6 Bâton et rasoir


Mat n’avait jamais cru sérieusement que Luca quitterait Jurador après un jour. La « ville du sel » fortifiée était prospère, et le saltimbanque adorait transférer dans ses poches l’argent de ses contemporains. Du coup, le jeune flambeur ne fut pas déçu quand Luca lui annonça que la Grande Ménagerie Itinérante resterait au moins deux jours de plus. Cela dit, il ne fut pas ravi non plus, car il avait espéré que sa bonne vieille chance, ou sa nature de ta’veren, lui épargnerait une déconvenue. À ceci près qu’être ta’veren, jusque-là, ne lui avait valu que des ennuis.

— Les queues à l’entrée, dit Luca en brassant du vent avec les mains, sont déjà plus longues qu’hier, au moment du coup de feu.

Très tôt le matin, le lendemain de la mort de Renna, les deux hommes conversaient dans la roulotte extravagante du saltimbanque. Comme à son habitude, Luca trônait sur la seule chaise, en bout de table – une vraie table, étroite, mais avec des tabourets rangés dessous pour les invités. Dans la plupart des autres roulottes, un plateau tenu par des cordes descendait du plafond, et on s’asseyait sur les couchettes pour manger.

Luca ne paradait pas encore dans une de ses improbables vestes, mais sa gestuelle compensait largement. Latelle, son épouse, préparait le petit déjeuner sur un petit poêle encastré dans un coin de la pièce sans fenêtres, et une forte odeur d’épices planait dans l’air.

La femme au visage dur avait la main si lourde en matière de piment que sa cuisine en devenait immangeable. Aux yeux de Mat, en tout cas, parce que Luca, lui, dévorait tout ce qu’elle concoctait comme s’il s’était agi d’un festin. Peut-être parce qu’il avait une langue en cuir…

— Je compte sur deux fois plus de spectateurs, aujourd’hui. Peut-être trois… Et même chose demain. En une seule visite, les gens ne peuvent pas tout voir, et ici, ils ont les moyens de revenir. Le bouche-à-oreille, Cauthon ! C’est la clé de tout ! Oui, ça nous amène autant de visiteurs que les « fleurs nocturnes » d’Aludra dans le ciel nocturne. À voir comment les choses tournent, j’ai l’impression d’être un ta’veren. Un public nombreux, et l’espoir qu’il le soit plus encore. Plus un sauf-conduit de la Haute Dame…

Luca se tut, l’air presque gêné, comme s’il venait de se souvenir que le document excluait Mat de toute protection.

— Si tu étais vraiment un ta’veren, marmonna le jeune flambeur, ça ne te plairait pas tant que ça.

Alors que Luca le regardait bizarrement, Mat glissa un doigt sous le foulard noir qui dissimulait les stigmates de sa pendaison. Soudain, le maudit truc lui semblait trop serré.

Toute la nuit, il avait rêvé de cadavres dérivant dans un fleuve. Tout ça pour se réveiller au son des dés qui roulaient dans sa tête – toujours un mauvais présage. Et là, ils faisaient plus de vacarme que jamais.

— Je peux te payer l’équivalent de toutes les représentations que tu donneras entre ici et Lugard – qu’importe le nombre de spectateurs. En plus du prix dont nous sommes convenus au début.

Si la ménagerie ne s’arrêtait pas dans toutes les villes, le voyage jusqu’à Lugard prendrait trois fois moins de temps. Et ça irait encore plus vite si Mat parvenait à convaincre Luca de rouler par journée entière, non par demie, comme ils avaient fait jusque-là.

Luca parut réfléchir à ces propositions, à croire qu’elles le tentaient. Puis il secoua la tête avec une compassion feinte et écarta les mains.

— À quoi ressemblerait une ménagerie itinérante qui ne s’arrête jamais pour donner des représentations ? Ça éveillerait les soupçons, ne crois-tu pas ? J’ai un sauf-conduit, et la Haute Dame plaiderait en ma faveur, mais veux-tu que des Seanchaniens nous tombent sans cesse sur le dos ? Pour toi, voyager par étapes sera beaucoup plus sûr.

Valan Luca se contrefichait de la sécurité de Mat Cauthon. En revanche, il pensait se faire plus d’argent en chemin que son commanditaire pouvait lui en donner. Sans oublier qu’être le centre de l’attention générale – au même titre voire plus que les artistes – comptait pour lui presque autant que l’argent. Beaucoup d’artistes évoquaient ce qu’ils feraient quand ils auraient pris leur retraite. Pas Luca. À l’évidence, il comptait cabotiner jusqu’à ce que la mort le fauche au milieu d’un spectacle – le plus grand de toute sa vie, si c’était possible.

— C’est prêt, Valan, annonça Latelle.

Un chiffon protégeant ses mains, elle souleva la lourde casserole et vint la poser sur un épais dessous-de-plat.

La table était mise pour deux, avec des assiettes en faïence et des cuillères en argent. Quand le commun des mortels se contentait de fer-blanc, voire de corne ou de bois, Valan Luca devait parader avec un métal précieux.

Le regard dur et la bouche pincée, la montreuse d’ours avait l’air étrange avec son tablier blanc sur sa robe bleue ornée d’étoiles. Quand elle les regardait méchamment, ses ours devaient regretter de ne pas pouvoir monter à un arbre. Pourtant, elle ne reculait devant rien pour chouchouter son mari.

— Vous mangez avec nous, maître Cauthon ? proposa-t-elle.

Sans le moindre enthousiasme, bien au contraire. Et sans faire mine d’aller chercher une assiette et une cuillère de plus.

Mat la salua avec une ostentation qui la rendit encore plus grognonne. Avec cette femme, il s’était toujours montré délicieusement galant, mais elle s’obstinait à ne pas l’aimer.

— Merci de votre gentille invitation, maîtresse Luca. Hélas, je dois la décliner.

Latelle grogna comme une ourse. Au temps pour la courtoisie ! Les dés roulant toujours dans sa tête, Mat mit son chapeau à larges bords et se retira.

Feu d’artifice de bleu et de rouge, avec une farandole d’étoiles et de comètes dorées – sans oublier les diverses phases de la lune en version argentée –, la grande roulotte se dressait au milieu de la ménagerie, le plus loin possible de la puanteur des cages et du crottin de cheval. Elle était entourée d’autres maisonnettes roulantes, la plupart sans fenêtres et sobrement peintes en une seule couleur. On trouvait aussi d’assez grandes tentes, en règle générale bleues, vertes ou rouges, et parfois à rayures.

À l’horizon, le soleil se levait à peine dans un ciel constellé de nuages blancs. Pendant que les artistes en costume bigarré se préparaient à la représentation du matin – à grands coups d’étirements, de sauts et de contorsions –, des enfants jouaient au ballon ou poussaient un cerceau.

Quatre contorsionnistes très légèrement vêtues – un collant attaché aux chevilles et des chemisiers assez fins pour ne rien laisser à l’imagination – arrachèrent une grimace à Mat. Tandis que deux de ces femmes se tenaient sur la tête, des couvertures les protégeant un peu du sol dur et froid, deux autres faisaient tellement de nœuds à leur corps qu’on devait craindre de ne jamais pouvoir les défaire. Ces femmes avaient-elles une colonne vertébrale en fil de fer et des membres à ressorts ?

Près de la roulotte verte qu’il partageait avec sa femme, Petra le colosse se réveillait en soulevant d’une main des haltères que Mat doutait de pouvoir manier en y mettant les deux. Les biceps plus gros que les cuisses du jeune flambeur, Petra ne transpirait pas le moins du monde.

En ligne devant le marchepied de la roulotte, les petits chiens de Clarine, la queue battant l’air, attendaient impatiemment leur dresseuse. Contrairement aux ours de Latelle, les cabots de Clarine ne ménageaient pas leurs efforts pour la faire sourire.

Quand les dés s’entrechoquaient dans sa tête, Mat était toujours tenté d’attendre que ça passe en s’asseyant dans un coin tranquille où rien ne pouvait arriver. Alors qu’il aurait volontiers suivi un moment les évolutions des acrobates – des beautés presque aussi peu vêtues que les contorsionnistes –, il se résigna à prendre le chemin de Jurador, distante d’un peu plus d’un quart de lieue. Sur la route, il observa attentivement tous les passants. Dans la cité, il espérait pouvoir faire un achat…


Délimité par une corde qui courait le long de la paroi de toile de la ménagerie, un large couloir était déjà pris d’assaut par les spectateurs. Luca devait bicher, car d’autres candidats arrivaient toujours. Sur les robes des femmes et sur les vestes courtes des hommes, Mat nota la quasi-absence d’ornements. Sur la route, quelques charrettes à larges roues tirées par un cheval ou un bœuf se dirigeaient déjà vers la ville. Dans le lointain, sur les collines qui se dressaient derrière la cité, des silhouettes allaient et venaient au milieu des bassins d’évaporation et des moulins à vent qui récupéraient le sel.

Après avoir franchi les portes de la ville, une caravane de chariots bâchés – vingt véhicules, tous tirés par un attelage de six chevaux – se mit en chemin dans la direction de Mat. Sur le banc du chariot de tête, à côté du conducteur, une négociante paradait dans un manteau vert brillant.

Un vol de corbeaux passa en croassant. Les sangs glacés, Mat écarquilla les yeux, mais personne ne se volatilisa sans crier gare. D’ailleurs, pour autant qu’il pouvait voir, tous les quidams du coin avaient une très belle ombre.

Aujourd’hui, pas de morts ambulants… Cela dit, la veille, c’était bien ce qu’il avait vu.

À coup sûr, des morts qui marchent n’étaient pas un augure encourageant. Sauf miracle peu probable, il y avait un lien entre les cadavres baladeurs, Tarmon Gai’don et ce bon vieux Rand.

Comme d’habitude, à l’évocation de son vieil ami, des couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Mat. Puis une vision fugitive lui fit découvrir Rand et Min. Debout près d’un grand lit, ils s’embrassaient passionnément.

Le jeune flambeur faillit s’emmêler les pinceaux et s’étaler. Par le sang et les cendres, ces coquins n’arboraient pas l’ombre d’un vêtement ! Dans le plus simple appareil, tous les deux !

À l’avenir, Mat redoublerait de prudence quand il lui prendrait l’idée de penser à Rand.

Les couleurs revinrent et d’autres images défilèrent. Titubant de nouveau, Mat songea qu’on pouvait voir bien pire qu’un baiser, si peu innocent fût-il.

Oui, par la Lumière, il allait devoir être très prudent.

Appuyés à leur hallebarde, les deux soldats qui flanquaient la porte cloutée de fer étudièrent le jeune flambeur d’un œil soupçonneux. En plastron blanc et casque conique à crête en crin de cheval, ces types devaient croire que le visiteur, pour trébucher ainsi, était rond comme une queue de pelle. Le salut rassurant dont Mat les gratifia ne les incita pas à se dérider. Dans ce contexte, un bon coup de gnôle n’aurait pas été de trop.

Par bonheur, les sentinelles se contentèrent de le laisser passer. Les ivrognes étaient des fauteurs de troubles – en particulier les soiffards matinaux –, sauf ceux qui portaient des habits de qualité, sans rien de flamboyant, mais d’une bonne coupe et taillés dans de l’excellente soie. En d’autres termes, un type aux poignets ornés d’un peu de dentelle n’était déjà plus tout à fait un pochtron comme les autres.

Dès potron-minet, les rues pavées de Jurador étaient atrocement bruyantes. Leur marchandise exposée sur une brouette ou sur le plateau accroché à leur cou, les colporteurs ajoutaient leurs cris à ceux des commerçants campés derrière leur étal. Pour ponctuer ces beuglements, des tonneliers abattaient leur masse sur les cercles de cuivre servant à renforcer les tonneaux indispensables au transport du sel. Cerise sur le gâteau, le fracas des métiers à tisser des fabricants de tapis achevait de percer les tympans les plus résistants. Dans ce vacarme, le claquement des marteaux de forgeron et les échos de musique – jour et nuit il en montait des tavernes et des auberges – seraient presque passés inaperçus.

Royaume du joyeux désordre, Jurador avait été construite un peu au hasard, les immeubles d’habitation et les auberges jouxtant les tavernes et les étables. Mais avec ses bâtiments de pierre aux toits de tuile rouge, c’était aussi une ville solide qui ne s’en laissait pas conter en matière de cambriole. Au rez-de-chaussée, presque toutes les fenêtres des bâtiments étaient protégées par des barreaux. Pour les demeures des nantis – des marchands de sel, en grande majorité –, il en allait de même à tous les étages.

La musique qui sourdait des auberges et des tavernes réveilla la vieille passion de Mat pour le jeu. Dans ces établissements, de sacrées parties d’argent devaient être en cours. En tendant l’oreille, le jeune flambeur crut capter le son caractéristique de dés qui roulent sur une surface dure. Depuis quand n’avait-il plus entendu ça ailleurs que dans sa tête ? Mais il n’était pas venu pour jouer.

N’ayant toujours pas pris de petit déjeuner, il approcha d’une bonne femme toute ridée. À en croire ses cris, ses tourtes contenaient la meilleure viande de bœuf jamais vendue en Altara. Prêt à croire la brave dame, Mat lui tendit les pièces de cuivre qu’elle exigeait.

Des bœufs, Mat n’en avait jamais vu dans les pâturages des environs. Des moutons et des chèvres, oui, mais… Hum, dans toutes les villes, quand on achetait une tourte à un vendeur à la sauvette, il valait mieux ne pas chercher à savoir de quoi elle était fourrée.

De plus, il pouvait y avoir des bovins, dans quelques fermes assez éloignées…

C’était possible, oui…

Quoi qu’il en soit, la tourte se révéla exquise et encore chaude – un miracle, avec ce genre de produits achetés dans les rues.

Dans la foule, Mat avança en dévorant sa tourte et en s’essuyant le menton, abondamment souillé de gras.

Multipliant les contorsions, il fit son possible pour ne bousculer personne. En Altara, les gens étaient très susceptibles.

À Jurador, une cité prospère, on pouvait estimer la position sociale des gens à la seule vue des broderies qui rehaussaient les vestes, les robes et les manteaux. De loin, avant de pouvoir distinguer la soie de la laine, ces fantaisies étaient un indicateur qui ne trompait pas. Si les plus riches négociantes portaient sur leur visage cuivré un voile transparent – ingénieusement tenu grâce aux peignes d’argent piqués dans leurs tresses –, la plupart des hommes et des femmes, qu’ils soient des magnats du commerce du sel ou de vulgaires vendeurs à la sauvette, arboraient à la ceinture un long couteau à la lame incurvée. Comme s’ils brûlaient d’en découdre, quelques excités serraient convulsivement le manche de leur arme.

Par principe, Mat évitait les conflits. Hélas, dans ce domaine, sa chance le laissait beaucoup trop souvent tomber. Sans doute parce que sa nature de ta’veren plombait ses probabilités de réussir.

Jusque-là, les dés n’avaient jamais signalé à Mat une bagarre – une bataille, oui, mais pas en pleine rue –, une raison de plus de regarder attentivement où il mettait les pieds.

Cette prudence ne lui servirait à rien, bien entendu. Quand les dés s’arrêtaient, ils s’arrêtaient, et voilà tout. Mais pourquoi prendre des risques insensés ? Le risque, ce n’était pas son truc – sauf quand il flambait, mais là, il ne courait aucun danger, malgré les apparences.

Devant une armurerie dont l’étal proposait des épées et des dagues jalousement surveillées par un colosse aux phalanges écorchées et au nez cassé plus souvent qu’à son tour, Mat remarqua un tonneau plein de cannes de marche et de bâtons de combat.

Un gourdin accroché à sa hanche gauche – le pendant du couteau qui brillait sur la droite –, l’homme clamait à qui voulait l’entendre que les armes exposées venaient directement d’Andor. Une référence incontournable… Du coup, tous les vendeurs qui ne fabriquaient pas leurs propres pièces prétendaient qu’elles venaient d’Andor, de la lisière de la Flétrissure ou de Tear. Et Tear, toute blague à part, produisait un acier d’exception.

Au grand ravissement de Mat, dans le tonneau d’exposition, il repéra du premier coup d’œil un fin bâton en if noir qui le dépassait d’une bonne tête. Sortant sa trouvaille du tonneau, il éprouva le grain d’un pouce presque caressant. C’était bien de l’if noir, dont le grain très spécial conférait aux arcs une puissance jamais vue jusque-là. Le double de la normale, pour être précis.

Avant d’avoir éliminé les excès de matière, on ne pouvait pas être catégorique sur la qualité d’un bâton. Cela dit, celui-ci semblait plus qu’excellent. Mais l’if noir aurait dû être absent dans le sud de l’Altara. Mat aurait même juré que ce bois rare poussait exclusivement à Deux-Rivières.

Quand la propriétaire de la boutique approcha, des oiseaux aux plumes scintillantes brodés sur la poitrine, puis entreprit de vanter la qualité de ses épées, le jeune homme ne la laissa pas développer :

— Maîtresse, combien pour ce bâton noir ?

La femme cligna des yeux, surprise qu’un homme plus élégant que la moyenne se prenne de passion pour une curiosité et demande son prix au lieu de marchander à partir d’une offre de départ volontairement basse.

Cillant de nouveau, la commerçante donna son prix puis sembla se demander si elle n’aurait pas dû mettre la barre plus haut.

Une bonne question. Pour la matière première d’un arc long de Deux-Rivières, Mat avait prévu de payer beaucoup plus cher.

Son emplette sur l’épaule, il sortit de l’armurerie, finit de dévorer sa tourte et essuya sa main gauche sur sa veste.

Mais il n’était pas ici pour s’empiffrer, pour acheter un arc en devenir ou pour jouer. Son véritable centre d’intérêt, c’étaient les écuries.

Même chez les loueurs de chevaux, on proposait toujours deux ou trois bêtes à la vente. Et quand on savait négocier, on pouvait acquérir un très bon équidé en théorie réservé à la location. En tout cas, c’était possible avant la réquisition massive décrétée par les Seanchaniens. Par bonheur, la présence de l’Empire à Jurador était très intermittente.

Passant d’écurie en écurie, Mat étudia attentivement des montures baies, bleu rouan ou pie, isabelle et alezanes, dans les versions noires, blanches, grises et pommelées. Uniquement des juments ou des hongres. Pour ce qu’il voulait en faire, un étalon n’aurait pas convenu.

Hélas, tous les équidés qu’il envisagea le déçurent d’une façon ou d’une autre, même si certains correspondaient à une partie de ses critères.

Tout changea quand il se retrouva dans une petite écurie nichée entre une grande auberge de pierre – appelée Les Douze Puits de Sel – et la boutique d’un marchand de tapis.

En principe, les métiers à tisser auraient dû déranger les chevaux, mais ceux-là semblaient ne plus entendre leur vacarme.

Les stalles s’alignaient sur plus de profondeur que Mat l’aurait cru. Mais les lanternes accrochées aux poteaux fournissaient une lumière vive et agréable. La poussière du grenier à grain flottant paresseusement dans l’air, on y captait d’aimables odeurs de paille et d’avoine. Bien que très prononcés, les effluves de crottin – frais, car on respectait les règles d’hygiène – n’agressaient pas outre mesure les narines.

Trois garçons d’écurie munis d’une pelle évacuaient le fumier. Décidément, le propriétaire entretenait à la perfection son bien. En procédant ainsi, on réduisait les risques de maladie. Plus tôt dans la journée, Mat était sorti en trombe de certains établissements – juste après y avoir passé le nez, et encore.

La jument noir et blanc était attachée hors de sa stalle pendant qu’un garçon d’écurie finissait d’en changer la paille. Les oreilles bien en avant, la posture conquérante, la bête semblait bouillonner d’énergie. Haute de quinze mains – soit environ cinq pieds –, sa longue assiette synonyme de confort de monte, sa sangle abdominale ferme prometteuse d’endurance, la jument était dotée de jambes parfaitement proportionnées, avec des canons courts et des boulets présentant un angle parfait. Les épaules bombées juste ce qu’il fallait, la croupe et le garrot bien alignés, elle avait une plastique aussi bonne que celle de Pépin, voire meilleure. Plus important encore, elle appartenait à une race chevaline dont Mat avait entendu parler, sans penser en voir un jour un spécimen. Originaires d’Arad Doman, les « rasoirs » se distinguaient par leur aspect unique au monde. Sur leur robe, le noir et le blanc alternaient en lignes droites parallèles qu’on aurait pu croire tracées par un rasoir – d’où le nom de la race.

Comme celle du bâton d’if noir, la présence de la jument à Jurador était une énigme. À ce qu’on disait, aucun Domani n’aurait vendu un « rasoir » à un étranger.

Très rapidement, Mat balaya du regard les autres équidés qui attendaient dans leur stalle. Dans sa tête, les dés roulaient-ils moins sauvagement ? Non, c’était son imagination. Rien n’avait changé depuis son bref passage dans la roulotte de Luca.

Un type sec comme une trique et chauve comme un œuf – à l’exception d’une couronne de cheveux gris – approcha du jeune flambeur, la tête baissée sur ses mains croisées.

— Je me nomme Toke Fearnim, seigneur, se présenta-t-il avec un accent à couper au couteau.

Perplexe, il lorgna le bâton d’if noir que Mat portait sur l’épaule. En général, les types vêtus de soie ne trimballaient pas ce genre d’objet.

— Comment puis-je vous être utile, seigneur ? Vous désirez louer une monture ? Ou en acheter une ?

Des fleurs brodées rehaussaient les épaules du gilet que Fearnim portait sur une chemise dont la blancheur n’était plus qu’un lointain souvenir. Prudent, Mat ne s’attarda pas sur les broderies. À la ceinture, le gaillard portait un des fameux coûteux incurvés, et deux balafres barraient son visage parcheminé. De vieilles cicatrices. Ses bagarres plus récentes ne lui avaient pas laissé de stigmates visibles.

— Ce serait pour un achat, maître Fearnim, si vous avez ce qu’il me faut. Une bête à peu près convenable ferait l’affaire. Jusque-là, j’ai surtout vu une multitude de haridelles frappées d’éparvin qu’on prétendait âgées de six ans alors qu’elles allaient sur leurs dix-huit en tremblotant.

Pour ponctuer cette tirade, Mat fit mine de sucrer les fraises, puis il sourit. Quand on amusait son interlocuteur, la négociation se déroulait en général beaucoup mieux.

— J’ai trois bêtes à vendre, seigneur, dont aucune ne souffre d’éparvin. (Fearnim s’inclina de nouveau mais ne se fendit pas de l’ombre d’un sourire.) La première, vous l’avez devant vous, hors de sa stalle. Une jument de cinq ans absolument parfaite. À dix couronnes, c’est un cadeau. Dix couronnes d’or, bien entendu.

Mat fit mine d’en rester bouche bée.

— Pour une jument pie ? Je sais que les Seanchaniens ont fait monter les prix, mais quand même…

— Pie, peut-être, mais pas n’importe quel pie… C’est une jument rasoir, seigneur. La monture préférée des Domani de haut rang.

Par le sang et les cendres ! Pour faire une affaire, il faudrait repasser.

— Ça, c’est ce que vous dites, maître Fearnim. Ce que vous dites…

Mat inclina son bâton pour qu’il repose sur le sol, histoire de pouvoir s’appuyer dessus. Ces derniers temps, sa hanche ne le martyrisait plus, sauf quand il marchait trop longtemps – comme ce matin, justement. Et là, il dégustait.

Eh bien, affaire ou pas, il allait devoir jouer le jeu. Dans le commerce des chevaux, il existait des règles. Ne pas les respecter, c’était risquer de finir sans le sou.

— Pour commencer, je n’ai jamais entendu parler d’une race nommée « rasoir ». Qu’avez-vous d’autre à me proposer ? Seulement des hongres et des juments, je parie.

— Des hongres. À part la jument rasoir, c’est tout ce que j’ai à vendre.

Fearnim se tourna vers le fond de l’écurie et cria :

— Adela, amène-nous le beau hongre bai qui est à vendre.

En pantalon et gilet sombres, une jeune femme mince et grande au visage acnéique s’empressa d’obéir. Elle fit parader le hongre bai, puis passa à un gris pommelé qu’elle conduisit lui aussi jusqu’à l’îlot de lumière, près de la porte.

Mat dut avouer que Fearnim ne se moquait pas de lui. Morphologiquement, les équidés tenaient la route, mais le bai était trop grand – plus de dix-sept mains au garrot –, et le gris pommelé, les oreilles à demi baissées en permanence, avait essayé deux fois de mordre la main d’Adela. Très vive et habituée aux animaux, la fille d’écurie n’avait eu aucun mal à éviter ses assauts.

Même s’il n’avait pas eu la jument rasoir en tête depuis le début, Mat aurait rejeté sans hésitation les deux hongres.

Un chat tigré étique jaillit de nulle part et vint s’asseoir aux pieds de Fearnim pour lécher la plaie béante qui barrait une de ses épaules.

— Cette année, dit Fearnim, les rats sont pires que jamais. Et plus combatifs, aussi. Il va me falloir un autre chat, et peut-être même deux. (Après cette digression, il revint à l’affaire en cours.) Seigneur, voulez-vous jeter un coup d’œil à mon bijou, puisque les deux autres vous ont déplu ?

— Je veux bien étudier votre pie, maître Fearnim. Mais ne comptez pas sur dix couronnes.

— En or, reprécisa Fearnim. Hurd, fais parader la jument rasoir pour notre bon seigneur.

Pas pour la première fois, Fearnim avait mis l’accent sur le mot « rasoir ». Le rouler dans la farine ne serait pas un jeu d’enfant. Sauf si sa nature de ta’veren daignait enfin aider le jeune flambeur. Sa chance, il ne fallait pas y compter, car elle ne se mouillerait pas pour un vulgaire marchandage.

Hurd, c’était le garçon d’écurie qui nettoyait la stalle de la jument rasoir. Petit et trapu, il devait compter sur les doigts d’une main les cheveux qu’il restait sur son crâne et les dents qui garnissaient sa bouche. Non, de dents il n’en avait plus, ce fut évident quand il sourit. Ce qu’il fit en conduisant la jument dans le cercle de lumière. On voyait qu’il aimait beaucoup la jument rasoir, et ça pouvait se comprendre.

La jument ne boitait pas, un bon début qui n’empêcha pas Mat de l’inspecter attentivement. Vue de près, sa denture indiquait que Fearnim n’avait pas menti sur son âge – mais pour raconter des craques là-dessus, il fallait être un crétin, ou traiter avec un idiot. Bizarrement, beaucoup de vendeurs pensaient que c’était le cas, et ils tentaient d’en profiter.

Quand Mat lui flatta les naseaux tout en sondant son regard, la jument orienta ses oreilles vers lui. Un bon signe, tout comme les yeux limpides, brillants et exempts de sécrétions.

Inspectant les jambes de la jument rasoir, Mat ne trouva ni couche ni autre enflure. Partout ailleurs, il ne remarqua aucune lésion et rien ne lui fit soupçonner la présence de teigne. Étant à même de passer sans forcer son poing entre la cage thoracique de la jument et son épaule, il déduisit qu’elle aurait une longue foulée. En revanche, il réussit difficilement à glisser sa main entre la dernière côte et la hanche. Une bête résistante, peu susceptible de se claquer un muscle ou un tendon en galopant.

— Vous vous y connaissez en chevaux, seigneur, fit Fearnim.

— On peut le dire, oui. Dix couronnes d’or, c’est trop pour une jument pie. On dit qu’elles portent malheur, vous savez ? Bien sûr, je n’y crois pas, sinon, je ne ferais pas d’offre.

— Porter malheur ? Première nouvelle, seigneur. Combien proposez-vous ?

— Pour dix couronnes d’or, j’aurais un pur-sang de Tear. Pas le meilleur, c’est vrai, mais… Disons dix couronnes. D’argent.

Fearnim éclata de rire. Quand il se fut calmé, la vraie négociation commença.

Pour finir, Mat déboursa cinq couronnes en or, plus quatre marks du même métal et trois couronnes d’argent – toutes des monnaies frappées à Ebou Dar. Dans le coffre caché sous sa couchette, il y avait des pièces de tous les pays, mais en général, pour les écouler, il fallait trouver un banquier ou un agent de change. Après avoir pesé les pièces, celui-ci estimait leur valeur. Outre que le processus risquait d’attirer l’attention, Mat aurait payé la jument bien plus cher – peut-être l’équivalent des dix couronnes d’or. En ce monde, les balances des agents de change ne fonctionnaient pas comme celles du commun des mortels.

Mat n’aurait pas cru pouvoir faire baisser autant le prix de Fearnim. Cela dit, à la lueur qui brillait dans ses yeux, le gaillard n’espérait pas toucher autant. Quand les deux parties étaient satisfaites, on pouvait se rengorger d’avoir finement négocié, n’est-ce pas ?

Dés ou pas dés, la journée commençait bien. Mat aurait dû se douter que ça ne pouvait pas durer.

Lorsqu’il retourna à la ménagerie, vers midi, sa hanche douloureuse l’ayant forcé à monter la jument rasoir malgré l’absence de selle, les dés roulaient toujours dans sa tête. À l’entrée, la queue s’était encore allongée, des centaines de curieux attendant de découvrir les merveilles de Valan Luca.

Comme d’habitude, chaque spectateur laissait tomber ses pièces dans un pichet de verre transparent tenu par un colosse qui les introduisait ensuite dans un coffre-tirelire surveillé par un type encore plus costaud. Avec les nouveaux arrivants, cela dit, la queue ne semblait jamais diminuer. Spectacle rare, personne ne poussait ou ne tentait de gagner des places dans la file.

À cette heure, le public était surtout composé de fermiers reconnaissables à leur tenue de laine et à leurs ongles sales. Cela dit, les épouses et les enfants avaient dû faire leur toilette, car ils arboraient des joues étincelantes.

La prévision de Luca se réalisait : il était parti pour se remplir les poches. Dans ces conditions, aucune chance qu’il consente à filer le lendemain. Hélas, les dés annonçaient qu’il allait arriver quelque chose de désagréable à Mat Cauthon. D’accord, mais quoi ? Parfois, les fichus dés s’arrêtaient sans qu’il se soit rien passé.

À l’intérieur de la ménagerie, tout près de l’entrée, Aludra accusait réception de tonneaux de toutes les tailles. Deux pleins chariots… Encore que ce n’était peut-être pas si simple, les véhicules semblant faire partie de la livraison.

— Je vous dirai où garer les chariots, fit la mince jeune femme au conducteur du véhicule de tête, un type élancé au menton en galoche.

Quand elle suivit un instant Mat des yeux, les longues tresses piquées de perles de l’Illuminatrice oscillèrent. Mais elle se concentra de nouveau sur le conducteur.

— Les chevaux, il faudra les mettre avec les autres, d’accord ?

Qu’avait donc acheté Aludra, surtout en une telle quantité ? Du matériel pour ses feux d’artifice, sûrement. Chaque soir, dès qu’il faisait assez sombre, histoire que les gens ne soient pas couchés, elle lançait ses « fleurs nocturnes ». En deux ou trois salves, pour une ville comme Jurador, ou quand plusieurs villages étaient assez proches les uns des autres.

Mat avait plusieurs hypothèses sur l’affaire du fondeur de cloches – un artisan dont Aludra affirmait avoir besoin. Mais la seule qui semblait tenir la route était la plus absurde de toutes.

Il cacha la jument parmi les autres chevaux. En réalité, on ne pouvait pas « cacher » une rasoir, mais un équidé passait plus aisément inaperçu parmi ses congénères. Le bâton d’if, il le laissa dans la roulotte qu’il partageait avec Egeanin et Domon – aucun des deux n’étant présent.

Puis il gagna la roulotte de Tuon, désormais garée près de celle de Luca. Mat aurait préféré qu’elle reste stationnée avec les chariots de l’intendance, mais il n’avait pas eu son mot à dire. Dans la ménagerie, seuls Luca et sa femme savaient que Tuon était une Haute Dame. Tous les autres la prenaient pour une servante qui avait menacé d’informer le « mari » d’Egeanin de sa relation coupable avec Mat. Cela dit, parmi les artistes, beaucoup se demandaient pourquoi le jeune homme passait plus de temps avec Tuon qu’avec sa supposée maîtresse. Bien entendu, certains mauvais esprits s’en indignaient. Assez primaires, ces femmes et ces hommes avaient une vision très conformiste de la « droiture » – oui, même les contorsionnistes ! S’enfuir avec l’épouse d’un méchant seigneur était romantique. Fricoter avec sa servante, quelle horreur ! Donner à la roulotte de Tuon une place de choix, près du patron et des artistes qui le suivaient depuis des lustres, ferait encore jaser d’abondance.

Pour être honnête, avec les dés qui roulaient dans sa tête, Mat hésitait à aller voir Tuon. En sa présence, les dés s’étaient arrêtés très souvent, et il aurait été bien en peine de dire pourquoi. Sauf pour la première fois… Là, c’était peut-être simplement parce qu’il avait rencontré la…

Cette seule idée fit se hérisser tous les petits poils de sa nuque. Certes, mais avec les femmes, n’était-on pas toujours obligé de prendre des risques ? Quand il s’agissait de Tuon, c’étaient dix paris par jour, sans connaître la cote avant qu’il soit trop tard. Souvent, Mat se demandait pourquoi sa chance ne l’aidait pas plus avec les femmes. Car enfin, ces dames se montraient aussi imprévisibles que les dés, sauf quand ils étaient pipés.

Aucun des Bras Rouges ne montant la garde autour de la roulotte – désormais, ces hommes n’en étaient plus là –, Mat gravit le marchepied, frappa une fois à la porte, l’ouvrit et entra. Après tout, qui payait le loyer du véhicule ? Et à cette heure, les occupantes n’étaient guère susceptibles d’être étendues nues sur leurs couchettes. De plus, en cas de besoin, la porte comportait un verrou.

Même si maîtresse Anan était absente, la roulotte débordait de monde. La « table » descendue du plafond, on avait disposé dessus des coupes d’olives, un plateau de fromages, du pain, une carafe à vin en argent (propriété de Luca), un gros pichet à rayures rouges et des gobelets décorés de fleurs. Avec sur le crâne un mois de pousse sauvage de cheveux crépus, Tuon trônait sur le seul tabouret, à la place d’honneur de la table. Selucia avait annexé la couchette de droite, Noal et Olver, les coudes sur la table, occupant celle de gauche.

Un fichu à motifs floraux autour de la tête, Selucia resplendissait dans une robe bleu foncé qui mettait en valeur son inoubliable poitrine. Tuon, elle, portait une robe rouge qui semblait composée d’une infinité de plis minuscules. Par le sang et les cendres ! Mat lui avait acheté la soie la veille ! Comment avait-elle pu convaincre les couturières de la ménagerie de lui confectionner une robe ? Sans être un expert, il aurait juré qu’il fallait bien plus de temps que ça.

Tuon avait dû se montrer très généreuse avec l’or de son « ravisseur », devait-on supposer. Mais bon, quand on offrait de la soie à une femme, il fallait s’attendre à payer pour la suite. Enfant, Mat avait entendu plusieurs fois cet exemple de sagesse populaire. Certain de n’être jamais en mesure d’acheter de la soie, il l’avait vite oublié – une erreur, comme il pouvait le constater.

— … Seules les femmes s’aventurent hors de leur village…, était en train de dire Noal.

Avisant Mat, le vieux type rabougri aux cheveux blancs se tut. Dès qu’il fut entré, le jeune flambeur ferma la porte derrière lui.

Aux poignets de Noal, la dentelle avait connu des jours meilleurs, à l’instar de sa veste de laine grise bien coupée. Mais le vêtement, très propre, formait un étrange contraste avec ses doigts crochus et son visage tout cabossé. Les attributs d’un vieux dur de taverne qui avait continué à faire le coup de poing longtemps après ses vingt ans.

Splendide dans la veste verte que Mat lui avait fait confectionner, Olver affichait un sourire aussi large que celui d’un Ogier. Un brave petit, vraiment, mais qui ne serait jamais beau avec ses grandes oreilles et son énorme bouche. Et s’il voulait avoir du succès dans ce domaine, il devrait nettement améliorer sa façon de traiter les femmes. Pour le soustraire à l’influence de ses innombrables « oncles » – Vanin, Harnan et les autres Bras Rouges –, Mat essayait de passer plus de temps avec le gosse, qui semblait apprécier ça. Mais pas autant que les parties de serpents et renards ou de pierres qu’il disputait contre Tuon. Et beaucoup moins que lorgner les seins de Selucia.

Mat approuvait que ces types apprennent à Olver le tir à l’arc, l’escrime et des choses dans ce genre. Mais s’il tombait sur celui qui enseignait le lucre au gamin…

— Un peu de politesse, Jouet, dit Tuon d’un ton mielleux.

Du miel empoisonné. Sauf quand ils s’affrontaient aux pierres, la Fille des Neuf Lunes le regardait toujours comme un juge qui s’apprête à prononcer la sentence de mort d’un accusé.

— On frappe, et après, on attend d’avoir la permission d’entrer. Sauf quand on est un esclave ou un domestique. Dans ce cas, on ne frappe pas. Je note aussi que ta veste est tachée de gras. Ne t’ai-je pas demandé d’être soigneux ?

Devant cette volée de bois vert, Olver se rembrunit, car Mat était son ami. Passant les doigts dans ses longs cheveux, Noal soupira puis se concentra sur la grande coupe posée devant lui – comme s’il espérait trouver une émeraude au milieu des olives.

Réprimande ou non, Mat adorait contempler la petite merveille noire qui serait bientôt sa femme. Enfin, qui l’était déjà à demi, en réalité. Si elle prononçait trois fois la même phrase, l’affaire serait entendue. Que la Lumière le brûle, mais Mat la trouvait superbe. Naguère, il l’avait prise pour une enfant, mais c’était à cause de sa taille et du voile qui occultait ses traits. Sans cet accessoire, il était évident que son visage appartenait à une femme. Quant à ses yeux… Deux étangs sombres où un homme aurait pu s’immerger jusqu’à la fin de sa vie. Très rares, ses sourires pouvaient être malicieux ou mystérieux, et Mat était fou des deux variantes. Pareillement, il adorait la faire rire – quand elle ne se fichait pas de lui. Pour tout dire, il l’aurait préférée un peu moins mince, mais s’il avait pu l’enlacer en l’absence de Selucia, il l’aurait sans doute trouvée à son goût.

Le plus vite possible, il devait convaincre Tuon de lui donner quelques baisers. Parfois, il allait jusqu’à en rêver ! Qu’importe qu’elle le morigène comme s’ils étaient déjà mariés. Enfin, à un ou deux détails près… Qui se souciait d’un peu de gras sur une veste ? Lopin et Nerim, les deux serviteurs de Mat, s’étriperaient pour avoir l’honneur de nettoyer le vêtement. Désœuvrés, ils risquaient vraiment de se battre si Mat n’en désignait pas un.

Le jeune flambeur garda tout ça pour lui. Les femmes adoraient pousser un homme à se défendre. Dès qu’il commençait, elles avaient gagné.

— Je tâcherai de m’en souvenir, Précieuse, dit Mat en souriant.

S’asseyant à côté de Selucia, il retira son chapeau et le posa au-delà de l’autre flanc de la belle. Alors que la couverture formait un pli entre eux, et qu’ils se tenaient à un bon pied l’un de l’autre, on aurait pu croire que le jeune homme s’était collé à sa hanche. Si elle avait les yeux bleus, le regard qu’elle lança au « mufle » était plus noir que la nuit.

— J’espère qu’il y a plus d’eau que de vin dans le gobelet d’Olver, marmonna Mat.

— C’est du lait de chèvre ! s’indigna le gamin.

Oui, il était peut-être encore un peu jeune pour du vin coupé d’eau…

Tuon s’assit bien droite, ce qui ne lui permit pas de paraître plus grande que Selucia, pourtant assez petite elle-même.

— Comment m’as-tu appelée ? demanda la Fille des Neuf Lunes.

— Précieuse… Tu m’as donné un nom d’animal de compagnie, alors, j’en ai trouvé un pour toi.

Les yeux de Selucia manquèrent jaillir de leurs orbites.

— Je vois, fit Tuon avec une moue pensive.

Elle agita les doigts. Aussitôt, Selucia se leva et gagna un des placards. Non sans prendre le temps de foudroyer une nouvelle fois Mat du regard.

— Très bien, Jouet, fit enfin Tuon. Il sera intéressant de voir qui gagnera cette partie.

Le sourire de Mat s’effaça. Une partie ? Dans cette affaire, il avait seulement essayé de rétablir (un peu) l’équilibre. Mais Tuon y voyait un défi, et ça signifiait qu’il pouvait perdre. Voire qu’il perdrait à coup sûr, puisqu’il ignorait les règles du jeu. Pourquoi les femmes compliquaient-elles toujours tout ?

Selucia se rassit puis fit glisser devant Mat une tasse ébréchée et une assiette lestée d’un morceau de pain, de six petites piles d’olives différentes et de trois bouts de fromage. Cette invitation à déjeuner remonta le moral de Mat. Jusque-là, il l’avait espérée sans y croire. Une fois qu’une femme commençait à nourrir un galant, elle avait un mal de chien à l’empêcher de se réinviter à sa table.

— Le fin mot de l’histoire, reprit Noal, achevant son récit, c’est que dans ces villages des Ayyad, on voit des femmes de tous les âges mais aucun homme ayant plus de vingt ans. Pas un seul.

Olver écarquilla les yeux, ce qui n’arrangea rien, question esthétique. Le gamin s’extasiait dès que Noal évoquait les pays qu’il avait visités, y compris au-delà du désert des Aiels. Oui, Olver gobait tout, sans beurre ni confiture !

— As-tu un quelconque lien avec Jain Charin, Noal ? demanda Mat.

Il mangea une olive puis cracha discrètement le noyau dans sa paume. L’amuse-gueule n’était pas pourri, mais il s’en fallait de peu. Idem pour le suivant. Affamé, Mat avala pourtant tout puis s’attaqua à un morceau de fromage de chèvre qui semblait lui aussi battre de l’aile. Tout ça en ignorant le regard désapprobateur de Tuon.

Le visage soudain de marbre, Noal se tut assez longtemps pour que Mat se coupe un bout de pain et l’engloutisse.

— Cousins…, répondit enfin le vieil homme. Nous étions cousins.

— Tu es un parent de Jain ? s’écria Olver.

Les Voyages de Jain l’Explorateur étaient son livre de chevet, qu’il aurait volontiers lu jusqu’aux petites heures de la nuit, si Juilin et Thera l’y avaient autorisé. À l’entendre, ce fichu gosse, quand il serait grand, verrait tout ce que Jain avait vu. Sans parler de ce qu’il découvrirait.

— Qui est cet homme porteur de deux noms ? demanda Tuon. Dans l’histoire, seuls les géants ont droit à cet honneur. Et vous en parlez comme si tout le monde devait le connaître.

— C’était un idiot, grogna Noal avant que Mat ait pu ouvrir la bouche.

Olver poussa un petit cri outré.

— Il a sillonné le monde, laissant une bonne et tendre épouse mourir d’une mauvaise fièvre sans être là pour lui tenir la main. Ensuite, il s’est fait manipuler par…

Sans crier gare, le regard de Noal se voila. Fixant Mat comme s’il voyait à travers son corps, il se massa le front, comme pour forcer un souvenir à remonter.

— Jain l’Explorateur était un grand homme, dit Olver, catégorique. (Ses petits poings fermés, il semblait prêt à se battre pour son héros.) Il a affronté des Trollocs et des Myrddraals et vécu plus d’aventures que quiconque en ce monde. Même Mat ! Et après que Cowin Gemallan eut trahi le Malkier au profit des Ténèbres, il a capturé ce sale type.

Noal sortit soudain de sa transe et tapota l’épaule d’Olver.

— Il a fait ça, c’est vrai, mon garçon. Il faut le mettre à son crédit. Mais quelle aventure justifie d’abandonner une épouse agonisante ?

Terriblement triste, le vieux bonhomme semblait sur le point de rendre l’âme aussi.

Bien entendu, Olver ne sut que répondre, et il baissa la tête. Si Noal venait de le dégoûter de son livre préféré, Mat aurait deux mots à lui dire. La lecture était importante – oui, même lui, il ouvrait parfois un bouquin –, du coup, il s’échinait à trouver des ouvrages susceptibles de plaire à Olver.

Tuon se leva et se pencha pour poser une main sur l’épaule de Noal. De son agacement, il ne subsistait plus rien. Au contraire, elle n’était plus que tendresse.

Une large ceinture de cuir jaune ouvragé lui serrait la taille, mettant en valeur ses courbes. Encore un « financement Mat Cauthon » ! Pas grave… L’argent venait tout seul dans les poches du jeune homme, et s’il n’avait pas dépensé celui-là pour elle, il l’aurait gaspillé avec d’autres femmes.

— Tu as un très bon cœur, maître Charin, dit Tuon.

Bon sang ! Elle appelait tous les gens par leur nom – à part Mat, par le sang et les cendres !

— Tu crois, ma dame ? fit Noal comme s’il attendait sérieusement une réponse. Parfois, je pense que…

De quoi qu’il s’agisse, le vieil homme n’alla pas plus loin. La porte venant de s’ouvrir, Juilin passa la tête dans la roulotte. Son chapeau conique lui donnait comme d’habitude l’air très classe, mais l’inquiétude voilait son beau visage noir.

— Des Seanchaniens approchent. Je vais rejoindre Thera. Si quelqu’un d’autre le lui apprend, elle mourra de peur.

En un clin d’œil, le Tearien se volatilisa, laissant la porte se refermer toute seule.


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