10L’Arpenteur
Frodo, Pippin et Sam retournèrent au petit salon. Il n’y avait pas de lumière. Merry n’y était pas, et le feu avait baissé. Ils durent attiser les braises au soufflet et ajouter quelques fagots, pour finalement se rendre compte que l’Arpenteur les avait suivis : il se trouvait là, assis calmement dans un fauteuil près de la porte !
« Hé ! fit Pippin. Qui êtes-vous, et qu’est-ce que vous voulez ? »
« On m’appelle l’Arpenteur, répondit-il ; et bien qu’il l’ait peut-être oublié, votre ami m’a promis un entretien particulier. »
« Vous disiez que je pourrais apprendre quelque chose d’utile, si je ne m’abuse, dit Frodo. Qu’avez-vous à dire ? »
« Plusieurs choses, dit l’Arpenteur. Mais, bien entendu, elles ont un prix. »
« Qu’entendez-vous par là ? » demanda brusquement Frodo.
« Ne vous affolez pas ! J’entends simplement ceci : je vais vous dire ce que je sais et vous donner de bons conseils ; mais j’exigerai une récompense. »
« Et quelle sera-t-elle, je vous prie ? » Il crut alors être tombé sur une fripouille, et songea anxieusement qu’il n’avait apporté que très peu d’argent. Le contenu de sa bourse n’aurait pas contenté un voyou, et il ne pouvait se passer d’un seul sou.
« Rien que vous ne puissiez vous permettre, répondit l’Arpenteur, esquissant lentement un sourire, comme s’il devinait ses pensées. Seulement ceci : vous devrez m’emmener avec vous jusqu’à ce que je souhaite vous quitter. »
« Ah, bon ! répondit Frodo, surpris mais pas tellement soulagé. Même si je voulais d’un autre compagnon, jamais je n’accepterais une telle chose avant d’en savoir beaucoup plus long sur vous et sur vos affaires. »
« Excellent ! s’écria l’Arpenteur, croisant les jambes et se calant dans son fauteuil. Vous semblez avoir retrouvé vos esprits, et ce ne peut être qu’une bonne nouvelle. Vous avez été bien trop imprudent jusqu’ici. Très bien ! Je vais vous dire ce que je sais et vous laisser juge de la récompense. Vous pourriez être content de l’offrir quand vous m’aurez entendu. »
« Poursuivez, alors ! dit Frodo. Que savez-vous donc ? »
« J’en sais trop ; trop de sombres choses, dit l’Arpenteur d’un ton grave. Mais pour ce qui est de votre affaire… » Il se leva et alla à la porte, l’ouvrit d’un coup sec et regarda dans le couloir. Puis il la referma discrètement et se rassit. « J’ai l’ouïe fine, poursuivit-il, baissant la voix, et si je n’ai pas la faculté de disparaître, j’ai chassé bien des créatures sauvages et je puis facilement éviter d’être vu si je le désire. Or, je me trouvais ce soir derrière la haie, sur la Route à l’ouest de Brie, quand quatre hobbits sont arrivés des Coteaux. Nul besoin de répéter tout ce qu’ils ont dit au vieux Bombadil ou se sont dit entre eux ; mais une chose en particulier m’a intéressé. De grâce, souvenez-vous que le nom Bessac ne doit pas être mentionné. Je suis M. Souscolline, s’il faut donner un nom. Ça m’a tellement intéressé que je les ai suivis jusqu’ici. Je me suis glissé par-dessus la porte comme ils entraient dans le village. Monsieur Bessac a peut-être une raison légitime de laisser son nom derrière lui ; mais dans ce cas, je lui conseillerais d’être plus prudent, et cela vaut aussi pour ses amis. »
« Je ne vois pas en quoi mon nom intéresserait qui que ce soit à Brie, dit Frodo avec colère, et il me reste encore à apprendre en quoi il peut vous intéresser. Monsieur l’Arpenteur a peut-être une raison légitime d’espionner les conversations privées des voyageurs ; mais si tel est le cas, je lui conseillerais de s’expliquer. »
« Bien répliqué ! dit l’Arpenteur en riant. Mais l’explication est simple : je cherchais un Hobbit du nom de Frodo Bessac. Je voulais le trouver rapidement. J’avais cru comprendre qu’il quittait le Comté avec, disons, un secret d’importance pour mes amis et moi.
« Non, ne vous méprenez pas ! s’écria-t-il, tandis que Frodo se levait de son siège et que Sam sautait sur pied, l’œil mauvais. Je serai plus prudent que vous avec ce secret. Et la prudence est de mise ! » Il se pencha et les regarda avec insistance. « Surveillez chaque ombre ! dit-il à voix basse. Des hommes en noir ont traversé Brie à cheval. Lundi, l’un d’entre eux est descendu par le Chemin Vert, à ce qu’on dit ; et un autre a remonté le Chemin Vert venant du sud. »
Il y eut un silence. Puis, Frodo s’adressa à Pippin et Sam : « J’aurais dû m’en douter à la façon dont le gardien de la porte nous a accueillis, dit-il. Et l’aubergiste semble avoir eu vent de quelque chose. Pourquoi a-t-il insisté pour que nous allions rejoindre les autres ? Et pourquoi donc avons-nous agi aussi stupidement ? Nous aurions dû rester tranquillement ici. »
« C’eût été préférable, dit l’Arpenteur. Je vous aurais empêché d’aller dans la salle commune, si j’avais pu ; mais l’aubergiste n’a pas voulu me laisser entrer vous voir, ni transmettre aucun message. »
« Pensez-vous qu’il… », commença Frodo.
« Non, je ne pense rien de mal du vieux Fleurdebeurre. Seulement, il n’aime pas trop les mystérieux vagabonds de mon espèce. » Frodo lui adressa un regard perplexe. « Eh bien, j’ai plutôt l’air d’une fripouille, non ? dit l’Arpenteur, la lèvre tordue et les yeux animés d’une étrange lueur. Mais j’espère que nous aurons l’occasion de faire plus ample connaissance. À ce moment-là, j’espère que vous m’expliquerez ce qui s’est passé à la fin de votre chanson. Car cette petite farce… »
« C’était tout à fait par accident ! » intervint Frodo.
« Je me le demande, dit l’Arpenteur. Par accident, soit. Cet accident vous met en une dangereuse posture. »
« À peine plus dangereuse qu’elle ne l’était déjà, dit Frodo. Je savais que ces hommes en noir me poursuivaient ; mais là, on dirait qu’ils m’ont manqué et qu’ils sont partis. »
« Il ne faut pas compter là-dessus ! dit brusquement l’Arpenteur. Ils reviendront. Et d’autres s’en viennent. Il y en a davantage. Je connais leur nombre. Je les connais, ces Cavaliers de l’ombre. » Il marqua une pause ; ses yeux étaient froids et durs. « Et il y a des gens à Brie en qui on ne peut avoir confiance, poursuivit-il. Bill Fougeard, par exemple. Son nom a mauvaise réputation au Pays-de-Brie, et des gens bizarres lui rendent visite. Vous avez dû le remarquer parmi la compagnie : un type bistré au visage moqueur. Il frayait avec l’un des étrangers du Sud, et ils se sont esquivés ensemble juste après votre “accident”. Ces gens du Sud ne sont pas tous bien intentionnés ; quant à Fougeard, il vendrait n’importe quoi à n’importe qui, et toute méchanceté l’amuse. »
« Que va vendre ce Fougeard, et qu’est-ce que mon accident a à voir avec lui ? » dit Frodo, bien décidé à ne pas comprendre les allusions de l’Arpenteur.
« Des nouvelles de vous, bien entendu, répondit l’Arpenteur. Un compte rendu de votre petit numéro ne manquerait pas d’intéresser certaines personnes. Après cela, il ne serait guère besoin de leur donner votre vrai nom. Or, il me paraît plus que probable qu’ils en entendront parler avant la fin de la nuit. Cela vous suffit-il ? Vous pouvez faire comme il vous plaira, pour ce qui est de ma récompense : me prendre comme guide, ou ne pas me prendre. Mais je puis vous dire une chose : je connais toutes les terres entre le Comté et les Montagnes de Brume, car je les ai parcourues pendant de longues années. Je suis plus vieux que je n’en ai l’air. Je pourrais vous être utile. Vous devrez éviter la grand-route à compter de demain, car les cavaliers la surveilleront nuit et jour. Vous pourriez réussir à sortir de Brie, sans être importuné tant que le Soleil brille ; mais vous n’irez pas loin. Ils vous attaqueront dans les terres sauvages, dans un endroit sombre sans secours possible. Souhaitez-vous qu’ils vous trouvent ? Ils sont terribles ! »
Les hobbits le regardèrent et constatèrent avec surprise que son visage s’était crispé comme de douleur, ses mains agrippant les bras de son fauteuil. Un calme immobile régnait dans la pièce, et la lumière semblait avoir baissé. Ils le virent un instant assis là, le regard vague, comme s’il marchait parmi de lointains souvenirs ou prêtait l’oreille aux sons de la Nuit, dehors, au loin.
« Allons bon ! s’écria-t-il au bout d’un moment, se passant la main sur le front. J’en sais peut-être plus long que vous au sujet de ces poursuivants. Vous les craignez, mais vous ne les craignez pas assez, pas encore. Demain, il faudra vous échapper, si vous le pouvez. L’Arpenteur peut vous conduire par des chemins peu fréquentés. Le prendrez-vous à vos côtés ? »
Il y eut un silence pesant. Frodo ne répondit pas ; pris de crainte et de doute, il nageait dans la confusion. Sam fronça les sourcils, regardant son maître ; puis il éclata :
« Si vous permettez, monsieur Frodo, je dirais non ! Cet Arpenteur-là, il met en garde et il dit faites attention ; et à ça, je dis oui, à commencer par lui. Il sort tout droit de la Sauvagerie, et j’ai jamais entendu rien de bon au sujet de ces gens-là. Il sait quelque chose, c’est évident, trop de choses à mon goût ; mais c’est pas une raison pour qu’on le laisse nous conduire dans un endroit sombre loin des secours, comme il dit. »
Pippin remua, l’air mal à l’aise. L’Arpenteur ne répondit pas à Sam, mais tourna ses yeux pénétrants vers Frodo. Frodo croisa son regard mais l’évita. « Non, dit-il lentement. Je ne suis pas d’accord. Je pense… je pense que vous n’êtes pas vraiment tel que vous choisissez de le montrer. Au début, vous me parliez comme les Gens de Brie, mais votre voix a changé. Tout de même, Sam semble avoir raison en ceci : je ne vois pas pourquoi vous nous diriez de faire attention, tout en nous demandant de vous croire sur parole et de vous emmener. Pourquoi ce déguisement ? Qui êtes-vous ? Que savez-vous au juste au sujet de… de mes affaires, et comment le savez-vous ? »
« La leçon de prudence a été bien apprise, dit l’Arpenteur avec un dur sourire. Mais la prudence est une chose et l’indécision en est une autre. Vous ne pourrez jamais vous rendre à Fendeval sans aide, à présent ; votre seule chance est de me faire confiance. Vous devez prendre une décision. Je vais répondre à certaines de vos questions, si cela peut vous aider. Mais pourquoi croiriez-vous mon histoire, si vous doutez déjà de moi ? Quoi qu’il en soit, la voici… »
À ce moment, on frappa à la porte. M. Fleurdebeurre arrivait avec des bougies, et Nob venait derrière lui, apportant des bidons d’eau chaude. L’Arpenteur se retira dans un coin sombre.
« Je suis venu vous dire bonne nuit, dit l’aubergiste, posant les bougies sur la table. Nob ! Va porter l’eau aux chambres ! » Il entra et referma la porte.
« Eh bien, voici, commença-t-il d’un ton hésitant, l’air troublé. Si j’ai causé du tort, j’en suis vraiment navré. Mais un clou chasse l’autre, vous en conviendrez ; et je suis un homme occupé. Mais d’abord une chose, puis une autre cette semaine m’ont remis les idées en place, comme on dit – pas trop tard, j’espère. Voyez-vous, on m’a demandé de guetter l’arrivée de hobbits du Comté, en particulier d’un hobbit du nom de Bessac. »
« Et en quoi cela me concerne-t-il ? » demanda Frodo.
« Ah ! ça, vous le savez mieux que moi, dit l’aubergiste d’un air entendu. Je ne vous trahirai pas ; mais on m’a dit que ce Bessac prendrait le nom de Souscolline, et on m’a donné une description qui vous ressemble assez, si je puis dire. »
« Ah bon ? Dites toujours ! » le coupa Frodo, qui eut sans doute mieux fait de se taire.
« Un petit rondouillard aux joues rouges », dit M. Fleurdebeurre d’un ton solennel. Pippin ricana, mais Sam eut l’air indigné. « Ça ne t’aidera pas beaucoup : ça vaut pour la plupart des hobbits, Bébert, qu’il me dit, poursuivit M. Fleurdebeurre en lançant un regard à Pippin. Mais celui-là est plus grand que certains et plus pâle que la plupart, et il a une fente au menton : un type guilleret, à l’œil vif. Vous m’excuserez, mais c’est lui qui l’a dit, pas moi. »
« Lui ? Et c’était qui, lui ? » demanda Frodo avec une vive curiosité.
« Ah ! C’était Gandalf, si vous voyez de qui je veux parler. Un magicien, qu’ils disent, mais c’est un bon ami à moi, vrai ou pas. Sauf que là, je sais pas trop ce qu’il aura à me dire si je le revois : il ferait surir toute ma bière ou me changerait en bloc de bois que ça ne m’étonnerait pas. Il s’emporte assez facilement. N’empêche que… ce qui est fait est fait. »
« Eh bien, qu’avez-vous donc fait ? » dit Frodo, que le lent déballage de Fleurdebeurre commençait à exaspérer.
« Où en étais-je ? dit l’aubergiste, s’arrêtant et claquant des doigts. Ah oui ! Le vieux Gandalf. Il y a trois mois de ça, il est entré dans ma chambre sans frapper. Bébert, qu’il me dit, je pars au matin. Veux-tu me rendre un service ? Vous avez qu’à le nommer, que j’ai répondu. Je suis pressé, qu’il m’a dit, et je ne peux pas m’en charger moi-même, mais j’ai un message à faire porter dans le Comté. Pourrais-tu envoyer un de tes gens, dont tu sais qu’il ira ? Je peux trouver quelqu’un, que j’ai dit, demain, peut-être, ou après-demain. Arrange-toi pour que ce soit demain, qu’il me dit, puis il m’a remis une lettre.
« Le destinataire ne fait pas de doute », dit M. Fleurdebeurre, sortant une lettre de sa poche et lisant l’adresse avec une orgueilleuse lenteur (il chérissait sa réputation de lettré) :
M. FRODO BESSAC, CUL-DE-SAC, HOBBITEVILLE
dans le COMTÉ.
« Une lettre pour moi de Gandalf ! » s’écria Frodo.
« Ah ! dit M. Fleurdebeurre. Votre vrai nom est donc Bessac ? »
« C’est exact, dit Frodo, et vous feriez mieux de me donner tout de suite cette lettre, et de m’expliquer pourquoi vous ne l’avez jamais envoyée. C’est ce que vous êtes venu me dire, je suppose, même si vous avez mis du temps à en venir au fait. »
Le pauvre M. Fleurdebeurre parut décontenancé. « Vous avez raison, maître, dit-il, et je vous prie de m’en excuser. Et j’ai diantrement peur de ce que Gandalf va dire, s’il en ressort quelque chose de mal. Mais j’ai pas fait exprès de la garder. Je l’ai rangée en lieu sûr. Puis j’ai trouvé personne pour aller dans le Comté le lendemain, ni le surlendemain, et aucun de mes gens n’était libre ; et puis une chose par-ci et une autre par-là m’ont fait oublier. Je suis un homme occupé. Je vais faire ce que je peux pour arranger les choses, et si je peux vous rendre un service, vous avez qu’à le nommer.
« Lettre ou pas, c’est ce que j’avais promis à Gandalf de toute façon. Bébert, qu’il me dit, cet ami à moi dans le Comté, il se peut qu’il vienne de ce côté avant peu, lui et un autre. Il se fera appeler Souscolline. Note-le bien ! Mais ne pose pas de questions. Et si je ne suis pas avec lui, il se peut qu’il ait des ennuis, et il peut avoir besoin d’aide. Fais tout ce que tu peux pour lui et je t’en serai reconnaissant. Et vous voici, et visiblement, les ennuis ne sont pas loin. »
« Que voulez-vous dire ? »
« Ces hommes en noir, dit l’aubergiste en baissant la voix. Ils cherchent Bessac, et s’ils sont bien intentionnés, moi, je suis un hobbit. C’était lundi, et tous les chiens piaulaient et les oies criaillaient. Bizarre, que je me suis dit. Alors Nob, il est venu me dire que deux hommes en noir étaient à la porte et demandaient à voir un hobbit appelé Bessac. Il avait les cheveux dressés sur la tête. J’ai dit à ces types-là de ficher le camp et je leur ai fermé la porte au nez ; mais à ce qu’on m’a dit, ils sont allés jusqu’à Archètes en posant la même question. Et ce Coureur, celui qu’on appelle l’Arpenteur, lui aussi, il pose des questions. Il a essayé d’entrer ici avant que vous ayez pris une seule bouchée ou gorgée, oui, parfaitement. »
« Parfaitement ! dit soudain l’Arpenteur, s’avançant dans la lumière. Et beaucoup d’ennuis auraient été évités si vous l’aviez laissé entrer, Filibert. »
L’aubergiste sursauta. « Vous ! s’écria-t-il. Vous surgissez toujours tout à coup. Qu’est-ce que vous voulez, cette fois ? »
« J’ai consenti à le voir, dit Frodo. Il est venu m’offrir son aide. »
« Eh bien, c’est votre affaire, je suppose, dit M. Fleurdebeurre, levant des yeux suspicieux en direction de l’Arpenteur. Mais si j’étais dans pareille situation, je n’irais pas m’acoquiner avec un Coureur. »
« Et avec qui iriez-vous vous acoquiner ? demanda l’Arpenteur. Un aubergiste ventripotent qui oublierait son propre nom, si on ne le lui criait pas à longueur de journée ? Ils ne peuvent rester au Poney indéfiniment, et ils ne peuvent rentrer chez eux. Une longue route les attend. Irez-vous avec eux pour tenir les hommes en noir à distance ? »
« Moi ? Quitter Brie ? Je ne ferais ça pour rien au monde ! dit M. Fleurdebeurre, l’air vraiment effrayé. Mais pourquoi vous resteriez pas tranquillement ici encore un peu, monsieur Souscolline ? Qu’est-ce que c’est que toutes ces manigances ? Que cherchent ces hommes en noir, et d’où viennent-ils, dites-moi donc ? »
« Je suis désolé, mais je ne peux pas tout expliquer, répondit Frodo. Je suis fatigué, très préoccupé, et c’est une longue histoire. Mais si votre intention est de m’aider, je dois vous prévenir que vous serez en danger tant que je logerai sous votre toit. Ces Cavaliers Noirs… je n’en suis pas sûr, mais je pense, je crains qu’ils ne viennent du… »
« Ils viennent du Mordor, souffla l’Arpenteur à voix basse. Du Mordor, Filibert, si ce nom signifie quelque chose pour vous. »
« Délivrez-nous ! » s’écria M. Fleurdebeurre, blêmissant ; le nom, à l’évidence, lui était connu. « C’est la pire nouvelle qui soit parvenue à Brie de mon temps. »
« Vous ne vous trompez pas, dit Frodo. Êtes-vous toujours disposé à m’aider ? »
« Certainement, dit M. Fleurdebeurre. Plus que jamais. Même si je ne vois pas très bien ce que peut un honnête homme contre… contre… » Il s’arrêta sur un bredouillis.
« Contre l’Ombre dans l’Est, dit calmement l’Arpenteur. Pas grand-chose, Filibert, mais chaque petite chose compte. Vous pouvez laisser M. Souscolline passer la nuit ici, en tant que M. Souscolline ; et vous pouvez oublier le nom de Bessac jusqu’à ce qu’il soit loin. »
« D’accord, dit Fleurdebeurre. Mais j’ai bien peur qu’ils découvrent que M. Bessac est ici sans que j’y sois pour quelque chose. C’est dommage que M. Bessac se soit attiré autant d’attention ce soir, pour dire le moins. L’histoire du départ de ce M. Bilbo avait déjà été entendue à Brie. Même notre Nob a fait des rapprochements dans sa caboche ; et il y en a d’autres à Brie qui ont la comprenette plus rapide que lui. »
« Eh bien, il nous faut espérer que les Cavaliers ne reviendront pas tout de suite », dit Frodo.
« J’espère bien que non, dit Fleurdebeurre. Mais fantômes ou pas, ils entreront pas au Poney si facilement. Vous faites pas de souci jusqu’au matin. Nob dira rien du tout. Pas un des ces hommes ne passera mes portes tant que je me tiendrai encore debout. On sera aux aguets cette nuit, moi et mes gens ; mais vous feriez bien de dormir un peu, si vous le pouvez. »
« En tout cas, il faut nous réveiller à l’aube, dit Frodo. Nous devrons partir le plus tôt possible. Le petit déjeuner pour six heures et demie, s’il vous plaît. »
« Bien ! J’y verrai moi-même, dit l’aubergiste. Bonne nuit, monsieur Bessac… Souscolline, devrais-je dire ! Bonne nuit… mais j’y pense ! Où est votre M. Brandibouc ? »
« Je ne sais pas », dit Frodo, tout à coup angoissé. Ils avaient complètement oublié Merry, et la nuit avançait. « J’ai bien peur qu’il soit sorti. Il nous a parlé d’aller prendre une bouffée d’air. »
« Ma foi, il faut vraiment que quelqu’un s’occupe de vous : on jurerait que vous êtes en vacances ! dit Fleurdebeurre. Je dois vite aller barrer les portes, mais je verrai à ce qu’on laisse entrer votre ami quand il reviendra. Je ferais mieux d’envoyer Nob à sa recherche. Bonne nuit à vous tous ! » M. Fleurdebeurre sortit enfin, non sans un dernier regard soupçonneux en direction de l’Arpenteur. Il secoua la tête et referma la porte ; ses pas s’éloignèrent dans le couloir.
« Alors ? dit l’Arpenteur. Quand allez-vous ouvrir cette lettre ? » Frodo examina soigneusement le cachet avant de le briser. C’était assurément celui de Gandalf. À l’intérieur se trouvait le message suivant, rédigé de la main ferme mais élégante qu’il connaissait au magicien :
LE PONEY FRINGANT, BRIE. Jour de la Mi-Année, l’An 1418 du Comté.
Cher Frodo,
De mauvaises nouvelles me sont parvenues ici. Je dois partir immédiatement. Vous feriez mieux de quitter bientôt Cul-de-Sac et de sortir du Comté avant la fin juillet au plus tard. Je reviendrai sitôt que je le pourrai, et je vous suivrai si je constate que vous êtes parti. Laissez ici un message à mon intention, si vous passez par Brie. Vous pouvez faire confiance à l’aubergiste (Fleurdebeurre). Vous pourriez rencontrer un ami à moi sur la Route : un Homme, grand et mince, hâlé, que certains appellent l’Arpenteur. Il connaît notre affaire et vous aidera. Dirigez-vous vers Fendeval. Nous nous reverrons là-bas, je l’espère. Si je ne viens pas, Elrond vous conseillera.
Bien à vous, en hâte,
GANDALF.
P.S. – Ne vous En servez PAS de nouveau, pour quelque motif que ce soit ! Ne voyagez pas de nuit !
P.P.S. – Assurez-vous qu’il s’agit du vrai Arpenteur. Bien des hommes étranges parcourent les routes. Son véritable nom est Aragorn.
Tout ce qui est or ne brille pas,
Ne sont pas perdus tous ceux qui vagabondent ;
Ce qui est vieux mais fort ne se flétrit pas,
Le gel n’atteint pas les racines profondes.
Des cendres, un feu sera attisé,
Une lueur des ombres surgira ;
Reforgée sera l’épée qui fut brisée :
Le sans-couronne redeviendra roi.
P.P.P.S – J’espère que Fleurdebeurre enverra ceci promptement. Un honnête homme, mais sa mémoire est comme un débarras : chose désirée toujours enterrée. S’il oublie, je vais le faire rôtir.
Bonne route !
Frodo lut la lettre pour lui-même et la passa ensuite à Pippin et à Sam. « Le vieux Fleurdebeurre a vraiment fait un sale gâchis ! dit-il. Il mérite de rôtir. Si j’avais eu aussitôt cette lettre, nous pourrions être à Fendeval, tous sains et saufs à l’heure qu’il est. Mais qu’a-t-il bien pu arriver à Gandalf ? Il m’écrit comme s’il partait affronter un grave danger. »
« C’est ce qu’il fait depuis de nombreuses années », dit l’Arpenteur.
Frodo se retourna et le regarda d’un air pensif, méditant le deuxième post-scriptum de Gandalf. « Pourquoi ne m’avoir pas dit tout de suite que vous êtes l’ami de Gandalf ? demanda-t-il. Nous aurions gagné du temps. »
« Ah bon ? Qui d’entre vous m’aurait cru avant de prendre connaissance de cette lettre ? dit l’Arpenteur. Pour ma part, je n’en savais absolument rien. Je croyais que j’aurais à vous persuader de me faire confiance sans aucune preuve, si je souhaitais pouvoir vous aider. Une chose est sûre, je n’avais aucunement l’intention de vous dire tout sur moi dès l’abord. Je devais vous étudier avant toute chose, et m’assurer de votre identité. L’Ennemi m’a déjà tendu des pièges, vous savez. Du moment où je me serais fait une idée, j’étais prêt à répondre à toutes vos questions. Mais je dois bien l’admettre, ajouta-t-il avec un rire étrange : j’espérais m’attirer votre sympathie pour ce que je suis. Il arrive qu’un homme pourchassé se lasse de la défiance et aspire à l’amitié. Mais pour cela, je crois que les apparences sont contre moi. »
« Elles le sont – du moins, à première vue », dit Pippin avec un rire de soulagement ; la lettre de Gandalf l’avait soudain rasséréné. « Mais beau est qui bien fait, comme on dit dans le Comté ; et je suppose que nous aurions tous à peu près le même air après être restés des jours dans des haies et des fossés. »
« Il vous faudrait plus que quelques jours, quelques semaines, ou même quelques années d’errances dans la Sauvagerie pour vous faire ressembler à l’Arpenteur, répondit ce dernier. Et vous mourrez bien avant, à moins que vous ne soyez d’une plus forte trempe que vous ne le paraissez. »
Pippin n’insista pas ; mais Sam ne se laissa pas démonter, continuant de jeter des regards suspicieux à l’Arpenteur. « Comment on sait que vous êtes l’Arpenteur de Gandalf ? demanda-t-il. Vous avez jamais parlé de lui avant que sa lettre apparaisse. Autant que je sache, vous pourriez être un espion qui joue la comédie pour nous convaincre de partir avec vous. Vous pourriez avoir zigouillé le vrai Arpenteur et lui avoir pris ses vêtements. Qu’est-ce que vous dites de ça ? »
« Que vous êtes un solide gaillard, répondit l’Arpenteur ; mais je crains que la seule réponse que je puis vous faire, Sam Gamgie, soit la suivante. Si j’avais tué le véritable Arpenteur, je pourrais vous tuer aussi. Et je vous aurais déjà tué sans autant de palabres. Si j’étais en quête de l’Anneau, je pourrais vous le prendre… LÀ !
Il se leva, et sembla soudain grandir. Une lueur brillait dans ses yeux, vive et autoritaire. Rejetant sa cape derrière lui, il posa la main sur le pommeau de l’épée qu’il gardait dissimulée à sa hanche. Ils n’osèrent pas bouger. Sam resta bouche bée et le regarda d’un air stupéfait.
« Mais je suis le véritable Arpenteur, fort heureusement, dit-il en abaissant le regard sur eux, son visage soudain adouci d’un sourire. Je suis Aragorn fils d’Arathorn ; et s’il me faut vivre ou mourir pour vous sauver, je le ferai. »
Il y eut un long silence. Puis, Frodo parla avec hésitation. « J’ai su que vous étiez un ami avant de voir la lettre, dit-il, ou du moins, je le souhaitais. Vous m’avez effrayé plusieurs fois ce soir, mais jamais comme le feraient les serviteurs de l’Ennemi, il me semble. Je pense qu’un de ses espions aurait meilleur air tout en étant plus ignoble, si vous saisissez. »
« Je vois, dit l’Arpenteur en riant. Et j’ai l’air ignoble tout en étant meilleur. C’est cela ? Tout ce qui est or ne brille pas, ne sont pas perdus tous ceux qui vagabondent. »
« Ces vers s’appliquaient donc à vous ? demanda Frodo. Je n’arrivais pas à voir de quoi il était question. Mais comment saviez-vous qu’ils se trouvaient dans la lettre de Gandalf, si vous ne l’avez jamais vue ? »
« Je n’en savais rien, répondit-il. Mais je suis Aragorn, et ces vers vont avec ce nom. » L’Arpenteur tira son épée, et ils virent que la lame était en effet brisée à un pied de la garde. « Pas très utile, hein, Sam ? dit l’Arpenteur. Mais l’heure approche où cette lame sera forgée à nouveau. »
Sam resta coi.
« Eh bien, poursuivit l’Arpenteur, avec la permission de Sam, nous dirons que l’affaire est réglée. L’Arpenteur sera votre guide. Et maintenant, je crois qu’il est temps d’aller vous coucher et de vous reposer comme vous le pourrez. Une dure route nous attend demain. Même si nous parvenons à quitter Brie sans encombre, nous ne pouvons guère espérer partir sans être remarqués, à présent. Mais j’essaierai de m’esquiver aussi vite que possible. Je connais une ou deux façons de quitter le Pays-de-Brie autrement que par la grand-route. Si jamais nous parvenons à semer la poursuite, je me dirigerai vers Montauvent. »
« Montauvent ? dit Sam. Qu’est-ce que c’est que ça ? »
« Il s’agit d’une colline un peu au nord de la Route, environ à mi-chemin entre Brie et Fendeval. Elle domine toutes les terres environnantes et nous permettra de regarder alentour. Gandalf cherchera également à s’y rendre, s’il nous suit. Après Montauvent, notre voyage deviendra plus ardu, et nous aurons à choisir entre plusieurs dangers. »
« Quand avez-vous vu Gandalf pour la dernière fois ? demanda Frodo. Savez-vous où il est, ou ce qu’il fait ? »
L’Arpenteur eut un air grave. « Je ne le sais pas, dit-il. Je suis venu dans l’Ouest avec lui au printemps. J’ai souvent fait le guet aux frontières du Comté ces dernières années, alors qu’il était occupé ailleurs. Il laissait rarement votre pays sans protection. Nous nous sommes vus pour la dernière fois le premier mai : au Gué de Sarn, en aval, sur le Brandivin. Il m’a dit que ses discussions avec vous s’étaient bien passées, que vous vous mettriez en route pour Fendeval dans la dernière semaine de septembre. Comme je le savais auprès de vous, je suis parti en voyage de mon côté. Et cela s’est avéré néfaste ; car des nouvelles lui sont parvenues à l’évidence, et je n’étais pas là pour l’assister.
« Je suis inquiet, pour la première fois depuis que je le connais. Nous aurions dû recevoir des messages, quand bien même il eût été retenu. À mon retour, il y a de cela bien des jours, j’ai eu vent de mauvaises nouvelles. Le bruit courait partout comme quoi Gandalf manquait à l’appel et les cavaliers avaient été vus. Ce sont les gens de Gildor qui me l’ont appris, et plus tard, ces mêmes Elfes m’ont dit que vous étiez parti de chez vous ; mais on n’a entendu nulle part que vous aviez quitté le Pays-de-Bouc. Voilà un moment que je surveille la Route de l’Est avec appréhension. »
« Croyez-vous que les Cavaliers Noirs aient quelque chose à voir là-dedans – avec l’absence de Gandalf, je veux dire ? » demanda Frodo.
« Je ne vois pas quoi d’autre aurait pu lui faire obstacle, hormis l’Ennemi lui-même, dit l’Arpenteur. Mais ne perdez pas espoir ! Gandalf est plus grand que vous ne le croyez dans le Comté : d’ordinaire, vous ne voyez que ses jouets et ses plaisanteries. Mais cette affaire qui nous préoccupe sera sa plus grande tâche. »
Pippin bâilla. « Je suis désolé, dit-il, mais je suis mort de fatigue. Malgré tous les dangers et toutes les inquiétudes, je dois aller me coucher au risque de dormir sur ma chaise. Où est cet étourdi de Merry ? Ce serait bien le comble si nous devions aller dans le noir à sa recherche. »
Ils entendirent alors un claquement de porte ; puis des pas se hâtèrent dans le couloir. Merry entra en courant, suivi de Nob. Il se dépêcha de refermer la porte et s’adossa contre celle-ci, tout essoufflé. Ses compagnons le dévisagèrent un moment, effrayés, avant qu’il s’exclame d’une voix entrecoupée : « Je les ai vus, Frodo ! Je les ai vus ! Des Cavaliers Noirs ! »
« Des Cavaliers Noirs ! s’écria Frodo. Où ça ? »
« Dans le village. Je suis resté ici pendant une heure. Puis, comme vous ne reveniez pas, je suis sorti faire un tour. J’étais de retour à l’auberge et je me tenais en dehors de la clarté de la lampe pour admirer les étoiles. Soudain, j’ai eu un frisson et j’ai senti quelque chose d’horrible qui s’approchait à pas de loup ; on aurait dit une ombre plus foncée parmi les ombres de l’autre côté de la rue, juste en dehors de la lumière. Elle s’est tout de suite esquivée dans les ténèbres sans faire de bruit. Il n’y avait pas de cheval. »
« De quel côté est-elle allée ? » demanda soudain l’Arpenteur avec quelque brusquerie.
Merry sursauta, n’ayant pas encore remarqué l’étranger. « Continue ! dit Frodo. C’est un ami de Gandalf. Je t’expliquerai plus tard. »
« Elle a semblé filer par la Route, vers l’est, poursuivit Merry. J’ai essayé de la suivre. Elle n’a pas mis de temps à disparaître, évidemment ; mais j’ai tourné le coin et je me suis rendu jusqu’à la dernière maison en bordure de la Route. »
L’Arpenteur le considéra avec étonnement. « Vous avez le cœur solide, dit-il. Mais c’était fou de votre part. »
« Je ne sais pas, dit Merry. Ni courageux, ni imprudent, il me semble. Je ne pouvais pas résister. C’était comme si quelque chose m’attirait. Quoi qu’il en soit, j’y suis allé, et j’ai soudain entendu des voix près de la haie.
« L’une d’entre elles marmonnait, et l’autre chuchotait ou sifflait. Je n’entendais pas un seul mot de ce qu’elles disaient. Je n’ai pas fait un pas de plus, car je me suis mis à trembler de partout. Je ressentais une peur horrible, alors j’ai fait demi-tour, et j’allais revenir ici en courant quand quelque chose s’est glissé derrière moi et je… je suis tombé. »
« C’est moi qui l’ai trouvé, m’sieur, intervint Nob. M. Fleurdebeurre m’a envoyé avec une lanterne. J’ai marché jusqu’à la Porte de l’Ouest, puis je suis revenu et j’ai continué vers la Porte du Sud. Comme j’arrivais tout près de chez Bill Fougeard, j’ai cru voir quelque chose au milieu du chemin. Je l’aurais pas juré, mais ça me semblait que deux hommes étaient penchés sur quelque chose, comme en train de le soulever. J’ai lâché un cri, mais quand je suis arrivé sur place, on les voyait plus nulle part ; il y avait que M. Brandibouc étendu au bord du chemin. Il avait l’air endormi. “J’ai cru que j’étais tombé au fond de l’eau”, qu’il m’a dit quand je l’ai secoué. Il était très bizarre, et aussitôt réveillé, il s’est relevé et il a couru jusqu’ici comme un lièvre. »
« J’ai bien peur que ce ne soit vrai, dit Merry, même si je ne sais plus ce que j’ai dit. J’ai fait un rêve affreux dont je ne me souviens plus. Je me suis écroulé. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé. »
« Moi, si, dit l’Arpenteur. Le Souffle Noir. Les Cavaliers ont dû laisser leurs chevaux hors les murs et passer secrètement la Porte du Sud. Ils connaîtront maintenant toutes les nouvelles, car ils ont rencontré Bill Fougeard ; et cet homme du Sud était sans doute un espion, lui aussi. Il peut se passer quelque chose dès cette nuit, avant que nous quittions le village. »
« Que va-t-il se passer ? dit Merry. Vont-ils attaquer l’auberge ? »
« Non, je ne le pense pas, dit l’Arpenteur. Ils ne sont pas encore tous là. Et de toute façon, ce n’est leur manière. C’est dans l’ombre et dans la solitude qu’ils sont les plus forts ; ils n’attaqueront pas ouvertement une maison éclairée où il y a beaucoup de monde – pas tant qu’ils ne seront pas à la dernière extrémité, que les longues lieues de l’Eriador s’étaleront encore devant nous. Mais leur pouvoir réside dans la terreur, et certains à Brie sont déjà sous leur emprise. Ils conduiront ces misérables à quelque méfait : Fougeard, certains des étrangers, et peut-être aussi le gardien de la porte. Ils ont discuté avec Harry à la Porte de l’Ouest ce lundi dernier. Je les guettais. Il était blanc comme un linge quand ils l’ont quitté, et il tremblait. »
« On dirait que nous sommes entourés d’ennemis, dit Frodo. Qu’allons-nous faire ? »
« Rester ici : n’allez surtout pas dans vos chambres ! Ils n’ont pu manquer de découvrir quelles elles sont. Les chambres de hobbits ont des fenêtres qui regardent au nord et qui se trouvent près du sol. Nous allons rester tous ensemble et bloquer cette fenêtre, et la porte aussi, bien sûr. Mais d’abord, Nob et moi irons chercher vos bagages. »
Frodo profita de son absence pour raconter brièvement à Merry tout ce qui s’était passé depuis le souper. Merry était encore en train de lire et de méditer la lettre de Gandalf quand l’Arpenteur revint avec Nob.
« Donc, mes bons maîtres, dit Nob, j’ai froissé les draps et placé un traversin au milieu de chaque lit. Et j’ai fait une belle imitation de votre tête avec une carpette de laine brune, monsieur Bess… Souscolline, m’sieur », ajouta-t-il avec un large sourire.
Pippin rit. « Très ressemblant ! dit-il. Mais qu’arrivera-t-il quand ils auront découvert la supercherie ? »
« Nous verrons, dit l’Arpenteur. Il faut espérer tenir jusqu’au matin. »
« Je vous souhaite une bonne nuit », dit Nob, sur quoi il alla retrouver son poste à la surveillance des portes.
Ayant déposé leurs sacs et leur équipement en tas sur le parquet du salon, ils poussèrent l’un des fauteuils bas contre la porte et fermèrent la fenêtre. Jetant un regard à l’extérieur, Frodo vit que la nuit était encore dégagée. La Faucille1 se balançait, claire et brillante, au-dessus des épaulements de la Colline de Brie. Il ferma ensuite les lourds volets intérieurs, mit la barre et tira les rideaux. L’Arpenteur alimenta le feu et souffla toutes les bougies.
Les hobbits s’allongèrent sur leurs couvertures, les pieds vers l’âtre ; mais l’Arpenteur s’installa dans le fauteuil poussé contre la porte. Ils bavardèrent pendant quelque temps, car Merry avait encore plusieurs questions à poser.
« Sauta par-dessus la Lune ! ricana Merry, tout en s’enroulant dans sa couverture. Assez ridicule de ta part, Frodo ! Mais j’aurais aimé y être, juste pour voir. Les braves gens de Brie en parleront encore dans cent ans. »
« Je l’espère », dit l’Arpenteur. Tous demeurèrent alors silencieux, puis, un à un, les hobbits succombèrent au sommeil.
1.
Nom que les Hobbits donnent au Grand Chariot (ou Grande Ourse).