu’il risquait de neiger, mais les grandes chutes de neige sont rares aussi loin au sud, sauf en haute altitude. Or, nous n’en sommes pas là : nous sommes encore très bas, où les chemins sont normalement dégagés tout l’hiver. »

« Je me demande s’il s’agit d’une machination de l’Ennemi, dit Boromir. Dans mon pays, on dit qu’il peut régir les tempêtes des Montagnes de l’Ombre qui marquent les frontières du Mordor. Il a d’étranges pouvoirs et de nombreux alliés. »

« Son bras s’est certes allongé, dit Gimli, s’il peut faire descendre les neiges du Nord pour nous incommoder ici, à trois cents lieues de distance.

« Son bras s’est allongé », dit Gandalf.

Tandis qu’ils faisaient halte, le vent tomba et la neige diminua au point de cesser presque complètement. Ils repartirent d’un pas lourd. Mais ils n’avaient pas parcouru plus d’un furlong que la tempête reprit de plus belle. Le vent se mit à siffler et la neige se changea en un blizzard aveuglant. Bientôt, même Boromir trouva difficile de continuer. Les hobbits, presque pliés en deux, clopinaient derrière les plus grands, mais il était évident qu’ils ne pourraient aller beaucoup plus loin si la neige ne s’apaisait pas. Frodo se sentait des jambes de plomb. Pippin était à la traîne. Même Gimli, aussi solide qu’un nain pouvait l’être, grommelait en traînant les pieds.

La Compagnie s’arrêta soudain d’un commun accord, comme si une décision avait été prise sans qu’un seul mot ne soit prononcé. Dans les ténèbres environnantes, on entendait des bruits sinistres. Ce n’était peut-être qu’un jeu du vent dans les fentes et les ravines de la paroi rocheuse ; mais on aurait dit des cris stridents, et d’affreux hurlements de rire. Des pierres se mirent à rouler au flanc de la montagne, sifflant au-dessus de leurs têtes, ou s’écrasant tout près d’eux dans le sentier. Par moments, un grondement sourd se faisait entendre tandis qu’un gros rocher déboulait de hauteurs cachées.

« Nous ne pouvons continuer cette nuit, dit Boromir. Croira qui voudra que le vent est à l’œuvre ; il y a dans l’air des voix terribles, et ces pierres nous sont destinées. »

« Je crois pour ma part que le vent est à l’œuvre, dit Aragorn. Mais cela n’implique pas que vous ayez tort. Il y a dans le monde beaucoup de choses hostiles et malfaisantes qui ne portent pas dans leur cœur tous ceux qui vont sur deux jambes ; pourtant, elles ne sont pas les alliées de Sauron, mais suivent leurs propres desseins. Certaines sont de ce monde depuis plus longtemps que lui. »

« Le Caradhras était surnommé le Cruel et avait mauvaise réputation, dit Gimli ; et c’était il y a de longues années, alors que la rumeur de Sauron n’avait pas encore gagné ces terres. »

« Il importe peu de savoir qui est notre ennemi, dit Gandalf, s’il nous est impossible de repousser son assaut. »

« Mais que pouvons-nous faire ? s’écria Pippin d’une voix plaintive. Appuyé sur Merry et Frodo, il frissonnait.

« Soit nous arrêter ici, soit faire demi-tour, dit Gandalf. Il ne sert à rien de continuer. Un peu plus haut, si ma mémoire est bonne, ce sentier s’éloigne de la paroi et s’engage dans une dépression, large et peu profonde, au pied d’une longue pente raide. Nous n’y serions aucunement abrités de la neige ni des pierres – ni de quoi que ce soit d’autre. »

« Et il ne sert à rien de faire demi-tour tant que dure la tempête, dit Aragorn. Nous n’avons passé en montant aucun endroit plus abrité qu’ici, sous cette haute paroi. »

« Abrité ! marmonna Sam. Si c’est ça être abrité, autant dire qu’un mur et pas de toiture font une maison. »

La Compagnie se blottit alors au plus près de la paroi. Celle-ci faisait face au sud, et, non loin au-dessus de leurs têtes, elle était quelque peu saillante, ce qui, espéraient-ils, leur offrirait quelque protection contre le vent du nord et les éboulements de pierre. Mais des rafales tourbillonnantes les encerclaient de toutes parts, et la neige continuait de pleuvoir en nuages toujours plus épais.

Ils se ramassèrent les uns contre les autres, adossés contre la pierre. Bill le poney se tenait devant les hobbits d’un air patient mais abattu, et les protégeait un peu ; mais la neige dépassa bientôt ses jarrets, et elle continua de s’amonceler. Sans leurs compagnons plus grands, les hobbits n’auraient pas tardé à être complètement ensevelis.

Frodo fut pris d’une grande somnolence ; il se sentit sombrer rapidement dans un rêve vaporeux et chaud. Il croyait qu’un feu lui réchauffait les orteils, et parmi les ombres du côté opposé de l’âtre, il entendit monter la voix de Bilbo. Ton journal ne m’emballe pas tellement, lui dit-il. Tempêtes de neige le 12 janvier : ce n’était pas la peine de revenir nous le dire !

Mais je voulais me reposer et dormir, Bilbo, répondit Frodo avec effort – quand il se sentit secoué ; et il revint péniblement de cette léthargie. Boromir l’avait soulevé de terre et extirpé d’un nid de neige.

« Ce sera la mort des demi-hommes, Gandalf, dit Boromir. À quoi bon rester assis ici jusqu’à en avoir par-dessus la tête ? Nous devons faire quelque chose pour nous sauver. »

« Donnez-leur ceci, dit Gandalf, fouillant dans son bagage et sortant une flasque de cuir. Seulement une gorgée – pour chacun de nous. C’est une boisson très précieuse : du miruvor, le cordial d’Imladris. Elrond me l’a donné quand nous nous sommes séparés. Faites-le passer ! »

Aussitôt qu’il eut avalé un peu de cette chaude liqueur odorante, Frodo sentit son courage renouvelé et ses membres sortir de leur profond engourdissement. Les autres en furent aussi ragaillardis, retrouvant espoir et vigueur. Mais la neige, elle, ne faiblit pas. Ses tourbillons se firent plus épais que jamais, et le vent souffla encore plus fort.

« Que dites-vous d’un feu ? demanda soudain Boromir. Car nous sommes près d’avoir à choisir entre un feu et la mort, Gandalf. Nul doute que nous serons cachés à tous les regards hostiles quand la neige nous aura recouverts, mais cela ne nous aidera en rien. »

« Vous pouvez toujours en allumer un, si vous y arrivez, répondit Gandalf. S’il est des espions capables d’endurer cette tempête, alors ils peuvent nous voir, avec ou sans feu. »

Mais bien qu’ils eussent emporté du bois et des brindilles sur le conseil de Boromir, il s’avéra impossible, pour un Elfe et même un Nain, de produire une flamme capable de survivre aux bourrasques ou à l’humidité du combustible. Enfin, Gandalf consentit malgré lui à les aider. Ramassant un fagot, il l’éleva un moment, puis, avec une formule de commandement, naur an edraith ammen !, il y enfonça la pointe de son bâton. Un grand jet de flammes bleues et vertes jaillit aussitôt, et le bois pétilla et s’embrasa.

« S’il y en a qui regardent, ils savent au moins que je suis là, dit-il. J’ai écrit Gandalf est ici en des signes que tous peuvent lire, de Fendeval jusqu’aux bouches de l’Anduin. »

Mais désormais, la Compagnie n’avait cure des espions ou des regards hostiles. La lueur du feu leur réchauffait le cœur. Le bois flambait joyeusement ; et bien que la neige sifflât tout autour d’eux, tandis que des flaques de neige fondue s’accumulaient sous leurs pieds, ils étaient ravis de pouvoir se réchauffer les mains. Ils se tinrent là, accroupis en cercle autour des petites flammes dansantes et jaillissantes. Une lueur rouge paraissait sur leurs visages las et inquiets ; derrière eux, la nuit s’élevait en un mur noir.

Mais le bois brûlait vite, et la neige continuait de tomber.

Le feu baissa, et l’on y jeta le dernier fagot.

« La nuit se fait vieille, dit Aragorn. L’aube n’est pas loin. »

« S’il est une aube capable de percer ces nuages, dit Gimli. Boromir s’éloigna du cercle et scruta la noirceur de la nuit. “La neige diminue, dit-il, et le vent est plus calme.”

Frodo leva des yeux pleins de lassitude vers les flocons qui tombaient encore des ténèbres pour révéler un instant leur blancheur à la lueur du feu mourant ; mais pendant de longues minutes, il ne vit aucun signe de leur ralentissement. Puis soudain, comme le sommeil le gagnait de nouveau, il se rendit compte que le vent était bel et bien tombé, que les flocons devenaient plus gros et plus dispersés. Une faible lueur se mit à poindre très lentement. Enfin, la neige cessa complètement.

La lueur grandissante révéla, petit à petit, un monde enseveli et silencieux. Sous leur refuge se voyaient des dômes et des monticules blancs, ainsi que des creux informes sous lesquels le sentier qu’ils avaient suivi se perdait entièrement ; mais les hauteurs étaient cachées par de grands nuages menaçants, encore chargés de neige.

Gimli leva les yeux et secoua la tête. « Le Caradhras ne nous a rien pardonné, dit-il. Il a encore de la neige à nous lancer, si nous persévérons. Plus vite nous serons redescendus, mieux ce sera. »

Tous se montrèrent d’accord, mais la retraite s’annonçait à présent difficile, sinon impossible. À seulement quelques pas des cendres du feu, la neige faisait plusieurs pieds de haut, dépassant la tête des hobbits ; par endroits, le vent l’avait saisie à pelletées et l’avait entassée en de grandes congères contre la paroi rocheuse.

« Si Gandalf consentait à marcher devant nous avec une flamme vive, il pourrait vous faire fondre un sentier », dit Legolas. La tempête ne l’avait guère troublé, et lui seul de la Compagnie gardait le cœur léger.

« Si les Elfes savaient voler au-dessus des montagnes, ils pourraient aller chercher le Soleil pour nous sauver, répondit Gandalf. Mais il me faut un support sur lequel travailler. Je ne puis faire brûler de la neige. »

« Eh bien, dit Boromir, quand la tête ne sait plus, le corps doit servir, comme on dit dans mon pays. Les plus forts d’entre nous doivent chercher un chemin. Voyez ! Bien que tout soit à présent recouvert de neige, le sentier que nous avons pris en montant contournait cet épaulement rocheux, là-bas en bas. C’est là que la neige a commencé à nous accabler. Si nous pouvions atteindre cet endroit, peut-être le reste serait-il plus facile. Ce n’est pas à plus d’un furlong, m’est avis. »

« Dans ce cas, ouvrons un sentier jusque-là, vous et moi ! » dit Aragorn.

Aragorn était le plus grand de toute la Compagnie, mais Boromir ne l’était guère moins, et il était de plus forte carrure. Il prit la tête, et Aragorn le suivit. Ils se mirent lentement en chemin et ne tardèrent pas à peiner. Par endroits, la neige montait jusqu’à leur poitrine, et Boromir semblait nager ou creuser avec ses grands bras, plutôt que marcher.

Legolas les observa pendant un moment, le sourire aux lèvres, puis il se tourna vers les autres. « Les plus forts doivent chercher un chemin, dites-vous ? Mais je dis : que les laboureurs labourent ; mais pour la nage, choisissez une loutre, et pour courir légèrement sur l’herbe et la feuille, ou sur la neige… un Elfe. »

Sur ce, il s’élança d’un pas leste ; alors Frodo remarqua comme pour la première fois, même s’il le savait depuis un bon moment, que l’Elfe ne portait pas de bottes, seulement de légères chaussures, comme à son habitude ; et ses pieds ne laissaient presque aucune empreinte dans la neige.

« Au revoir ! dit-il à Gandalf. Je vais chercher la Soleil ! » Puis, vif comme un coureur sur du sable dur, il partit comme une flèche, et, rejoignant bientôt les deux hommes qui peinaient, il les dépassa avec un signe de la main et disparut rapidement au loin, derrière l’épaulement rocheux.

Les autres, blottis ensemble, observèrent la scène et attendirent, jusqu’à ce que Boromir et Aragorn ne soient plus que des points noirs dans la blancheur. Enfin, eux aussi passèrent hors de vue. De longues minutes s’égrenèrent. Les nuages s’assombrirent, et quelques flocons de neige revinrent flotter au hasard.

Une heure peut-être s’était écoulée, quoique cela parût beaucoup plus long, quand ils virent Legolas revenir enfin. Au même moment, Boromir et Aragorn reparurent loin derrière lui, à la hauteur du tournant, entamant une pénible remontée.

« Eh bien, s’écria Legolas, accourant, je n’apporte pas la Soleil tout compte fait. Elle parcourt les champs azurés du Sud, et le linceul de neige sur cette butte de Cornerouge ne l’émeut pas le moins du monde. Mais je ramène une lueur d’espoir pour ceux qui sont voués à marcher sur leurs deux jambes. La plus grande congère de toutes se trouve juste derrière le tournant, et là, nos Hommes Forts ont presque été ensevelis. Ils étaient désespérés, jusqu’à ce que je revienne leur dire que la congère avait à peine l’épaisseur d’un mur. Et de l’autre côté, la neige se fait soudain moins abondante, alors que plus bas, elle devient un simple tapis blanc pour rafraîchir les orteils des hobbits. »

« Ah, c’est comme je l’avais dit, grogna Gimli. Ce n’était pas une tempête comme les autres. C’est la malveillance du Caradhras. Il n’aime pas les Elfes et les Nains, et cette congère était destinée à couper notre retraite. »

« Heureusement, votre Caradhras a oublié qu’il se trouve des Hommes parmi vous, dit Boromir, arrivant sur ces entrefaites. De vaillants Hommes, me permettrai-je d’ajouter ; quoique de moins braves, armés de pelles, vous eussent peut-être mieux servis. Nous n’en avons pas moins ouvert une brèche dans la congère ; et tous ceux ici qui n’ont le pied aussi léger que les Elfes en seront reconnaissants. »

« Mais comment sommes-nous censés descendre par là, même si vous vous êtes frayé un chemin ? » dit Pippin, exprimant le souci de tous les hobbits.

« Courage ! dit Boromir. Je suis las, mais il me reste encore des forces, de même qu’à Aragorn. Nous transporterons les petites gens. Les autres pourront sans doute marcher dans nos traces. Venez, monsieur Peregrin ! Je vais commencer par vous. »

Il souleva le hobbit. « Cramponnez-vous à moi ! J’aurai besoin de mes bras », dit-il, et il partit à grandes enjambées. Aragorn les suivit avec Merry. Pippin s’émerveillait de sa force, voyant le passage qu’il avait déjà pratiqué sans autre outil que ses puissants membres. Même à présent, chargé comme il l’était, il élargissait encore la piste à l’intention de ceux qui devaient suivre, écartant la neige tout en avançant.

Ils parvinrent enfin à la grande congère. Elle se dressait soudain en travers du sentier de montagne, comme un mur escarpé, et son arête pointue, comme taillée au couteau, atteignait plus de deux fois la hauteur de Boromir ; mais un passage avait été forcé au milieu, s’élevant et s’abaissant comme un pont. Merry et Pippin furent déposés de l’autre côté, où ils attendirent le reste de la Compagnie avec Legolas.

Au bout d’un moment, Boromir revint avec Sam. Derrière eux, sur la piste étroite mais à présent bien tracée, vint Gandalf conduisant Bill ; Gimli était perché au milieu des bagages. Enfin vint Aragorn portant Frodo. Ils parvinrent de l’autre côté de la congère ; mais Frodo avait à peine touché terre que l’on entendit un puissant grondement et une retentissante chute de roches et de neige. La Compagnie, recroquevillée contre la paroi, fut à demi aveuglée par un nuage de poudre ; et quand il se dissipa, ils virent que le sentier derrière eux était bloqué.

« Assez, assez ! s’écria Gimli. Nous partons aussi vite que nous le pouvons ! » Et de fait, après ce dernier coup, on eût dit que la malveillance de la montagne s’était tarie, comme si le Caradhras était certain que les envahisseurs étaient repoussés et ne reviendraient pas. La menace de neige fut levée ; les nuages commencèrent à se rompre et la lumière grandit peu à peu.

Ils constatèrent, comme Legolas le leur avait dit, que la couche de neige devenait de plus en plus mince à mesure qu’ils descendaient, de sorte que même les hobbits pouvaient se débrouiller sur leurs jambes. Ils retrouvèrent bientôt la corniche plate en haut du raidillon, là où ils avaient senti les premiers flocons, la veille au soir.

La matinée était à présent fort avancée. Du haut de la corniche, ils purent de nouveau contempler le pays qui s’étendait à l’ouest. Loin dans les terres repliées au bas de la montagne, se trouvait le vallon à partir duquel ils avaient entrepris leur ascension du col.

Les jambes de Frodo lui faisaient mal. Gelé jusqu’aux os, il avait faim, et la tête lui tournait tandis qu’il songeait à la longue et pénible descente. Des taches noires flottaient dans son champ de vision. Il se frottait les yeux, mais les taches persistaient. Loin en contrebas, mais encore bien au-dessus des premiers contreforts, des points noirs tournoyaient dans l’air.

« Encore ces oiseaux ! » dit Aragorn, les montrant du doigt.

« On ne peut plus rien y faire, dit Gandalf. Qu’ils soient bons ou mauvais, ou qu’ils n’aient rien à voir avec nous, il nous faut redescendre immédiatement. Nous n’attendrons pas que la nuit tombe à nouveau sur le Caradhras, pas même ici sur ses genoux ! »

Un vent froid soufflait derrière eux tandis qu’ils tournaient le dos à la Porte de Cornerouge et dévalaient la pente, titubant de fatigue. Le Caradhras les avait vaincus.

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