7Le Miroir de Galadriel










Le soleil sombrait derrière les montagnes et les ombres s’épaississaient dans les bois quand ils se remirent en route. Leurs chemins passaient à présent dans des bosquets où l’obscurité était déjà installée. La nuit tomba sous les arbres tandis qu’ils marchaient, et les Elfes découvrirent leurs lanternes argentées.

Ils ressortirent soudain en terrain découvert, sous un ciel crépusculaire où perçaient les premières étoiles. Devant eux se trouvait un vaste espace dénué d’arbres qui, décrivant un grand cercle, partait de chaque côté en s’incurvant. Au-delà s’ouvrait un profond fossé, enveloppé d’ombres douces, mais l’herbe sur ses bords était verte, comme si elle luisait encore en mémoire du soleil disparu. Une muraille verte s’élevait, très haute, de l’autre côté, ceignant une colline verdoyante où des mellyrn s’entassaient, plus grands qu’aucun de ceux qu’ils avaient vus jusque-là dans le pays. Leur hauteur ne se devinait pas, mais ils se dressaient comme de vivantes tours au crépuscule. Dans leurs ramures étagées et parmi leurs feuilles toujours animées, scintillaient des lumières en nombre incalculable, vertes et or et argent. Haldir se tourna vers la Compagnie.

« Bienvenue à Caras Galadhon ! dit-il. C’est ici la cité des Galadhrim où vivent le seigneur Celeborn et Galadriel la dame de Lórien. Mais nous ne pouvons entrer par ici, car les portes ne donnent pas sur le nord. Nous devons faire le tour pour arriver du côté sud, et c’est une longue marche, car la cité est grande. »

Une route pavée de pierres blanches courait le long du fossé. Ils la suivirent du côté ouest, tandis que la cité s’élevait comme un nuage vert sur leur gauche ; et à mesure que la nuit avançait, d’autres lumières s’allumaient, si bien qu’à un moment donné, la colline parut tout enflammée d’étoiles. Ils arrivèrent enfin à un pont blanc, et, le traversant, ils trouvèrent les grandes portes de la cité : elles faisaient face au sud-ouest, érigées entre les deux extrémités de la muraille circulaire qui se chevauchaient à cet endroit. Elles étaient hautes et robustes, et de nombreuses lampes y étaient suspendues.

Haldir frappa et parla, et elles s’ouvrirent sans un seul son ; mais Frodo ne vit pas le moindre garde. Les voyageurs passèrent à l’intérieur et les portes se refermèrent derrière eux. Ils s’avancèrent dans une allée enserrée par les deux hauts murs et débouchèrent bientôt dans la Cité des Arbres. On ne voyait personne, et aucun bruit de pas ne s’entendait dans les chemins ; mais il y avait de nombreuses voix, autour d’eux, et dans le ciel au-dessus. Loin en haut de la colline, le son d’un chant descendait des airs comme une pluie douce sur un lit de feuilles.

Ils suivirent de nombreux chemins et grimpèrent bien des escaliers avant d’arriver sur les hauteurs, où une fontaine chatoyait au milieu d’une vaste pelouse. Elle était éclairée de lampes argentées suspendues aux branches des arbres, et elle retombait dans une vasque d’argent d’où un ruisseau blanc s’échappait. Du côté sud de la pelouse se dressait l’arbre le plus majestueux de tous : son grand fût lisse reluisait comme de la soie grise, et s’élevait à une hauteur impressionnante avant de projeter ses premières branches, tels d’immenses bras sous de sombres nuages de feuilles. À côté se trouvait une large échelle blanche, au pied de laquelle trois Elfes étaient assis. À l’arrivée des voyageurs, ils se levèrent d’un bond, et Frodo vit qu’ils étaient grands et vêtus de cottes de mailles grises, et que de longues capes blanches retombaient derrière leurs épaules.

« C’est ici la demeure de Celeborn et Galadriel, dit Haldir. Ils souhaitent vous voir monter afin de s’entretenir avec vous. »

L’un des gardiens elfes sonna alors une note claire sur un cornet, à laquelle on répondit trois fois, loin en haut. « Je vais monter en premier, dit Haldir. Que vienne ensuite Frodo, suivi de Legolas. Les autres pourront monter comme ils l’entendent. C’est une longue ascension pour qui n’a pas l’habitude de tels escaliers, mais vous pourrez vous reposer en chemin. »

Au cours de sa lente montée, Frodo passa de nombreux flets, bâtis tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, parfois même autour du tronc, de sorte que l’échelle passait au travers. Loin au-dessus du sol, il parvint à un vaste talan, tel le pont d’un grand navire. Dessus était construite une demeure si grande qu’on aurait presque pu la comparer aux grand-salles des Hommes sur la terre ferme. Il entra derrière Haldir et vit qu’il se trouvait dans une pièce de forme ovale au milieu de laquelle poussait le tronc du grand mallorn, qui allait en s’effilant vers sa cime mais n’en demeurait pas moins un pilier de vaste circonférence.

La pièce était baignée d’une douce lumière : ses murs étaient vert et argent et son plafond était d’or. Une multitude d’Elfes y prenaient place. Sur deux fauteuils adossés contre le tronc et surmontés d’une branche vivante en guise de dais, étaient assis, côte à côte, Celeborn et Galadriel. Ils se levèrent pour accueillir leurs hôtes, à la manière des Elfes, même ceux qui étaient considérés de puissants rois. Ils étaient très grands, la Dame non moins grande que le Seigneur ; et leurs visages étaient graves et beaux. Tous deux étaient vêtus de blanc ; et la chevelure de la Dame était d’or foncé, et celle du seigneur Celeborn était d’argent, longue et brillante ; mais ils n’avaient pas d’âge, sinon dans la profondeur de leurs yeux ; car ceux-ci étaient vifs comme des lances sous les étoiles, mais aussi insondables que les puits d’une longue mémoire.

Haldir amena Frodo devant eux, et le Seigneur lui souhaita la bienvenue dans sa propre langue. La dame Galadriel ne dit mot mais observa longuement son visage.

« Asseyez-vous maintenant près de mon fauteuil, Frodo du Comté ! dit Celeborn. Nous converserons quand tous seront arrivés. »

Il accueillit gracieusement chacun des compagnons, les appelant par leur nom à mesure qu’ils entraient. « Bienvenue, Aragorn fils d’Arathorn ! dit-il. Trente et huit années ont passé dans le monde extérieur depuis ta venue ici ; et ces années pèsent lourdement sur toi. Mais la fin est proche, pour le meilleur ou pour le pire. Défais-toi ici de ton fardeau pour un temps ! »

« Bienvenue, fils de Thranduil ! Trop rares sont les visites de mes parents du Nord. »

« Bienvenue, Gimli fils de Glóin ! Il y a bien longtemps en vérité qu’aucun des gens de Durin a été vu à Caras Galadhon. Mais voilà qu’aujourd’hui, nous faisons entorse à notre loi statuée de longue date. Puisse cela être un présage que, malgré les ténèbres, des jours meilleurs viendront, et qu’alors l’amitié sera renouvelée entre nos deux peuples. » Gimli s’inclina bien bas.

Quand tous les invités se furent assis devant lui, le Seigneur les considéra de nouveau. « Je vois ici huit compagnons, dit-il. Neuf devaient prendre la route, selon les messages. Mais peut-être a-t-on pris quelque nouveau conseil sans que cela ne vienne à nos oreilles. Elrond est loin, et les ténèbres s’épaississent entre nous ; et tout au long de cette année, les ombres se sont allongées. »

« Non, il n’y a pas eu d’autre conseil », dit la dame Galadriel, parlant pour la première fois. Sa voix était claire et mélodieuse, mais plus profonde qu’elle ne l’est d’ordinaire chez les femmes. « Gandalf le Gris est parti avec la Compagnie, mais il n’a pas passé les frontières de ce pays. Dites-nous maintenant où il se trouve ; car j’avais grand désir de lui reparler. Mais je ne puis le voir de loin, à moins qu’il ne passe les barrières de la Lothlórien : une brume grise l’entoure, et le chemin de ses pas et de sa pensée est caché à ma vue. »

« Hélas ! dit Aragorn. Gandalf le Gris est tombé dans l’ombre. Il est resté en Moria et n’a pu s’échapper. »

À ces mots, tous les Elfes de la salle s’exclamèrent de chagrin et d’étonnement. « Voilà une bien mauvaise nouvelle, dit Celeborn, la pire que j’aie eu à entendre en maintes longues années remplies de terribles drames. » Il se tourna vers Haldir. « Pourquoi ne m’avait-on encore rien dit à ce sujet ? » demanda-t-il dans la langue elfique.

« Nous n’avons pas informé Haldir de nos faits et gestes ou de notre but, dit Legolas. Dans un premier temps, nous étions fatigués et le danger nous suivait de trop près ; puis nous avons presque oublié notre peine, tandis que nous marchions dans la joie sur les beaux sentiers de Lórien. »

« Pourtant, notre peine est grande, et notre perte irrémédiable, dit Frodo. Gandalf était notre guide : il nous a conduits à travers la Moria, et alors que n’avions plus espoir d’en réchapper, il nous a sauvés et il est tombé. »

« Racontez-nous toute l’histoire ! » dit Celeborn.

Aragorn leur rapporta alors tout ce qui s’était passé sur le col du Caradhras et dans les jours suivants ; il évoqua Balin et son livre, le combat dans la Chambre de Mazarbul, le feu, le pont étroit, et la venue de la Terreur. « On aurait dit un mal de l’Ancien Monde ; je n’avais jamais vu rien de semblable, dit Aragorn. Il était flamme et ombre à la fois, fort et redoutable. »

« C’était un Balrog de Morgoth, dit Legolas ; de tous les fléaux des Elfes, le plus mortel, sauf Celui qui siège dans la Tour Sombre. »

« Oui, j’ai vu sur le pont ce qui hante nos rêves les plus sombres : j’ai vu le Fléau de Durin », dit Gimli à voix basse, et la peur se lisait dans ses yeux.

« Hélas ! dit Celeborn. Nous redoutions depuis longtemps qu’une terreur dormît sous le Caradhras. Mais si j’avais su que les Nains avaient de nouveau réveillé ce mal en Moria, je vous aurais interdit de passer la lisière septentrionale, à vous et à tous ceux qui vont avec vous. Et l’on pourrait croire, si la chose était possible, que Gandalf a fini par déchoir de la sagesse pour sombrer dans la folie, en se jetant sans raison dans le piège de la Moria. »

« Qui croirait une telle chose serait certes inconsidéré, dit Galadriel d’un ton grave. Jamais de sa vie Gandalf n’a agi sans raison. Ceux qui le suivaient ne connaissaient pas sa pensée et ne peuvent rendre compte de son dessein ultime. Mais quoi qu’il en soit du guide, ses suivants sont irréprochables. Nul besoin de vous repentir de l’accueil réservé au Nain. Si nos gens avaient souffert un long exil à mille lieues de la Lothlórien, qui d’entre les Galadhrim, même Celeborn le Sage, ne voudrait contempler en passant leur ancienne demeure, fût-elle devenue un repaire de dragons ?

« Sombres sont les eaux du Kheled-zâram, et froides sont les sources de la Kibil-nâla, et belles étaient les galeries et colonnades de Khazad-dûm, aux Jours Anciens d’avant la chute de rois puissants dessous la pierre. » Elle posa les yeux sur Gimli, au regard triste et noir, et lui sourit. Et le Nain, entendant les noms donnés dans sa propre langue ancestrale, releva la tête et croisa ses yeux ; et il lui sembla qu’il regardait soudain dans le cœur d’un ennemi et y trouvait amour et compréhension. Son visage, émerveillé, s’illumina, et il sourit à son tour.

Il se releva maladroitement et s’inclina à la manière des nains, disant : « Mais plus beau encore est le vivant pays de Lórien, et la dame Galadriel surpasse tous les joyaux qui gisent dessous la terre ! »

Il y eut un silence. Enfin, Celeborn parla de nouveau. « Je ne pensais pas que votre sort fût si cruel, dit-il. Que Gimli oublie mes dures paroles : c’est mon cœur qui parlait dans son inquiétude. Je ferai tout en mon pouvoir pour vous aider, chacun selon ses attentes et ses besoins, mais en particulier celui des petites gens qui porte le fardeau. »

« Votre quête nous est connue, dit Galadriel en regardant Frodo. Nous n’en parlerons pas ici plus ouvertement. Mais ce n’est peut-être pas en vain si vous êtes venus chercher de l’aide en ce pays, comme Gandalf lui-même se proposait de le faire, de toute évidence. Car le Seigneur des Galadhrim est réputé le plus sage des Elfes de la Terre du Milieu, et un donneur de présents qui surpassent l’opulence des rois. Il réside dans l’Ouest depuis l’aube des jours, et j’ai vécu avec lui un nombre incalculable d’années ; car j’ai traversé les montagnes avant la chute de Nargothrond et de Gondolin, et ensemble, à travers les âges du monde, nous avons combattu dans la longue défaite.

« C’est moi qui, en premier, ai réuni le Conseil Blanc. Et si mes desseins n’avaient été déjoués, il eût été dirigé par Gandalf le Gris, et peut-être alors les choses se seraient-elles passées autrement. Mais aujourd’hui encore, l’espoir demeure. Il n’est pas dans mon intention de vous conseiller, vous disant de faire ceci ou cela. Car ce n’est pas dans l’action et le stratagème, ni dans le choix entre telle et telle ligne de conduite que je puis vous être utile ; mais seulement dans la connaissance de ce qui fut et de ce qui est, et aussi en partie de ce qui sera. Et je vous dirai ceci : votre Quête tient sur le fil du rasoir. Le moindre écart la fera échouer, pour la ruine de tous. Mais l’espoir demeure tant que toute la Compagnie reste loyale. »

Et ce disant, de ses yeux elle les retint, et en silence elle les fouilla du regard chacun à son tour. Aucun d’entre eux, sauf Legolas et Aragorn, ne put soutenir son regard longtemps. Sam ne tarda pas à rougir et à baisser la tête.

Enfin, la dame Galadriel les libéra de ses yeux scrutateurs, et elle sourit. « Ne laissez pas vos cœurs se troubler, dit-elle. Cette nuit, vous dormirez en paix. » Alors ils soupirèrent et se sentirent soudain très las, comme s’ils venaient de subir un long et rigoureux interrogatoire, bien qu’aucune parole n’eût été prononcée.

« Allez vous reposer ! dit Celeborn. Vous êtes harassés de chagrin et d’un long labeur. Même si votre Quête ne nous concernait d’aussi près, vous trouveriez asile dans cette Cité, jusqu’à ce que vous soyez guéris et revigorés. Maintenant, délassez-vous, et nous nous garderons entre-temps de parler du chemin qui attend devant vous. »

Cette nuit-là, la Compagnie dormit au sol, à la grande satisfaction des hobbits. Les Elfes élevèrent pour eux un pavillon parmi les arbres non loin de la fontaine, et ils y installèrent de confortables couchettes ; puis, avec des mots apaisants prononcés de leurs belles voix elfiques, ils les quittèrent. Pendant un court moment, les voyageurs parlèrent de leur nuit au sommet des arbres, de leur marche de la journée et du Seigneur et de la Dame ; car ils n’avaient pas encore le cœur de se reporter plus loin en arrière.

« Pourquoi as-tu rougi, Sam ? dit Pippin. Tu n’as pas mis de temps à craquer. On aurait juré que tu avais mauvaise conscience. J’espère que ce n’était rien de pire qu’un vilain complot pour me chiper une couverture. »

« J’ai même jamais pensé une chose pareille, répondit Sam, qui n’était pas d’humeur à plaisanter. Si vous voulez le savoir, je me suis senti comme si j’avais plus rien sur le dos, et ça m’a pas plu. On aurait dit qu’elle regardait en dedans de moi, et qu’elle me demandait ce que je ferais si elle me donnait la chance de m’envoler jusque cheu nous dans le Comté, avec un joli petit trou et puis… et puis un petit coin de jardin à moi. »

« C’est drôle, ça, dit Merry. J’ai ressenti presque la même chose ; seulement, seulement… enfin, je pense que je vais m’arrêter là », acheva-t-il piteusement.

Tous semblaient avoir vécu la même chose : chacun s’était senti invité à choisir entre une ombre terrifiante devant lui, et une chose qu’il désirait plus que tout : elle se présentait clairement à son esprit et, pour l’avoir, il n’avait qu’à se détourner de la route, laissant la Quête et la guerre contre Sauron à d’autres.

« Et j’avais également l’impression, dit Gimli, que mon choix demeurerait secret et ne serait connu que de moi. »

« Pour moi, ce fut extrêmement étrange, dit Boromir. Peut-être était-ce seulement une épreuve, et songeait-elle à lire nos pensées dans un dessein tout à fait honorable ; mais j’aurais presque cru qu’elle nous tentait, et nous offrait ce qu’elle prétendait être en mesure de donner. Inutile de dire que je refusai d’écouter. Les Hommes de Minas Tirith sont fidèles à leur parole. » Mais ce qu’il pensait que la Dame lui avait offert, Boromir se garda bien de le dire.

Quant à Frodo, il ne voulut pas parler, même si Boromir le pressait de questions. « Elle vous a longuement tenu sous regard, Porteur de l’Anneau », dit-il.

« Oui, dit Frodo, mais qu’importe ce qui m’est venu à l’esprit à ce moment-là, je préfère l’y laisser. »

« Eh bien, méfiez-vous ! dit Boromir. Je ne sais trop quoi penser de cette Dame elfique et de ses intentions. »

« Ne dites pas de mal de la dame Galadriel ! dit sévèrement Aragorn. Vous ne savez pas ce que vous dites. Il n’y a en elle aucun mal, ni en ce pays, à moins qu’un homme ne l’y apporte avec lui. Alors, qu’il prenne garde ! Mais cette nuit, je dormirai sans crainte pour la première fois depuis que j’ai quitté Fendeval. Et puissé-je dormir profondément, et oublier un temps ma peine ! Je suis las de corps et de cœur. » Il se laissa choir sur sa couchette et sombra aussitôt dans un long sommeil.

Les autres l’imitèrent bientôt, et aucun son ni rêve ne vint troubler leur repos. Quand ils se réveillèrent, ils virent que la lumière du jour se déversait à plein sur la pelouse devant le pavillon ; et la fontaine jaillissait et retombait, miroitant au soleil.

Ils demeurèrent plusieurs jours en Lothlórien, pour autant qu’ils aient pu en juger ou s’en souvenir. Durant tout leur séjour là-bas, le soleil brilla de tous ses feux, n’était une douce averse qui tombait à l’occasion et qui rendait au monde toute sa fraîcheur et sa pureté. L’air était frais et doux, comme au début du printemps, mais ils sentaient autour d’eux le calme profond et recueilli de l’hiver. Ils avaient l’impression qu’ils ne faisaient guère que manger, boire et se reposer, et marcher parmi les arbres ; et cela leur suffisait.

Ils n’avaient pas revu le Seigneur et la Dame, et ils conversaient rarement avec les Elfes ; car peu d’entre eux connaissaient la langue occidentalienne ou voulaient la parler. Haldir leur avait fait ses adieux et était retourné aux barrières du Nord, où la surveillance était redoublée en raison des nouvelles de la Moria que la Compagnie avait apportées. Legolas allait souvent parmi les Galadhrim, et après le premier soir, il ne revint pas dormir avec les compagnons, même s’il les retrouvait pour manger et pour discuter. Il lui arrivait souvent d’emmener Gimli quand il partait en visite dans le pays, et les autres s’étonnèrent de ce changement.

Or, tandis que les compagnons se promenaient ou s’asseyaient ensemble, ils parlaient de Gandalf, et tout ce qu’ils avaient jamais su et vu du magicien leur revenait clairement à l’esprit. Et à mesure qu’ils se remettaient des blessures et de la fatigue du corps, la douleur de leur deuil se faisait plus vive. Souvent ils entendaient des voix elfiques chanter non loin d’eux, et ils savaient qu’elles pleuraient sa chute, car ils entendaient son nom parmi les mots suaves et tristes qu’ils ne pouvaient comprendre.

Mithrandir, Mithrandir chantaient les Elfes, ô Gris Pèlerin ! Car ils aimaient à l’appeler ainsi. Mais quand Legolas était auprès de la Compagnie, il refusait d’interpréter pour eux les chansons, disant qu’il n’en avait pas le talent, et que pour lui, la douleur était encore trop proche, pour l’heure un sujet de larmes, et non de chant.

Frodo fut le premier à vouloir traduire son chagrin en des mots hésitants. Il était rarement enclin à composer des chansons ou des vers ; même à Fendeval, il avait écouté sans jamais chanter, même si sa mémoire en recelait de nombreuses que d’autres avaient composées avant lui. Or comme il se tenait assis devant la fontaine en Lórien, entouré par les voix des Elfes, sa pensée prit la forme d’une chanson qui lui paraissait belle ; mais lorsqu’il voulut la répéter à Sam, il n’en restait plus que des bribes, fanées comme une poignée de feuilles flétries.





Au crépuscule gris dans le soir du Comté,

du haut de la Colline on l’entendait monter ;

et dès le point du jour reprenant son bagage,

sans un mot il partait pour un autre voyage.

De la Contrée Sauvage aux berges de la Mer,

du Sud ensoleillé au Nord triste et désert,

par l’antre de dragon et la porte cachée

et les bois ténébreux il allait à son gré.

Mortels et immortels, Hommes et Elfes sages,

le Nain et le Hobbit, il était leur ami ;

de l’oiseau voyageur, de la bête tapie

et de tous autres gens il parlait le langage.

Une épée redoutable, une main guérisseuse,

un dos qui se courbait sous le poids du souci ;

une flamme irascible, une voix chaleureuse ;

sur une longue route, un vieux pèlerin gris.

Un maître de sagesse aux sourcils hérissés,

de la colère au rire, vif et impétueux ;

un vieil homme chenu au chapeau cabossé,

qui toujours se tenait sur un bâton noueux.

Seul sur le pont étroit, brillant de hardiesse,

debout il défia l’Ombre et le Feu unis ;

son bâton se brisa sur la pierre noircie,

mourut à Khazad-dûm sa vivante sagesse.

« Ma foi, vous allez battre M. Bilbo si ça continue ! » dit Sam.

« J’ai bien peur que non, dit Frodo. Mais c’est le mieux que je puis faire pour l’instant. »

« Eh bien, monsieur Frodo, si jamais vous remettez ça, j’espère que vous glisserez un mot sur ses feux d’artifice, dit Sam. Quelque chose comme ça :





Les plus belles fusées que l’on ait vues sur terre :

d’éblouissants éclairs de toutes les couleurs,

ou des averses d’or juste après le tonnerre

soudain tombées du ciel comme une pluie de fleurs.

Même si c’est loin de leur rendre justice. »

« Non, je te laisse t’en charger, Sam. Ou peut-être Bilbo. Mais… non, je n’ai plus le cœur d’en parler. Je ne supporte pas l’idée de lui annoncer la nouvelle. »

Un soir, Frodo et Sam se promenaient ensemble dans la fraîcheur du crépuscule. Tous deux étaient de nouveau agités. Frodo s’était soudain senti étreint par l’ombre d’une séparation : étrangement, il savait que l’heure était très proche où il devrait quitter la Lothlórien.

« Que penses-tu des Elfes à présent, Sam ? dit-il. Je t’ai déjà posé la même question une fois – cela me semble faire une éternité ; mais tu en as vu souvent depuis. »

« Et comment ! dit Sam. Et je dirais qu’il y a Elfes et Elfes. Tous aussi elfiques les uns que les autres, mais pas tous pareils. Les gens d’ici sont pas des vagabonds et des sans foyer, ils nous ressemblent un peu plus à nous : on dirait qu’ils sont à leur place ici, même plus que nous autres dans le Comté. Difficile de dire si c’est eux qui ont fait le pays ou si c’est le pays qui les a faits – si vous voyez ce que je veux dire. C’est merveilleux comme c’est calme, ici. On dirait qu’il se passe jamais rien, et personne a l’air de s’en plaindre. S’il y a de la magie quelque part, elle est bien cachée, là où j’arrive pas à mettre la main dessus, pour ainsi dire. »

« On peut la voir et la sentir partout », dit Frodo.

« N’empêche, dit Sam, on voit personne en faire. Pas de feux d’artifice, comme ce pauvre vieux Gandalf nous en montrait. Je me demande bien pourquoi qu’on n’a pas vu le Seigneur ni la Dame pendant tout ce temps. J’ai idée qu’elle pourrait faire des choses merveilleuses, elle, si elle voulait. Ce que j’aimerais voir ça, de la magie elfe, monsieur Frodo ! »

« Pas moi, dit Frodo. Je suis satisfait. Et ce ne sont pas les feux d’artifice de Gandalf qui me manquent, mais ses sourcils broussailleux, et ses colères, et sa voix. »

« Vous avez raison, dit Sam. Et c’est pas moi qui trouverais quelque chose à redire, vous le savez bien. J’ai souvent eu envie de voir un peu de magie comme c’est dit dans les vieux contes, mais j’ai jamais entendu parler d’un pays comme ç’ui-là. C’est comme être à la maison et en vacances en même temps, si vous me comprenez. J’ai pas envie de partir. Mais je commence tout de même à me dire que, s’il faut continuer, alors autant en finir tout de suite.

« C’est l’ouvrage qu’on commence jamais qu’est le plus long à achever, comme disait mon vieil ancêtre. Et j’ai pas l’impression que ces gens-là peuvent faire grand-chose d’autre pour nous aider, avec ou sans magie. C’est quand qu’on va sortir d’ici que Gandalf va nous manquer le plus, que je me dis. »

« Ce n’est que trop vrai, Sam, j’en ai peur, dit Frodo. Mais j’espère vraiment qu’avant de partir, on pourra revoir la Dame des Elfes. »

Et c’est alors qu’ils virent, comme en réponse à ses paroles, la dame Galadriel s’approcher. Grande, et belle, et blanche elle était, avançant sous les arbres. Elle ne dit mot mais les appela à elle.

Prenant une autre direction, elle les mena vers les pentes sud de Caras Galadhon, après quoi ils passèrent une haute haie verdoyante et entrèrent dans un jardin fermé. Aucun arbre n’y poussait, et il s’étendait à ciel ouvert. L’étoile du soir s’était levée, et elle brillait d’un feu blanc au-dessus des bois de l’ouest. Empruntant un long escalier, la Dame descendit dans le profond vallon vert, au fond duquel murmurait le ruisseau argent qui sortait de la fontaine, sur la colline. En bas, sur un court piédestal taillé comme un arbre aux multiples rameaux, était posée une vasque d’argent, large et peu profonde, près de laquelle se trouvait une aiguière argentée.

Ayant puisé de l’eau au ruisseau, Galadriel remplit la vasque jusqu’au bord et souffla dessus ; et quand l’eau fut de nouveau calme, elle parla. « Voici le Miroir de Galadriel, dit-elle. Je vous ai amenés ici pour que vous puissiez y regarder, si le cœur vous en dit. »

L’air était parfaitement immobile, le vallon plongé dans l’ombre ; et à ses côtés, la Dame elfe était grande et pâle. « Que devons-nous chercher, et qu’allons-nous y voir ? » demanda Frodo, plein de révérence.

« Il est bien des choses que je puis commander au Miroir de révéler, répondit-elle, et à certains je puis montrer ce qu’ils désirent voir. Mais le Miroir montre aussi des choses de sa propre initiative, souvent plus étranges et plus profitables que celles que nous souhaitons voir. Je ne puis dire ce que tu verras, si tu laisses le Miroir opérer à sa guise. Car il montre ce qui fut, ce qui est, et ce qui pourrait être. Mais lequel des trois leur est montré, même les plus grands sages ne peuvent toujours le dire. Désires-tu y regarder ? »

Frodo ne répondit pas.

« Et toi ? dit-elle, se tournant vers Sam. Car c’est, je crois, ce que les tiens appellent de la magie, même si je ne vois pas bien ce qu’ils veulent dire ; et je crois savoir qu’ils usent du même mot pour décrire les artifices de l’Ennemi. Mais ceci, dirons-nous, est la magie de Galadriel. N’as-tu pas dit que tu souhaitais voir de la magie elfe ? »

« Oui, oui, répondit Sam, tremblant un peu, entre la peur et la curiosité. Je vais y jeter un œil, madame, si vous permettez.

« Et je serais pas fâché de voir un peu ce qui se passe cheu nous, dit-il à Frodo en aparté. J’ai l’impression d’être parti depuis bien trop longtemps. Mais si ça se trouve, je verrai rien que les étoiles, ou quelque chose que je comprendrai pas. »

« Si cela se trouve, fit la Dame avec un doux rire. Mais allons, tu regarderas, et tu verras ce que tu pourras bien voir. Ne touche pas à l’eau ! »

Sam monta sur la base du piédestal et se pencha sur la vasque. L’eau paraissait dure et sombre. Des étoiles s’y reflétaient.

« Y a rien que des étoiles, comme je pensais », dit-il. Puis il retint son souffle, car les étoiles s’éteignirent. Comme si un voile sombre venait d’être retiré, le Miroir devint gris, avant de s’éclaircir complètement. Un soleil brillait, et des branches d’arbres ondoyaient et s’agitaient au vent. Mais avant que Sam ait pu se faire une idée de ce qu’il voyait, la lumière s’évanouit ; et à présent il crut voir Frodo le visage blême, profondément endormi au pied d’une haute falaise noire. Puis il sembla se voir lui-même avancer dans un passage sombre, et grimper un interminable escalier en colimaçon. Soudain il se rendit compte qu’il cherchait quelque chose de toute urgence, sans savoir toutefois ce que c’était. Comme un rêve, la vision changea, se répétant, et il vit de nouveau les arbres. Mais cette fois, ils n’étaient pas aussi proches, et il pouvait voir ce qui se passait : ils ne se balançaient pas au vent, ils tombaient et s’écrasaient au sol.

« Hé, mais ! cria Sam d’une voix outrée. V’là ce maudit Ted Sablonnier en train de couper des arbres qu’il devrait pas. Fallait pas les abattre : c’est l’avenue derrière le Moulin qui donne de l’ombre à la route de Belleau. Si je pouvais lui mettre la main au collet, je l’abattrais, lui ! »

Mais Sam s’aperçut alors que le Vieux Moulin avait disparu, et qu’à sa place, un gros édifice de brique rouge était en voie d’être construit. Beaucoup de gens s’affairaient autour. Il y avait une haute cheminée rouge non loin. Une fumée noire parut voiler la surface du Miroir.

« Y a de ces diableries qui se trament dans le Comté, dit-il. Elrond savait de quoi il parlait en voulant y renvoyer M. Merry. » Puis soudain, Sam lâcha un cri et se recula vivement. « Je peux pas rester ici ! dit-il, affolé. Faut que je rentre à la maison. Ils ont creusé toute la rue du Jette-Sac, et voilà-t-y pas le pauvre vieil Ancêtre qui descend la Colline avec toutes ses bricoles dans une brouette. Faut que je rentre à la maison ! »

« Tu ne peux rentrer seul chez toi, dit la Dame. Tu ne souhaitais pas rentrer sans ton maître avant de regarder dans le Miroir ; pourtant, tu savais que des choses funestes étaient peut-être en train de se passer dans le Comté. Rappelle-toi que le Miroir montre bien des choses, et que toutes ne sont pas encore advenues. Certaines ne se réalisent jamais, à moins que ceux qui en ont la vision ne se détournent de leur chemin pour les empêcher. En matière de décisions, le Miroir est un dangereux conseiller. »

Sam s’assit par terre et enfouit son visage dans ses mains. « J’aurais jamais dû venir ici ; et de la magie, j’en ai assez vu », dit-il, et il se tut. Au bout d’un moment, il reprit d’une voix empâtée, comme s’il luttait contre les larmes. « Non, je vais rentrer par le long chemin avec M. Frodo, ou alors pas du tout, dit-il. Mais j’espère vraiment rentrer un jour. S’il se trouve que ce que j’ai vu est vrai, quelqu’un va avoir affaire à moi ! »

« Désires-tu maintenant regarder, Frodo ? dit la dame Galadriel. Tu ne voulais pas voir de magie elfe et tu te disais satisfait. »

« Me conseillez-vous de regarder ? » s’enquit Frodo.

« Non, dit-elle. Je ne te conseille ni l’un ni l’autre. Je ne suis pas une conseillère. Tu pourrais apprendre quelque chose ; et que ta vision soit belle ou mauvaise, elle pourrait être profitable, mais elle pourrait aussi ne pas l’être. Ce peut être bon de voir, comme ce peut être dangereux. Mais je pense, Frodo, que tu as assez de courage et de sagesse pour t’y hasarder, ou je ne t’aurais pas emmené ici. Fais comme bon te semblera ! »

« Je vais regarder », dit Frodo, montant sur le piédestal et se penchant sur l’eau sombre. Le Miroir s’éclaircit aussitôt et il vit un paysage crépusculaire. Des montagnes noires se dressaient au loin devant un ciel pâle. Une longue route grise serpentait à perte de vue. Au loin, une silhouette marchait lentement sur la route, petite et indistincte au début, mais devenant plus grande et plus claire à mesure qu’elle avançait. Soudain, Frodo s’aperçut qu’elle lui rappelait Gandalf. Il faillit crier son nom, puis il vit que la silhouette n’était pas vêtue de gris, mais de blanc, un blanc qui luisait faiblement dans la pénombre ; et dans sa main se trouvait un bâton blanc. Sa tête était penchée de telle sorte qu’il ne pouvait voir aucun visage ; et alors la silhouette, suivant un tournant de la route, passa en dehors du Miroir. Un doute s’installa dans l’esprit de Frodo : était-ce une vision de Gandalf dans un de ses nombreux voyages en solitaire, longtemps auparavant, ou était-ce plutôt Saruman ?

La vision changea alors, brève, toute petite, mais très vive : un aperçu de Bilbo arpentant nerveusement sa chambre. La table était encombrée de paperasses en désordre ; la pluie battait les fenêtres.

Il y eut ensuite une pause, suivie de plusieurs scènes rapides que Frodo rattacha d’instinct à une même grande histoire, histoire dont il faisait désormais partie. La brume se dissipa, et il se trouva devant un spectacle qu’il n’avait encore jamais vu auparavant mais qu’il reconnut aussitôt : la Mer. Des ténèbres tombèrent. Une grande tempête fit rage sur les flots démontés. Puis, devant le Soleil ensanglanté, près de sombrer dans une épave de nuages, il vit se dessiner le contour noir d’un grand navire à la voilure déchiquetée qui s’avançait depuis l’Ouest. Puis, une grande rivière traversant une cité populeuse. Puis une forteresse blanche flanquée de sept tours. Et enfin, un autre navire aux voiles noires ; mais le matin était revenu, la lumière frissonnait sur l’eau, et un étendard portant l’emblème d’un arbre blanc rutilait au soleil. Une fumée se leva comme dans l’incendie d’un champ de bataille, et le soleil se recoucha au milieu de flammes rouges qui se fondirent en une brume grise ; et dans cette brume vint se perdre un petit navire, étincelant de lumières. Il disparut, et Frodo soupira, prêt à se retirer.

Mais soudain, le Miroir devint complètement noir, comme si un trou s’était ouvert dans le monde du visible et que Frodo regardait dans le vide absolu. Dans cet abîme de noir apparut un Œil unique, lequel grossit peu à peu, jusqu’à recouvrir presque toute la surface du Miroir. Il était si terrible que Frodo en resta cloué sur place, incapable de crier ou de détourner le regard. L’Œil paraissait cerclé de feu, mais il était lui-même vitreux, jaune comme celui d’un chat, intense et vigilant, et la fente noire de sa pupille s’ouvrait sur un gouffre, une fenêtre sur le néant.

Puis l’Œil se mit à rôder, cherchant de-ci de-là ; et Frodo eut l’horrible certitude que lui-même faisait partie des nombreuses choses qu’il cherchait. Mais il savait aussi que l’Œil ne pouvait le voir – pas encore, pas sans qu’il n’en manifeste lui-même le désir. L’Anneau, suspendu à la chaîne qu’il avait au cou, devint alors très lourd, plus lourd qu’une grosse pierre, et sa tête fut entraînée vers le bas. Le Miroir semblait devenir chaud : des volutes de fumée montaient à la surface de l’eau. Frodo glissait vers l’avant.

« Ne touche pas à l’eau ! » dit doucement la dame Galadriel. La vision s’évanouit, et Frodo s’aperçut qu’il regardait les froides étoiles scintiller dans la vasque d’argent. Tremblant de tous ses membres, il fit un pas en arrière et regarda la Dame.

« Je sais ce que tu viens de voir, dit-elle ; car cela occupe mes pensées aussi. N’aie pas peur ! Mais ne va pas croire que c’est seulement en chantant parmi les arbres, ni même par les fines flèches des arcs elfiques, que ce pays de Lothlórien est préservé et défendu contre son Ennemi. Sache, Frodo, qu’au moment même où je te parle, je perçois le Seigneur Sombre et sa pensée, ou tout ce qui dans sa pensée concerne les Elfes. Et lui tâtonne sans cesse pour me voir et percer mon esprit à jour. Mais la porte demeure fermée ! »

Elle leva ses bras blancs et les tendit, paumes vers l’Est, en signe de refus et de déni. Eärendil, l’Étoile du Soir, la bien-aimée des Elfes, éclairait le ciel. Elle était si brillante que la silhouette de la Dame jetait une ombre pâle au sol. Ses rayons se reflétaient sur un anneau à son doigt : il chatoyait comme de l’or poli, nimbé d’une lumière argentée, et une pierre blanche scintillait là, comme si l’Étoile du Soir était venue se poser sur sa main. Frodo considéra l’anneau avec stupéfaction ; car il eut soudain l’impression de tout comprendre.

« Oui, dit-elle, devinant sa pensée. Il n’est pas permis d’en parler, et Elrond lui-même ne pouvait le faire. Mais on ne peut cacher cela au Porteur de l’Anneau, ni à qui a vu l’Œil. C’est au doigt de Galadriel, dans le pays de Lórien, que demeure en vérité l’un des Trois. Voici Nenya, l’Anneau de Diamant, et j’en suis la détentrice.

« Il le soupçonne, mais il ne le sait pas – pas encore. Ne vois-tu pas dès lors en quoi ta venue est pour nous comme le Destin en marche ? Car si tu échoues, nous serons mis à nus devant l’Ennemi. Mais si tu réussis, notre pouvoir sera diminué et la Lothlórien s’évanouira, emportée par la marée du Temps. Nous devrons alors partir dans l’Ouest, ou devenir un peuple rustique des vallons et des cavernes, voué à oublier lentement et à être oublié. »

Frodo baissa la tête. « Et que souhaitez-vous ? » dit-il enfin.

« Que ce qui devrait être soit, répondit-il. L’amour des Elfes envers leur pays et leurs œuvres est plus profond que les profondeurs de la Mer, et leur regret est impérissable et ne pourra jamais être entièrement apaisé. Mais ils renonceront à tout plutôt que de se soumettre à Sauron, car ils le connaissent désormais. Tu ne saurais être tenu responsable du sort de la Lothlórien ; ta seule responsabilité est de mener à bien la tâche qui t’incombe. Je pourrais néanmoins souhaiter, si c’était d’une quelconque utilité, que l’Anneau Unique n’ait jamais été forgé, ou qu’il soit resté perdu à tout jamais. »

« Vous êtes sage et belle et sans peur, dame Galadriel, dit Frodo. Je vous donnerai l’Anneau Unique, si vous le demandez. C’est une trop grande affaire pour moi. »

Galadriel rit alors, d’un rire clair et soudain. « La dame Galadriel est peut-être sage, dit-elle, mais elle vient de trouver son égal en fait de courtoisie. Te voilà gentiment vengé de moi pour avoir mis ton cœur à l’épreuve lors de notre première rencontre. Tu commences à voir d’un œil pénétrant. Je ne nie pas que mon cœur ait eu fort envie de demander ce que tu offres. Maintes longues années ai-je médité ce que je ferais, si le Grand Anneau tombait entre mes mains, et le voilà mis à ma portée ! Le mal ourdi il y a longtemps opère encore de diverses façons, que Sauron résiste ou bien qu’il tombe. N’aurait-ce pas été un fait remarquable à mettre au crédit de son Anneau, si je l’avais pris à mon hôte, par la peur ou par la force ?

« Et voici qu’il me vient enfin. Tu me donneras l’Anneau de ton plein gré ! En lieu et place du Seigneur Sombre, tu installeras une Reine. Et je ne serai pas sombre, mais aussi belle et terrible que le Matin et la Nuit ! Claire comme la Mer et le Soleil et la Neige sur la Montagne ! Aussi redoutable que l’Orage et la Foudre ! Plus forte que les fondations de la terre. Tous m’aimeront et désespéreront ! »

Elle leva la main, et de l’Anneau qu’elle portait surgit une grande lumière qui l’illumina elle seule, laissant tout le reste dans l’ombre. Et telle que Frodo la vit alors, elle semblait incommensurablement grande et terrible, d’une beauté insoutenable, digne d’adoration. Puis elle laissa retomber sa main et la lumière s’évanouit ; et soudain elle rit de nouveau, et voici ! elle parut rapetissée : une elfe toute délicate, simplement vêtue de blanc ; et une voix bienveillante, au timbre doux et triste.

« Je passe l’épreuve avec succès, dit-elle. Je vais diminuer et m’en aller dans l’Ouest, et je resterai Galadriel. »

Ils demeurèrent un long moment silencieux. Enfin, la Dame parla de nouveau. « Rentrons ! dit-elle. Au matin, tu devras partir, car notre choix est maintenant fait, et la marée du sort est en mouvement. »

« J’aimerais poser une question avant que nous partions, dit Frodo, une question que j’ai souvent voulu poser à Gandalf pendant notre séjour à Fendeval. J’ai la permission de porter l’Anneau Unique : pourquoi ne puis-je, moi, voir tous les autres, et connaître les pensées de ceux qui les portent ? »

« Tu n’as pas essayé, dit-elle. Trois fois seulement tu as passé l’Anneau à ton doigt depuis que sa vraie nature t’est connue. N’essaie pas ! Cela te détruirait. Gandalf n’a pu manquer de te dire que les anneaux confèrent un pouvoir à la mesure leur possesseur ? Avant de pouvoir user de ce pouvoir, il te faudrait devenir bien plus fort, et exercer ta volonté à la domination des autres. Mais même sans cela, comme tu es le Porteur de l’Anneau, comme tu l’as eu au doigt et que tu a vu ce qui est caché, ta vue est devenue plus pénétrante. Tu as perçu ma pensée avec plus d’acuité que bien d’autres qui sont considérés comme sages. Tu as vu l’Œil de celui qui détient les Sept et les Neuf. Et n’as-tu pas vu et reconnu l’anneau à mon doigt ? Toi, as-tu vu mon anneau ? » demanda-t-elle, se tournant de nouveau vers Sam.

« Non, madame, répondit-il. À vrai dire, je me demandais de quoi vous parliez. J’ai vu une étoile à travers vos doigts. Mais si vous permettez que je dise ce que je pense, je pense que mon maître avait raison. J’aimerais bien que vous preniez son Anneau. Vous remettriez les choses d’aplomb. Vous les empêcheriez d’aller déterrer l’Ancêtre et de le jeter hors de son trou. Vous feriez payer leur sale besogne à tout ce monde-là. »

« Oui, dit-elle. C’est ainsi que cela commencerait. Mais cela ne s’arrêterait pas là, hélas ! Nous n’en parlerons pas davantage. Partons ! »

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