2Le Conseil d’Elrond
Frodo se réveilla tôt le lendemain, revigoré et en pleine forme. Marchant le long des terrasses qui dominaient la tumultueuse Bruinen, il regarda le soleil se lever, pâle et frais, au-dessus des lointaines montagnes, et darder ses rayons obliques à travers un fin voile de brume argentée ; la rosée perlait sur les feuilles jaunes, et tous les buissons étincelaient des réseaux de filandres. Sam marchait à ses côtés sans rien dire, mais humant l’air, et levant de temps à autre un regard impressionné vers les hauteurs de l’Est. La neige était blanche sur les cimes.
À un tournant du sentier, sur un banc taillé à même la pierre, ils trouvèrent Bilbo et Gandalf assis en grande conversation. « Bien le bonjour ! dit Bilbo. Prêt pour le grand conseil ? »
« Je me sens prêt à tout, répondit Frodo. Mais ce qui me plairait par-dessus tout aujourd’hui, c’est d’aller en promenade pour explorer la vallée. J’aimerais monter là-haut, dans ces pinèdes. » Il désigna au loin un endroit, tout en haut du versant nord de Fendeval.
« Vous en aurez peut-être l’occasion un peu plus tard, dit Gandalf. Mais nous ne pouvons rien planifier pour l’instant. Maintes choses sont aujourd’hui à entendre et à décider. »
Soudain, comme ils parlaient, le son clair d’une unique cloche se fit entendre. « C’est le signal nous appelant au Conseil d’Elrond, s’écria Gandalf. Allons, dépêchons ! Bilbo et vous êtes tous deux demandés. »
Frodo et Bilbo suivirent vivement le magicien le long du sentier sinueux qui conduisait à la maison ; Sam, non invité, mais oublié pour le moment, trottait derrière eux.
Gandalf les mena au portique où Frodo avait retrouvé ses amis la veille au soir. La lumière d’un clair matin d’automne inondait à présent la vallée. Un bruissement d’eaux bouillonnantes montait du lit écumeux de la rivière. Des oiseaux chantaient, et une saine paix régnait sur le pays. Dans l’esprit de Frodo, sa dangereuse fuite, et les rumeurs de ténèbres grandissantes dans le monde extérieur, ne semblaient déjà plus qu’un mauvais rêve à demi effacé ; cependant, les visages qui se tournèrent vers eux à leur arrivée étaient graves.
Elrond se trouvait là, et plusieurs autres siégeaient en silence autour de lui. Frodo reconnut Glorfindel et Glóin ; tandis que l’Arpenteur était assis seul dans un coin, ayant de nouveau revêtu ses vieux habits fatigués par le voyage. Elrond invita Frodo à prendre place à côté de lui, puis il le présenta à la compagnie en ces mots :
« Mes amis, dit-il, voici le hobbit, Frodo fils de Drogo. Rares sont ceux qui ont gagné cette vallée dans un péril plus grand ou avec une mission plus urgente. »
Il désigna alors les personnes que Frodo n’avait pas encore rencontrées et les lui présenta. À côté de Glóin était assis un nain plus jeune : son fils Gimli. Près de Glorfindel se trouvaient plusieurs autres conseillers de la maisonnée d’Elrond, dont Erestor était le plus éminent ; et auprès de lui était Galdor, un Elfe des Havres Gris délégué par Círdan le Constructeur de Navires. Il y avait aussi un Elfe d’allure étrange, vêtu de vert et de marron, Legolas, messager de son père Thranduil, le Roi des Elfes du nord de Grand’Peur. Et assis un peu à l’écart se trouvait un homme de haute stature, beau de visage et noble de traits, les cheveux bruns et les yeux gris, le regard fier et sévère.
Il portait une cape et des bottes, comme pour un long périple à cheval ; et bien que ses vêtements fussent somptueux et sa cape bordée de fourrure, ils étaient fort salis par le voyage. Il avait au cou un cercle d’argent dans lequel était sertie une unique pierre blanche ; sa chevelure lui tombait aux épaules. Il portait, suspendu à son baudrier, un grand cor à embouchure d’argent qui reposait sur ses genoux. Il posa sur Bilbo et Frodo un regard soudainement ébahi.
« Voici Boromir, dit Elrond, se tournant alors vers Gandalf. Un homme du Sud. Il est arrivé au gris de l’aurore, et il vient chercher conseil. Je l’ai prié de se joindre à nous, car il trouvera ici réponse à ses questions. »
Il n’est nul besoin de rapporter tout ce qui fut évoqué et débattu au Conseil. On parla longuement des événements du monde extérieur, en particulier dans le Sud, et dans les vastes terres à l’est des Montagnes. Frodo avait déjà entendu bien des rumeurs à ce sujet ; mais le récit de Glóin lui était entièrement nouveau, et il écouta attentivement tout ce que le nain avait à dire. Il apparaissait que, malgré la splendeur des œuvres qu’ils menaient à bien, les cœurs des Nains de la Montagne Solitaire étaient profondément troublés.
« Il y a de cela maintes années, dit Glóin, qu’une ombre d’inquiétude a gagné notre peuple. Nous n’en perçûmes pas d’emblée la provenance. Des murmures commencèrent à s’élever en secret, disant que nous étions pris à l’étroit, que de plus grandes splendeurs et richesses nous attendaient dans un monde plus vaste. D’aucuns parlaient de la Moria, le grand-œuvre de nos pères que l’on nomme dans notre langue Khazad-dûm, et ils professaient que nous avions enfin la force et le nombre requis pour y retourner. »
Glóin soupira. « Ah ! La Moria ! Merveille du monde septentrional ! Trop profond y avons-nous creusé, éveillant la terreur sans nom. Ses vastes palais sont longtemps restés vides depuis que les enfants de Durin ont fui. Mais voilà que nous en parlions de nouveau avec concupiscence, et aussi avec effroi ; car aucun nain n’a osé passer les portes de Khazad-dûm de la vie de maints rois, Thrór excepté, et il a péri. Mais enfin, Balin prêta l’oreille aux murmures et résolut de s’y rendre ; et quoique Dáin ne le lui permît pas de son plein gré, il emmena avec lui Ori et Óin, ainsi que bon nombre des nôtres, et ils partirent vers le sud.
« Cela se passait il y a près de trente ans. Nous reçûmes un temps des nouvelles, et elles parurent bonnes : des messages nous signalant qu’on était entré en Moria et qu’un grand ouvrage y était entrepris. Ensuite, ce fut le silence, et aucune nouvelle n’est venue de la Moria depuis.
« Puis, il y a environ un an, un messager se présenta à Dáin – non de la Moria, mais du Mordor : un cavalier surgi dans la nuit, appelant Dáin aux portes de son palais. Le seigneur Sauron le Grand, comme il le dit, souhaitait notre amitié. Afin d’en disposer, il offrirait des anneaux, ainsi qu’il en avait offert jadis. Et l’envoyé s’enquit instamment au sujet des hobbits : de quel genre ils étaient, et où ils habitaient. “Car Sauron sait”, dit-il, “que l’un d’entre eux vous était connu, il fut un temps.”
« À ces mots, nous fûmes grandement troublés, et nous ne fîmes aucune réponse. Alors il baissa sa voix maudite ; et il l’eût rendue plus mielleuse s’il en avait été capable. “En témoignage de votre amitié, Sauron ne demande de vous que ceci”, dit-il : “que vous trouviez ce voleur” – ce fut le mot qu’il employa – “et que vous lui preniez, de gré ou de force, un petit anneau, le moindre des anneaux, qu’il a volé autrefois. Il ne s’agit que d’un colifichet dont Sauron s’est entiché – tout au plus un gage de votre bonne volonté. Trouvez-le, et trois des anneaux que possédaient les aïeux des Nains au temps jadis vous seront rendus, et le royaume de Moria sera pour toujours entre vos mains. Trouvez seulement des nouvelles du voleur, s’il vit encore et à quel endroit, et vous aurez droit à une récompense considérable, de même qu’à l’amitié indéfectible du Seigneur. Refusez, et les circonstances ne paraîtront pas si favorables. Refusez-vous ?”
« Son souffle se fit alors semblable au sifflement des serpents, et tous ceux qui se tenaient là frissonnèrent, mais Dáin dit : “Je ne réponds ni oui ni non. Je dois considérer ce message et ce qu’il signifie sous ses beaux atours.”
« “Considérez-le, mais point trop longtemps”, dit-il.
« “Le temps de ma réflexion est mien, et j’en dispose comme bon me semble”, répondit Dáin.
« “Pour le moment”, dit l’autre, et il s’en fut chevauchant dans les ténèbres.
« Les cœurs de nos chefs ont été lourds depuis cette nuit-là. Point n’était besoin de la voix cruelle du messager pour nous avertir de tout ce que ses paroles recélaient de menace et de tromperie ; car nous savions déjà que le pouvoir resurgi au Mordor n’avait pas changé, lui qui nous a toujours trahis par le passé. Par deux fois, le messager est revenu, et sa requête est demeurée sans réponse. La troisième et dernière fois viendra bientôt : d’ici la fin de l’année, selon ses dires.
« Dáin a donc fini par m’envoyer afin de prévenir Bilbo que l’Ennemi le cherche, et pour apprendre, si possible, pourquoi il désire cet anneau, ce moindre des anneaux. Et, bien humblement, nous sollicitons l’avis d’Elrond. Car l’Ombre croît et se rapproche. Nous apprenons que des messagers se sont présentés aussi devant le roi Brand, au Val, et que lui-même a peur. Nous craignons qu’il ne cède. Déjà, la guerre se prépare sur les marches orientales de son royaume. Si nous ne donnons aucune réponse, l’Ennemi pourrait pousser des Hommes sous sa férule à assaillir le roi Brand, et Dáin également. »
« Vous avez bien fait de venir, dit Elrond. Vous apprendrez aujourd’hui tout ce qu’il faut savoir pour comprendre les desseins de l’Ennemi. Il n’y a rien que vous puissiez faire, sinon que de résister, avec ou sans espoir. Mais vous n’êtes pas seuls. Vous apprendrez que l’inquiétude qui vous ronge n’est qu’une partie du trouble qui gagne tout le monde occidental. L’Anneau ! Qu’allons-nous faire de l’Anneau, le moindre des anneaux, le colifichet dont Sauron s’est entiché ? Telle est la destinée qu’il nous faut méditer.
« Voilà pourquoi vous avez été appelés ici. Je dis “appelés”, bien que je ne vous aie appelés à moi, étrangers de contrées lointaines. Vous êtes venus et êtes ici réunis, tout juste à temps et par pur hasard, comme on pourrait le croire. Et pourtant, il n’en est rien. Considérez plutôt qu’on a voulu que ce soit nous, qui siégions ici, et nuls autres que nous, qui devions chercher conseil face au péril du monde.
« Or donc, nous parlerons désormais ouvertement de choses qui, jusqu’à ce jour, sont restées cachées à la vue de tous hormis quelques-uns. Et tout d’abord, afin que chacun puisse comprendre le péril qui nous guette, le Conte de l’Anneau sera narré depuis le début jusqu’à ces jours présents. Et c’est moi qui commencerai ce récit, mais d’autres le termineront. »
Tous écoutèrent alors, tandis qu’Elrond, de sa voix claire, parlait de Sauron et des Anneaux de Pouvoir, forgés au Deuxième Âge du monde, il y a fort longtemps. Une partie de son récit était connue de quelques-uns de ceux qui étaient là, mais nul ne le savait en entier, et bien des yeux observaient Elrond avec crainte et émerveillement tandis qu’il évoquait les forgerons elfes de l’Eregion, leur amitié avec les nains de la Moria, et leur soif de connaissance, par laquelle Sauron les leurra. Car Sauron, en ce temps-là, n’avait pas encore sinistre figure, et ils reçurent son aide et acquirent un grand savoir-faire, tandis que lui découvrait tous leurs secrets ; et il les trahit, forgeant dans la Montagne du Feu l’Anneau Unique afin de devenir leur maître. Mais Celebrimbor le décela, et il cacha les Trois qu’il avait créés ; et ce fut la guerre, et le pays fut dévasté, et la porte de la Moria fut close.
Puis, Elrond retraça le parcours de l’Anneau durant toutes les années qui suivirent ; mais comme cette histoire est racontée ailleurs, consignée par Elrond lui-même dans ses livres de tradition, elle n’est pas rappelée ici. Car il s’agit d’un long récit, plein de hauts faits et de terribles actes ; et aussi concis que fût Elrond, le soleil monta dans le ciel, et la matinée touchait à sa fin quand il acheva son récit.
Il parla de Númenor, de sa gloire et de sa chute, et du retour des Rois des Hommes en Terre du Milieu, réchappés des profondeurs de la Mer, portés sur les ailes de la tempête. Puis Elendil le Grand et ses puissants fils, Isildur et Anárion, devinrent de grands seigneurs ; et ils fondèrent le Royaume du Nord en Arnor, et le Royaume du Sud au Gondor, en amont des bouches de l’Anduin. Mais Sauron du Mordor les assaillit, et ils firent la Dernière Alliance des Elfes et des Hommes, et les armées de Gil-galad et d’Elendil furent rassemblées en Arnor.
Sur ce, Elrond s’arrêta un moment et soupira. « Je me souviens bien de la splendeur de leurs bannières, dit-il. Elle me rappelait la gloire des Jours Anciens et les armées du Beleriand, tant il y avait de nobles princes et de grands capitaines rassemblés. Mais jamais aussi nombreux ni aussi beaux qu’au jour où le Thangorodrim fut brisé, et où les Elfes crurent le mal à jamais disparu, alors qu’il n’en était rien. »
« Vous vous en souvenez ? dit Frodo, s’exclamant tout haut dans son étonnement. Mais je croyais, balbutia-t-il comme Elrond se tournait vers lui, je croyais que la chute de Gil-galad se passait il y a de cela un long âge. »
« En effet, répondit gravement Elrond. Mais ma mémoire remonte jusqu’aux Jours Anciens. Eärendil était mon père, né à Gondolin avant sa chute ; et ma mère était Elwing, fille de Dior, fils de Lúthien du Doriath. J’ai vu passer trois âges dans l’Ouest du monde, ainsi que de nombreuses défaites, et de nombreuses victoires arrachées en vain.
« Je fus le héraut de Gil-galad, marchant avec son armée. Je fus à la Bataille de Dagorlad devant la Porte Noire du Mordor, où nous l’avons emporté ; car nul ne put résister à la Lance de Gil-galad et à l’Épée d’Elendil, Aeglos et Narsil. J’assistai au dernier combat sur les pentes de l’Orodruin, où mourut Gil-galad et où tomba Elendil, Narsil se brisant sous lui ; mais Sauron lui-même fut vaincu, et Isildur trancha l’Anneau de sa main avec le fragment de l’épée de son père, et il se l’appropria. »
Ces mots firent réagir l’étranger, Boromir. « Voilà donc ce qu’il advint de l’Anneau ! s’écria-t-il. Si jamais un tel récit fut connu dans le Sud, il y a longtemps qu’il est oublié. J’avais entendu parler du Grand Anneau de celui que nous ne nommons pas ; mais nous croyions qu’il avait disparu du monde dans la ruine de son premier royaume. Isildur l’a pris ! Voilà certainement une nouvelle. »
« Hélas ! oui, dit Elrond. Isildur l’a pris, ce qui n’aurait pas dû être. On aurait dû le jeter au feu de l’Orodruin où il fut forgé, non loin de là. Mais le geste d’Isildur eut bien peu de témoins. Lui seul se tenait au côté de son père lors de l’ultime confrontation ; et auprès de Gil-galad, il n’y avait que Círdan et moi-même. Mais Isildur refusa d’entendre nos conseils.
« “Je prendrai ceci en réparation de la mort de mon père et de mon frère”, dit-il ; ainsi, que nous le voulions ou non, il s’en saisit et le conserva comme un bien précieux. Mais il fut bientôt trahi par l’Anneau, et trouva la mort ; c’est pourquoi on l’appelle, dans le Nord, le Fléau d’Isildur. Mais ce sort était peut-être préférable à ce qui aurait pu lui advenir autrement.
« Ces nouvelles ne furent connues que dans le Nord, et de très peu de gens. Il n’est guère étonnant que vous ne les ayez entendues, Boromir. De la débâcle des Champs de Flambes, où Isildur périt, trois hommes seulement revinrent jamais de l’autre côté des montagnes, après de longues errances. L’un d’entre eux était Ohtar, l’écuyer d’Isildur, qui gardait les fragments de l’épée d’Elendil ; et il les apporta à Valandil, l’héritier d’Isildur qui, n’étant alors qu’un enfant, était resté ici à Fendeval. Mais Narsil était brisée et sa lumière éteinte, et elle n’a pas encore été reforgée.
« Vaine, ai-je dit de la victoire de la Dernière Alliance ? Non pas entièrement ; mais elle manqua d’atteindre son but. Sauron fut diminué, mais non anéanti. Son Anneau fut perdu, mais non détruit. La Tour Sombre fut brisée, mais ses fondations n’ont pas été extirpées ; car elles ont été établies avec le pouvoir de l’Anneau, et elles subsisteront tant que celui-ci durera. Nombre d’Elfes et de puissants Hommes, et bon nombre de leurs amis, avaient péri durant la guerre. Anárion était mort, Isildur était mort ; et Gil-galad et Elendil n’étaient plus. Jamais plus ne sera pareille coalition d’Elfes et d’Hommes ; car les Hommes se multiplient pendant que les Premiers-Nés décroissent, et ces deux peuples sont aliénés. Et depuis ce jour, le sang de Númenor n’a cessé de se dégrader, et la longévité de ses héritiers s’est amoindrie.
« Dans le Nord, après la guerre et le massacre des Champs de Flambes, les Hommes de l’Occidentale se trouvèrent diminués ; leur cité d’Annúminas, au bord du lac du Crépuscule, tomba en ruine, et les héritiers de Valandil partirent s’installer à Fornost sur les hauts Coteaux du Nord, place tout aussi désolée aujourd’hui. Les Hommes l’appellent la Chaussée des Trépassés et craignent d’y mettre les pieds. Car les gens de l’Arnor déclinèrent ; leurs ennemis les dévorèrent et leur suzeraineté passa, ne laissant que des monticules verts dans les collines herbeuses.
« Dans le Sud, le royaume de Gondor subsista longtemps ; et sa splendeur fut un temps florissante, rappelant quelque peu la puissance de Númenor, avant sa chute. Ces gens construisirent de hautes tours, et des places fortes, et des havres aux nombreux navires ; et la couronne ailée des Rois des Hommes s’attirait la révérence de bien des peuples de différentes langues. Leur plus grande cité était Osgiliath, Citadelle des Étoiles, au milieu de laquelle coulait le Fleuve. Et ils construisirent Minas Ithil, Tour de la Lune Levante, à l’est, sur un épaulement des Montagnes de l’Ombre ; et à l’ouest, au pied des Montagnes Blanches, ils bâtirent Minas Anor, Tour du Soleil Couchant. Là, dans la cour du Roi, poussait un arbre blanc, issu de la graine qu’Isildur avait apportée delà les eaux profondes, prise à cet arbre dont la graine venait elle-même d’Eressëa, et celle d’avant, de l’Ouest Absolu, au Jour d’avant les jours, quand le monde était jeune.
« Mais à mesure que s’étiolaient les années éphémères de la Terre du Milieu, la lignée de Meneldil fils d’Anárion vint à s’éteindre, et l’Arbre se fana, et le sang d’hommes de moindre lignée se mêla à celui des Númenóréens. Alors la garde s’assoupit sur les murailles du Mordor, et de sombres créatures regagnèrent le Gorgoroth sans être vues. Des êtres maléfiques en sortirent bientôt : ils prirent Minas Ithil pour y demeurer, et ils en firent un endroit redoutable ; et on l’appelle Minas Morgul, la Tour de Sorcellerie. Minas Anor fut alors renommée Minas Tirith, la Tour de Garde ; et depuis lors, ces deux cités ont toujours été en guerre ; mais Osgiliath, située à mi-chemin, fut désertée, et des ombres hantèrent ses ruines.
« Les choses sont demeurées ainsi de la vie de maints hommes. Mais les Seigneurs de Minas Tirith continuent de se battre, défiant nos ennemis, gardant le passage du Fleuve depuis les Argonath jusqu’à la Mer. Et voilà que cette partie du récit que je devais raconter touche à sa fin. Car du temps d’Isildur, le Maître Anneau passa hors de la connaissance de tous, et les Trois furent libérés de son emprise. Mais en ces jours derniers, les voici de nouveau en péril, car pour notre plus grande peine, l’Unique a été retrouvé. D’autres parleront de sa découverte, car je n’y jouai qu’un très petit rôle. »
Elrond se tut ; mais à peine eut-il achevé que Boromir se leva, grand et fier, devant eux. « Permettez-moi d’abord, maître Elrond, commença-t-il, d’en dire un peu plus sur le Gondor, car en vérité, c’est du pays de Gondor que je viens ; et il vaudrait mieux que tous sachent ce qui s’y passe. Car peu de gens, m’est avis, sont au fait des actions que nous menons, ainsi la plupart ne se doutent guère du péril qui les guette, si nous devions finalement échouer.
« N’allez pas croire qu’au pays de Gondor, le sang de Númenor se soit tari, ou que toute sa fierté et sa grandeur soient oubliées. C’est par notre valeur que les sauvages de l’Est continuent d’être jugulés, que la terreur de Morgul est tenue à distance ; et c’est par là seulement que la paix et la liberté sont maintenues dans les terres derrière nous, qui sommes le rempart de l’Ouest. Mais si les passages du Fleuve devaient être conquis, qu’adviendrait-il alors ?
« Or, ce jour pourrait ne plus être bien loin. L’Ennemi Sans Nom a refait surface. De la fumée s’élève de nouveau de l’Orodruin, que nous appelons le Mont Destin. La puissance du Pays Noir grandit, et nous sommes cernés de près. Quand l’Ennemi est revenu, il a chassé nos gens de l’Ithilien, notre beau domaine à l’est du Fleuve, bien que nous y conservions une assise et une force d’armes. Mais cette année même, au courant du mois de juin, le Mordor nous a fait une guerre soudaine, et nous avons été balayés. Nos adversaires étaient plus nombreux, car le Mordor s’est allié avec les Orientais et les cruels Haradrim ; mais ce n’est pas par la force du nombre qu’il nous a vaincus. Il y avait là un pouvoir que nous n’avons jamais ressenti auparavant.
« Certains disaient qu’il pouvait être vu, comme un grand cavalier en noir, une ombre obscure sous la lune. Où qu’il allât, une folie s’emparait de nos adversaires, mais la peur gagnait nos plus braves : coursiers et cavaliers reculaient et s’enfuyaient. Seul un fragment de notre armée de l’est revint de cette bataille, détruisant le dernier pont qui subsistait parmi les ruines d’Osgiliath.
« J’étais de la compagnie qui dut tenir le pont, avant qu’il ne soit jeté bas derrière nous. Seuls quatre en réchappèrent, se sauvant à la nage : mon frère et moi-même, et deux autres. Quoi qu’il en soit, nous continuons de nous battre. Nous tenons toutes les rives occidentales de l’Anduin ; et ceux qui s’abritent derrière nous nous prodiguent leurs louanges, si tant est qu’ils nous connaissent : force louanges, mais peu de secours. Il n’y aura plus que les hommes du Rohan pour chevaucher vers nous quand nous appellerons à l’aide.
« C’est en cette heure funeste qu’une longue et périlleuse route m’a conduit auprès d’Elrond : cent dix jours j’ai dû voyager, et ce, dans la plus grande solitude. Mais je ne suis pas venu pour forger des alliances. La force d’Elrond réside dans la sagesse, non dans les armes, dit-on. Je suis venu demander conseil, et l’élucidation de mots difficiles. Car à la veille de cet assaut soudain, un rêve vint à mon frère au milieu d’un sommeil agité ; et un rêve semblable le visita souvent par la suite, et me vint une fois.
« Dans ce rêve, il me semblait que le ciel de l’est s’enténébrait, qu’un tonnerre grondait de plus en plus fort, alors que dans l’Ouest, une pâle lumière demeurait ; alors vint une voix qui en sortait, lointaine mais claire, et elle criait :
Cherche l’Épée qui fut brisée :
À Imladris elle réside ;
Des conseils y seront donnés
Défiant les charmes morgulides.
Un signe sera mis au jour
Que le Destin est imminent :
Luira le Fléau d’Isildur,
Le Demi-Homme se levant.
« De ces mots, nous ne comprîmes que peu de chose, et nous en parlâmes à notre père, Denethor, Seigneur de Minas Tirith, versé dans la tradition du Gondor. Il ne voulut nous dire qu’une seule chose : qu’Imladris était autrefois le nom que les Elfes donnaient à une lointaine vallée du Nord, où demeurait Elrond le Semi-Elfe, le plus grand des maîtres en tradition. Ainsi mon frère, devant la gravité de notre péril, fut désireux de suivre l’injonction du rêve, et de chercher Imladris ; mais comme la route était semée d’incertitudes et de dangers, je crus bon d’entreprendre moi-même ce voyage. Mon père me laissa partir à son corps défendant, et longtemps ai-je erré par des chemins oubliés, cherchant la maison d’Elrond que beaucoup connaissaient, mais dont bien peu savaient l’emplacement. »
« Et ici, dans la maison d’Elrond, d’autres éclaircissements vous seront apportés », dit Aragorn, se levant. Il jeta son épée sur la table posée devant Elrond, et la lame était en deux morceaux. « Voici l’Épée qui fut Brisée ! » dit-il.
« Et qui êtes-vous, et qu’avez-vous à faire avec Minas Tirith ? » demanda Boromir, levant des yeux ébahis sur le fin visage du Coureur et sur sa cape défraîchie.
« Son nom est Aragorn fils d’Arathorn, dit Elrond ; et à travers maints pères, il est issu d’Isildur fils d’Elendil de Minas Ithil. C’est le Chef des Dúnedain dans le Nord, un peuple aujourd’hui fort peu nombreux. »
« C’est donc à vous qu’il appartient, et non à moi ! » s’écria Frodo avec stupéfaction, sautant sur pied, comme si l’Anneau devait lui être réclamé sur-le-champ.
« Il n’appartient à aucun de nous deux, dit Aragorn ; mais il a été décrété que vous le conserviez pour un temps. »
« Montrez l’Anneau, Frodo ! dit Gandalf d’un ton solennel. L’heure est venue. Tenez-le bien haut ; Boromir comprendra alors le reste de son énigme. »
Il y eut un silence, et tous les regards se tournèrent vers Frodo. Un soudain tremblement de peur et de honte le saisit ; il ressentit une grande hésitation à révéler l’Anneau, et il lui répugnait de devoir y toucher. Il aurait voulu être loin, très loin. L’Anneau brilla et clignota tandis qu’il l’élevait dans sa main tremblotante.
« Voyez le Fléau d’Isildur ! » dit Elrond.
Une lueur parut dans les yeux de Boromir tandis qu’il contemplait l’anneau d’or. « Le Demi-Homme ! » murmura-t-il. Le destin de Minas Tirith est-il donc enfin venu ? Mais pourquoi devrions-nous alors chercher une épée brisée ? »
« Les mots n’étaient pas le destin de Minas Tirith, dit Aragorn. Mais l’heure fatidique, celle des hauts faits, est en effet imminente. Car l’Épée qui fut Brisée est l’Épée d’Elendil qui se brisa sous lui à la male heure. Elle fut précieusement conservée par ses héritiers alors que tout autre héritage était perdu ; car nous avions coutume de dire autrefois qu’elle serait refaite quand l’Anneau, le Fléau d’Isildur, serait retrouvé. Maintenant que l’épée que vous cherchiez vous a été montrée, que demanderez-vous ? Souhaitez-vous que la Maison d’Elendil retourne au Pays de Gondor ? »
« Je n’ai été envoyé en quête d’aucune faveur, seulement pour chercher le sens d’une énigme, répondit Boromir avec fierté. Néanmoins, nous sommes en grande difficulté, et l’Épée d’Elendil serait un secours comme nous n’en attendions plus – à supposer qu’une telle chose puisse ainsi resurgir des ombres du passé. » Il considéra de nouveau Aragorn ; le doute se lisait dans ses yeux.
Frodo sentit Bilbo remuer avec impatience à ses côtés. Manifestement, il était ennuyé pour son ami. Se levant soudain, il s’écria :
Tout ce qui est or ne brille pas,
Ne sont pas perdus tous ceux qui vagabondent ;
Ce qui est vieux mais fort ne se flétrit pas,
Le gel n’atteint pas les racines profondes.
Des cendres, un feu sera attisé,
Une lueur des ombres surgira ;
Reforgée sera l’épée qui fut brisée :
Le sans-couronne redeviendra roi.
« Sans doute pas fameux, mais on ne peut plus clair – au cas où la parole d’Elrond ne vous suffirait pas. S’il valait la peine de voyager cent dix jours pour l’entendre, vous feriez mieux de l’écouter. » Il se rassit avec un grognement.
« J’ai composé ça moi-même, murmura-t-il à l’oreille de Frodo, pour le Dúnadan, il y a longtemps, la première fois qu’il m’a parlé de lui. Je voudrais presque que mes aventures ne soient pas terminées, pour pouvoir aller avec lui quand son jour viendra. »
Aragorn lui sourit ; puis il se tourna de nouveau vers Boromir. « Pour ma part, je vous pardonne votre doute, dit-il. Je ne ressemble en rien aux images d’Elendil et d’Isildur telles qu’elles apparaissent dans les salles de Denethor, sculptées dans toute leur majesté. Je ne suis que l’héritier d’Isildur, non Isildur lui-même. Ma vie a été dure, et combien longue ; et les lieues qui s’étendent d’ici au Gondor ne comptent que pour une petite partie de mes voyages. J’ai franchi bien des montagnes et des rivières, et foulé de nombreuses plaines, et ce, jusque dans les lointaines contrées du Rhûn et du Harad, où les étoiles sont étranges.
« Mais ma demeure, si tant est que j’en aie une, est dans le Nord. Car c’est ici qu’ont toujours vécu les héritiers de Valandil en une longue lignée ininterrompue, de père en fils sur maintes générations. Nos jours se sont assombris et notre nombre a diminué ; mais jamais l’Épée n’a manqué de trouver un nouveau gardien. Et je vous dirai ceci, Boromir, avant de conclure. Nous sommes des gens solitaires, nous les Coureurs des terres sauvages, les chasseurs ; mais ce sont les serviteurs de l’Ennemi que nous chassons sans relâche, car on les trouve en maint endroit, non seulement au Mordor.
« Si le Gondor a été une tour inébranlable, Boromir, nous avons joué un autre rôle. Il est bien des êtres malveillants que vos hautes murailles et vos brillantes épées n’arrêtent pas. Vous savez peu de chose des terres au-delà de vos bornes. La paix et la liberté, dites-vous ? Le Nord n’aurait connu ni l’une ni l’autre si nous n’avions été là. La peur les aurait anéanties. Mais quand de sombres créatures descendent des collines sans asile, ou surgissent de forêts sans soleil, elles fuient devant nous. Quelles routes oserait-on prendre, que resterait-il de quiétude dans les terres paisibles, et dans les maisons des simples hommes à la nuit close, si les Dúnedain étaient assoupis, ou tous descendus dans la tombe ?
« Et pourtant, on nous montre moins de gratitude qu’à vous. Les voyageurs nous toisent avec dédain, et les paysans nous donnent des noms méprisants. Aussi me nommé-je “l’Arpenteur” pour un gros bonhomme qui vit à une journée de marche d’ennemis qui lui glaceraient le cœur, ou qui mettrait tout son village en ruine, s’il n’était constamment surveillé. Mais nous ne voudrions pas qu’il en soit autrement. Tant que les gens simples seront préservés du souci et de la peur, ils resteront simples ; mais pour cela, il nous faut agir en secret. Telle aura été la mission de mon peuple, à mesure que les ans s’allongeaient et que l’herbe poussait.
« Mais voilà que le monde change de nouveau. Une nouvelle heure approche. Le Fléau d’Isildur est retrouvé. La guerre est imminente. L’Épée sera reforgée. J’irai à Minas Tirith. »
« Le Fléau d’Isildur est retrouvé, dites-vous, rétorqua Boromir. J’ai vu dans la main du Demi-Homme un brillant anneau ; mais Isildur a péri avant le commencement de cet âge du monde, dit-on. Comment les Sages savent-ils qu’il s’agit là de son anneau ? Et comment a-t-il traversé les siècles, pour être apporté ici par cet étrange messager ? »
« Ce récit sera conté », dit Elrond.
« Mais pas tout de suite, de grâce, maître ! s’écria Bilbo. Déjà, le Soleil est près de midi, et j’ai grand besoin de me sustenter. »
« Je ne vous avais pas nommé, dit Elrond en souriant. Mais je le fais, à présent. Allons ! Faites-nous votre récit. Et si vous ne l’avez pas encore mis en vers, vous pouvez nous le dire en prose. Plus il sera bref, plus vite vous serez rassasié. »
« Très bien, dit Bilbo. Puisque vous insistez. Mais je vais maintenant raconter la vraie histoire, et si d’aucuns ici présents m’ont entendu la raconter autrement » – il lança un regard oblique à Glóin – « je leur demande de l’oublier et de me pardonner. Je souhaitais seulement, à l’époque, revendiquer le trésor comme mon propre bien, et me défaire du nom de voleur dont j’étais affublé. Mais je comprends peut-être un peu mieux les choses, à présent. Bref, voici ce qui s’est passé. »
Pour certains, le récit de Bilbo était tout à fait nouveau, et ils écoutèrent avec stupéfaction tandis que le vieux hobbit racontait – sans plus se faire prier, d’ailleurs – son aventure avec Gollum, avec moult détails. Pas une seule énigme ne fut passée sous silence. Il n’eût pas manqué de leur faire aussi, si on lui en avait donné l’occasion, un compte rendu de la fête et de sa disparition du Comté ; mais Elrond leva la main.
« Bien raconté, mon ami, dit-il, mais voilà qui est assez. Pour le moment, il suffit de savoir que l’Anneau est échu à Frodo, votre héritier. Laissez-lui la parole, à présent ! »
Alors Frodo, moins volontiers que Bilbo, raconta toute son expérience avec l’Anneau depuis le jour où il était passé sous sa garde. Chaque étape de son voyage de Hobbiteville au Gué de la Bruinen fut interrogée et examinée, et tout ce qu’il put se rappeler au sujet des Cavaliers Noirs fut considéré. Enfin, il se rassit.
« Pas mal, lui dit Bilbo. Tu aurais pu en faire une bonne histoire s’ils n’avaient cessé de t’interrompre. J’ai essayé de prendre quelques notes, mais il nous faudra revoir tout cela ensemble un jour, si je dois le mettre par écrit. Il y en a pour des chapitres entiers, avant même que tu sois arrivé ici ! »
« Oui, ce fut un très long récit, répondit Frodo. Mais l’histoire me paraît encore incomplète. Il y a encore bien des choses que je désire savoir, surtout à propos de Gandalf. »
Galdor des Havres, qui était assis non loin, surprit ses paroles. « Vous parlez pour moi aussi », s’écria-t-il ; et se tournant vers Elrond, il dit : « Peut-être les Sages ont-ils ample motif de croire que le trésor du demi-homme est en vérité le Grand Anneau longuement discuté, aussi improbable que cela puisse paraître pour ceux qui n’en savent pas autant. Mais ne pouvons-nous entendre les preuves ? Et il est autre chose que j’aimerais demander. Qu’en est-il de Saruman ? Il est versé dans la science des Anneaux, pourtant il n’est pas parmi nous. Quel est son conseil – s’il sait toutes les choses que nous venons d’entendre ? »
« Les questions que vous posez, Galdor, sont liées les unes aux autres, dit Elrond. Je ne les avais point oubliées, et il y sera répondu. Mais c’est à Gandalf qu’il revient d’éclaircir ces points ; et je le nomme en dernier, car c’est la place d’honneur, et dans toute cette affaire il a été le chef. »
« D’aucuns, Galdor, dit Gandalf, considéreraient le récit de Glóin et la poursuite de Frodo comme une preuve suffisante de toute la valeur accordée par l’Ennemi au trésor du demi-homme. Or il s’agit d’un anneau. Que pouvons-nous en déduire ? Les Neuf, les Nazgûl les ont. Les Sept ont été pris ou détruits. » À ces mots, Glóin remua sur son siège, mais ne dit rien. « Les Trois, nous en avons connaissance. Quel est donc celui-ci qu’il désire tant ?
« Il y a, en effet, un vaste espace de temps entre le Fleuve et la Montagne, entre la perte et la redécouverte. Mais cette lacune dans la connaissance des Sages a finalement été comblée. Quoique trop lentement. Car l’Ennemi nous talonnait et est resté très près, plus près encore que je ne l’avais craint. Heureusement pour nous, ce ne fut pas avant cette année – avant cet été même, semble-t-il – qu’il découvrit toute la vérité.
« Il y a maintes années, certains d’entre vous s’en souviendront, j’osai moi-même passer les portes du Nécromancien à Dol Guldur, et j’explorai secrètement ses dédales, avérant ainsi nos craintes : ce n’était nul autre que Sauron, notre Ennemi de jadis qui commençait enfin à reprendre forme et pouvoir. Certains se souviendront aussi que Saruman nous dissuada de toute démarche ouverte contre lui ; et pendant longtemps, nous nous contentâmes de l’observer. Mais comme son ombre grandissait, Saruman finit par céder, et le Conseil déploya toute sa force et chassa le mal hors de Grand’Peur – et ce, dans l’année même où cet Anneau fut découvert : curieux hasard, si hasard il y eut.
« Mais nous arrivions trop tard, ainsi qu’Elrond l’avait pressenti. Sauron nous avait observés aussi, et il s’était longuement préparé à notre assaut, gouvernant de loin le Mordor par le biais de Minas Morgul, où demeuraient ses Neuf serviteurs, jusqu’à ce que tout fût enfin prêt. Alors il ploya devant nous et s’enfuit, mais ce n’était qu’un faux-semblant, car il gagna peu après la Tour Sombre où il se révéla au grand jour. Le Conseil se réunit alors pour la dernière fois ; car nous apprenions qu’il cherchait plus avidement que jamais l’Unique. Nous craignions qu’il eût appris quelque chose le concernant dont nous ne savions rien. Mais Saruman nia, et répéta ce qu’il nous avait déjà dit : que l’Unique ne serait jamais retrouvé en Terre du Milieu.
« “Tout au plus”, dit-il, “notre Ennemi sait que nous ne l’avons pas, et qu’il demeure perdu. Mais ce qui est perdu peut encore être retrouvé, croit-il. N’ayez crainte ! Son espoir le trompera. N’ai-je pas sérieusement étudié cette question ? Anduin le Grand l’a englouti ; et il y a longtemps, pendant que Sauron dormait, il a été charrié par le Fleuve jusqu’à la Mer. Qu’il y demeure jusqu’à la Fin.” »
Gandalf se tut, regardant à l’est du portique vers les lointains sommets des Montagnes de Brume, dont les grandes racines avaient si longtemps abrité le péril du monde. Il soupira.
« Là, je fus pris en défaut, dit-il. Je me laissai bercer par les paroles de Saruman le Sage ; si j’avais cherché plus tôt à connaître la vérité, notre péril serait moindre aujourd’hui. »
« Nous fûmes tous en défaut, dit Elrond ; et n’eût été votre vigilance, les Ténèbres seraient peut-être déjà sur nous. Mais poursuivez ! »
« Dès le départ, mon cœur me mit en garde, sans que j’en puisse voir la raison, dit Gandalf ; et je voulus savoir comment cette chose était venue à Gollum, et combien de temps il l’avait tenue en sa possession. Je le fis donc surveiller, devinant qu’il quitterait avant peu le couvert des ténèbres à la recherche de son trésor. Il finit par en sortir, mais il s’échappa et ne put être trouvé. Puis, hélas ! je décidai d’en rester là, me contentant d’observer et d’attendre, comme nous l’avons fait trop souvent.
« Les années passèrent, amenant leur lot de soucis, jusqu’à ce que mes doutes s’éveillent à nouveau en une peur soudaine. D’où provenait l’anneau du hobbit ? Et que devait-on faire, si ma crainte s’avérait ? Il me fallait décider de cela. Mais pour lors, je ne dis mot à personne de mes appréhensions, sachant le danger d’un murmure intempestif s’il venait à s’égarer. Dans toutes les longues guerres contre la Tour Sombre, la trahison fut toujours notre pire ennemie.
« Cela se passait il y a dix-sept ans. Bientôt, je m’avisai que des espions de toutes sortes, même des bêtes et des oiseaux, s’étaient réunis autour du Comté, et ma peur grandit. Je demandai l’aide des Dúnedain, qui redoublèrent leur surveillance ; et j’ouvris mon cœur à Aragorn, l’héritier d’Isildur. »
« Et quant à moi, dit Aragorn, je lui conseillai de partir à la recherche de Gollum, même si ce pouvait paraître trop tard. Et comme il semblait à propos, pour l’héritier d’Isildur, d’œuvrer à réparer la faute de celui-ci, je me lançai avec Gandalf dans cette longue quête désespérée. »
Gandalf raconta alors comment ils avaient sillonné toute la Contrée Sauvage, jusqu’aux Montagnes de l’Ombre mêmes et aux défenses du Mordor. « Alors nous avons eu vent de lui, et nous supposons qu’il se terra longtemps là-bas dans les collines sombres ; mais nous ne l’avons jamais trouvé, et je finis par désespérer. Et dans mon désespoir, je me rappelai une épreuve qui rendrait peut-être la capture de Gollum inutile. L’Anneau lui-même pourrait être en mesure de nous dire s’il était l’Unique. Des paroles prononcées au Conseil me revinrent en mémoire : des paroles de Saruman, alors à demi écoutées. Je les entendis alors très clairement dans mon cœur.
« “Les Neuf, les Sept et les Trois avaient chacun leur propre joyau”, avait-il assuré. “Mais non l’Unique. Il était rond et sans ornement, comme s’il s’agissait d’un des anneaux moindres ; mais son créateur y plaça une inscription que les gens de savoir-faire seraient peut-être encore capables de voir et de lire.”
« Quelle était cette inscription ? Il ne l’avait pas dit. Qui de nos jours le saurait ? Son créateur. Et Saruman aussi ? Mais si grande que fût sa science, elle devait avoir une source. Quelle main, hormis celle de Sauron, avait jamais tenu cet objet avant qu’il se perde ? Celle d’Isildur uniquement.
« Avec cette idée en tête, j’abandonnai la poursuite et je passai rapidement au Gondor. Les membres de mon ordre y avaient toujours été bien reçus, mais particulièrement Saruman. Souvent l’invité des Seigneurs de la Cité, il y avait fait de longs séjours. Cette fois, le seigneur Denethor me fit moins bon accueil que par le passé ; mais il me permit à contrecœur de consulter son trésor de livres et de rouleaux.
« “Si vraiment vous ne cherchez, comme vous l’affirmez, que des chroniques de l’ancien temps, et des origines de la Cité, alors lisez !” dit-il. “Car à mes yeux, ce qui fut est moins sombre que ce qui est à venir, et c’est là ma charge. Mais à moins que vous ne soyez plus doué que Saruman lui-même, qui a longuement étudié ici, vous ne trouverez rien qui ne soit bien connu de moi, qui suis maître dans la tradition de cette Cité.”
« Ainsi parla Denethor. Pourtant, ses collections recèlent de nombreux documents que seuls les plus grands maîtres en tradition savent déchiffrer, car leurs écritures et leurs langues se sont obscurcies, et elles ne sont plus guère entendues des hommes. Et figurez-vous, Boromir, qu’il se trouve encore à Minas Tirith un rouleau que personne n’a lu, hormis, je suppose, Saruman et moi, depuis que les rois se sont éteints : un rouleau qu’Isildur a tracé de sa main. Car Isildur n’est pas reparti aussitôt la guerre conclue au Mordor, comme d’aucuns l’ont raconté. »
« D’aucuns dans le Nord, peut-être, intervint Boromir. Tous savent au Gondor qu’il marcha d’abord sur Minas Anor, où il demeura un temps auprès de son neveu Meneldil, lui prodiguant son instruction avant de lui commettre le gouvernement du Royaume du Sud. En ce temps-là, il planta là-bas le dernier scion de l’Arbre Blanc en mémoire de son frère. »
« Mais en ce temps-là, il prépara aussi le rouleau dont je vous parle, dit Gandalf, et il semble que le Gondor n’en garde pas souvenance. Car ce document concerne l’Anneau, et voici ce qu’Isildur y écrivit :
Le Grand Anneau ira maintenant dans le Royaume du Nord pour devenir un héritage d’icelui ; mais des actes le concernant seront laissés en Gondor, où vivent aussi les héritiers d’Elendil, dût-il venir un temps où le souvenir de ces grandes questions se sera effacé.
« Ensuite, Isildur décrivit l’Anneau tel qu’il le trouva.
Il étoit chaud quand je le pris d’abord, tel un charbon ardent, et ma main fut brûlée de telle manière que je doute d’être un jour délivré de sa douleur. Mais cependant que j’écris, il s’est refroidi, et semble s’étrécir, sans que sa beauté ni sa forme n’en soient gâtées. Déjà, l’inscription qui s’y trouve et qui, au début, étoit claire comme une flamme rouge, s’évanouit et ne se lit plus qu’à grand’peine. Elle est façonnée dans une écriture elfique de l’Eregion, car le Mordor n’a point de lettres pour un ouvrage aussi subtil ; mais la langue m’est inconnue. J’estime qu’il s’agit d’une langue du Pays Noir, car elle est ignoble et fruste. Je ne sçais quel maléfice elle énonce ; mais j’en trace ici une imitation, de crainte qu’elle ne s’évanouisse à jamais. Il manque peut-être à l’Anneau la chaleur de la main de Sauron, qui étoit noire et pourtant brûloit comme du feu, causant ainsi la perte de Gil-galad ; et peut-être l’écriture seroit-elle ravivée si l’or étoit de nouveau chauffé. Mais pour moi, je n’oserois porter atteinte à cette chose : de toutes les œuvres de Sauron, la seule belle. Elle m’est précieuse, bien qu’elle me cause une grande souffrance.
« Quand je lus ces mots, je sus que ma quête était terminée. Car l’inscription tracée, comme Isildur l’avait deviné, était bel et bien dans la langue du Mordor et des serviteurs de la Tour. Et ce qu’elle disait était déjà connu. Car le jour où Sauron mit l’Unique pour la première fois, Celebrimbor, créateur des Trois, le décela, et de loin, il l’entendit prononcer ces mots, et les desseins malveillants de Sauron furent mis au jour.
« Je pris aussitôt congé de Denethor, mais alors même que je me dirigeais vers le nord, des messages me parvinrent de la Lórien me disant qu’Aragorn était passé par là, et qu’il avait trouvé la créature appelée Gollum. Par conséquent, je me détournai de ma route pour aller à sa rencontre et pour entendre son récit, n’osant imaginer les périls mortels qu’il avait affrontés seul. »
« Rien ne sert de s’étendre sur le sujet, dit Aragorn. Car s’il vous faut marcher en vue de la Porte Noire, ou fouler les fleurs mortelles du Val de Morgul, vous êtes sûr de rencontrer des périls. Mais moi aussi, je finis par désespérer, et je pris le chemin du retour. Puis, la fortune me conduisit soudain à ce que je cherchais : des empreintes de pieds nus aux abords d’un étang boueux. Mais à présent, la piste était fraîche et vive, et elle ne menait pas au Mordor : elle s’en éloignait. Je la suivis en marge des Marais Morts, et là, je le tins. Rôdant au bord d’un lac stagnant, se mirant dans l’eau à la brune, je le saisis, Gollum. Il était couvert de vase verdâtre. Il ne m’aimera jamais, j’en ai peur ; car il me mordit, et je ne fus pas tendre. Jamais je ne pus tirer autre chose de sa bouche que la marque de ses dents. Ce fut, je trouvai, la pire portion de tout mon voyage : revenir sur mes pas en le surveillant nuit et jour, en le faisant marcher devant moi, la corde au cou, bâillonné, jusqu’à ce qu’il soit dompté par la faim et la soif, toujours plus avant, vers Grand’Peur. Je l’y amenai enfin et le remis aux Elfes, car nous étions convenus de cela ; et je n’étais pas fâché d’en être débarrassé, car il puait. Pour ma part, j’espère ne plus jamais poser les yeux sur lui ; mais Gandalf est venu et a souffert de longs entretiens avec lui. »
« Oui, longs et fastidieux, dit Gandalf, mais non sans résultat. Pour commencer, le récit qu’il fit de sa déconvenue concordait avec celui que Bilbo vient de livrer ouvertement pour la première fois – ce qui n’avait guère d’importance, puisque je l’avais déjà deviné. Mais c’est à cette occasion que j’appris que l’anneau de Gollum était sorti des eaux du Grand Fleuve, non loin des Champs de Flambes. Et j’appris aussi qu’il l’avait eu longtemps. Maintes fois l’existence de ceux de sa petite espèce. Le pouvoir de l’Anneau lui avait donné une longévité exceptionnelle ; or, seuls les Grands Anneaux détiennent un tel pouvoir.
« Et si cela ne vous suffit pas, Galdor, il y a encore l’épreuve que j’ai évoquée tout à l’heure. Sur cet anneau même qui vous a été montré, rond et sans ornement, les lettres mentionnées par Isildur peuvent encore être lues, pour peu qu’on ait la volonté assez ferme pour laisser cet anneau d’or au feu pendant quelques instants. Ce que je fis ; et voici ce que je lus :
Ash nazg durbatulûk, ash nazg gimbatul,
ash nazg thrakatulûk agh burzum-ishi krimpatul. »
Le changement dans la voix du magicien fut saisissant. Elle se fit soudain menaçante, puissante, dure comme la pierre. Une ombre sembla passer devant le haut soleil, et le portique fut momentanément obscurci. Tous tremblèrent, et les Elfes se bouchèrent les oreilles.
« Jamais personne n’avait osé proférer des mots de cette langue à Imladris, Gandalf le Gris », dit Elrond, tandis que l’ombre passait et que la compagnie respirait de nouveau.
« Et espérons que nul ne la parlera plus jamais ici, répondit Gandalf. Néanmoins, je ne demande pas votre pardon, maître Elrond. Car si cette langue ne doit pas bientôt être entendue aux quatre coins de l’Ouest, alors que personne ne doute plus que cette chose est véritablement celle que les Sages ont annoncée : le trésor de l’Ennemi, imprégné de toute sa malveillance ; et en lui se trouve une grande part de sa force d’autrefois. Des Années Noires nous viennent les mots que les Forgerons de l’Eregion entendirent, se sachant dès lors trahis :
Un Anneau pour les dominer tous, Un Anneau pour les trouver,
Un Anneau pour les amener tous et dans les Ténèbres les lier.
« Sachez aussi, mes amis, que j’ai appris autre chose de Gollum. Il renâclait à parler et son récit manquait de clarté, mais il ne fait absolument aucun doute qu’il s’est rendu au Mordor et que, là-bas, tout ce qu’il savait lui fut soutiré de force. Ainsi, l’Ennemi sait maintenant que l’Unique est retrouvé, qu’il est longtemps resté dans le Comté ; et puisque ses serviteurs l’ont traqué pour ainsi dire jusqu’à notre porte, il saura bientôt, il sait peut-être déjà, au moment où je vous parle, que nous l’avons ici. »
Tous demeurèrent silencieux un moment ; puis Boromir parla. « C’est une petite créature, dites-vous, ce Gollum ? Petite, mais d’une grande malignité. Qu’est-il devenu ? Quel sort lui avez-vous réservé ? »
« Il est en prison, rien plus, dit Aragorn. Il avait beaucoup souffert. Il a été torturé, cela ne fait aucun doute, et la peur de Sauron lui noircit le cœur. Reste que, pour ma part, je suis content de le voir sous la garde vigilante des Elfes de Grand’Peur. Sa malice est grande et lui confère une force qu’on ne soupçonnerait guère chez un être aussi maigre et décharné. Il pourrait faire encore beaucoup de mal si on lui rendait la liberté. Et je ne doute pas qu’on lui ait permis de quitter le Mordor pour qu’il se livre à quelque action nuisible. »
« Hélas ! hélas ! » s’écria Legolas, et dans son beau visage elfique se voyait une grande affliction. Les nouvelles que j’ai été chargé d’apporter doivent à présent être dites. Elles ne sont pas favorables, mais ce n’est qu’en vous entendant que j’ai compris à quel point elles pourront vous sembler mauvaises. Sméagol, que l’on appelle maintenant Gollum, s’est échappé. »
« Échappé ? s’écria Aragorn. C’est assurément une bien mauvaise nouvelle. Nous allons tous le regretter amèrement, j’en ai peur. Comment se fait-il que les gens de Thranduil aient failli à la tâche qui leur était confiée ? »
« Ce ne fut pas par manque de vigilance, dit Legolas ; mais peut-être par excès de bonté. Et nous craignons que le prisonnier n’ait reçu une aide extérieure, et que nos faits et gestes ne soient mieux connus que nous le voudrions. Nous avons gardé cette créature jour et nuit, à la demande de Gandalf, quand même cette corvée devenait des plus lassantes pour nous. Mais Gandalf nous avait dit de continuer à espérer sa guérison, et nous n’avions pas le cœur de le laisser toujours dans des cachots, sous terre, où il retomberait dans ses noires pensées. »
« Vous avez été moins tendres à mon égard », dit Glóin avec un éclair dans les yeux, tandis que lui revenait le souvenir de son emprisonnement dans les culs-de-basse-fosse de la demeure du Roi elfe.
« Allons bon ! dit Gandalf. Je vous prie de ne pas interrompre, Glóin, mon bon ami. Toute cette histoire fut un regrettable malentendu, depuis longtemps réparé. Si tous les griefs entre les Elfes et les Nains doivent être déterrés ici, aussi bien abandonner ce Conseil. »
Glóin se leva et s’inclina, et Legolas poursuivit. « Les jours de beau temps, nous emmenions Gollum à travers les bois ; et il y avait là un grand arbre très à l’écart des autres et auquel il aimait grimper. Nous le laissions souvent monter aux plus hautes branches, jusqu’à ce qu’il sente le vent libre ; mais nous postions des sentinelles au pied de l’arbre. Un jour, il ne voulut pas redescendre, et les sentinelles n’avaient aucune envie de monter le chercher : il avait appris à s’agripper aux branches avec ses pieds comme avec ses mains ; alors elles s’assirent auprès de l’arbre jusque tard dans la nuit.
« Ce fut par ce même soir d’été, encore sans lune ni étoiles, que des Orques nous assaillirent à l’improviste. Nous finîmes par les repousser ; ils étaient nombreux et féroces, mais ils venaient d’au-delà des montagnes et n’avaient pas l’habitude des bois. Après la bataille, nous constatâmes que Gollum était parti, et que les sentinelles avaient été tuées ou emmenées. Il nous parut alors évident que l’attaque avait servi à le délivrer, et qu’elle lui était connue à l’avance. Nous ignorons comment cela a pu être concerté ; mais Gollum est rusé, et les espions de l’Ennemi sont nombreux. Les sombres créatures qui avaient été chassées l’année de la chute du Dragon sont revenues en plus grand nombre, et Grand’Peur est de nouveau un endroit funeste, hormis sur les terres de notre royaume.
« Il nous a été impossible de reprendre Gollum. Nous avons retrouvé sa piste parmi celles de nombreux Orques : elle plongeait loin dans la Forêt, vers le sud. Mais elle déjoua bientôt notre habileté, et nous n’osions continuer la chasse ; car nous approchions de Dol Guldur, et c’est encore à ce jour un endroit très malsain ; nous n’allons pas de ce côté. »
« Eh bien, il est parti, dit Gandalf. Nous n’avons pas le temps de partir de nouveau à sa recherche. Il fera ce qu’il fera. Mais il pourrait encore jouer un rôle que ni lui, ni Sauron n’ont pressenti.
« Et maintenant, il est temps de répondre aux autres questions de Galdor. Qu’en est-il de Saruman ? Que nous conseille-t-il en cette heure décisive ? Ce récit devra être fait en entier, car Elrond est le seul jusqu’ici à l’avoir entendu, et encore, succinctement ; mais cela pèsera sur toutes les décisions que nous devrons prendre. C’est le tout dernier chapitre du Conte de l’Anneau, hormis ceux qui restent encore à écrire.
« À la fin du mois de juin, j’étais dans le Comté, mais un nuage d’inquiétude me gagnait, et je chevauchai aux frontières méridionales de ce petit pays ; car j’avais la prescience de quelque danger, encore caché à ma vue mais non loin d’apparaître. Là-bas, je reçus des messages m’informant de la guerre et de la défaite subie au Gondor ; et quand j’entendis parler de l’Ombre Noire, mon cœur se glaça. Mais je ne trouvai rien dans cette région, hormis quelques fugitifs venus du Sud ; pourtant il me semblait qu’il y avait en eux une peur dont ils n’osaient pas parler. Je me tournai alors vers l’est et le nord, voyageant le long du Chemin Vert ; et non loin de Brie, je rencontrai un voyageur assis sur un talus en bordure de la route, en train de paître son cheval. C’était Radagast le Brun, qui demeurait il fut un temps à Rhosgobel, à l’orée de Grand’Peur. Il est membre de mon ordre, mais je ne l’avais pas rencontré depuis maintes années.
« “Gandalf ! s’écria-t-il. Je te cherchais. Mais je suis un étranger dans ces terres. Tout ce qu’on m’a dit, c’est que je te trouverais peut-être dans une région sauvage au nom improbable de Comté.”
« “On t’a bien renseigné, dis-je. Mais n’en parle pas de cette façon en présence de ses habitants. Tu te trouves en ce moment près des frontières du Comté. Et qu’as-tu à faire avec moi ? Ce doit être bien pressant. Tu n’as jamais été un grand voyageur, sauf quand le besoin est impérieux.”
« “J’ai été chargé d’une urgente mission, dit-il. Mes nouvelles sont fort mauvaises.” Puis il regarda autour de lui comme si les buissons avaient des oreilles. “Nazgûl, murmura-t-il. Les Neuf ont été vus de par le monde. Ils ont franchi secrètement le Fleuve et se dirigent vers l’ouest. Ils ont pris l’aspect de noirs cavaliers.”
« Je sus alors ce que j’avais redouté sans le savoir.
« “L’Ennemi doit avoir quelque grand besoin ou dessein, dit Radagast, mais je ne puis imaginer ce qui l’amène à se tourner vers ces contrées lointaines et désolées.”
« “Qu’entends-tu par là ?” dis-je.
« “On m’a dit que, partout où ils vont, les Cavaliers demandent des nouvelles d’un pays appelé Comté.”
« “Le Comté”, dis-je ; mais mon cœur se serra. Car même les Sages peuvent craindre de s’opposer aux Neuf, quand ils sont réunis autour de leur terrible chef. Il fut jadis un grand roi et un puissant sorcier, et il exerce aujourd’hui une peur mortelle. “Qui te l’a dit, et qui t’envoie ?” demandai-je.
« “Saruman le Blanc, répondit Radagast. Et il m’a demandé de te dire que, si tu en ressens la nécessité, il t’aidera ; mais tu dois tout de suite chercher assistance, autrement il sera trop tard.”
« Et ce message m’apporta de l’espoir. Car Saruman le Blanc est le plus éminent de mon ordre. Radagast est bien sûr un Magicien de mérite, un maître des formes et des changements de couleur ; sa science des herbes et des bêtes est considérable, et les oiseaux sont particulièrement ses amis. Mais Saruman a longuement étudié les artifices de l’Ennemi lui-même, ce qui maintes fois nous a permis de le contrecarrer. C’est grâce aux procédés de Saruman que nous parvînmes à le chasser de Dol Guldur. Or, il pouvait avoir trouvé des armes capables de repousser les Neuf.
« “J’irai voir Saruman”, dis-je.
« “Alors tu dois y aller maintenant, dit Radagast ; car j’ai perdu des jours à te chercher, et le temps commence à manquer. J’ai reçu ordre de te trouver avant la Mi-Été, et nous y voici. Même si tu pars sur-le-champ, tu auras peine à être chez lui avant que les Neuf ne découvrent le pays qu’ils cherchent. Je vais moi-même rebrousser chemin sans plus attendre.” Sur quoi, il se mit en selle et serait reparti incontinent si je ne lui avais fait signe.
« “Attends un peu ! dis-je. Nous aurons besoin de ton aide, et de celle de toutes créatures qui veulent bien en fournir. Envoie des messages à tous les oiseaux et les bêtes qui sont tes amis. Dis-leur de transmettre, à Saruman et à Gandalf, toute nouvelle ayant trait à cette affaire. Que leurs messages soient portés à Orthanc.”
« “Je n’y manquerai pas”, dit-il, et il s’en fut chevauchant comme si les Neuf étaient à ses trousses.
« Je ne pouvais le suivre séance tenante. J’avais déjà longuement chevauché ce jour-là, et j’étais tout aussi fourbu que mon cheval ; de plus, il me fallait réfléchir. Je passai la nuit à Brie, et je décidai que je n’avais pas le temps de retourner dans le Comté. Jamais je ne commis d’erreur plus grave !
« Toutefois, j’écrivis un message à Frodo, m’en remettant à mon bon ami l’aubergiste pour le lui envoyer. Je chevauchai à l’aube ; et je finis par arriver enfin à la demeure de Saruman. Elle se trouve loin dans le sud, à Isengard, à l’extrémité des Montagnes de Brume, non loin de la Brèche du Rohan. Et Boromir vous dira qu’il s’agit là d’une grande vallée ouverte, entre les Montagnes de Brume et les contreforts les plus au nord des Ered Nimrais, les Montagnes Blanches de son pays. Mais Isengard est un cercle de rochers abrupts qui se dressent comme un mur tout autour d’une vallée, et au milieu de cette vallée s’élève une tour de pierre appelée Orthanc. Elle ne fut pas bâtie par Saruman, mais par les Hommes de Númenor, il y a longtemps. Très haute, elle recèle de nombreux secrets, mais elle n’a pas l’aspect d’une construction. Nul ne peut l’atteindre sans passer le cercle d’Isengard ; et ce cercle ne compte qu’une seule porte.
« Tard un soir, j’arrivai à la porte, semblable à grande arche dans la muraille rocheuse ; et elle était fortement gardée. Mais les gardiens guettaient mon arrivée, et ils me dirent que Saruman m’attendait. Je passai sous l’arche. Le portail se referma silencieusement derrière moi, et je ressentis une peur soudaine, sans que j’en sache la raison.
« Je chevauchai tout de même jusqu’au pied d’Orthanc, parvenant à l’escalier de Saruman ; et là, il vint à ma rencontre et me fit monter jusqu’à sa chambre haute. Il portait un anneau au doigt.
« “Ainsi, tu es venu, Gandalf ”, me dit-il d’un ton grave ; mais je crus voir dans ses yeux une lueur blanche, comme s’il cachait dans son cœur un rire froid.
« “Oui, je suis venu, dis-je. Je suis venu requérir ton aide, Saruman le Blanc.” Et ce titre parut l’irriter.
« “Vraiment, Gandalf le Gris ! dit-il avec moquerie. De l’aide ? Rarement a-t-on entendu dire que Gandalf le Gris cherchait de l’aide, lui, si rusé et si sage, errant par les terres et se mêlant de toutes les affaires, qu’elles soient ou non de son ressort.”
« Je le regardai, songeur. “Mais si je ne m’abuse, dis-je, des choses se sont mises en branle qui requerront l’union de toutes nos forces.”
« “Peut-être bien, dit-il, mais tu as mis du temps à t’en rendre compte. Dis-moi, combien de temps m’as-tu caché, à moi, le chef du Conseil, une information de la plus haute importance ? Qu’est-ce qui te pousse maintenant à sortir de ta cachette dans le Comté ?”
« “Les Neuf sont ressortis, ai-je répondu. Ils ont traversé le Fleuve. C’est ce que m’a dit Radagast.”
« “Radagast le Brun ! s’esclaffa Saruman, sans plus cacher son mépris. Radagast le Dresseur d’Oiseaux ! Radagast le Simple ! Radagast le Niais ! Mais il eut tout juste les facultés nécessaires pour jouer le rôle que je lui ai confié. Car tu es venu, et c’était toute la raison de mon message. Et ici tu resteras, Gandalf le Gris, et te reposeras de tes voyages. Car je suis Saruman le Sage, Saruman le Créateur d’Anneaux, Saruman aux Multiples Couleurs !”
« Je remarquai alors que sa toge, qui m’avait paru blanche, ne l’était pas, mais qu’elle était tissée de toutes les couleurs ; et s’il bougeait, elle changeait de teinte et chatoyait de manière à tromper l’œil.
« “Je préférais le blanc”, dis-je.
« “Le blanc ! ricana-t-il. Le blanc sert pour commencer. Un tissu blanc peut être teint. La page blanche peut être couverte d’encre ; et la lumière blanche peut être brisée.”
« “Auquel cas elle n’est plus blanche, dis-je. Et qui brise une chose pour découvrir ce que c’est a quitté la voie de la sagesse.”
« “Inutile de me parler comme à un des sots qui te servent d’amis, dit-il. Je ne t’ai pas amené ici pour recevoir tes enseignements, mais pour t’offrir un choix.”
« Il se redressa alors et se mit à déclamer, comme s’il entamait un discours longuement préparé. “Les Jours Anciens sont révolus. Les Jours Moyens passent. Les Jours Jeunes commencent. Le temps des Elfes est derrière eux, mais le nôtre approche : le monde des Hommes, qu’il nous faut diriger. Mais il nous faut le pouvoir, le pouvoir d’ordonner toutes choses comme nous l’entendons, pour le bien que seuls les Sages peuvent voir.
« “Et écoute-moi, Gandalf, mon vieil ami et assistant ! dit-il, s’approchant et me parlant d’une voix adoucie. Je dis nous, car ce peut être nous, si tu décides de te joindre à moi. Un nouveau Pouvoir se lève. Contre lui, les vieilles alliances et politiques ne nous serviront aucunement. Il n’y a plus d’espoir en les Elfes, ni en Númenor qui se meurt. Voici alors un choix qui s’offre à toi, à nous. Nous pourrions nous joindre à ce Pouvoir. Ce serait sage, Gandalf. Il y a de l’espoir de ce côté. Sa victoire est proche ; et la récompense sera grande pour ceux qui l’auront aidé. À mesure que le Pouvoir grandira, ses amis éprouvés s’en trouveront grandis aussi ; et les Sages tels que toi et moi pourront, avec de la patience, arriver enfin à diriger son cours, à en avoir la maîtrise. Nous pouvons attendre notre heure, garder nos pensées dans nos cœurs et déplorer, peut-être, les torts causés en passant, mais toujours dans un ultime et noble dessein : la Connaissance, l’Autorité, l’Ordre, toutes ces choses que nous nous sommes jusqu’ici efforcés en vain d’accomplir, gênés plutôt qu’aidés par nos amis, par leur faiblesse ou leur inaction. Il ne devrait y avoir, il n’y aurait aucun véritable changement dans nos fins, seulement dans nos moyens.”
« “Saruman, dis-je, j’ai déjà entendu des discours de ce genre, mais seulement dans la bouche d’émissaires envoyés du Mordor pour tromper les ignorants. J’ai peine à croire que tu m’aies fait venir de si loin dans le seul but de me fatiguer les oreilles.”
« Il me lança un regard oblique et se tut un instant, réfléchissant. “Eh bien, je constate que cette sage résolution ne s’impose pas à ton jugement, dit-il. Pas encore ? Pas s’il est possible de trouver un meilleur moyen ?”
« Il s’approcha et posa sa longue main sur mon bras. “Et pourquoi pas, Gandalf ? murmura-t-il. Pourquoi pas ? Le Maître Anneau ? Si nous pouvions en disposer, alors le Pouvoir nous reviendrait à nous. C’est en vérité ce pour quoi je t’ai fait venir ici. Car j’ai bien des yeux à mon service, et je crois que tu sais où se trouve maintenant ce précieux objet. N’est-il pas vrai ? Sinon, pourquoi les Neuf s’enquièrent-ils du Comté, et qu’as-tu à faire là-bas ?” À ce moment, un éclair de convoitise qu’il ne put dissimuler parut tout à coup sans ses yeux.
« “Saruman, dis-je en m’éloignant de lui, seule une main à la fois peut disposer de l’Unique, et tu le sais fort bien : ce n’est donc pas la peine de dire nous ! Mais jamais je ne te le donnerais ; je ne t’en donnerais même pas des nouvelles, maintenant que je connais ta pensée. Tu étais le chef du Conseil, mais tu t’es enfin démasqué. Eh bien, le choix est donc, semble-t-il, de se soumettre à Sauron, ou bien à toi. Je ne prendrai ni l’un ni l’autre. As-tu autre chose à proposer ?”
« Il était froid, à présent, et dangereux. “Oui, dit-il. Je ne m’attendais pas à te voir faire preuve de sagesse, fût-ce dans ton propre intérêt ; mais je t’ai donné la chance de m’aider de plein gré, et de t’épargner ainsi beaucoup d’ennuis et de souffrance. L’autre choix est de rester ici, jusqu’à la fin.”
« “Jusqu’à quelle fin ?”
« “Jusqu’à ce que tu me dises où se trouve l’Unique. Je puis trouver le moyen de t’en persuader. Ou jusqu’à ce qu’il soit découvert malgré toi, et que le Maître trouve le temps de se consacrer à des affaires plus légères – comme d’imaginer une récompense appropriée pour l’obstruction et l’insolence de Gandalf le Gris.”
« “Cela pourrait ne pas s’avérer une affaire plus légère”, dis-je. Il se rit de moi, car mes paroles étaient vaines, et il le savait. »
« Ils m’emmenèrent et me laissèrent seul sur le pinacle d’Orthanc, là où Saruman avait accoutumé d’observer les étoiles. Il n’y a aucun moyen d’en descendre, sinon par un étroit escalier de plusieurs milliers de marches, et tout en bas, la vallée paraît lointaine. Alors qu’elle était autrefois verte et belle, je vis en la contemplant qu’elle était maintenant remplie de fosses et de forges. Isengard hébergeait des loups et des orques, car Saruman rassemblait une grande force pour son propre compte, en concurrence avec Sauron et non à son service – pour le moment. Une fumée noire flottait sur tous ses chantiers et s’enroulait autour des parois d’Orthanc. Seul sur une île au milieu de nuages, sans aucune chance de m’échapper, je connus des jours pénibles. J’étais transi de froid et je n’avais qu’un tout petit espace à arpenter, pendant que je ruminais la venue des Cavaliers dans le Nord.
« J’étais bien certain que les Neuf avaient fait surface, indépendamment des affirmations de Saruman qui pouvaient être des mensonges. Bien avant de me trouver à Isengard, j’avais entendu des choses en chemin, des choses qui ne trompent pas. Je craignais sans cesse pour mes amis dans le Comté, mais je gardais tout de même espoir. J’espérais que Frodo était parti sans attendre, comme je l’en priais instamment dans ma lettre, et qu’il était parvenu à Fendeval avant que la poursuite mortelle soit lancée. Or, mon espoir et ma crainte étaient tous deux sans fondement. Car mon espoir reposait sur un gros bonhomme du village de Brie ; et ma crainte, sur la ruse de Sauron. Mais les gros pères vendeurs de bière ont à répondre à bien des clients ; et le pouvoir de Sauron est encore moindre que la peur ne le donne à penser. Mais dans le cercle d’Isengard, seul et pris au piège, il était difficile d’imaginer que ces redoutables chasseurs, devant qui tous ont fui ou péri, failliraient à leur tâche dans le lointain Comté. »
« Je vous ai vu ! s’écria Frodo. Vous faisiez les cent pas. La lune brillait dans vos cheveux. »
Gandalf s’arrêta, étonné, et le dévisagea. « Ce n’était qu’un rêve, dit Frodo, mais je viens tout à coup de m’en souvenir. Je l’avais complètement oublié. Il m’est venu il y a quelque temps ; après mon départ du Comté, je pense. »
« Il est venu tardivement, dans ce cas, dit Gandalf, comme vous allez le constater. J’étais dans une situation difficile. Et ceux qui me connaissent conviendront que je me suis rarement trouvé en telles extrémités, et qu’un tel revers m’est difficile à supporter. Gandalf le Gris, piégé comme une mouche dans une perfide toile d’araignée ! Mais même les araignées les plus subtiles peuvent oublier un fil.
« Je craignis au début, comme Saruman l’espérait sans doute, que Radagast ne fût tombé lui aussi. Pourtant, je n’avais rien senti d’anormal dans sa voix ou dans son regard au moment de notre rencontre. Si tel avait été le cas, je ne me serais jamais rendu à Isengard, ou j’y serais allé avec plus de prudence. Saruman s’en doutait bien, aussi choisit-il de dissimuler sa pensée et de flouer son messager. Essayer de gagner l’honnête Radagast à la traîtrise eût été vain de toute manière. Il m’a donc cherché en toute bonne foi, et ainsi m’a persuadé.
« Ce détail eut raison du complot de Saruman. Car Radagast n’avait aucune raison de ne pas faire ce que je lui demandais ; et il chevaucha vers Grand’Peur où il retrouva de nombreux amis d’autrefois. Alors les Aigles des Montagnes partirent dans toutes les directions et observèrent bien des choses : l’attroupement des loups et le rassemblement des Orques, ainsi que les mouvements des Neuf Cavaliers à travers les terres ; et ils eurent vent de l’évasion de Gollum. Ils dépêchèrent donc un messager pour me transmettre ces nouvelles.
« C’est ainsi qu’au déclin de l’été vint une nuit de lune, et que Gwaihir le Seigneur du Vent, le plus rapide des Grands Aigles, arriva à Orthanc sans y être attendu ; et il me trouva debout sur le pinacle. Je lui parlai alors, et il m’emporta avant que Saruman ait eu connaissance de quoi que ce soit. J’étais déjà loin d’Isengard quand les loups et les orques sortirent à ma poursuite.
« “Jusqu’où peux-tu me porter ?” demandai-je à Gwaihir. “Sur bien des lieues encore”, répondit-il, “mais pas jusqu’aux confins de la terre. On m’a envoyé porter des nouvelles, non des fardeaux.”
« “Il me faudra alors un coursier sur la terre ferme, dis-je, un coursier d’une rapidité sans pareille, car je n’ai jamais eu autant besoin de hâte.”
« “Je vous porterai donc à Edoras, où siège le Seigneur du Rohan dans ses salles, dit-il ; car ce n’est pas très loin.” Et je me réjouis, car c’est là, dans le Riddermark de Rohan, que vivent les Rohirrim, les Seigneurs des Chevaux ; et nulle part ailleurs il n’est de chevaux semblables à ceux qui sont élevés dans cette large vallée entre les Montagnes de Brume et les Montagnes Blanches.
« “Crois-tu que les Hommes du Rohan soient encore dignes de confiance ?” demandai-je à Gwaihir, car la trahison de Saruman m’avait ébranlé.
« “Ils paient un tribut de chevaux, répondit-il, et ils en envoient beaucoup au Mordor, année après année, du moins c’est ce que l’on dit ; mais ils ne sont pas encore sous le joug. Leur ruine ne saurait pourtant tarder si, comme vous l’affirmez, Saruman s’est tourné vers le mal.”
« Il me déposa au pays de Rohan avant l’aube ; et voici que j’ai trop allongé mon récit. La suite devra être plus brève. Au Rohan, je trouvai le mal déjà à l’œuvre : les mensonges de Saruman ; et le roi du pays ne voulut pas écouter mes avertissements. Il m’enjoignit de prendre un cheval et de m’en aller ; et j’en choisis un tout à fait à mon goût, mais peu au sien. Je pris le meilleur coursier de tout son royaume, et jamais je n’ai vu son pareil.
« Ce doit être alors une bien noble bête, dit Aragorn ; et cela me chagrine plus que bien d’autres nouvelles qui pourraient sembler plus graves, de savoir que Sauron lève un tel tribut. Il n’en était pas ainsi la dernière fois que j’ai visité ce pays. »
« Pas plus qu’il n’en est ainsi aujourd’hui, j’en mettrais ma main au feu, dit Boromir. C’est un mensonge colporté par l’Ennemi. Je connais les Hommes du Rohan, vaillants et fidèles, nos alliés, occupant encore dans les terres que nous leur avons données il y a bien longtemps. »
« L’ombre du Mordor s’étend sur de lointaines contrées, répondit Aragorn. Saruman est tombé sous son empire. Le Rohan est cerné. Qui sait ce que vous y trouverez si jamais vous y retournez ? »
« Cela tout au moins m’est inconcevable, qu’ils puissent racheter leurs vies avec des chevaux, dit Boromir. Ils chérissent leurs bêtes presque autant que leur propre famille. Et non sans raison, car les chevaux du Riddermark viennent des prairies du Nord, loin de l’Ombre ; et leur race, comme celle de leurs maîtres, descend des jours libres de jadis. »
« On ne peut plus vrai ! dit Gandalf. Et il en est un parmi eux qui pourrait tout aussi bien avoir été enfanté au matin du monde. Les chevaux des Neuf ne peuvent rivaliser avec lui : infatigable, rapide comme le vent qui court. Scadufax l’ont-ils appelé. Le jour, sa robe scintille comme l’argent ; la nuit, elle est comme une ombre, et il passe sans être vu. Léger est son pas ! Jamais aucun homme ne l’avait monté, mais je le pris et je l’apprivoisai, et il me porta si rapidement que j’arrivai dans le Comté alors que Frodo était sur les Coteaux des Tertres, bien que j’aie seulement quitté le Rohan le jour où il partit de Hobbiteville.
« Mais la peur me gagnait tandis que je chevauchais. À mesure que j’allais vers le nord, j’avais vent des Cavaliers, et même si je les rattrapais de jour en jour, ils gardaient l’avance sur moi. J’appris qu’ils avaient divisé leurs forces : certains étaient restés sur les frontières orientales, non loin du Chemin Vert ; d’autres avaient envahi le Comté par le sud. Je gagnai Hobbiteville et Frodo n’y était plus ; mais j’échangeai quelques mots avec le vieux Gamgie. Beaucoup de mots mais pas des plus à propos. Il en avait long à dire sur les nouveaux propriétaires de Cul-de-Sac.
« “Je ne supporte pas le changement, dit-il. Pas à mon âge, encore moins le changement en mal.” “Le changement en mal”, répéta-t-il plusieurs fois.
« “Le mal est un bien grand mot, lui dis-je, et j’espère que vous ne le verrez jamais de votre vie.” Mais parmi tout ce verbiage, je finis par comprendre que Frodo avait quitté Hobbiteville moins d’une semaine auparavant, et qu’un cavalier vêtu de noir était venu sur la Colline le même soir. Alors je repartis dans la crainte. J’arrivai au Pays-de-Bouc, que je trouvai grouillant d’activité, comme une fourmilière que l’on vient de remuer avec un bâton. Je me rendis à la maison de Creux-le-Cricq, forcée et vide ; mais sur le seuil se trouvait une cape ayant appartenu à Frodo. Alors je perdis tout espoir pendant un temps, et je ne m’attardai pas pour prendre des nouvelles, sans quoi j’eus été réconforté ; mais je me lançai sur la piste des Cavaliers. Elle me fut difficile de la suivre, car elle partait dans tous les sens et je ne savais où donner de la tête. Mais il me semblait qu’un ou deux s’étaient dirigés vers Brie ; et je décidai d’aller de ce côté, car j’avais deux mots à dire à l’aubergiste.
« “Fleurdebeurre, qu’ils l’appellent, pensé-je. Si ce retard est de sa faute, je vais faire fondre tout le beurre qu’il contient. Je vais le faire rôtir à petit feu, le vieux fou.” Il n’en attendait pas moins, et sitôt qu’il vit ma figure, il se flanqua par terre et se mit à fondre sur-le-champ. »
« Que lui avez-vous fait ? s’écria Frodo avec affolement. Il a vraiment été très gentil avec nous et il a fait tout ce qu’il a pu. »
Gandalf rit. « N’ayez crainte ! répondit-il. Je n’ai pas mordu ; et je n’aboyai que très peu. Je fus si enchanté par les nouvelles que je reçus de lui, quand il s’arrêta de trembler, que je serrai le vieux bonhomme dans mes bras. Je n’aurais su dire alors comment c’était arrivé, mais j’appris que vous aviez logé à Brie la nuit d’avant, et que vous étiez reparti au matin avec l’Arpenteur.
« “L’Arpenteur !” fis-je, m’exclamant de joie.
« “Oui, m’sieur, j’en ai bien peur, m’sieur, dit Fleurdebeurre, se méprenant. Il a réussi à leur parler, malgré tous mes efforts, et ils sont allés s’acoquiner avec lui. Ils se sont comportés très bizarrement tout le temps qu’ils ont été ici : obstinés, qu’on aurait dit.”
« “Bougre d’âne ! Triple idiot ! Ô mon très digne et très cher Filibert ! dis-je. Ce sont les meilleures nouvelles que j’ai reçues depuis la Mi-Été ; cela vaut une pièce d’or au moins. Puisse ta bière demeurer sous un charme d’excellence pendant sept ans ! dis-je. Je puis enfin prendre une nuit de repos, la première depuis je ne sais plus quand.”
« Je passai donc la nuit là-bas, me demandant fort ce que les Cavaliers étaient devenus ; car seuls deux d’entre eux avaient été vus jusque-là à Brie, à ce qu’il semblait. Mais au cours de la nuit vinrent d’autres nouvelles. Au moins cinq arrivèrent de l’ouest, renversant les portes et traversant Brie en coup de vent ; les Gens de Brie en tremblent encore, et ils croient que la fin du monde est proche. Je me levai avant l’aube et me lançai à leur poursuite.
« Je n’en suis pas certain, mais voici ce qui a dû se produire selon moi. Leur Capitaine est resté terré au sud de Brie, pendant que deux des siens entraient dans le village et que quatre autres prenaient le Comté d’assaut. Mais après leur échec à Brie et à Creux-le-Cricq, ils rejoignirent leur Capitaine pour l’en informer, laissant ainsi la Route quelque temps sans surveillance, sauf pour ce qui était de leurs espions. Alors le Capitaine en envoya quelques-uns vers l’est, directement à travers les terres, pendant que lui-même et les autres chevauchaient par la Route dans un vif courroux.
« Je filai vers Montauvent au grand galop ; j’y fus dès le surlendemain de mon départ de Brie, avant le coucher du soleil – et ils y étaient déjà. Ils fuirent devant moi, car ils sentaient monter ma colère et n’osaient pas l’affronter tant que le Soleil brillait. Mais à la nuit tombée, ils s’approchèrent, et je fus assiégé au sommet de la colline, dans le vieil anneau d’Amon Sûl. J’eus fort à faire cette nuit-là, c’est le moins qu’on puisse dire : jamais n’a-t-on vu pareilles lumières et flammes sur Montauvent depuis les feux d’alarme des guerres d’autrefois.
« Au lever du soleil, je m’échappai enfin et m’enfuis vers le nord. Je ne pouvais espérer faire plus. Il m’était impossible de vous trouver, Frodo, dans l’immensité des terres sauvages ; et c’eût été folie de le tenter avec les Neuf tous lancés sur mes talons. J’ai donc dû m’en remettre à Aragorn. Mais j’espérais en attirer quelques-uns à l’écart, et en même temps gagner Fendeval avant vous, de manière à vous envoyer de l’aide. Quatre Cavaliers me suivirent bel et bien, mais au bout d’un moment, ils firent demi-tour et se dirigèrent vers le Gué, semble-t-il. Cela aida un peu, car ils n’étaient que cinq, et non neuf, quand votre campement fut attaqué.
« J’arrivai enfin ici après une longue et dure route, ayant remonté la Fongrège à travers les Landes d’Etten pour ensuite redescendre du nord. Il me fallut près de quinze jours depuis Montauvent, car je ne pouvais aller à cheval parmi les hautes terres des trolls, et Scadufax dut me quitter. Je l’envoyai retrouver son maître ; mais une grande amitié est née entre nous, et il viendra à moi si dans le besoin je l’appelle. Ainsi donc, j’arrivai à Fendeval seulement deux jours avant l’Anneau ; et le danger qu’il courait était déjà connu ici – ce qui fut vraiment très heureux pour nous.
« Et voilà qui met fin à mon récit, Frodo. Puissent Elrond et les autres m’en pardonner la longueur. Mais une telle chose ne s’était jamais produite : Gandalf manquant à sa parole, et négligeant de se présenter au moment convenu. Il fallait rendre compte de cette étrange occurrence au Porteur de l’Anneau, je crois.
« Eh bien, le Récit est maintenant achevé, du début à la fin. Nous voilà tous ici, nous et l’Anneau. Mais nous ne sommes toujours pas plus près de notre but. Qu’allons-nous en faire ? »
Il y eut un silence. Puis, Elrond parla de nouveau.
« Voilà de bien mauvaises nouvelles au sujet de Saruman, dit-il ; car nous avions confiance en lui et il a été au centre de toutes nos délibérations. Il est périlleux d’étudier trop profondément les artifices de l’Ennemi, pour le bien ou pour le mal. Mais pareilles chutes et trahisons, hélas, se sont déjà vues. De tous les récits que nous avons entendus ce jour d’hui, celui de Frodo fut pour moi le plus étrange. J’ai connu peu de hobbits, mis à part Bilbo ici présent ; et il m’apparaît qu’il n’est peut-être pas aussi unique et singulier que je l’avais cru. Le monde a beaucoup changé depuis le temps où je foulais les routes qui mènent à l’ouest.
« Les Esprits des Tertres nous sont connus de bien des noms ; et de la Vieille Forêt, bien des récits ont été faits : ce qu’il en reste de nos jours n’est plus qu’un vestige de sa lisière septentrionale. Il fut un temps où un écureuil pouvait aller d’arbre en arbre depuis ce qui est aujourd’hui le Comté, jusqu’en Dunlande à l’ouest d’Isengard. Il m’est arrivé une fois de voyager en ces terres, et j’y ai connu maintes choses étranges et sauvages. Mais j’avais oublié Bombadil, s’il s’agit en effet du même qui parcourait autrefois les bois et les collines et qui, même en ce temps-là, était plus vieux que les anciens. Il ne portait pas alors ce nom. Nous l’appelions Iarwain Ben-adar, l’aîné sans père. Mais il a reçu depuis maints autres noms, donnés par les différents peuples : Forn chez les Nains, Orald chez les Hommes du Nord, et bien d’autres encore. C’est un être étrange, mais j’aurais peut-être dû le convier à notre Conseil. »
« Il ne serait pas venu », dit Gandalf.
« Tout de même, ne serait-il pas possible de lui envoyer des messages et d’obtenir son aide ? demanda Erestor. Il semble qu’il ait un pouvoir capable d’agir même sur l’Anneau. »
« Non, ce n’est pas ainsi que je l’exprimerais, dit Gandalf. Dites plutôt que l’Anneau n’a aucun pouvoir sur lui. Il est son propre maître. Mais il ne peut transformer l’Anneau lui-même, ni défaire le pouvoir que l’Anneau exerce sur les autres. Et voilà qu’il est aujourd’hui confiné à un petit pays dont il a lui-même choisi les frontières, encore que nul ne puisse les voir, attendant peut-être la venue d’une nouvelle ère ; et il refuse d’en sortir. »
« Mais à l’intérieur de ces frontières, rien ne semble le troubler, dit Erestor. Ne voudrait-il pas prendre l’Anneau et l’y conserver, de manière à le rendre à jamais inoffensif ? »
« Non, dit Gandalf, pas de son plein gré. Il le ferait peut-être si tous les gens libres du monde l’en suppliaient, mais il n’en comprendrait pas la nécessité. Et si on lui remettait l’Anneau, il ne tarderait pas à l’oublier, ou plus sûrement, à le jeter. De telles choses n’ont aucune prise sur lui. Il serait un gardien des plus hasardeux ; et cette seule constatation devrait nous suffire. »
« De toute manière, dit Glorfindel, envoyer l’Anneau jusqu’à lui ne ferait que retarder le jour de notre ruine. Il est bien loin d’ici. Nous ne pourrions à présent le lui rapporter sans être devinés, sans qu’aucun espion ne s’avise de nous. Et même si nous y parvenions, tôt ou tard, le Seigneur des Anneaux découvrirait sa cachette et braquerait tout son pouvoir sur elle. Bombadil pourrait-il défier à lui seul ce pouvoir ? Je ne le pense pas. Je crois qu’en fin de compte, si tout le reste est conquis, Bombadil tombera, le Dernier comme il fut le Premier ; et qu’alors viendra la Nuit. »
« Je connais peu de chose d’Iarwain hormis son nom, dit Galdor ; mais Glorfindel a raison, je crois. Le pouvoir de défier notre Ennemi ne se trouve pas en lui, à moins qu’il n’y ait un tel pouvoir au sein même de la terre. Or nous constatons que Sauron peut torturer et détruire les collines elles-mêmes. Tout le pouvoir restant se trouve auprès de nous, ici à Imladris, ou auprès de Círdan aux Havres, ou en Lórien. Mais ont-ils la force, avons-nous ici la force de résister à l’Ennemi, à la venue de Sauron en tout dernier lieu, quand tous les autres seront tombés ? »
« Je n’en ai point la force, dit Elrond ; ni eux non plus. »
« Donc, si on ne peut éternellement priver Sauron de l’Anneau par la force, dit Glorfindel, il ne nous reste que deux choses à tenter : l’envoyer au-delà de la Mer, ou le détruire. »
« Mais Gandalf nous a indiqué que nous ne pouvons le détruire par aucun moyen à notre disposition, dit Elrond. Et ceux qui vivent par-delà la Mer refuseraient de l’y accueillir : pour le meilleur ou pour le pire, il appartient à la Terre du Milieu ; et il est de notre devoir, à nous qui vivons encore ici, de nous en occuper. »
« Dans ce cas, dit Glorfindel, jetons-le dans les profondeurs, et faisons en sorte que les mensonges de Saruman se réalisent. Car il est clair à présent que, même au Conseil, il avait déjà emprunté une voie déloyale. Il savait que l’Anneau n’était pas perdu pour toujours, mais il voulait que nous le croyions ; car il avait commencé à le désirer pour lui-même. Or, tout mensonge cache une vérité : au fond de la Mer, il serait en sécurité.
« Pas pour toujours, dit Gandalf. Il y a bien des choses dans les eaux profondes ; et les mers et les continents peuvent changer. Et ce n’est pas ici notre rôle que de prévoir uniquement pour une saison, pour quelques générations d’Hommes, ou pour un âge éphémère du monde. Nous devrions avoir pour objectif de mettre fin à cette menace, même si nous n’avons pas espoir d’y parvenir. »
« Et la solution ne se trouve pas sur les chemins de la Mer, dit Galdor. S’il est jugé trop périlleux de retourner jusqu’à Iarwain, alors la fuite vers la Mer représente aujourd’hui un danger beaucoup plus grave. Mon cœur me dit que Sauron s’attendra à nous voir prendre la voie de l’ouest, quand il saura ce qui s’est passé. Il l’apprendra bientôt. Les Neuf ont bel et bien été démontés, mais il ne s’agit que d’un moment de répit, avant qu’ils trouvent de nouveaux coursiers plus rapides. Seule la force déclinante du Gondor se dresse désormais entre lui et son irrésistible avancée le long des côtes, jusque dans le Nord ; et s’il vient, s’il assaille les Tours Blanches et les Havres, les Elfes pourraient ne plus avoir aucun moyen d’évasion, tandis que les ombres s’allongent en Terre du Milieu. »
« Cette avancée devra attendre encore longtemps, dit Boromir. Le Gondor décline, dites-vous. Mais le Gondor tient bon, et même au bout de ses forces, il demeure très puissant. »
« Et pourtant, sa vigilance ne parvient plus à contenir les Neuf, dit Galdor. Et l’Ennemi peut trouver d’autres routes que le Gondor ne défend pas. »
« Dans ce cas, dit Erestor, il n’y a que deux issues possibles, ainsi que Glorfindel l’a déjà dit : cacher l’Anneau pour toujours ; ou le détruire. Mais aucune des deux n’est à notre portée. Qui résoudra cette énigme pour nous ? »
« Personne ici ne le peut, dit Elrond d’un ton grave. Du moins, personne ne peut prédire ce qu’il adviendra si nous choisissons telle issue plutôt que telle autre. Mais je vois clairement désormais quelle est pour nous la voie à suivre. Celle de l’ouest semble la plus aisée. Il faut donc l’éviter. Elle sera surveillée. Trop souvent les Elfes se sont enfuis de ce côté. En cette ultime nécessité, il nous faut prendre une dure route, une route imprévue. C’est là que notre espoir réside, s’il s’agit bien d’espoir. Marcher vers le péril, jusqu’au Mordor. Nous devons envoyer l’Anneau au Feu. »
Le silence tomba de nouveau. Frodo, même aux portes de cette belle demeure, où son regard embrassait une vallée ensoleillée remplie du murmure d’eaux claires, sentit son cœur envahi de ténèbres noires. Boromir remua, et Frodo se tourna vers lui. Il tripotait son grand cor et plissait le front. Enfin, il prit la parole.
« Je n’entends rien à tout cela, dit-il. Saruman est un traître, soit, mais n’avait-il pas une parcelle de sagesse ? Pourquoi parlez-vous toujours de cacher et de détruire ? Pourquoi ne pas considérer que le Grand Anneau est venu entre nos mains pour nous servir, alors même que nous en avons le plus besoin ? Avec lui, les Libres Seigneurs des Gens Libres pourraient assurément vaincre l’Ennemi. C’est là sa plus grande crainte, m’est avis.
« Les Hommes du Gondor sont vaillants, et ils ne se soumettront jamais ; mais ils peuvent être battus. Aux gens de valeur il faut d’abord la force, puis une arme. Laissez l’Anneau être votre arme, s’il a tout le pouvoir que vous lui prêtez. Prenez-le et marchez à la victoire ! »
« Hélas, non, dit Elrond. Nous ne pouvons utiliser le Maître Anneau. Nous ne le savons que trop bien, à présent. Il appartient à Sauron et fut créé par lui seul ; et il est entièrement mauvais. Sa force est trop grande, Boromir, pour que quiconque puisse en disposer comme il l’entend, sauf ceux qui ont déjà un grand pouvoir qui leur est propre. Mais pour ceux-là, il recèle un péril encore plus grand. Le seul désir de le posséder corrompt le cœur. Prenez Saruman. Si aucun des Sages devait, avec cet Anneau, renverser le Seigneur du Mordor en se servant de ses propres artifices, il s’installerait alors le trône de Sauron, et un nouveau Seigneur Sombre apparaîtrait. Et c’est là une autre raison de détruire l’Anneau : tant qu’il perdurera, il représentera un danger, même pour les Sages. Car rien n’est mauvais au début. Même Sauron ne l’était pas. Je crains de prendre l’Anneau pour le cacher. Je ne le prendrai pas pour en user. »
« Ni moi non plus », dit Gandalf.
Boromir les considéra d’un air dubitatif, mais il baissa la tête. « Soit, dit-il. Ainsi, le Gondor devra s’en remettre aux armes qui sont les siennes. Et tant que les Sages auront la garde de cet Anneau, à tout le moins continuerons-nous de nous battre. Et qui sait ? L’Épée-qui-fut-Brisée pourrait encore endiguer le flot – si la main qui la tient n’a pas seulement hérité d’un bien, mais aussi du nerf et de la force des Rois des Hommes. »
« Qui sait ? dit Aragorn. Mais l’épreuve en sera faite un jour. »
« Puisse ce jour ne point trop tarder, dit Boromir. Car si je ne demande pas d’aide, nous en avons tout de même besoin. Il nous rassurerait de savoir que d’autres se battent aussi avec tous les moyens dont ils disposent. »
« Dans ce cas, soyez rassuré, dit Elrond. Car il y a d’autres pouvoirs et royaumes dont vous n’avez pas connaissance, et ils vous sont cachés. Anduin le Grand longe bien des rives avant de passer les Argonath, aux Portes du Gondor. »
« Mais peut-être vaudrait-il mieux pour tous, dit Glóin le Nain, si toutes ces forces étaient rassemblées, et si les pouvoirs de chacun agissaient de concert. Il est peut-être d’autres anneaux, moins perfides, ceux-là, dont nous pourrions nous servir. Les Sept sont perdus – en supposant que Balin n’ait pas retrouvé l’Anneau de Thrór, le dernier dont nous eûmes possession ; nous en avons perdu la trace depuis que Thrór a péri en Moria. D’ailleurs, je puis vous maintenant vous révéler que c’est en partie dans l’espoir de retrouver cet anneau que Balin nous a quittés. »
« Balin ne trouvera aucun anneau en Moria, dit Gandalf. Thrór le donna à Thráin son fils, mais non Thráin à Thorin. Il fut dérobé à Thráin sous la torture dans les cachots de Dol Guldur. J’arrivai trop tard. »
« Ah, malheur ! s’écria Glóin. Quand viendra donc le jour de notre revanche ? Mais il reste néanmoins les Trois. Qu’en est-il des Trois Anneaux des Elfes ? De très puissants Anneaux, dit-on. Les Seigneurs elfes ne les gardent-ils point ? Ceux-là aussi, pourtant, ont été créés par le Seigneur Sombre il y a longtemps. Sont-ils inemployés ? Je vois ici des Seigneurs elfes. Refusent-ils de nous le dire ? »
Les Elfes ne répondirent pas. « Ne m’avez-vous pas entendu, Glóin ? dit Elrond. Les Trois n’ont pas été faits par Sauron, pas plus qu’il ne les a touchés. Mais de ceux-là, point n’est permis de parler. Tout au plus me permettrai-je d’en dire ceci, en cette heure de doute. Ils ne sont pas inemployés. Mais ils n’ont pas été conçus comme des armes de guerre ou de conquête : tel n’est pas leur pouvoir. Ceux qui les ont faits ne désiraient pas la force, la domination ou les amas de richesses, mais la faculté de comprendre, de créer et de guérir, afin de garder toutes choses sans souillure. Ces choses, les Elfes de la Terre du Milieu ont pu dans une certaine mesure les obtenir, non sans de grandes souffrances. Mais tout ce qui a été accompli par ceux qui détiennent les Trois se retournera contre eux, et leur pensée et leur cœur seront révélés à Sauron, s’il recouvre l’Unique. Il eût alors mieux valu que les Trois ne fussent jamais. Tel est son dessein. »
« Mais qu’arriverait-il dans ce cas, si le Maître Anneau était détruit comme vous le prescrivez ? » demanda Glóin.
« Nous ne le savons pas avec certitude, répondit Elrond avec tristesse. Certains pensent que les Trois Anneaux, que Sauron n’a jamais touchés, seraient alors libérés, et que leurs détenteurs seraient à même de guérir les blessures qu’il a infligées au monde. Mais il se peut aussi qu’après la disparition de l’Unique, les Trois viennent à faire défaut ; alors beaucoup de belles choses s’évanouiront et disparaîtront des mémoires. C’est ce que je crois. »
« Et tous les Elfes néanmoins sont prêts à courir ce risque, dit Glorfindel, s’il permet de briser le pouvoir de Sauron et d’éloigner pour toujours la crainte de son joug. »
« Nous en revenons encore une fois à la destruction de l’Anneau, dit Erestor, sans pour autant nous en rapprocher. Comment penser être capable de trouver le Feu où il fut forgé ? C’est la voie du désespoir. De la folie, dirais-je, si la longue sagesse d’Elrond ne me l’interdisait. »
« Du désespoir ou de la folie ? dit Gandalf. Ce n’est pas du désespoir, car le désespoir est réservé à ceux qui voient la fin hors de tout doute. Tel n’est pas notre cas. Savoir reconnaître la nécessité, quand tous les autres choix ont été pesés, est affaire de sagesse, quoique ce puisse paraître folie pour qui s’accroche à de faux espoirs. Eh bien, que la folie soit notre manteau, un voile devant les yeux de l’Ennemi ! Car il est pétri de sagesse, et toutes choses sont soigneusement pesées dans la balance de sa malignité. Mais la seule mesure qu’il connaisse est le désir, le désir de pouvoir ; et il juge tous les cœurs à cette aune. Dans son cœur à lui n’entre pas l’idée qu’aucun puisse le refuser ; qu’étant en possession de l’Anneau, nous songions à le détruire. Si nous le tentons, nous déjouerons ses calculs. »
« Au moins pour un temps, dit Elrond. Cette voie doit être suivie, mais elle sera très ardue. Et ni la force, ni la sagesse ne nous conduiront bien loin sur elle. Dans cette quête, les faibles ont autant d’espoir que les forts. Mais il en va souvent ainsi des actes qui font tourner les roues du monde : de petites mains s’en chargent parce qu’il le faut, pendant que les yeux des grands regardent ailleurs. »
« Fort bien, fort bien, maître Elrond ! dit soudain Bilbo. N’en dites pas plus ! On voit bien où vous voulez en venir. Bilbo le hobbit, cet étourdi, a commencé toute cette affaire, et il ferait mieux d’en finir avec elle, ou avec lui-même. Je me trouvais très bien ici, et j’avançais dans mon livre. Si vous tenez à le savoir, j’en étais justement à écrire la fin. Je pensais mettre : et il vécut pour toujours heureux jusqu’à la fin de ses jours. C’est une bonne fin, déjà utilisée mais pas plus mauvaise pour autant. Maintenant, je vais devoir la changer : il semble qu’elle ne se réalisera pas ; et puis de toute façon, il faudra encore visiblement plusieurs chapitres, si je survis pour les écrire. C’est fichument ennuyeux. Quand dois-je me mettre en route ? »
Boromir regarda Bilbo avec surprise ; mais le rire mourut sur ses lèvres quand il vit que tous les autres considéraient le vieux hobbit avec gravité et respect. Seul Glóin souriait, mais ce sourire lui venait de vieux souvenirs.
« Naturellement, mon cher Bilbo, dit Gandalf. Si vous aviez commencé cette affaire, on pourrait s’attendre à ce que vous la finissiez. Mais nul ne saurait prétendre commencer quoi que ce soit, comme vous le savez fort bien à présent ; et dans l’accomplissement de hauts faits, même les héros ne jouent jamais qu’un petit rôle. Inutile de vous incliner ! Même si je pense ce que je dis ; et nous ne doutons pas que vous nous fassiez, sous couvert de plaisanterie, une offre courageuse. Mais qui est au-dessus de vos forces, Bilbo. Vous ne pouvez reprendre cet objet. Il est échu à quelqu’un d’autre. Si vous avez encore besoin de mes conseils, je dirai que votre rôle est terminé, sinon en tant que chroniqueur. Terminez votre livre, et ne changez pas la fin ! Il y a encore espoir qu’elle se réalise. Mais soyez prêt à écrire une suite quand ils reviendront. »
Bilbo rit. « C’est bien la première fois que je reçois de vous des conseils qui me plaisent. Comme tous ceux qui m’ont déplu ont été bons, je me demande si ce dernier conseil n’est pas mauvais. N’empêche, c’est vrai : je n’ai plus la force ni la chance nécessaires pour m’occuper de l’Anneau. Il a grandi, et moi non. Mais dites-moi : qu’entendez-vous par ils ? »
« Les messagers qui seront envoyés avec l’Anneau. »
« Exactement ! Et qui seront-ils ? C’est ce que ce Conseil doit décider, il me semble, et tout ce qu’il a à décider. Les Elfes peuvent vivre de paroles et d’eau fraîche, et les Nains endurent de grandes fatigues ; mais moi, je ne suis qu’un vieux hobbit, et mon repas de midi me manque. Est-ce qu’on ne pourrait pas trouver des noms, là maintenant ? Ou attendre après dîner ? »
Personne ne répondit. La cloche de midi sonna. Personne ne parla encore. Frodo observa tous les visages, mais ils n’étaient pas tournés vers lui. Tous les membres du Conseil baissaient les yeux, comme en grande réflexion. Une grande terreur s’empara de lui, comme s’il redoutait d’entendre prononcer quelque sentence qu’il avait longtemps pressentie, et dont il avait espéré en vain qu’elle ne viendrait jamais. Une envie irrésistible de se reposer, et de demeurer en paix auprès de Bilbo, à Fendeval, lui submergeait le cœur. Enfin, avec un effort, il ouvrit la bouche, étonné d’entendre ses propres mots, comme si quelque autre volonté se servait de sa petite voix.
« Je vais prendre l’Anneau, dit-il, même si le chemin m’est inconnu. »
Elrond leva les yeux vers lui, et Frodo sentit son cœur transpercé par la soudaine acuité de son regard. « Si je comprends bien tout ce que j’ai entendu, dit-il, je crois que cette tâche vous revient, Frodo ; et que si vous ne trouvez pas le chemin, personne ne le fera. L’heure des Gens du Comté est venue, celle où ils quittent leurs paisibles champs pour ébranler les tours et les conseils des Grands. Qui d’entre tous les Sages aurait pu le prédire ? Ou, s’ils sont sages, pourquoi s’attendraient-ils à le savoir avant que l’heure ait sonné ?
« Mais c’est un lourd fardeau. Si lourd que nul ne pourrait l’imposer à un autre. Je ne vous l’impose pas. Mais si vous le prenez de plein gré, je dirai que ce choix est le bon ; et que si tous les fiers Amis des Elfes de jadis, Hador et Húrin, et Túrin, et Beren lui-même devaient siéger à une même table, votre place serait parmi eux. »
« Mais vous allez pas l’envoyer tout seul, n’est-ce pas, maître ? » s’écria Sam, incapable de se retenir plus longtemps, et surgissant du recoin où il s’était tenu tranquillement assis par terre.
« Certes non ! dit Elrond, se tournant vers lui avec le sourire. Frodo ira au moins avec toi. Il n’est guère possible de te séparer de lui, même quand il est convié à un conseil secret et que tu ne l’es pas. »
Sam rougit et se rassit, marmonnant entre ses dents. « Eh bien, monsieur Frodo, nous voilà dans un beau pétrin ! » dit-il en secouant la tête.