8L’adieu à la Lórien
Ce soir-là, la Compagnie fut de nouveau conviée à la salle de Celeborn, et le Seigneur et la Dame les y accueillirent avec courtoisie. Enfin, Celeborn évoqua leur départ.
« Le temps est venu, dit-il, pour ceux qui désirent poursuivre la Quête, de s’endurcir afin de quitter ce pays. Ceux qui ne veulent plus continuer peuvent rester ici, pour un temps. Mais qu’il reste ou qu’il parte, nul n’a l’assurance d’être en paix. Car nous sommes à la veille du jour fatidique. Ici, ceux qui le désirent pourront attendre l’heure où, soit les chemins du monde s’ouvriront de nouveau à eux, soit nous les convoquerons en ultime recours pour la Lórien. Ils pourront alors regagner leurs propres terres ou se rendre au long séjour de ceux qui tombent au champ d’honneur. »
Il y eut un silence. « Ils ont tous résolu de continuer », dit Galadriel, scrutant leurs regards.
« En ce qui me concerne, dit Boromir, ma patrie est devant et non derrière moi. »
« Cela est vrai, dit Celeborn, mais toute cette Compagnie va-t-elle avec vous à Minas Tirith ? »
« Nous n’avons pas décidé de notre parcours, dit Aragorn. Après la Lothlórien, je ne sais ce que Gandalf entendait faire. En fait, je pense qu’il n’avait encore lui-même aucune intention claire. »
« Peut-être pas, dit Celeborn, mais quand vous quitterez ce pays, vous ne pourrez plus ignorer les eaux du Grand Fleuve. Comme certains d’entre vous le savent bien, elles ne sauraient être franchies par des voyageurs chargés de bagages entre la Lórien et le Gondor, hormis par bateau. Et les ponts d’Osgiliath ne sont-ils pas détruits, et tous les débarcadères tenus désormais par l’Ennemi ?
« De quel côté voyagerez-vous ? Le chemin de Minas Tirith se trouve de ce côté-ci, sur la rive ouest ; mais pour votre Quête, le chemin le plus court s’étend à l’est du Fleuve, sur la rive la plus sombre. Quelle rive prendrez-vous à présent ? »
« Si l’on tient compte de mon avis, ce sera la rive ouest et le chemin de Minas Tirith, répondit Boromir. Mais je ne suis pas le chef de la Compagnie. » Les autres ne dirent rien, et Aragorn eut l’air hésitant et troublé.
« Je vois que ne savez pas encore que faire, dit Celeborn. Il ne m’appartient pas de décider pour vous ; mais je vais vous aider à ma façon. Certains d’entre vous savent manœuvrer les bateaux : Legolas, dont les gens connaissent l’impétueuse Rivière de la Forêt, Boromir du Gondor, et Aragorn le voyageur. »
« Et un hobbit ! s’écria Merry. Ce ne sont pas tous nos semblables qui considèrent les bateaux comme des chevaux sauvages. Les gens de ma région habitent sur les rives du Brandivin. »
« Voilà qui est bien, dit Celeborn. Je vais donc pourvoir votre Compagnie de bateaux. Ils devront être petits et légers, car si vous voyagez loin sur l’eau, il y aura des endroits où vous serez forcés de les transporter. Vous parviendrez aux rapides de Sarn Gebir, et peut-être enfin aux grandes chutes du Rauros, où le Fleuve grondant se précipite du haut du Nen Hithoel ; et il y a d’autres dangers. Ces bateaux pourront rendre une partie de votre voyage moins épuisant. Toutefois, ils ne vous porteront pas conseil : au bout du compte, vous devrez leur tourner le dos, ainsi qu’au Fleuve, et partir vers l’ouest – ou vers l’est. »
Aragorn remercia maintes fois Celeborn. Les bateaux offerts le rassuraient beaucoup, notamment, parce qu’ils lui permettaient de différer le choix du parcours pendant encore quelques jours. Les autres parurent reprendre espoir eux aussi. Quels que fussent les périls qui les attendaient, il semblait préférable de flotter à leur rencontre, sur les flots généreux de l’Anduin, que de marcher lourdement en ployant sous le faix. Seul Sam en doutait : lui, du moins, considérait encore les bateaux comme des chevaux sauvages, ou pire ; et tous les dangers auxquels il avait survécu n’avaient rien changé à son opinion.
« Tout sera préparé pour vous et vous attendra au havre avant midi demain, dit Celeborn. J’enverrai mes gens vous trouver dans la matinée, afin de vous aider dans vos préparatifs de voyage. Maintenant, nous allons vous souhaiter à tous une belle nuit et un sommeil paisible. »
« Bonne nuit, mes amis ! dit Galadriel. Dormez en paix ! Et ce soir, ne vous tracassez pas outre mesure au sujet de la route. Les chemins que chacun de vous emprunterez sont peut-être déjà tracés à vos pieds, bien que vous ne les voyiez pas. Bonne nuit ! »
La Compagnie prit alors congé et regagna le pavillon. Legolas également ; car ce devait être leur dernière nuit en Lothlórien, et malgré les paroles de Galadriel, ils désiraient se concerter.
Ils débattirent un long moment de ce qu’ils devraient faire, et de la meilleure façon d’accomplir leurs visées par rapport à l’Anneau ; mais ils ne parvinrent à aucune décision. Il apparut clairement que la majorité souhaitait d’abord se rendre à Minas Tirith, et échapper, du moins pour un temps, à la terreur de l’Ennemi. Néanmoins, ils eussent été prêts à suivre quelqu’un qui les aurait conduits par-delà le Fleuve et dans l’ombre du Mordor ; mais Frodo ne dit mot, et Aragorn avait encore l’esprit déchiré.
Son intention, avant la chute de Gandalf, avait été d’accompagner Boromir et, avec son épée, de concourir à la délivrance du Gondor. Car il considérait que le message des rêves était un appel, que l’heure était enfin venue où l’héritier d’Elendil s’avancerait pour disputer la suprématie à Sauron. Mais en Moria, le fardeau de Gandalf avait été placé sur ses épaules ; et il savait qu’il ne pouvait désormais abandonner l’Anneau, si Frodo refusait en fin de compte d’accompagner Boromir. Mais quelle aide pouvait-il fournir au Porteur, lui ou aucun membre de la Compagnie, autre que de marcher à ses côtés à l’aveuglette, vers les ténèbres ?
« J’irai à Minas Tirith, seul s’il le faut, car c’est là mon devoir », dit Boromir ; sur quoi il demeura silencieux un moment, assis à dévisager Frodo, comme pour lire dans les pensées du Demi-Homme. Enfin il se remit à parler, tout bas, comme en débat avec lui-même. « Si votre seul but est de détruire l’Anneau, dit-il, alors la guerre et les armes ne peuvent servir à grand-chose ; et les Hommes de Minas Tirith ne sont d’aucune aide. Mais si vous souhaitez détruire la puissante armée du Seigneur Sombre, alors c’est folie de pénétrer dans son domaine sans la force ; et c’est folie de gaspiller… » Il s’arrêta brusquement, comme s’il venait de se rendre compte qu’il réfléchissait tout haut. « Ce serait folie de gaspiller des vies, j’entends, conclut-il. Il s’agit de choisir entre défendre une place forte, et se jeter sciemment dans les bras de la mort. Du moins, c’est ainsi que je le conçois. »
Frodo perçut quelque chose de nouveau et d’étrange dans le regard de Boromir, et il l’observa avec attention. À l’évidence, Boromir n’avait pas exprimé le fond de sa pensée. Ce serait folie de gaspiller… quoi ? L’Anneau de Pouvoir ? Il avait dit quelque chose de semblable au Conseil, mais il avait alors accepté la correction d’Elrond. Frodo tourna son regard vers Aragorn, mais celui-ci était plongé dans ses propres réflexions et ne semblait pas avoir entendu les paroles de Boromir. Et sur ce, leur débat prit fin. Merry et Pippin dormaient déjà, et Sam avait la tête qui tombait. La nuit était bien avancée.
Au matin, comme ils commençaient à empaqueter leurs maigres effets, des Elfes qui parlaient leur langue vinrent les trouver, apportant de nombreux présents de nourriture et de vêtements pour le voyage. La nourriture consistait surtout en de très minces gâteaux, faits d’une farine dorée à la cuisson, mais qui à l’intérieur était de couleur crème. Gimli prit l’un des gâteaux et le considéra d’un œil dubitatif.
« Du cram », marmonna-t-il, détachant un coin croustillant qu’il grignota du bout des dents. Son visage s’illumina aussitôt, et il mangea tout le reste du gâteau avec délectation.
« Suffit, suffit ! s’écrièrent les Elfes en riant. Vous voilà déjà sustenté pour une longue journée de marche. »
« Je pensais que ce n’était qu’une sorte de cram, comme en font les Hommes du Val pour les expéditions en pays sauvage », dit le Nain.
« C’est bien cela, répondirent-ils. Mais nous l’appelons lembas, ou pain de route, et c’est une nourriture plus fortifiante que toutes celles qui sont confectionnées par les Hommes, et plus agréable que le cram, de l’avis de tous. »
« Ce l’est assurément, dit Gimli. Ma foi, c’est encore meilleur que les biscuits au miel des Béorniens, et ce n’est pas un mince éloge, car les Béorniens sont les meilleurs boulangers que je connaisse ; mais ils ne sont pas très enclins à distribuer leurs gâteaux aux voyageurs par les temps qui courent. Vous êtes de bons hôtes ! »
« Tout de même, nous vous prions d’épargner la nourriture, dirent-ils. Mangez-en peu à la fois, et seulement en cas de besoin. Car ces choses vous sont données pour servir en dernier recours. Les gâteaux conserveront leur saveur pendant des jours et des jours, s’ils demeurent intacts et dans leurs emballages de feuilles, comme nous les avons apportés. Un seul permettra de garder un voyageur sur ses jambes pendant une journée de long labeur, quand bien même il serait l’un des grands Hommes de Minas Tirith. »
Les Elfes déballèrent ensuite les vêtements qu’ils avaient apportés. Ils donnèrent à chacun une cape et un capuchon taillés spécialement pour lui, d’une étoffe de soie légère mais chaude tissée par les Galadhrim. Il n’était pas facile d’en dire la couleur : elle avait cette nuance de gris qui paraît sous les arbres au crépuscule ; mais si on la bougeait ou qu’on la mettait sous un autre éclairage, elle se revêtait de vert, comme les feuilles à l’ombre ; ou de brun, comme les guérets la nuit ; ou encore, d’argent crépusculaire, comme l’eau sous les étoiles. Chacune des capes s’épinglait autour du cou à l’aide d’une broche, semblable à une feuille verte aux nervures d’argent.
« Ces capes sont-elles magiques ? » demanda Pippin, les examinant avec intérêt.
« Je ne sais pas ce que vous entendez par là, répondit le chef du groupe d’Elfes. Ce sont de beaux vêtements, d’un bon tissu, car il a été fait ici. Ce sont certainement des habits elfiques, si c’est ce que vous voulez dire. Feuille et branche, eau et pierre : ils ont la couleur et la beauté de toutes ces choses que nous aimons sous le crépuscule de la Lórien ; car nous mettons la pensée de tout ce que nous aimons dans tout ce que nous fabriquons. Reste que ce sont des habits, pas des armures, et ils ne détourneront aucun trait ou fer. Mais ils devraient vous être d’une grande utilité : ils ne pèsent presque rien, et ils sont assez chauds ou légers selon qu’il est besoin de chaleur ou de fraîcheur. Et vous constaterez qu’ils sont excellents pour vous abriter des regards ennemis, que vous marchiez parmi les pierres ou sous les arbres. Vous êtes assurément dans les bonnes grâces de la Dame ! Car elle a tissé elle-même cette étoffe avec ses demoiselles ; et c’est la toute première fois que nous vêtons des étrangers de la tenue de nos propres gens. »
Après le repas du matin, la Compagnie dit adieu à la pelouse aux abords de la fontaine. Ils avaient le cœur lourd ; car c’était un bel endroit, et ils s’y sentaient maintenant chez eux, bien qu’ils n’aient pu compter les jours et les nuits qu’ils y avaient passés. Tandis qu’ils s’attardaient devant son eau blanche et étincelante, ils virent s’approcher Haldir sur le gazon vert de la clairière. Frodo le salua avec plaisir.
« Je suis revenu des Barrières du Nord, dit l’Elfe, et voici qu’on m’envoie pour vous servir de guide une seconde fois. Le Val de Ruisselombre est rempli de vapeur et de nuages de fumée, et les montagnes sont agitées. Des bruits montent des profondeurs de la terre. Si l’un des vôtres avait prévu de regagner son pays par le nord, il n’aurait pu passer par là. Mais allons ! Votre chemin mène à présent au sud. »
Personne ne se voyait sur les chemins verts de Caras Galadhon ; mais des arbres au-dessus d’eux, venait la rumeur de nombreux murmures et chants. Eux-mêmes marchaient en silence. Enfin, Haldir les fit descendre les pentes au sud de la colline, et ils retrouvèrent la grande porte ornée de lampes et le pont blanc ; c’est ainsi qu’ils ressortirent et quittèrent la cité des Elfes. Se détournant de la route pavée, ils prirent un chemin qui s’enfonçait dans un épais bosquet de mellyrn et poursuivait sa course sinueuse dans des bois vallonnés, aux ombres d’argent, menant sans cesse vers le bas, au sud et à l’est, vers les rives du Fleuve.
Ils avaient parcouru une dizaine de milles, et midi approchait, quand ils arrivèrent à une haute muraille verte. La traversant par une ouverture, ils sortirent soudain du couvert des arbres. Devant eux s’étendait une longue pelouse d’herbe éclatante, parsemée d’elanor dorée rutilant au soleil. La pelouse se déroulait comme une mince langue de terre entre des bords lumineux : sur la droite, à l’ouest, l’Argentine s’étalait, scintillante ; à l’est, sur la gauche, le Grand Fleuve remuait ses larges eaux, sombres et profondes. Sur les rives d’en face, vers le sud, les arbres continuaient de s’aligner à perte de vue, mais toutes les berges étaient mornes et dégarnies. Aucun mallorn n’étendait ses rameaux chargés d’or au-delà du pays de Lórien.
Sur la berge de l’Argentine, à quelque distance du confluent des rivières, se trouvait un quai de pierres blanches et de bois blanc, où étaient amarrés de nombreux bateaux et barges. Quelques-uns étaient peints de couleurs vives, d’argent, d’or et de vert étincelants ; mais la plupart étaient blancs ou gris. Trois petits bateaux gris avaient été préparés pour les voyageurs, et les Elfes y déposèrent leurs affaires. Ils y mirent aussi des cordes, trois rouleaux par embarcation. Elles paraissaient minces, mais solides, soyeuses au toucher, du même gris que les capes elfiques.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Sam, tâtant l’une d’entre elles, restée sur le tapis de verdure.
« Assurément de la corde ! répondit un Elfe qui s’occupait des bateaux. Ne pars jamais loin sans une corde ! Une qui soit solide, et légère et longue. Celles-ci le sont. Elles peuvent servir dans bien des situations. »
« Pas besoin de me le dire ! Je suis parti sans, et ça me turlupine depuis ce temps-là. Mais je me demandais de quoi elles étaient faites, vu que j’en sais un bout sur la corderie : c’est de famille, qu’on pourrait dire. »
« Elles sont faites de hithlain, dit l’Elfe, mais c’est maintenant trop tard pour t’instruire dans leur fabrication. Si nous avions su que tu prenais plaisir à cet art, nous aurions pu t’en apprendre beaucoup. Mais là, hélas ! à moins que tu ne reviennes un jour ici, tu devras te contenter de ce cadeau. Puisse-t-il bien te servir ! »
« Venez ! dit Haldir. Les barques vous attendent, maintenant. Montez à bord ! Mais soyez prudents, au début ! »
« Prenez note ! dirent les autres Elfes. Ces embarcations sont de construction légère et astucieuse : elles diffèrent de celles des autres peuples. Chargez-les comme vous voudrez, elles ne couleront pas ; mais elles sont capricieuses quand on s’y prend mal avec elles. Il serait sage de vous habituer à embarquer et à débarquer pendant que vous disposez d’un appontement, avant de descendre sur le fleuve. »
La Compagnie fut répartie de cette manière : Aragorn, Frodo et Sam prirent place dans une première barque, Boromir, Merry et Pippin dans une autre ; la troisième était occupée par Legolas et Gimli, désormais très amis. La plupart des paquets et provisions se trouvaient dans cette dernière. Les embarcations étaient dirigées au moyen de courtes pagaies dont les larges pales avaient la forme de feuilles. Quand tout fut paré, Aragorn leur fit remonter l’Argentine en guise d’essai. Le courant était fort et leur progression, lente. Sam était assis en proue, s’agrippant aux bords et jetant des regards nostalgiques vers la rive. Le miroitement du soleil sur l’eau les éblouissait. Comme ils dépassaient le tapis verdoyant de la Langue, les arbres s’abaissèrent jusqu’au bord de la rivière. Des feuilles dorées flottaient ici et là, ballotées sur les flots onduleux. L’air était baigné de lumière, parfaitement immobile, et un silence régnait, hormis le chant d’alouettes, distant et aérien.
Ils passèrent un coude, et là, ils virent s’approcher un grand cygne, glissant fièrement sur la rivière. L’eau ondoyait de part et d’autre de sa poitrine, sous son encolure blanche et arrondie. Son bec avait un reflet d’or bruni, et ses yeux luisaient comme du jais enchâssé dans des pierres jaunes ; ses grandes ailes blanches étaient à demi déployées. Une musique descendit sur la rivière à son approche ; et soudain, ils virent que c’était une embarcation, bâtie et sculptée à la ressemblance d’un oiseau par le savoir-faire des Elfes. Deux d’entre eux, vêtus de blanc, la dirigeaient à l’aide de pagaies noires. Au milieu de la nef était assis Celeborn, et derrière lui se tenait Galadriel, grande et blanche : une couronne de fleurs d’or était dans ses cheveux, et elle tenait à la main une harpe, et elle chantait. Le son de sa voix montait, triste et doux, dans le matin clair et frais :
Je vins chanter les feuilles d’or, et des feuilles poussèrent ;
Et je chantai le vent, qui vint, et souffla sur la terre.
Delà la Lune et le Soleil, l’Océan écumait
Et sur l’estrande d’Ilmarin, un Arbre d’or poussait
Sous les étoiles argentées brillant à Toujoursoir,
Auprès des murs de Tirion des Elfes d’Eldamar.
À Eldamar, ses feuilles d’or longtemps ont bourgeonné
De mille et une feuillaisons aux branches des années.
Mais ici-bas, de ce côté des Mers Séparatrices,
Les arbres pleurent leur hiver comme autant d’Elfes tristes.
Ô Lórien ! L’Hiver s’en vient, la longue Journée morte.
Les feuilles choient dans le courant, le Fleuve les emporte.
Sur ce Rivage, trop longtemps, je me suis attardée
Tissant les gerbes desséchées de l’elanor dorée.
Mais si je chantais un vaisseau, lequel viendrait à moi ?
Lequel pourrait, ô Eldamar, m’emporter jusqu’à toi ?
Tandis que le Navire-Cygne l’abordait, Aragorn arrêta sa barque. La Dame acheva sa chanson et les salua. « Nous sommes venus vous dire un dernier adieu, dit-elle, et vous souhaiter bon voyage en prodiguant les bienfaits de notre pays. »
« Bien que vous ayez été nos hôtes, dit Celeborn, vous n’avez encore jamais mangé en notre compagnie ; ainsi, nous vous convions à un festin d’adieu, ici entre les eaux vives qui vous emporteront loin de la Lórien. »
Le Cygne poursuivit lentement sa descente jusqu’au quai, et ils tournèrent leurs embarcations pour le suivre. Là, sur l’herbe verte, à la toute dernière extrémité d’Egladil, se tint le festin d’adieu ; mais Frodo but et mangea très peu, tout absorbé par la beauté de la Dame, et par sa voix. Elle ne semblait plus désormais périlleuse ou terrible, ni investie d’un pouvoir caché. Déjà, elle lui paraissait telle que les Elfes apparaissent encore parfois aux hommes des jours ultérieurs : présente et lointaine à la fois, une vision animée de ce que le flot continuel du Temps a pourtant laissé loin derrière.
Après qu’ils eurent mangé et bu, assis sur le gazon, Celeborn les entretint à nouveau de leur voyage. Levant la main, il désigna les bois qui s’étendaient au sud de la Langue.
« À mesure que vous descendrez sur l’eau, dit-il, vous verrez les arbres disparaître, et vous arriverez dans une terre inculte. Là-bas, le Fleuve coule dans des vallées rocheuses au milieu de hautes landes, jusqu’à ce qu’enfin, après bien des lieues, il gagne la haute île de l’Aigreroc, que nous appelons Tol Brandir. Là, il passe ses bras autour des rives escarpées de l’île et se jette alors avec grand bruit et vapeur dans les cataractes du Rauros, au pied desquelles s’étend le Nindalf, ou Plain-Palus, comme on l’appelle dans votre langue. Il s’agit d’une vaste région de marais stagnants où le Fleuve devient tortueux et divise beaucoup ses eaux. C’est à cet endroit que se déversent les multiples bouches de l’Entévière, qui trouve sa source à l’ouest, dans la forêt de Fangorn. De part et d’autre de cette rivière, de ce côté-ci du Grand Fleuve, s’étend le Rohan. Sur l’autre rive se trouvent les mornes collines des Emyn Muil. Là-bas, le vent souffle de l’est, car elles donnent vue sur les Marais Morts et les Terres Désertes jusqu’à Cirith Gorgor et aux portes noires du Mordor.
« Boromir, et tous ceux qui iront avec lui pour gagner Minas Tirith, feraient bien de quitter le Grand Fleuve en amont du Rauros et de franchir l’Entévière avant qu’elle n’atteigne les marécages. Mais ils devraient se garder de trop remonter cette rivière, au risque de s’empêtrer dans la forêt de Fangorn. C’est un étrange pays dont on ne connaît pas grand-chose de nos jours. Mais Boromir et Aragorn n’ont, sans nul doute, aucun besoin de cet avertissement. »
« Assurément, nous avons entendu parler de Fangorn à Minas Tirith, dit Boromir. Mais ce que j’ai entendu dire ressemble bien souvent à des contes de bonne femme, comme on en raconte à nos enfants. Tout ce qui est au nord du Rohan nous paraît désormais si lointain que l’imagination peut s’y mouvoir à sa guise. Jadis, Fangorn se trouvait aux frontières de notre royaume ; mais aucun d’entre nous ne l’a plus visitée de la vie de maints hommes, histoire de prouver ou de réfuter les légendes qui nous sont héritées des années lointaines.
« Moi-même, il m’est arrivé d’aller au Rohan, mais je ne l’ai jamais traversé vers le nord. Quand j’ai été dépêché comme messager, je suis passé par la Brèche au pied des Montagnes Blanches, et j’ai franchi l’Isen et le Grisfleur pour me rendre en Norlande. Un long et pénible voyage. Quatre cents lieues j’ai comptées, et il m’a fallu plusieurs mois pour les parcourir ; car j’ai perdu mon cheval à Tharbad, en passant à gué le Grisfleur. Fort de ce voyage, et du chemin parcouru depuis avec cette Compagnie, je ne doute pas d’être capable de traverser le Rohan, et Fangorn aussi, à la rigueur. »
« Je n’ai donc rien à ajouter, dit Celeborn. Mais ne dédaignez pas la tradition qui nous vient des années lointaines ; car souvent il se trouve que les bonnes femmes gardent en mémoire le récit de choses que les sages se devaient autrefois de savoir. »
Lors Galadriel se leva de l’herbe moelleuse, et prenant d’une de ses demoiselles une coupe, elle la remplit d’hydromel blanc et la remit à Celeborn.
« Il est maintenant temps de boire la coupe d’adieu, dit-elle. Buvez, Seigneur des Galadhrim ! Et que votre cœur ne soit pas triste, quoique la nuit doive suivre le midi et que déjà, notre soir approche. »
Elle porta alors la coupe à chacun des membres de la Compagnie, les invitant à boire et à faire bonne route. Mais quand ils eurent tous bu, elle leur enjoignit de se rasseoir sur l’herbe, et des chaises furent installées pour elle et pour Celeborn. Ses demoiselles se tinrent en silence auprès d’elle, et elle observa un moment ses invités. Enfin, elle parla de nouveau.
« Nous avons bu la coupe de la séparation, dit-elle, et les ombres s’interposent entre nous. Mais avant que vous nous quittiez, voici des présents que j’ai apportés dans mon navire, et qui vous sont offerts par le Seigneur et la Dame des Galadhrim, en souvenir de la Lothlórien. » Elle les appela alors chacun à tour de rôle.
« Voici le cadeau de Celeborn et de Galadriel au chef de votre Compagnie », dit-elle à Aragorn, et elle lui donna un fourreau spécialement conçu pour épouser la forme de son épée. Il était recouvert d’un motif de fleurs et de feuilles, fait d’or et d’argent ouvrés, et incrusté de gemmes traçant en runes elfiques le nom d’Andúril et le lignage de l’épée.
« L’épée tirée de ce fourreau ne sera jamais souillée ni brisée, même dans la défaite, dit-elle. Mais désires-tu autre chose de moi avant que nous nous séparions ? Car les ténèbres monteront entre nous, et il se peut que nous ne nous revoyions jamais, si ce n’est loin d’ici, sur une route dont on ne revient pas. »
Et Aragorn répondit : « Madame, vous connaissez tout mon désir, et vous avez longtemps gardé le seul trésor auquel j’aspire. Mais il ne vous appartient pas de me le donner, quand même vous le souhaiteriez ; et seule la voie des ténèbres m’y conduira. »
« Ceci pourrait néanmoins soulager votre cœur, dit Galadriel ; car il m’a été confié pour que je vous le donne, si jamais vous passiez par ici. » De son giron, elle souleva alors une grande pierre vert clair, montée sur une broche d’argent ouvré en forme d’aigle aux ailes déployées ; et comme elle l’élevait, la gemme étincela tel le soleil jouant à travers les feuilles printanières. « Cette pierre, je l’ai donnée à Celebrían, ma fille, qui l’a donnée à la sienne ; et voici qu’elle vous est remise en signe d’espoir. Prends aujourd’hui le nom qui t’est prédestiné, Elessar, la Pierre-elfe de la Maison d’Elendil ! »
Aragorn accepta alors la pierre et épingla la broche à sa poitrine, et ceux qui le virent en furent saisis ; car ils n’avaient jamais remarqué combien sa taille et son port étaient majestueux, et ils eurent l’impression que maintes années de labeur étaient tombées de ses épaules. « Pour tous les cadeaux que vous m’avez faits, je vous remercie, dit-il, ô Dame de Lórien dont furent issues Celebrían et Arwen l’Étoile du Soir. Peut-il y avoir plus grand éloge ? »
La Dame inclina la tête, et elle se tourna ensuite vers Boromir, à qui elle remit une ceinture d’or ; et à Merry et Pippin, elle offrit de petites ceintures d’argent munies de boucles dorées en forme de fleur. Legolas reçut un arc des Galadhrim, plus long et plus robuste que ceux dont on se servait à Grand’Peur, et doté d’une corde en cheveux d’elfe. Il était assorti d’un carquois rempli de flèches.
« Pour toi, petit jardinier et amoureux des arbres, dit-elle à Sam, je n’ai qu’un petit cadeau. » Elle déposa dans sa main un simple écrin de bois gris, sans ornement aucun, sauf une rune d’argent sur le couvercle. « Ce G est mis pour Galadriel, dit-elle ; mais il peut également signifier “germe” dans votre langue. Dans cet écrin se trouve de la terre de mon verger ; et telle, elle porte la bénédiction que Galadriel est encore en mesure d’accorder. Elle ne pourra t’aider à tenir ton chemin, ni te défendre d’aucune menace ; mais si tu la conserves et qu’un jour tu retrouves enfin ton pays, elle pourrait alors te récompenser. Le trouverais-tu entièrement dévasté et sans vie que peu de jardins en Terre du Milieu auront l’éclat de ton jardin, si tu y dissémines cette terre. Alors te viendra peut-être le souvenir de Galadriel, et un lointain aperçu de la Lórien que tu n’auras vue qu’en notre hiver. Car notre Printemps et notre Été sont révolus, et jamais plus on ne les verra sur terre, sauf dans nos mémoires. »
Sam rougit jusqu’aux oreilles et murmura quelque chose d’incompréhensible, refermant sa main sur l’écrin et s’inclinant de son mieux.
« Et quel cadeau un Nain demanderait-il à recevoir des Elfes ? » dit Galadriel, se tournant vers Gimli.
« Aucun, madame, répondit Gimli. Pour moi, il suffit d’avoir vu la Dame des Galadhrim et entendu ses douces paroles. »
« Oyez Elfes, vous tous, oyez ! cria-t-elle à ceux qui l’entouraient. Qu’on ne dise plus jamais des Nains qu’ils sont cupides et désobligeants ! Tout de même, Gimli fils de Glóin, vous désirez sûrement une chose que je puis vous donner ? Nommez-la, je vous prie ! Vous ne serez pas le seul à partir les mains vides. »
« Il n’y a rien, dame Galadriel », dit Gimli, saluant profondément et cherchant ses mots. Rien, si ce n’est – s’il est permis de demander, non, de nommer, une seule mèche de vos cheveux, qui surpassent l’or de la terre comme les étoiles surpassent les gemmes de la mine. Je ne demande pas un tel cadeau. Mais vous m’avez enjoint de nommer mon désir. »
Les Elfes remuèrent, laissant échapper des murmures étonnés, et Celeborn posa sur le Nain des yeux ébahis, mais la Dame sourit. « On dit que les Nains ont les mains habiles mais non la langue, dit-elle ; or il n’en va pas de même pour Gimli. Car nul ne m’a jamais adressé une requête aussi hardie, et pourtant aussi courtoise. Et comment pourrais-je refuser, puisque je lui ai enjoint de parler ? Mais dites-moi, que feriez-vous d’un tel cadeau ? »
« Je le chérirais, madame, répondit-il, en souvenir des mots que vous m’avez adressés lors de notre première rencontre. Et si jamais je retrouve les forges de mon pays, il sera enchâssé dans un cristal impérissable pour devenir un héritage de ma maison, et un gage de bonne volonté entre la Montagne et le Bois jusqu’à la fin des jours. »
Alors la Dame, défaisant l’une de ses longues tresses, en coupa trois cheveux dorés, et elle les déposa dans la main de Gimli. « Ces mots accompagneront le cadeau, dit-elle. Je ne prédis rien, car toute prédiction est désormais vaine : d’une part s’étendent les ténèbres, et d’autre part l’espoir seulement. Mais si l’espoir devait vaincre, alors je vous dis, Gimli fils de Glóin, que vos mains regorgeront d’or ; mais sur vous, l’or n’aura aucun empire.
« Et toi, Porteur de l’Anneau, dit-elle, se tournant vers Frodo. Je viens en dernier à toi, qui n’es le dernier dans mes pensées. Pour toi, j’ai préparé ceci. » Elle éleva une petite fiole de cristal qui étincelait tandis qu’elle la bougeait, et des rais de lumière blanche jaillirent de sa main. « Cette fiole, dit-elle, renferme la lumière de l’étoile d’Eärendil, conservée dans les eaux de ma fontaine. Elle sera plus brillante encore quand la nuit t’entourera. Qu’elle soit pour toi une lumière dans les endroits sombres, quand toutes les autres lumières s’éteindront. Souviens-toi de Galadriel et de son Miroir ! »
Frodo prit la fiole, et tandis qu’elle scintillait un moment entre eux, il revit la Dame dans sa splendeur de reine, grande et belle, mais non plus terrible. Il s’inclina, mais ne trouva rien à dire.
Alors la Dame se leva, et Celeborn les raccompagna jusqu’au quai. Sur l’herbe verte de la Langue, un soleil de midi s’étendait, jaune, et l’eau argentée miroitait. Tout fut enfin prêt. La Compagnie prit place à bord des embarcations, comme auparavant. Parmi les cris d’adieu, les Elfes de Lórien les poussèrent dans le courant avec de longues perches grises, et ils furent lentement emportés par les eaux ondoyantes. Les voyageurs restèrent assis immobiles, sans rien dire. Sur la berge verte, non loin de l’extrême pointe de la Langue, la Dame Galadriel se tenait seule et silencieuse. Parvenus à sa hauteur, ils se retournèrent, et leurs yeux la regardèrent s’éloigner doucement. Car telle était leur impression : la Lórien glissait derrière eux et s’éloignait, comme un éclatant navire mâté d’arbres enchantés qui eût navigué vers des rivages oubliés, tandis qu’eux restaient échoués sur les rives d’un monde gris et dépouillé.
Alors même qu’ils regardaient, l’Argentine joignit ses eaux aux courants du Grand Fleuve, et leurs bateaux virèrent et se mirent à filer vers le sud. Bientôt, la Dame ne fut plus qu’une petite forme blanche et éloignée. Elle brillait comme une fenêtre de verre sur une colline lointaine au couchant, ou comme un lac isolé vu du haut d’une montagne : un cristal tombé dans le giron de la terre. Puis Frodo crut voir qu’elle levait les bras en un dernier adieu ; et sur le vent qui les accompagnait monta le son de sa voix, lointaine mais perçante, et elle chantait. Mais cette fois, le chant était dans la langue ancienne des Elfes d’au-delà de la Mer, et il n’en saisit pas les paroles ; la musique était belle, mais elle ne le consola point.
Et pourtant, comme c’est le propre des mots elfiques, ils restèrent gravés dans sa mémoire, et longtemps après, il les interpréta – du mieux qu’il le put, car la langue était celle des chants elfiques et parlait de choses peu connues en Terre du Milieu.
Ai ! laurië lantar lassi súrinen,
yéni únótimë ve rámar aldaron !
Yéni ve lintë yuldar avánier
mi oromardi lisse-miruvóreva
Andúnë pella, Vardo tellumar
nu luini yassen tintilar i eleni
ómaryo airetári-lírinen.
Sí man i yulma nin enquantuva ?
An sí Tintallë Varda Oiolossëo
ve fanyar máryat Elentári ortanë,
ar ilyë tier undulávë lumbulë ;
ar sindanóriello caita mornië
i falmalinnar imbë met, ar hísië
untúpa Calaciryo míri oialë.
Sí vanwa ná, Rómello vanwa, Valimar !
Namárië ! Nai hiruvalyë Valimar.
Nai elyë hiruva. Namárië !
« Ah ! comme l’or tombent les feuilles au vent, de longues années sans nombre comme les ailes des arbres ! Les années ont passé comme autant de gorgées du doux hydromel en de hautes salles par-delà l’Ouest, sous les voûtes azurées de Varda où les étoiles tremblent au chant de sa voix, sainte et souveraine. Maintenant, qui remplira pour moi la coupe ? Car à présent, l’Illumineuse, Varda, la Reine des Étoiles, du mont de Neige-éternelle a élevé ses mains comme des nuages, et tous les chemins sont noyés profondément dans l’ombre ; et d’un pays gris, les ténèbres s’étendent entre nous sur les vagues écumantes, et la brume couvre à jamais les joyaux de la Calacirya. Maintenant perdue, perdue pour ceux de l’Est est Valimar ! Adieu ! Peut-être trouveras-tu Valimar. Même toi, peut-être la trouvas-tu. Adieu ! » Varda est le nom de la Dame que les Elfes de ces terres d’exil nomment Elbereth.
Soudain, le Fleuve décrivit une grande boucle, et les berges s’élevèrent de chaque côté, masquant la lumière de Lórien. Frodo ne repassa jamais les frontières de ce beau pays.
Ils tournèrent alors leurs visages vers l’avant, vers le voyage : le soleil brillait devant eux, et tous furent éblouis, car leurs yeux étaient remplis de larmes. Gimli pleurait sans se cacher.
« J’ai vu pour la dernière fois ce qu’il y a de plus beau, dit-il à Legolas, son compagnon. Dorénavant, je ne qualifierai plus rien de tel, sinon le cadeau qu’elle m’a offert. » Il mit la main sur sa poitrine.
« Dis-moi, Legolas, pourquoi me suis-je lancé dans cette Quête ? J’étais loin de savoir où se trouvait le principal danger ! Elrond ne se trompait pas en disant qu’il nous était impossible de prévoir ce que nous rencontrerions sur la route. Je craignais le supplice dans les ténèbres, et pareil danger ne m’a pas retenu. Mais je ne serais pas venu, si j’avais su le péril que recèlent la lumière et la joie. Cette séparation m’a infligé la blessure la plus cruelle qui soit, dussé-je me remettre cette nuit entre les mains du Seigneur Sombre. Hélas pour Gimli fils de Glóin ! »
« Non ! dit Legolas. Hélas pour nous tous ! Et pour tous ceux qui vivent en ces jours ultérieurs. Car ainsi va le monde : trouver pour perdre ensuite, comme il apparaît aux yeux de ceux qui vont au fil de l’eau. Mais je te considère béni, Gimli fils de Gloín : car tu endures cette perte de ton plein gré, alors que tu aurais pu en décider autrement. Mais tu n’as pas abandonné tes compagnons, et la moindre des récompenses que cela te vaudra, c’est que le souvenir de la Lothlórien demeurera toujours clair et pur dans ton cœur, et jamais il ne perdra de son éclat ou de sa fraîcheur. »
« Peut-être, dit Gimli ; et je te remercie de tes paroles. Sans doute sont-elles vraies ; mais c’est une maigre consolation. Le souvenir n’est pas ce à quoi le cœur aspire. Ce n’est qu’un miroir, fût-il aussi limpide que le Kheled-zâram. Du moins, c’est ce que dit le cœur de Gimli le Nain. Peut-être les Elfes voient-ils les choses autrement. D’ailleurs, j’ai ouï dire que pour eux, le souvenir ressemble davantage au monde de l’éveil qu’au rêve. Il n’en va pas de même pour les Nains.
« Mais ne parlons plus de cela. Attention à la barque ! Elle cale trop avec tout ce bagage, et le Grand Fleuve est rapide. Je n’ai aucune envie de noyer ma peine dans l’eau froide. » Ramassant une pagaie, il dirigea l’embarcation vers la rive ouest, suivant celle d’Aragorn, qui avait déjà quitté le courant du milieu.
Ainsi, la Compagnie poursuivit sa longue route sur le cours pressé des larges eaux, portée toujours plus au sud. Des bois dénudés s’étalaient le long des deux rives sans jamais donner le moindre aperçu des terres qui se trouvaient en arrière. La brise était tombée et le Fleuve coulait sans un seul bruit. Pas un oiseau ne venait rompre le silence. Le soleil s’embruma à mesure que la journée avançait, et bientôt il luisit comme une haute perle blanche dans un ciel pâle. Puis il se perdit dans l’Ouest et le crépuscule arriva de bonne heure, suivi d’une nuit grise et sans étoiles. Ils se laissèrent flotter dans les heures sombres et calmes, conduisant leurs bateaux dans l’ombre des bois qui s’élevaient sur leur droite. De grands arbres passaient comme des fantômes à travers la brume, allongeant leurs racines tordues et avides jusqu’à l’eau. Le pays était morne et froid. Frodo écoutait les faibles clapotements et gargouillis du Fleuve parmi les racines et le bois qui flottait près de la rive. Enfin, sa tête tomba sur sa poitrine et il sombra dans un sommeil agité.