5Une conspiration démasquée










« Maintenant, nous ferions mieux de rentrer nous aussi, dit Merry. Cela semble une bien drôle d’histoire, à ce que je vois ; mais elle devra attendre que nous soyons à la maison. »

Ils descendirent le chemin du Bac, droit, bien entretenu et bordé de grosses pierres blanchies à la chaux. En une centaine de verges, il les amena au bord du fleuve, où se trouvait un large embarcadère de bois. Un grand bac plat était amarré à côté. Au bord de l’eau, les bollards blancs miroitaient à la lueur de deux lampes suspendues à de hauts poteaux. Derrière les hobbits, les brumes des champs plats flottaient maintenant au-dessus des haies ; mais l’eau devant eux était sombre, hormis quelques volutes de vapeur qui se tortillaient parmi les roseaux non loin de la rive. Le brouillard semblait moins dense de l’autre côté du fleuve.

Merry conduisit le poney par une passerelle jusqu’au bac, et les autres le suivirent. Merry les poussa alors avec une longue perche, et ils quittèrent lentement la rive. Le Brandivin coulait, lent et large, devant eux. De l’autre côté, un sinueux sentier partait de l’embarcadère et escaladait la berge escarpée. Sur l’appontement, des lampes scintillaient. Derrière se dressait la Colline de Bouc ; et sur ses flancs, à travers les brumes éparpillées, luisaient maintes fenêtres rondes, jaunes et rouges. C’étaient les fenêtres de Castel Brandy, la demeure ancestrale des Brandibouc.

Bien des années auparavant, Gorhendad Vieilbouc, chef de la famille Vieilbouc, l’une des plus anciennes de la Marêche et même du Comté, avait traversé le fleuve, lequel était autrefois la frontière naturelle du pays à l’est. Ayant construit (et creusé) Castel Brandy, il prit le nom de Brandibouc et s’y installa, devenant maître de ce qui était en quelque sorte un petit pays indépendant. Sa famille ne cessa de grandir, et elle continua de croître après sa mort, si bien que Castel Brandy s’étendit bientôt à toute la basse colline, doté de trois grandes portes d’entrée, de nombreuses entrées secondaires et d’une centaine de fenêtres. Les Brandibouc et tous ceux qui dépendaient d’eux se mirent alors à creuser, et plus tard à bâtir, partout alentour. Ainsi naquit le Pays-de-Bouc, une bande de terre densément peuplée entre le fleuve et la Vieille Forêt, une sorte de colonie fondée par des gens du Comté. Son principal village était Fertébouc, juché sur les crêtes et les pentes derrière Castel Brandy.

Les gens de la Marêche étaient en bons termes avec les Boucerons, et l’autorité du Maître du Castel (comme on appelait le chef de la famille Brandibouc) était encore reconnue par les fermiers depuis Estoc jusqu’à Rouchant. Mais la plupart des gens du Comté proprement dit considéraient les Boucerons comme des excentriques, voire presque comme des étrangers. Alors qu’en réalité, ils n’étaient pas tellement différents des autres hobbits des Quatre Quartiers. Sauf en une chose : ils aimaient les bateaux, et certains d’être eux savaient nager.

À l’origine, leur pays n’était pas protégé à l’est ; mais de ce côté, ils avaient élevé une barrière : la Haute Haie. Elle avait été plantée bien des générations auparavant, et elle était désormais très grande et touffue, car on n’avait jamais cessé de l’entretenir. Partant du Pont du Brandivin, elle décrivait une grande courbe qui s’éloignait du fleuve pour le rejoindre tout en bas à Finhaie (où l’Oserondule débouchait de la Forêt et se jetait dans le Brandivin), soit plus de vingt milles d’un bout à l’autre. Évidemment, elle n’assurait pas une protection complète. La Forêt s’avançait très près de la haie en de nombreux endroits. Les Boucerons verrouillaient leurs portes à la nuit tombée, et cela non plus n’était pas habituel dans le Comté.

Le bac avançait lentement sur l’eau. La rive du Pays-de-Bouc approchait. Sam était le seul membre du groupe à n’avoir jamais traversé le fleuve. Tandis que les eaux clapotantes glissaient lentement sous lui, il eut une étrange impression : sa vie d’autrefois se trouvait derrière, perdue dans les brumes ; l’aventure l’attendait devant, dans l’obscurité. Il se gratta la tête et, pendant un court instant, se surprit à souhaiter que M. Frodo ait pu continuer à vivre tranquillement à Cul-de-Sac.

Les quatre hobbits débarquèrent. Merry s’occupait d’amarrer le bac, et Pippin conduisait déjà le poney le long du chemin, quand Sam (dont le regard était resté tourné vers l’arrière, comme pour dire adieu au Comté) souffla d’une voix rauque :

« De l’autre côté, monsieur Frodo ! Vous voyez quelque chose ? »

Sur l’embarcadère de l’autre rive, à la lueur des lampes, ils parvenaient tout juste à distinguer une forme : on eût dit un balluchon noir laissé là-bas dans la pénombre. Mais tandis qu’ils regardaient, la forme sembla bouger et se porter à droite et à gauche, comme pour examiner le sol. Puis elle s’en fut en rampant, ou encore à croupetons, dans l’obscurité au-delà des lampes.

« Qu’est-ce que c’est que ça, par le Comté ? » s’écria Merry.

« Quelque chose qui nous suit, dit Frodo. Mais ne pose plus de questions ! Partons immédiatement d’ici ! » Ils se hâtèrent de gravir le sentier jusqu’en haut de la berge ; mais lorsqu’ils se retournèrent, l’autre rive était enveloppée de brume, et ils ne purent rien voir.

« Encore une chance que vous ne gardiez pas d’embarcations du côté ouest ! dit Frodo. Les chevaux peuvent-ils traverser le fleuve ? »

« Ils peuvent prendre le Pont du Brandivin à dix milles au nord… et ils peuvent toujours nager, répondit Merry. Mais je n’ai jamais entendu dire qu’un cheval ait passé le Brandevin à la nage. Quel rapport avec les chevaux ? »

« Je t’expliquerai plus tard. On pourra discuter une fois à l’intérieur. »

« D’accord ! Vous connaissez le chemin, Pippin et toi, alors j’irai de l’avant pour avertir Gros-lard Bolgeurre de votre arrivée. On s’occupera du souper et tout ça. »

« On l’a pris de bonne heure, chez le fermier Magotte, dit Frodo ; mais on pourrait toujours s’accommoder d’un deuxième. »

« Vous l’aurez ! Donne-moi ce panier ! » dit Merry, et il partit à cheval dans les ténèbres.

Il y avait quelque distance du Brandivin jusqu’à la nouvelle maison de Frodo à Creux-le-Cricq. Ils passèrent la Colline de Bouc et Castel Brandy sur leur gauche, puis, aux abords de Fertébouc, ils prirent la grand-route du Pays-de-Bouc qui partait vers le sud à partir du Pont. À un demi-mille au nord le long de cette route, ils virent un chemin s’ouvrir sur leur droite. Ils le suivirent sur un mille ou deux, montant et descendant à travers la campagne.

Enfin, ils arrivèrent à un portail étroit s’ouvrant dans une épaisse haie. La maison restait invisible dans l’obscurité : elle se trouvait en retrait du chemin, au milieu d’un grand cercle de gazon ceinturé d’arbres bas, eux-mêmes entourés par la haie extérieure. Frodo l’avait choisie parce qu’elle était sise dans un coin reculé de la campagne, et qu’il n’y avait pas d’autres habitations dans les environs. On pouvait y entrer et en sortir sans être remarqué. Elle avait été construite longtemps auparavant par les Brandibouc pour recevoir des invités, ou pour des membres de la famille désireux d’échapper un temps à l’agitation de Castel Brandy. C’était une maison à l’ancienne, de style rustique, aussi semblable que possible à un trou de hobbit : longue et basse, sans étage supérieur, elle avait un toit de gazon, des fenêtres rondes et une grande porte, ronde également.

Aucune lumière ne se voyait tandis qu’ils montaient le vert sentier depuis le portail : les fenêtres étaient sombres et les volets fermés. Frodo cogna à la porte et Gros-lard Bolgeurre lui ouvrit. Une lumière accueillante se répandit sur le seuil. Ils se glissèrent vivement à l’intérieur et s’y enfermèrent avec la lumière. Ils se trouvaient dans un large vestibule avec des portes de chaque côté ; devant eux, un corridor traversait la maison en son milieu.

« Eh bien, qu’en penses-tu ? demanda Merry en remontant le corridor. Nous avons fait de notre mieux, en si peu de temps, pour que tu aies l’impression d’être chez toi. Après tout, Gros-lard et moi sommes seulement arrivés hier avec la dernière charrette. »

Frodo regarda autour de lui. Il avait vraiment le sentiment d’être chez lui. Beaucoup de ses objets préférés – ou ceux de son oncle (ils lui rappelaient nettement Bilbo dans leur nouvel environnement) – avaient été placés comme à Cul-de-Sac, dans la mesure du possible. C’était un endroit agréable, confortable et accueillant ; et il se prit à souhaiter qu’il venait vraiment s’y installer pour couler des jours tranquilles. Il semblait injuste d’avoir donné toute cette peine à ses amis ; et il se demanda encore une fois comment il allait leur annoncer qu’il devait les quitter si vite, pour ne pas dire à l’instant. Il devrait pourtant le faire dès le soir même, avant qu’ils aillent tous se coucher.

« C’est charmant ! dit-il avec effort. J’ai à peine l’impression d’avoir déménagé. »

Les voyageurs suspendirent leurs capes et empilèrent leurs paquets sur le sol. Merry les mena le long du corridor et ouvrit une porte tout au bout. Ils entrevirent la lueur d’un feu, ainsi qu’une bouffée de vapeur.

« Un bain ! s’écria Pippin. Ô Meriadoc béni ! »

« Dans quel ordre irons-nous ? L’aîné en premier, ou le plus rapide ? Tu seras de toute façon le dernier, mon pauvre Peregrin. »

« Fiez-vous à moi pour arranger un peu mieux les choses ! dit Merry. On ne commencera pas la vie à Creux-le-Cricq en se querellant pour une histoire de bains. Dans cette pièce, il y a trois cuves, et une marmite pleine d’eau bouillante. Il y a également des serviettes, des tapis et du savon. Entrez et faites vite ! »

Merry et Gros-lard s’en furent à la cuisine, de l’autre côté du corridor, et s’attelèrent aux derniers préparatifs d’un souper tardif. Des chansons se faisaient concurrence dans la salle de bains, et leur parvenaient par bribes, mêlées aux éclaboussements et aux clapotis. La voix de Pippin s’éleva soudain au-dessus des autres et entonna l’une des chansons de bain préférées de Bilbo.





Chantons, ohé ! chantons ! pour le bon bain du soir

qui lave la fatigue et ôte la boue noire !

Bien farfelu celui qui ne chantera point :

l’Eau Chaude est chose noble, ainsi va son refrain !

Oh ! Qu’il est doux le son de la soudaine ondée

et le ruisseau courant de colline en vallée ;

mais bien mieux que la pluie et l’onde qui gémit

est l’Eau du bon bain chaud qui fume et qui frémit.

Ah ! L’eau froide, il est vrai, peut nous désaltérer :

un gosier asséché en sera contenté ;

mais la Bière est bien mieux, si boisson il nous faut,

et l’Eau du bon bain chaud versée le long du dos.

Oh ! Quand l’eau rejaillit et monte vers le ciel

dans la fontaine blanche, on dira qu’elle est belle ;

mais il n’y eut jamais d’eau plus douce à mes pieds

que l’Eau du bon bain chaud qu’on fait éclabousser !

Il y eut un formidable éclaboussement et un grand Holà ! de Frodo. Il semblait qu’une bonne partie du bain de Pippin avait imité une fontaine et monté vers le ciel.

Merry parla à la porte : « Que diriez-vous d’un souper et d’un peu de bière dans le gosier ? » appela-t-il. Frodo sortit en se séchant les cheveux.

« Il y a tellement d’eau dans l’air que je vais continuer dans la cuisine », dit-il.

« Sapristi ! » s’écria Merry, jetant un œil à l’intérieur. L’eau ruisselait sur le sol de pierre. « Tu devras essuyer tout ça si tu veux recevoir à manger, Peregrin, dit-il. Grouille-toi, ou on ne t’attendra pas. »

Ils soupèrent dans la cuisine, sur une table installée près du feu. « Je suppose que vous trois, vous ne reprendrez pas de champignons ? » dit Fredegar sans grand espoir.

« Oh que si ! » cria Pippin.

« Ils sont à moi ! dit Frodo. Laissés pour moi par Mme Magotte, reine entre toutes les fermières. Enlevez vos sales pattes et je vais les servir. »

Les hobbits ont une passion pour les champignons qui surpasse même les penchants les plus avides des Grandes Gens – fait expliquant en partie les longues expéditions du jeune Frodo dans les fameux champs de la Marêche, et la colère d’un Magotte outragé. Cette fois-ci, il y en eut pour tout le monde et plus qu’en suffisance, même pour des hobbits. Du reste, il vint ensuite bien d’autres plats, et quand ils eurent terminé, même Gros-lard Bolgeurre soupira d’aise. Ils repoussèrent la table et installèrent leurs chaises autour du feu.

« On débarrassera plus tard, dit Merry. Maintenant, racontez-moi tout ! Je sens que vous avez eu des aventures pendant que je n’étais pas là, ce qui n’est pas tout à fait juste. Je veux un récit complet ; et surtout, je veux savoir quelle mouche a piqué le vieux Magotte, et pourquoi il m’a parlé comme il l’a fait. Il semblait presque avoir peur, si la chose est possible. »

« Nous avons tous eu peur, dit Pippin après un silence, au cours duquel Frodo resta à contempler le feu et ne dit rien. Tu aurais eu peur aussi, si tu avais été pourchassé pendant deux jours par des Cavaliers Noirs. »

« Et qu’est-ce que c’est que ces Cavaliers ? »

« Des silhouettes noires montées sur des chevaux noirs, répondit Pippin. Si Frodo ne veut rien dire, je vais tout te raconter depuis le début. » Il fit alors le récit complet de leur voyage depuis leur départ de Hobbiteville. Sam montra son approbation par divers hochements de tête et exclamations. Frodo demeura silencieux.

« Je croirais votre histoire inventée de toutes pièces, dit Merry, si je n’avais vu cette forme noire sur le débarcadère – et perçu quelque chose de bizarre dans la voix de Magotte. Qu’est-ce que tout cela t’inspire, Frodo ? »

« Notre cousin Frodo est resté très fermé, dit Pippin. Mais il est temps pour lui de s’ouvrir un peu. Jusqu’ici, tout ce que nous avons eu à nous mettre sous la dent, c’est la supposition de Magotte, comme quoi cela aurait quelque chose à voir avec le trésor du vieux Bilbo. »

« Ce n’était qu’une supposition, dit Frodo. Magotte n’en sait absolument rien. »

« Magotte est un bonhomme perspicace, dit Merry. Sa figure ronde cache bien des choses qui ne paraissent pas dans son discours. J’ai entendu dire qu’il allait souvent dans la Vieille Forêt à un moment donné, et il a la réputation de connaître bien des choses étranges. Mais tu peux au moins nous dire, Frodo, ce que toi tu penses de sa supposition. »

« Je pense, répondit Frodo avec hésitation, que sa supposition est fondée, pour ce qu’elle vaut. Il y a bel et bien un lien avec les vieilles aventures de Bilbo, et ces Cavaliers regardent partout, cherchent partout, devrais-je dire plutôt, afin de mettre la main sur lui, ou sur moi. Je crains aussi, puisque vous tenez à le savoir, que tout ceci ne soit très sérieux ; et j’ai peur de ne pas être sécurité, ici ou ailleurs. » Il regarda les fenêtres et les murs tout autour de lui, comme s’il craignait de les voir céder tout à coup. Les autres l’observèrent en silence, échangeant entre eux des regards entendus.

« On y est presque », murmura Pippin à l’oreille de Merry, qui acquiesça d’un signe de tête.

« Bon ! dit enfin Frodo, redressant le dos comme s’il venait d’en arriver à une décision. Je ne peux plus le garder pour moi plus longtemps. J’ai quelque chose à vous dire à tous. Mais je ne sais pas très bien par où commencer. »

« Je crois pouvoir t’aider, dit tranquillement Merry, en commençant à ta place. »

« Que veux-tu dire ? » dit Frodo, le regardant d’un air angoissé.

« Simplement ceci, cher vieux Frodo : tu te fais du souci parce que tu ne sais pas comment faire tes adieux. Tu avais l’intention de quitter le Comté, évidemment. Mais le danger t’a rejoint plus tôt que prévu, alors tu t’es résigné à partir tout de suite. Et tu ne veux pas. Nous sommes bien désolés pour toi. »

Frodo ouvrit la bouche et la referma. Sa surprise était si comique que tous éclatèrent de rire. « Cher vieux Frodo ! dit Pippin. Croyais-tu vraiment nous avoir bernés tous ? Tu es loin d’avoir été assez prudent, ou assez malin ! Ça se voit bien que tu songes à t’en aller : tu es en train de dire adieu à tous tes endroits préférés, et ce, depuis avril. On t’a constamment entendu murmurer : “Me sera-t-il donné un jour de revoir cette vallée, je me le demande”, et des choses de ce genre. Prétendre être à court d’argent ? Et aller jusqu’à vendre ton Cul-de-Sac bien-aimé à ces Bessac-Descarcelle ! Et toutes ces discussions en tête-à-tête avec Gandalf. »

« Juste ciel ! s’écria Frodo. Je croyais avoir été prudent et malin. Je ne sais pas ce que dirait Gandalf. Est-ce que tout le Comté discute de mon départ, alors ? »

« Oh non ! dit Merry. Ne t’en fais pas pour ça ! Le secret ne tiendra pas longtemps, naturellement ; mais pour le moment, il n’est connu, je pense, que de nous autres conspirateurs. Tu dois te rappeler qu’après tout, nous te connaissons bien et sommes souvent avec toi. Nous devinons le plus souvent tes pensées. Et je connaissais bien Bilbo. À vrai dire, du moment où il est parti, je t’ai observé d’assez près. Je croyais que tu finirais par le suivre tôt ou tard ; en fait, je m’attendais à te voir partir avant, et tu nous as donné beaucoup d’inquiétude, ces derniers temps. Nous avions terriblement peur que tu nous fausses compagnie, que tu décides tout à coup de partir tout seul, comme lui. Depuis ce printemps, nous avons gardé l’œil ouvert et planifié pas mal de choses de notre côté. Tu ne t’échapperas pas aussi facilement ! »

« Mais je dois partir, dit Frodo. On n’y peut rien, mes chers amis. C’est malheureux pour nous tous ; mais rien ne vous sert de m’en empêcher. Puisque vous en savez autant, je vous prie de m’aider et non de me nuire ! »

« Tu ne comprends pas ! dit Pippin. Tu dois partir : par conséquent, nous devons partir aussi. Merry et moi, nous partons avec toi. Sam est un chic type, et il se jetterait dans la gueule d’un dragon pour te sauver, s’il n’était pas du genre à s’emmêler les pinceaux avant ; mais il te faudra plus d’un compagnon dans cette dangereuse aventure. »

« Mes très chers hobbits, comme je vous aime ! dit Frodo, profondément ému. Mais je ne pourrais l’accepter. Ça aussi, je l’ai décidé il y a longtemps. Vous parlez du danger, mais vous ne comprenez pas. Il ne s’agit pas d’une chasse au trésor, d’un voyage aller et retour. Je dois fuir de péril mortel en péril mortel. »

« Bien sûr que nous comprenons, dit Merry avec fermeté. C’est pourquoi nous avons décidé de venir. Nous savons que l’Anneau n’est pas matière à plaisanterie ; mais nous allons faire de notre mieux pour t’aider face à l’Ennemi. »

« L’Anneau ! » dit Frodo, complètement ébahi, à présent.

« Oui, l’Anneau, répéta Merry. Mon cher vieux hobbit, tu ne tiens aucun compte de la curiosité des autres, en particulier de tes amis. Je connais l’existence de l’Anneau depuis des années, et je la connaissais avant même le départ de Bilbo ; mais puisqu’il considérait visiblement que c’était un secret, je me suis contenté de garder cette information en tête jusqu’à ce que notre conspiration prenne forme. Je n’ai pas connu Bilbo comme je te connais, bien sûr : j’étais trop jeune, et du reste il était beaucoup plus prudent – mais pas suffisamment. Si tu veux savoir comment j’en ai fait la découverte, je vais te le dire. »

« Je t’écoute ! » dit Frodo, démonté.

« Ce sont les Bessac-Descarcelle qui ont causé sa perte, comme on pouvait s’y attendre. Un jour, peut-être un an avant la Fête, je marchais sur la route quand j’ai vu Bilbo devant moi. Soudain les B.-D. sont apparus au loin, venant vers nous. Bilbo a ralenti, puis, hop là ! il a disparu. J’étais si estomaqué que j’ai failli oublier de me cacher moi-même, de façon plus traditionnelle ; mais, traversant la haie, j’ai alors marché le long du champ de l’autre côté. Et tandis que je guettais la route après le passage des B.-D., je regardais droit en sa direction quand Bilbo est soudainement réapparu. J’ai entrevu un reflet doré au moment où il remettait quelque chose dans la poche de son pantalon.

« Après, j’ai gardé l’œil ouvert. En fait, je dois admettre que j’ai espionné. Mais tu dois reconnaître qu’il y avait de quoi exciter ma curiosité, et j’étais encore un jeunot, à l’époque. Je dois être le seul dans le Comté, à part toi, Frodo, à avoir vu son livre secret. »

« Tu as lu son livre ! s’écria Frodo. Au nom du ciel ! Rien n’est donc en sécurité ? »

« Pas tellement, je dois dire, fit Merry. Mais je n’ai eu droit qu’à un rapide coup d’œil, et j’ai dû travailler fort pour l’obtenir. Le vieux bonhomme ne laissait jamais traîner son livre. Je me demande ce qu’il est devenu. J’aimerais l’examiner de plus près. Est-ce toi qui l’as, Frodo ? »

« Non. Il ne se trouvait pas à Cul-de-Sac. Bilbo a dû l’emporter avec lui. »

« Eh bien, comme je le disais, reprit Merry, j’ai gardé cette information en tête, jusqu’à ce printemps, quand les choses sont devenues plus sérieuses. C’est là que nous avons mis sur pied notre conspiration ; et comme nous étions sérieux, nous aussi, et comptions parvenir à nos fins, nous n’avons pas été trop scrupuleux. Il est difficile de voir clair dans ton jeu, et Gandalf est pire. Mais si tu désires connaître notre principal espion, je peux te le présenter. »

« Où est-il ? » dit Frodo en regardant autour de lui, comme s’il s’attendait à voir un sinistre personnage masqué surgir brusquement d’un placard.

« Debout, Sam ! » dit Merry ; et Sam se leva, le visage empourpré jusqu’aux oreilles. « Le voilà, notre fournisseur de renseignements ! Et il nous en a fourni beaucoup, tu peux me croire, avant d’être finalement pris. Après quoi il a semblé s’estimer heureux d’avoir été relâché, devenant muet comme un carpe. »

« Sam ! » s’écria Frodo, convaincu que la surprise était à son comble, et tout à fait incapable de décider s’il se sentait fâché, amusé, soulagé, ou simplement stupide.

« Oui, m’sieur ! dit Sam. Vous m’excuserez, m’sieur ! Je voulais pas vous faire du tort, monsieur Frodo, ni à M. Gandalf, d’ailleurs. Mais il a de la jugeote, lui, remarquez ; et quand vous avez dit partir seul, il a dit non ! emmenez quelqu’un de confiance. »

« Mais il semble que je ne puisse faire confiance à personne », dit Frodo.

Sam le regarda d’un air malheureux. « Tout dépend de ce que tu veux, intervint Merry. Tu peux nous faire confiance pour demeurer à tes côtés, envers et contre tout, jusqu’au bout. Et tu peux nous faire confiance pour garder un secret, quel qu’il soit – mieux que tu sembles toi-même en être capable. Mais tu ne peux pas nous faire confiance s’il s’agit de te laisser affronter les ennuis tout seul, et de partir sans dire un mot. Nous sommes tes amis, Frodo. Enfin, voilà. Nous savons une bonne partie de ce que Gandalf t’a expliqué. Nous savons pas mal de choses sur l’Anneau. Nous avons terriblement peur… mais nous venons avec toi ; ou nous te talonnerons comme des chiens. »

« Et puis après tout, m’sieur, ajouta Sam, vous étiez pas pour ignorer le conseil des Elfes. Gildor vous a dit d’emmener ceux qui seraient disposés : ça, vous pouvez pas le nier. »

« Je ne le nie pas, dit Frodo, regardant Sam qui souriait maintenant de toutes ses dents. Je ne le nie pas, mais jamais plus je ne croirai que tu dors, même si tu te mets à ronfler. Je te donnerai un bon coup de pied pour m’en assurer.

« Vous êtes une bande de perfides coquins ! dit-il en se tournant vers les autres. Mais soyez bénis ! s’écria-t-il avec un rire, se levant et agitant les bras : Je capitule. Je suivrai le conseil de Gildor. Je danserais de joie, si le danger n’était pas si noir. Et malgré cela, je ne peux m’empêcher d’être heureux, plus heureux que je ne l’ai été depuis un bon moment. J’ai longtemps redouté cette soirée. »

« Bon ! C’est réglé. Trois hourras pour le capitaine Frodo et sa compagnie ! » crièrent-ils ; et ils dansèrent autour de lui. Merry et Pippin entonnèrent une chanson qu’ils semblaient avoir préparée pour l’occasion.

Elle était conçue sur le modèle du chant nain qui avait lancé Bilbo à l’aventure, longtemps auparavant, et se chantait sur le même air :





Disons adieu au coin du feu !

Par bon vent ou par temps pluvieux,

Avant l’aurore, nous partirons

Par les bois noirs et les monts bleus.

Tous à cheval, vers Fendeval

Dessous les cimes colossales,

Nous partirons et trouverons

Notre chemin tant bien que mal.

Nous attend devant l’ennemi,

Sous le ciel sera notre lit,

Jusqu’au bout de notre mission,

Notre grand voyage accompli.

Il faut partir, alors partons !

Avant l’aurore, nous chevauchons !

« Très bien ! dit Frodo. Mais dans ce cas, nous avons beaucoup à faire avant d’aller au lit – sous un toit, du moins pour ce soir. »

« Oh ! C’était de la poésie ! dit Pippin. Tu as vraiment l’intention de partir avant l’aurore ? »

« Je ne sais pas, répondit Frodo. J’ai peur de ces Cavaliers Noirs, et je suis sûr qu’il est risqué de rester trop longtemps au même endroit, à plus forte raison s’il était connu que je m’y rendais. De plus, Gildor m’a conseillé de ne pas attendre. Mais j’aimerais vraiment voir Gandalf. Même Gildor m’a paru troublé quand il a appris que Gandalf n’était jamais paru. En fait, tout dépend de deux choses. En combien de temps les Cavaliers peuvent-ils être à Fertébouc ? Et d’ici combien de temps pouvons-nous partir ? Les préparatifs risquent d’être longs. »

« La réponse à ta deuxième question, dit Merry, est que nous pourrions partir d’ici une heure. J’ai pratiquement tout préparé. Cinq poneys nous attendent dans une écurie à l’autre bout des champs ; les paquets de provisions et d’équipement sont déjà prêts : ne reste plus qu’à y ajouter quelques vêtements de rechange et les denrées périssables. »

« Voilà qui semble avoir été une conspiration très efficace, dit Frodo. Mais qu’en est-il des Cavaliers Noirs ? Pouvons-nous nous permettre d’attendre Gandalf encore un jour ? »

« Tout dépend de ce que tu crois que feraient les Cavaliers Noirs s’ils te trouvaient ici, répondit Merry. Ils pourraient déjà être ici, bien entendu, si on les laissait passer la Porte Nord, où la Haie s’étend jusqu’à la rive, tout près de ce côté-ci du Pont. Les gardes de la Porte ne leur permettraient pas d’entrer de nuit, mais ils pourraient toujours entrer de force. Même de jour, les gardes essaieraient je crois de leur barrer la route, du moins jusqu’à ce qu’un message ait été transmis au Maître du Castel – car ils n’aimeraient pas l’allure des Cavaliers et ne manqueraient pas d’avoir peur. Bien sûr, le Pays-de-Bouc ne saurait résister longtemps à un assaut déterminé. Et il se peut qu’au matin, même un Cavalier Noir qui demanderait à voir M. Bessac soit autorisé à passer. Il est de notoriété publique que tu reviens vivre parmi nous, à Creux-le-Cricq. »

Frodo resta un moment absorbé dans ses pensées. « J’ai pris ma décision, dit-il enfin. Je pars demain, aussitôt qu’il fera jour. Mais je ne vais pas emprunter la route : il serait plus sûr d’attendre ici que de faire cela. Si je passe par la Porte Nord, mon départ du Pays-de-Bouc sera immédiatement connu, sans quoi il pourrait rester secret pendant encore quelques jours au moins. Qui plus est, le Pont et la Route de l’Est, aux abords des frontières, seront certainement surveillés, qu’importe si des Cavaliers entrent ou non au Pays-de-Bouc. Nous ne connaissons pas leur nombre ; mais il y en a au moins deux, peut-être plus. La seule chose à faire est de partir dans une direction tout à fait inattendue. »

« Mais ça ne peut vouloir dire qu’une chose : passer par la Vieille Forêt ! dit Fredegar, horrifié. Tu n’y penses pas sérieusement ! C’est tout aussi dangereux, autant que les Cavaliers Noirs. »

« Pas autant, dit Merry. Ça semble plutôt désespéré, mais je crois que Frodo a raison. C’est la seule façon de partir sans être aussitôt poursuivis. Avec un peu de chance, nous pourrions prendre une sérieuse avance. »

« Mais vous n’aurez aucune chance dans la Vieille Forêt, protesta Fredegar. Personne n’a jamais aucune chance là-bas. Vous allez vous perdre. C’est bien simple : les gens n’y vont pas. »

« Mais si, ils y vont ! dit Merry. Les Brandibouc y vont parfois, quand ça leur prend. Nous avons une entrée privée. Frodo y est allé une fois, il y a longtemps. Quant à moi, j’y suis allé plusieurs fois : le plus souvent de jour, évidemment, quand les arbres sommeillent et sont assez tranquilles. »

« Eh bien, faites comme bon vous semblera ! dit Fredegar. La Vieille Forêt me fait plus peur que tout ce dont j’ai entendu parler : les histoires à son sujet sont cauchemardesques ; mais mon vote ne compte guère, puisque je ne pars pas avec vous. Tout de même, je suis très content que quelqu’un reste derrière : Gandalf pourra alors être informé de vos mouvements – quand il arrivera, ce qui, j’en suis sûr, ne devrait pas tarder. »

Malgré toute son affection envers Frodo, Gros-lard Bolgeurre n’avait aucune envie de quitter le Comté ni de voir ce qui se trouvait au-delà. Sa famille venait du Quartier Est – de Bollegué, dans les Champs-du-Pont, en fait ; quoi qu’il en soit, il n’avait jamais franchi le Pont du Brandivin. Sa tâche, selon le plan initial des conspirateurs, consistait à rester sur place pour s’occuper des curieux, et pour faire croire le plus longtemps possible que M. Bessac vivait encore à Creux-le-Cricq. Il avait même emporté de vieux vêtements ayant appartenu à Frodo pour pouvoir mieux jouer son rôle. Ils étaient loin de se douter du danger que ce rôle pourrait présenter.

« Excellent ! dit Frodo, quand on lui eut expliqué le plan. Autrement, nous n’aurions pu laisser aucun message à Gandalf. Je ne sais si les Cavaliers peuvent lire ou non, évidemment, mais je n’aurais pas osé laisser un message, au cas où ils seraient entrés pour fouiller la maison. Mais si Gros-lard est prêt à monter la garde, de façon à ce que Gandalf soit informé du chemin nous avons pris, cela me décide. J’entre dans la Vieille Forêt à la première heure demain matin. »

« Eh bien, voilà qui règle la question, dit Pippin. Dans l’ensemble, je préfère notre mission à celle de Gros-lard : rester ici jusqu’à l’arrivée des Cavaliers Noirs. »

« Attends d’être en plein cœur de la Forêt, dit Fredegar. Tu vas regretter de ne pas être ici à mes côtés avant qu’il soit cette heure-ci demain. »

« Il est inutile d’en débattre plus avant, dit Merry. Il nous reste encore à faire le ménage et à terminer les paquets avant de nous mettre au lit. Je vous réveillerai tous avant l’aurore. »

Quand il se mit enfin au lit, Frodo fut pour un temps incapable de dormir. Ses jambes lui faisaient mal ; il ne serait pas fâché d’enfourcher sa monture le lendemain matin. Il finit par sombrer dans un rêve indécis, dans lequel il semblait regarder par une fenêtre haute donnant vue sur une mer d’arbres sombres et enchevêtrés. En bas, parmi les racines, on entendait des créatures rampantes et renifleuses. Il était convaincu qu’elles le flaireraient tôt ou tard.

Puis il entendit un bruissement au loin. Au début, il crut qu’il s’agissait d’un grand vent qui soulevait les feuilles de la forêt. Puis il sut que ce n’était pas le son des feuilles, mais celui de la mer dans le lointain : un son qu’il n’avait jamais entendu dans sa vie éveillée, mais qui avait souvent troublé ses rêves. Soudain, il vit qu’il était dehors, en terrain découvert. Il n’y avait pas d’arbres tout compte fait. Il se trouvait sur une lande obscure, et tout autour de lui, l’air était étrangement salin. Levant les yeux, il aperçut une grande tour blanche qui se dressait, seule, sur une haute crête. Il se sentit alors un vif désir d’escalader la tour et de voir la Mer. Il se mit à gravir la crête avec peine, fonçant vers la tour ; mais soudain, une lumière éclaira le ciel, et il y eut un grondement de tonnerre.

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