5 Quelque chose… d’étrange


Sur la toile de tente, le vacarme de la pluie qui durait depuis le début de la nuit, presque sans interruption, perdit en intensité alors que Faile, les yeux humblement baissés, approchait du fauteuil de Sevanna – sculpté et doré à outrance, il s’agissait plutôt d’un trône placé au centre des tapis aux couleurs vives qui se chevauchaient sur le sol.

Le printemps était arrivé par surprise. Cela dit, avec tous les braseros éteints, l’air restait mordant.

En s’inclinant bien bas, Faile présenta son plateau en argent torsadé. Sans accorder un regard à la gai’shain, Sevanna prit le gobelet de vin et but une gorgée.

Malgré le désintérêt de l’Aielle, Faile fit une autre révérence puis elle alla reposer le plateau sur le coffre de bois renforcé de cuivre où attendaient une carafe à haut col et trois autres gobelets. Enfin, elle retourna aux côtés des onze autres gai’shain debout sous la tente en toile rouge éclairée par des lampes à déflecteur.

Pour Sevanna, pas de modèle aiel bas et exigu. En matière de confort, elle ne se refusait rien.

Souvent, il était difficile de la considérer comme une Aielle. Ce matin, par exemple, elle savourait sa paresse dans une robe de chambre rouge mal fermée qui dévoilait une bonne moitié de son opulente poitrine – sous une telle avalanche de colliers de perles, d’opales et de rubis que la pudeur en restait plus ou moins sauve. En principe, les Aielles ne portaient pas de bagues. Se fichant des coutumes, Sevanna en arborait au moins une à chaque doigt – du genre chevalière plutôt qu’anneau.

L’épais bandeau d’or et de pierreries qui tenait en place son foulard de soie bleue – lui-même retenant sa luxuriante crinière blonde – faisait irrésistiblement penser à un diadème, voire à une couronne. Bref, on n’aurait rien trouvé d’aiel chez cette personne.

Faile et ses compagnons – six femmes et cinq hommes – avaient été tirés du sommeil en pleine nuit pour former un cercle autour du lit de Sevanna – deux matelas de plume posés l’un sur l’autre – et se tenir prêts à tout si leur maîtresse se réveillait et désirait quelque chose. Au monde, existait-il une reine ou un roi veillé par tant de domestiques ?

Faile lutta pour ne pas bâiller. Avec Sevanna, tous les manquements provoquaient des punitions, et bâiller devait sûrement faire partie du lot.

Les gai’shain devaient être dociles et désireux de plaire. En d’autres termes, on les incitait à pousser l’obséquiosité jusqu’à la reptation. Pourtant fières et promptes à prendre la mouche, Bain et Chiad trouvaient l’exercice facile. Un mystère pour Faile.

Près d’un mois après avoir été attachée nue dans une position qui martyrisait ses articulations, Faile avait subi neuf fois le fouet pour des offenses vénielles que Sevanna considérait comme des crimes majeurs. Ses dernières zébrures n’étant pas encore guéries, l’épouse de Perrin n’avait aucune envie de remettre ça pour une faute d’inattention.

Avec un peu de chance, après cette inoubliable nuit passée à mourir de froid dehors, Sevanna la considérait comme dressée. Sans Rolan et son brasero, Faile ne s’en serait jamais tirée vivante. Cela dit, elle espérait de toute son âme n’être pas le moins du monde « dressée ». Mais à force de faire semblant, il arrivait qu’on devienne pour de bon le personnage qu’on jouait.

Après moins de deux mois de captivité, Faile n’était plus capable de dire depuis quand elle croupissait dans la servilité et la bassesse. Parfois, elle aurait juré porter la tenue blanche depuis largement plus d’un an. Pire encore, il lui arrivait trop souvent de ne plus remarquer le collier qu’elle portait autour du cou et la large ceinture qui ceignait sa taille.

Cette perte de contact avec la réalité l’inquiétait plus que tout le reste. L’espoir, il ne lui restait plus que ça pour ne pas sombrer. Tôt ou tard, elle s’évaderait, ça ne pouvait pas finir autrement. Oui, elle serait libre longtemps avant que Perrin déboule avec l’intention de la sauver.

Pourquoi tardait-il tant, celui-là ? Les Shaido campant à Malden depuis un bout de temps, les retrouver aurait dû être un jeu d’enfant. Pourtant, son mari ne l’avait pas abandonnée, elle en aurait mis sa main au feu. Avant qu’il se fasse tuer en tentant de la libérer, elle devait se débrouiller pour filer. Sinon, un jour, elle aurait dépassé le stade de la soumission feinte pour entrer dans celui de la servilité assumée.

— Thevara, demanda Sevanna, combien de temps encore vas-tu punir Galina Sedai ?

Assise sur un coussin à pompons bleus, juste en face de Sevanna, la Matriarche redressa le dos et pointa le menton.

— Hier soir, l’eau de mon bain était trop chaude. Un manquement de plus. Galina est si amochée que je la fais frapper sur la plante des pieds. C’est douloureux, mais aussi très efficace quand une prisonnière doit rester en relativement bon état.

Depuis que Thevara avait fait entrer Galina sous la tente, Faile s’appliquait à ne pas la regarder. Mais à la mention du nom de l’Aes Sedai, ses yeux s’étaient rivés sur elle de leur propre chef.

Un peu sur le côté, Galina était agenouillée à équidistance des deux Aielles. Trempée jusqu’aux os par une averse nocturne – pendant qu’elle se dirigeait vers la grande tente –, la pauvre n’avait plus de visage, mais une collection de bleus et de contusions. À part sa ceinture et son collier d’or, elle ne portait rien, et les fichus bijoux la faisaient paraître plus nue encore. De ses cheveux et de ses sourcils, il ne restait plus qu’un duvet. Ses autres poils, du cou à la pointe des pieds, avaient été brûlés par le Pouvoir de l’Unique. Et d’après ce qu’on racontait, pour sa première correction, on l’avait suspendue par les chevilles avant de l’utiliser comme un sac de frappe. Pendant des jours, les gai’shain n’avaient parlé que de ça.

En Galina, seules les initiées capables de reconnaître un visage sans âge dévasté par les coups étaient encore à même de voir une Aes Sedai. Et parmi ces femmes, à l’instar de Faile au début, beaucoup se demandaient ce qu’une sœur fichait dans une tenue de gai’shain. D’accord, le visage collait et elle portait la bague, mais pourquoi une Aes Sedai se serait-elle laissé traiter ainsi par Thevara ?

Faile se posait souvent cette question, sans parvenir à y répondre. Les Aes Sedai étaient connues pour avoir des motivations qu’elles seules comprenaient, mais dans le cas présent, ce semblant d’explication ne tenait pas la route.

Quelle que soit la clé de l’énigme, les yeux écarquillés de Galina semblaient ne pas pouvoir se détourner de Thevara. Folle d’angoisse, elle respirait comme un soufflet de forge.

Sa peur reposait sur de solides motifs. Quiconque passait près de la tente de Thevara, presque à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, risquait fort d’entendre Galina implorer la clémence de sa tourmenteuse.

Cinq jours durant, Faile avait vu l’Aes Sedai arpenter le camp pour accomplir une improbable mission. En haillons et hirsute, elle courait comme une folle, la panique voilant son regard.

Quotidiennement, Thevara ajoutait des zébrures sur les épaules, le dos, les reins et l’arrière des genoux de sa victime. Dès que des cicatrices semblaient vouloir guérir, elle les visait pour les rouvrir. Si impensable que ça parût, Faile avait entendu des Shaido s’indigner du traitement que subissait Galina. Mais bien entendu, personne ne se serait mêlé des affaires d’une Matriarche.

Presque aussi grande que bien des hommes de son peuple, Thevara tira sur son fichu dans un cliquètement de bijoux en or et en ivoire puis regarda Galina à la manière d’un aigle qui vient de repérer une souris.

À côté de ceux de Sevanna, les bijoux de la Matriarche auraient pu être qualifiés de sobres, tout comme son chemisier blanc en algode et sa jupe de laine sombre. Pourtant, des deux, c’était Thevara que Faile redoutait le plus. Si Sevanna la faisait punir pour des broutilles, Thevara, elle, aurait pu la réduire en bouillie histoire de se défouler.

Si la tentative d’évasion échouait, elle ne s’en priverait sûrement pas.

— Tant que son visage restera tuméfié, continua Thevara, ne serait-ce qu’un peu, son âme aussi sera amochée et craintive. Son torse, je ne l’ai pas encore travaillé de face, histoire de pouvoir la châtier pour ses futures transgressions.

Des larmes ruisselant sur ses joues, Galina ne put s’empêcher de trembler.

Faile détourna le regard d’un spectacle révoltant. Si elle parvenait à sortir l’artefact du fief de Sevanna, Galina pourrait-elle encore l’aider à s’évader ? Car elle semblait bel et bien brisée…

Un raisonnement cynique, peut-être, mais pour survivre, une prisonnière devait être avant tout lucide. Pour échapper à son calvaire, Galina irait-elle jusqu’à dénoncer Faile ? Naguère, elle l’en avait menacée, si elle ne parvenait pas à s’approprier le bâton…

Savoir que Faile était la femme de Perrin Aybara intéresserait surtout Sevanna. Mais à son stade de désespoir, Galina était capable de faire n’importe quoi…

Faile implora la Lumière de donner à cette femme la force de résister. Bien entendu, au cas où Galina ne tiendrait pas parole – emmener Faile et ses amies avec elle quand elle partirait –, l’épouse de Perrin avait un plan de secours. Mais si tout se passait comme prévu, ce serait tellement plus sûr et moins dangereux. Pourquoi Perrin n’était-il pas déjà là ? Non, pas de pensées fallacieuses ! Envers et contre tout, il fallait rester concentrée.

— Dans cet état, fit Sevanna, les yeux baissés sur son vin, elle n’est pas du tout impressionnante. Même sa bague ne lui donnerait pas l’air d’être une sœur.

Pour une raison qui dépassait Faile, Sevanna tenait à ce que tout le monde sache que Galina était une sœur. Elle allait même jusqu’à lui donner parfois son titre honorifique.

— Pourquoi es-tu arrivée si tôt, Thevara ? Tu vois bien que je n’ai pas encore mangé. Veux-tu un peu de vin ?

— Non, de l’eau, répondit Thevara, catégorique. Quant à l’heure précoce, le soleil est presque au-dessus de l’horizon. Moi, j’ai pris le petit déjeuner avant qu’il se lève. Tu deviens aussi paresseuse qu’une femme des terres mouillées, Sevanna.

La Domani Lusara, une gai’shain à la lourde poitrine, s’empara de la carafe d’eau pour remplir à la hâte un gobelet. À l’évidence amusée par la tempérance des Matriarches, Sevanna prenait toujours soin d’avoir de l’eau fraîche à leur proposer. Un autre comportement aurait été une insulte que nul ne se serait permis, pas même elle.

Dans sa vie d’avant, la Domani au teint cuivré était une négociante. L’âge mûr depuis longtemps dépassé, elle n’avait pas été sauvée par les cheveux blancs qui commençaient à coloniser sa longue crinière noire. Pour son malheur, Lusara était incroyablement belle et Sevanna « collectionnait » les gai’shain riches, puissants et beaux – en se les appropriant sans vergogne lorsqu’ils appartenaient à quelqu’un d’autre. Considérant l’abondance de gai’shain, personne ne s’en plaignait vraiment…

Après une révérence gracieuse, Lusara présenta son plateau à Thevara. Un parangon de servilité. Mais en revenant à sa place, elle sourit à Faile – un sourire conspirateur, pour ne rien arranger.

Faile ravala un soupir. Sa dernière séance de douleur, elle la devait à un soupir lâché au mauvais moment.

Lusara était une des femmes qui lui avaient juré fidélité ces deux dernières semaines. Après Aravine, Faile s’était efforcée de choisir plus prudemment ses partisanes et ses partisans. Mais rejeter un candidat, c’était courir le risque de fabriquer un traître. Du coup, elle avait beaucoup trop de fidèles, dont un grand nombre ne lui paraissaient pas fiables.

Lusara, en revanche, semblait être digne de confiance. En tout cas, pas du genre à trahir volontairement. Hélas, elle prenait le plan d’évasion pour un jeu qui ne coûterait rien en cas de défaite. Dans sa carrière de négociante, elle avait la même philosophie, gagnant et perdant des fortunes sans y penser. Mais Faile, si elle échouait, n’aurait pas de seconde chance. Même chose pour Alliandre, Maighdin… et Lusara elle-même… Parmi les gai’shain de Sevanna, ceux qui tentaient de fuir étaient ensuite enchaînés jour et nuit, sauf quand ils servaient leur maîtresse ou s’acquittaient d’une corvée.

Thevara but une gorgée d’eau puis posa le gobelet sur le tapis et riva sur Sevanna un regard dur comme l’acier.

— Les Matriarches pensent qu’il est grand temps de partir d’ici, en direction du nord-est. Dans les montagnes, nous trouverons des vallées faciles à défendre. Même avec les gai’shain qui nous ralentissent, nous y serons en deux semaines. Ici, nous sommes vulnérables de tous les côtés, et pour trouver des vivres, nous devons aller de plus en plus loin.

Sevanna soutint le regard de Thevara sans ciller une seule fois. Un exploit dont Faile doutait d’être capable. Quand les autres Matriarches se rassemblaient sans elle, ça agaçait la dirigeante « provisoire » du clan Jumai. En principe, elle se vengeait sur ses gai’shain, mais là, elle se contenta de sourire et de boire une gorgée de vin.

— Ici, fit-elle sur le ton de quelqu’un qui s’adresse à un déficient mental, le sol est fertile et nous pouvons ajouter aux nôtres les graines de Malden. Dans les montagnes, qui peut dire comment sera la terre ? D’autre part, nos maraudeurs nous ramènent des vaches, des moutons et des chèvres. Ici, les bons pâturages abondent. Combien y en a-t-il dans les montagnes, Thevara ?

» Ici, nous avons plus d’eau qu’aucun clan n’en a jamais eu. Sais-tu ce qu’il en serait dans tes montagnes ? Quant aux considérations défensives, quelle est leur pertinence ? Ici, qui nous attaquerait ? Les pleutres des terres mouillées filent dès qu’ils voient la pointe d’une de nos lances.

— Tous ne filent pas, rappela Thevara. Certains savent même danser avec les lances, et ils s’en sortent très bien. Imagine que Rand al’Thor nous fasse assiéger par une des autres tribus qui s’opposent à nous ? Nous n’en aurions pas conscience avant qu’il soit trop tard.

Incongrûment, Thevara sourit – mais avec de la glace dans les yeux.

— On murmure que ton plan est de te faire capturer pour devenir une des gai’shain d’al’Thor. Tout ça pour le contraindre à t’épouser. Une idée désopilante, non ?

L’épouse de Perrin ne put s’empêcher de tressaillir. Le plan farfelu de Sevanna visant à épouser Rand – pour croire en une chose pareille, il fallait être dérangée – affaiblissait la position de Faile face à Galina. Si l’Aielle ignorait que Perrin était lié au Dragon Réincarné, Galina était en mesure de le lui apprendre. Dans le même ordre d’idées, si Faile ne parvenait pas à mettre la main sur le fichu bâton, Galina finirait tôt ou tard par la dénoncer. À ce stade, Sevanna ne pouvait pas risquer de perdre un atout précieux. Et pour défendre son « bien », elle était prête à tout. Si Faile se faisait prendre lors d’une tentative d’évasion, elle finirait avec des fers aux pieds.

Sevanna ne trouva rien de « désopilant » dans la tirade de Thevara.

— Qui murmure ça ? Qui ?

Thevara reprit son gobelet et but une nouvelle gorgée d’eau. Comprenant qu’elle n’obtiendrait aucune réponse, Sevanna se cala au dossier de son trône et tira sur les plis de sa robe de chambre. Du feu crépitant toujours dans ses yeux d’émeraude, elle parla d’un ton plus dur que la pierre :

— J’épouserai Rand al’Thor, Thevara ! Je le tenais presque, mais les autres Matriarches et toi, vous m’avez trahie. J’épouserai cet homme, j’unifierai les tribus, et nous soumettrons toutes les terres mouillées.

Au-dessus du bord de son gobelet, Thevara eut un rictus.

— Le Car’a’carn, Sevanna, c’était Couladin ! Je n’ai pas débusqué les Matriarches qui l’ont autorisé à aller à Rhuidean, mais ça ne tardera plus. Rand al’Thor est la créature des Aes Sedai. Ce sont elles qui lui ont soufflé son discours d’Alcair Dal, et ce fut un moment terrible pour les Aiels. Un jour noir où il révéla des secrets que peu d’entre nous sont assez forts pour supporter. Remercie le ciel que la plupart des nôtres aient cru qu’il mentait.

» Mais j’oubliais : tu n’es jamais allée à Rhuidean. Donc, tu as gobé les mensonges de cet homme.

Des gai’shain entrèrent sous la tente. Leur tenue blanche gorgée de pluie, ils attendirent d’être au sec pour cesser d’en remonter l’ourlet. Tous porteurs du collier et de la ceinture d’or, ils laissaient des traces de gadoue sur leur passage. Plus tard, quand elles auraient séché, ils devraient les éliminer, mais en termes de transgressions, avoir souillé sa robe ou sa tunique blanche était beaucoup plus grave. Sevanna voulait que ses gai’shain soient impeccables dès qu’ils se présentaient devant elle.

Comme on aurait pu le prévoir, les deux Aielles n’accordèrent aucune importance aux nouveaux venus.

De toute façon, Sevanna semblait abasourdie par les derniers propos de Thevara.

— En quoi ça t’intéresse, qui a donné la permission à Couladin ? Bah, au fond, ça n’a aucune importance. Donc, passons à autre chose… Couladin est mort et Rand al’Thor porte les marques. Qu’importe la manière dont il les a obtenues ! Ce garçon, je l’épouserai, et je tirerai ses ficelles comme celles d’une marionnette. Si les Aes Sedai peuvent le contrôler – et j’en ai vu qui le manipulaient comme un bébé –, pourquoi en serais-je incapable ? Avec un peu d’aide de ta part, j’y arriverai. Et tu m’assisteras ! Tu reconnais qu’unifier les tribus est une tâche salvatrice, et tant pis pour la façon dont on s’y prend ! Tu as essayé, un jour…

Sous une phrase banale, une menace des plus explicites.

— En un clin d’œil, les Shaido deviendront la tribu la plus puissante de toutes.

Abaissant leur capuche, les nouveaux gai’shain se répartirent en silence sous la tente. Neuf hommes et trois femmes, l’une d’elles étant Maighdin. Depuis que Thevara l’avait trouvée sous la tente des Matriarches, la captive aux cheveux dorés affichait une expression sinistre. Quoi que l’Aielle lui ait fait, tout en Maighdin criait qu’elle avait envie de la tuer de ses mains. Cela dit, ces derniers temps, il lui arrivait de gémir dans son sommeil…

Thevara garda pour elle ce qu’elle pensait au sujet de l’unification des tribus.

— Très peu de Shaido sont pour la prolongation de notre séjour ici… Chaque matin, beaucoup de chefs de clan appuient sur le cercle rouge de leur nar’baha. Je te conseille vraiment d’écouter les Matriarches.

Nar’baha ? La traduction aurait dû être « boîte à gogos », ou quelque chose dans le genre. Mais qu’est-ce que c’était ? Dès qu’elles en trouvaient le temps, Bain et Chiad continuaient à initier Faile à la culture aielle, et elles n’avaient jamais mentionné cet artefact – si c’en était un.

Maighdin vint se placer à côté de Lusara. Appelé Doirmanes, un Cairhienien élancé se campa près de Faile. Très jeune et très beau, il se mordait nerveusement la lèvre inférieure. S’il apprenait l’existence des serments d’allégeance, il faudrait l’éliminer. Sinon, Sevanna serait prévenue dans la minute suivante.

— Nous resterons ici ! rugit Sevanna en projetant son gobelet sur le précieux tapis. Je remplace le chef de tribu, et je viens de parler !

— Tu viens de parler, oui, admit Thevara, très calme. Bendhuin, le chef du clan des Sels Verts, a reçu la permission d’aller à Rhuidean. Il est parti il y a cinq jours, avec vingt de ses guerriers et quatre Matriarches en guise de témoins.

Dès que chaque gai’shain eut son remplaçant à côté de lui, tous ceux du groupe de Faile relevèrent leur capuche et, rasant la toile de tente, se dirigèrent vers le rabat en relevant jusqu’aux genoux le bas de leur tenue. À force, Faile ne se souciait plus de dévoiler ainsi ses jambes.

— Il veut prendre ma place et il ne m’en a pas informée ?

— Pas ta place, Sevanna, mais celle de Couladin. Étant sa veuve, tu parles comme une dirigeante, mais ça cessera lorsqu’un nouveau chef reviendra de Rhuidean. En fait, tu n’as jamais commandé les Shaido !

Faile émergea sous le crachin d’un début de matinée maussade. En se refermant, le rabat l’empêcha d’entendre la réponse de Sevanna. Que se passait-il entre les deux Aielles ? Parfois, comme aujourd’hui, elles semblaient s’opposer, mais à d’autres occasions, on eût dit des conspiratrices unies à contrecœur par un secret qui les gênait toutes les deux. À moins que ce soit leur lien en soi qui les trouble… La réponse à cette question ne risquant pas d’aider Faile à s’évader, tout ça était très secondaire. Mais les énigmes, depuis toujours, excitaient l’épouse de Perrin.

Six Promises se tenaient devant la tente. Leur voile abaissé, elles avaient glissé leurs lances dans le harnais de l’étui à arc accroché entre leurs omoplates. Bain et Chiad ne cachaient pas le mépris que leur inspirait Sevanna. D’abord parce qu’il était inconvenant d’avoir des Promises comme gardes d’honneur quand on n’en avait pas été une, ensuite parce qu’il était pitoyable de faire surveiller ainsi sa tente. Pourtant, il n’y avait jamais moins de six guerrières à ce poste, de jour comme de nuit.

Bain et Chiad désapprouvaient aussi les Promises qui participaient à cette mascarade. Diriger une tribu – ou remplacer le chef pour un temps – ne conférait pas les pouvoirs dont bénéficiaient les nobles dans d’autres cultures.

En grande conversation, les Promises agitaient fébrilement les mains. Les dépassant, Faile reconnut deux ou trois fois les gestes qui composaient le mot Car’a’carn. Hélas, impossible de savoir de quoi elles parlaient, ni même si elles évoquaient al’Thor ou Couladin.

S’arrêter pour « écouter », si elle était capable de tout saisir, s’avérait hélas hors de question. Alors que ses compagnons s’éloignaient déjà dans les rues boueuses, les Promises auraient eu très vite des soupçons. Dans ce cas, elles risquaient de la rosser voire, pire encore, de la fouetter avec les lacets de ses bottes.

Des « regards insolents » lui ayant plusieurs fois valu ce châtiment – chez les Shaido, les Promises ne rigolaient pas –, Faile n’avait aucune envie de recommencer, surtout quand ça impliquait de se déshabiller en public. Être une gai’shain de Sevanna ne protégeait de rien. Face à un larbin indiscipliné, n’importe quel Shaido avait le droit de sévir. Y compris un enfant, si on l’avait désigné pour surveiller une corvée. Ultime considération, si Faile s’attardait, sa robe blanche serait vite trempée. Très désagréable quand on avait quatre ou cinq cents pas à faire pour regagner sa tente. De quoi se tremper aussi, mais un peu moins, si personne ne la forçait à s’arrêter.

Bâillant à s’en décrocher la mâchoire, Faile se détourna de la grande tente rouge. Pour retrouver ses couvertures et dormir deux heures de plus, elle aurait tout donné. Dans l’après-midi, d’autres corvées l’attendraient. Lesquelles, elle n’aurait su le dire, car Sevanna les distribuait au hasard. Un peu d’organisation aurait facilité la vie des gai’shain, mais, justement, ce n’était pas le but recherché. Quand tout se décidait à la dernière minute, planifier quoi que ce fût – y compris une tentative d’évasion – devenait hautement compliqué.

Autour du fief de Sevanna, dans les traverses boueuses, on trouvait toutes sortes de tentes. Des basses de couleur sombre, selon la coutume aielle, mais aussi des pointues, des carrées et une infinité d’autres modèles de taille et de couleur différentes. Manquant de matériel, les Shaido « réquisitionnaient » toutes les tentes qui leur tombaient sous la main. Autour de Malden, quatorze clans étaient désormais cantonnés, soit cent mille Shaido et au moins autant de gai’shain. Selon les rumeurs, deux autres clans – celui de la Falaise Blanche et celui des Morai – arriveraient bientôt.

À part les enfants qui pataugeaient dans la boue avec des chiens facétieux, tous les gens que Faile croisa portaient une tenue blanche souillée de boue et ployaient sous le poids de gros sacs ou d’énormes paniers. Parmi ces malheureux, les femmes ne se hâtaient pas, elles couraient carrément derrière leurs chaussures.

À part dans les métiers de la forge, les Shaido travaillaient rarement, et en général pour tromper leur ennui. Avec tant de gai’shain, trouver en permanence des corvées devenait une sorte de… corvée. Du coup, Sevanna n’était plus la seule Shaido à s’asseoir dans sa baignoire avec un gai’shain pour lui frotter le dos. Pour l’instant, les Matriarches n’étaient pas tombées si bas, mais beaucoup de Shaido refusaient désormais de se baisser pour ramasser quelque chose quand un larbin pouvait le faire à leur place.

Faile approchait du secteur réservé aux gai’shain, au pied des murs de Malden, quand elle vit la Matriarche qui courait vers elle, son fichu sombre enroulé autour de la tête pour se protéger de la pluie.

Sans s’arrêter, la femme de Perrin plia vaguement un genou.

Moins terrifiante que Thevara, Meira n’avait rien d’un parangon de bonté. Plus petite que Faile, elle détestait sa taille et pinçait toujours les lèvres quand elle devait lever la tête pour parler à quelqu’un. Selon Faile, savoir que le clan de la Falaise Blanche – le sien – serait bientôt là aurait dû l’amadouer. Mais ça ne changeait rien du tout à ses mauvaises dispositions naturelles.

— À ce que je vois, tu traînasses, grogna Meira quand elle fut assez près de Faile. J’ai laissé Rhiale écouter le rapport de tes compagnons, parce que je craignais qu’un crétin t’ait tirée de force sous sa tente.

Elle regarda autour d’elle, à l’affût d’un ivrogne susceptible d’avoir cette intention.

— Personne ne m’a abordée, Matriarche, dit très vite Faile.

Depuis sa capture, plusieurs rustres avaient essayé, mais Rolan s’était toujours montré au bon moment. Par deux fois, le grand Mera’din avait dû se battre pour la sauver, et un agresseur y avait laissé sa peau. Faile avait redouté que l’affaire fasse du bruit, mais le combat étant loyal, les Matriarches avaient voté pour un non-lieu. Et selon Rolan, le nom de Faile n’avait jamais été mentionné.

Même si ça allait contre toutes les coutumes, selon Bain et Chiad, les gai’shain féminins étaient constamment en danger dans le camp. Alliandre avait d’ailleurs dû être agressée une fois, avant que Maighdin et elle soient également dotées d’un Mera’din protecteur.

Rolan prétendait n’avoir demandé à personne de défendre les amies de Faile. À l’en croire, certains hommes désœuvrés se cherchaient simplement une occupation.

— Matriarche, je suis navrée d’avoir été si lente…

— Ne rampe pas devant moi, je ne suis pas Thevara. Tu crois que je te frapperais simplement pour le plaisir ?

Ces mots rassurants dits sur le ton d’un bourreau qui vous invite à poser la tête sur le billot…

Meira n’était peut-être pas sadique, mais un fouet en main, elle ne ménageait pas sa peine.

— Bien, décris-moi ce qu’a fait Sevanna, et répète tout ce qu’elle a dit. L’eau qui tombe du ciel est un miracle, c’est vrai, mais elle n’en mouille pas moins quand on se balade dessous…

Obéir à Meira fut un jeu d’enfant. Sevanna ne s’était pas réveillée pendant la nuit. Au matin, elle avait parlé des habits et des bijoux qu’elle porterait. Des seconds, surtout…

À l’origine prévu pour des vêtements, son coffre débordait de trésors qu’une reine aurait aimé posséder. Avant même de se vêtir, Sevanna avait essayé dix combinaisons de colliers et de bagues. Devant son miroir, elle s’était admirée pendant une éternité. Un moment très embarrassant – pour Faile.

Le récit en était à l’arrivée de Thevara avec Galina quand tout sembla onduler devant les yeux de Faile. Y compris ses propres mains, constata-t-elle en baissant la tête.

Un tour de son imagination ? Non, les yeux bleus de Meira, ronds comme des soucoupes, prouvaient qu’elle vivait la même expérience.

De nouveau, tout ondula, plus fort que la première fois. Sonnée, Faile se redressa et lâcha l’ourlet de sa tunique blanche. Une troisième fois, le monde ondula, toujours plus violemment, et ce qui semblait être une onde de choc traversa le corps de Faile. À cet instant, elle crut qu’elle allait exploser pour devenir une brise légère – ou se dissiper tel un banc de brouillard.

Le souffle court, elle attendit la quatrième vague, celle qui la détruirait et mettrait un terme à l’existence du monde. Comprenant que ce coup de grâce ne viendrait pas, elle soupira de soulagement, ce qui expulsa tout l’air de ses poumons.

— Qu’est-il arrivé, Matriarche ? C’était quoi ?

Meira toucha son propre bras gauche et parut surprise que sa main droite ne le traverse pas comme de la brume.

— Je… Je ne sais pas…, avoua-t-elle.

Au prix d’un gros effort, elle se ressaisit :

— File travailler, ma fille ! lâcha-t-elle sèchement.

Relevant l’ourlet de sa jupe, elle partit à la vitesse du vent sans se soucier de la boue qu’elle projetait autour d’elle.

Les enfants n’étaient plus en vue, mais Faile les entendaient pleurer sous les tentes. Quant aux chiens, la queue entre les pattes, ils couinaient de détresse.

Dans les rues, les gens se palpaient eux-mêmes ou touchaient d’autres passants pour s’assurer de leur réalité. À cet instant, entre les Shaido et leurs gai’shain, plus de différence.

Faile frappa dans ses mains. Oui, bien entendu qu’elle avait toujours de la substance. L’impression de se transformer en brume n’avait été que ça, une impression. Comment aurait-il pu en être autrement ? Soulevant de nouveau sa robe pour ne pas la souiller encore plus, elle reprit son chemin, et ne tarda pas à courir, indifférente à la boue qu’elle projetait sur les autres ou sur elle.

Si une quatrième vague déferlait, fuir ne servirait à rien, et elle le savait. Pourtant, elle battit tous les records de vitesse.

Disposées le long de la haute muraille d’enceinte de Malden, les tentes des gai’shain se révélaient aussi dépareillées que dans le reste du camp. Mais ici, la plupart étaient très petites. Dans celle de Faile, prévue pour deux personnes pas trop à cheval sur le confort, la femme de Perrin cohabitait avec Alliandre, Maighdin et une ancienne noble du Cairhien nommée Dairaine : une vipère qui se gagnait les faveurs de Sevanna en racontant les pires horreurs sur les autres gai’shain. Sa présence compliquait les choses, mais il n’y avait rien à faire, à part la tuer, et Faile refusait qu’on en arrive là tant qu’elle ne serait pas une véritable menace.

Par des nuits glaciales, les captives en quête de chaleur dormaient serrées les unes contre les autres.

Quand Faile entra, il faisait noir sous la tente. L’huile et les bougies étant rares, on n’en gaspillait pas pour les gai’shain. Seule Alliandre était là. Allongée sur le ventre, les fesses couvertes d’un cataplasme, elle récupérait. Au moins, les Matriarches dispensaient leurs baumes et leurs onguents aux Shaido et à leurs esclaves.

La veille, Alliandre, qui n’était coupable de rien, avait été désignée comme une des cinq gai’shain les plus négligentes avec Sevanna. Pendant sa punition, elle s’était très bien comportée, contrairement à certains – par exemple, Doirmanes, qui avait éclaté en sanglots avant le premier coup.

Courage ou pas, Alliandre entrait dans cette sinistre sélection tous les trois ou quatre jours. Sans doute parce que être une reine ne vous apprenait pas à en servir une autre. Cela dit, Maighdin avait droit à des coups à peu près à la même fréquence. Pourtant, elle était une servante professionnelle. Pas très douée, mais quand même… Faile, quant à elle, avait été « élue » une seule fois.

Sans faire un geste pour se couvrir – la preuve de sa déchéance morale –, Alliandre se redressa sur les coudes. Au moins, elle s’était brossé les cheveux. Si elle oubliait un jour, ce serait la preuve qu’elle avait touché le fond.

— T’est-il arrivé quelque chose d’étrange ? demanda-t-elle, toujours sous le choc.

— Et comment ! répondit Faile, toujours figée dans l’entrée de la tente. J’ignore ce que c’était, même Meira n’a pas été capable de le dire. Selon moi, ce n’était pas l’œuvre d’une Matriarche. Quoi qu’il en soit, ça ne nous a pas fait de mal… (Bien entendu que ça ne leur avait pas nui – voyons, c’était évident.) Et ça ne change rien à nos plans.

En bâillant, Faile défit la boucle de sa large ceinture, puis la retira et la laisser tomber sur ses couvertures. Enfin, elle tira sur sa robe blanche pour la faire passer par-dessus sa tête.

Alliandre posa la tête sur le dos de ses mains et éclata en sanglots.

— Nous ne nous évaderons jamais, gémit-elle. Et ce soir, je serai encore châtiée. On me fera mal chaque jour, jusqu’à la fin de ma vie…

Avec un soupir, Faile laissa retomber sa robe le long de son corps et s’agenouilla pour caresser les cheveux de sa vassale. Qu’on soit en haut ou en bas de l’échelle, les responsabilités restaient écrasantes.

— J’ai les mêmes terreurs, de temps en temps, reconnut-elle. Mais je refuse de les laisser me dominer. Je m’évaderai ! Nous le ferons ensemble. Tu dois garder courage, Alliandre. Je connais ta bravoure. Confrontée à Masema, tu n’as pas paniqué. Tu peux tenir le coup, si tu t’accroches !

Aravine passa la tête par le rabat. Boulotte et ordinaire, c’était pourtant une noble, Faile en aurait mis sa tête à couper – même si sa « fidèle » n’évoquait jamais le sujet. Malgré la pénombre, l’épouse de Perrin vit que l’intruse rayonnait.

Elle aussi portait le collier et la ceinture des gai’shain de Sevanna.

— Ma dame, Alvon et son fils ont quelque chose pour toi.

— Ils devront attendre quelques minutes, répondit Faile.

Alliandre ne pleurait plus, mais elle restait prostrée.

— Ma dame, pour ça, vous ne voudriez pas attendre…

Faile en eut le souffle coupé. Était-ce ce qu’elle croyait ? Ç’aurait été trop beau…

— Je peux me ressaisir, dit Alliandre en levant la tête pour regarder Aravine. Si Alvon est venu avec ce que j’espère, je serai capable de rester calme sous la torture.

Être vue dehors sans les symboles de son appartenance valant une punition presque aussi sévère que pour une tentative d’évasion, Faile récupéra sa ceinture et sortit en trombe de la tente. Même si le crachin s’était transformé en brouillard, elle releva sa capuche, car l’air restait frais.

Trapu, Alvon était bien plus petit que son fils Theril, un jeune homme très mince. L’un comme l’autre, ils portaient une tunique presque blanche taillée dans de la toile de tente et maculée de boue. Fils aîné d’Alvon, Theril n’avait que quatorze ans, mais les Shaido avaient refusé de le croire à cause de sa taille, égale à celle de bien des gaillards adultes. Faile, elle, se fiait à Alvon depuis le début. Parmi les gai’shain, son fils et lui étaient des légendes. Trois tentatives d’évasion, et les deux dernières fois, les Shaido avaient dû chercher plus longtemps pour les rattraper.

Malgré des punitions de plus en plus féroces, ils avaient juré allégeance à Faile… et travaillaient à un quatrième plan de fuite, afin d’aller retrouver le reste de leur famille.

Aucun d’eux n’avait jamais souri en présence de Faile. Jusqu’à aujourd’hui, où ils montraient leurs dents d’abondance.

— Qu’avez-vous pour moi ? demanda Faile en bouclant à la hâte sa ceinture.

À force de bondir dans sa poitrine, elle redoutait que son cœur finisse par en sortir.

— Tout le mérite en revient à Theril, ma dame… (Bûcheron de son état, Alvon avait un accent à couper au couteau, comme bien des Amadiciens.) Il se baladait, juste comme ça, et il n’y avait personne alentour… Du coup, il est entré sous la tente de… Montre à la dame, Theril.

Maladroitement, Theril glissa une main dans sa large manche – en général, les tuniques longues y avaient des poches cousues à l’intérieur – et en tira un bâton couleur ivoire d’un peu plus d’un pied de long et du même diamètre que son poignet.

Après avoir regardé partout et constaté que personne ne les observait, Faile prit l’artefact et le glissa dans sa propre manche, également munie d’une poche – juste assez longue pour que le bâton y tienne, mais à présent qu’elle l’avait, il n’était pas question qu’elle le perde. Lisse comme du verre, l’objet était plus froid au toucher que l’air glacial. Un angreal ou un ter’angreal ? C’était possible, et ça aurait expliqué pourquoi Galina convoitait tellement ce bâton. Mais dans ce cas, pourquoi ne s’en était-elle pas emparée elle-même ?

La main dans sa manche, Faile serra très fort son trésor. Galina n’était plus une menace. À partir de cet instant, elle incarnait le salut.

— Alvon, tu as conscience que Galina ne pourra peut-être pas vous emmener lorsqu’elle partira ? Sa promesse concerne seulement ma personne et les femmes capturées en même temps que moi. Cela dit, j’ai juré à tous mes fidèles de trouver un moyen de les libérer. Si je peux sauver tous les gai’shain, je le ferai, mais vous êtes prioritaires. Au nom de la Lumière, et sur mon espoir de salut et de résurrection, je le jure !

Faile ignorait comment honorer sa promesse – sauf à demander à son père de lui prêter une armée –, mais elle comptait bien tenir parole.

Le bûcheron faillit cracher sur le sol, mais il se ravisa, regarda Faile et s’empourpra.

— Votre Galina n’aidera personne, ma dame. Elle prétend être une Aes Sedai, mais en réalité, c’est le souffre-douleur de Thevara, qui ne la laissera jamais partir. Quoi qu’il en soit, je sais que vous reviendrez nous tirer de là, si nous vous aidons à fuir. Inutile de prêter serment ! Vos consignes étaient de voler ce bâton si une occasion sans risque se présentait, et Theril a fait ce qu’il fallait. Il n’y a rien de plus à dire.

— Je veux recouvrer ma liberté, dit soudain Theril. Mais si tout le monde finit par s’évader, alors, nous aurons vaincu ces chiens !

L’air surpris d’avoir tant parlé, le fils d’Alvon rougit comme une pivoine. Le front plissé, son père l’approuva du chef.

— Très bien dit ! s’écria Faile. Mais j’ai juré, et je tiendrai parole. Ton père et toi…

La femme de Perrin s’interrompit. Une main posée sur son bras, Aravine regardait par-delà son épaule, et son sourire avait tourné à l’aigre.

Faile tourna la tête et vit ce qui effrayait sa compagne. Près de sa tente, Rolan l’attendait. Faisant une bonne tête de plus que Perrin, il portait son shoufa enroulé autour du cou, et son voile noir pendait sur sa poitrine. Sous ses courts cheveux roux luisant d’humidité, des gouttelettes ruisselaient sur son front. Depuis quand était-il là ? Très peu, sinon, Aravine l’aurait repéré plus tôt. Pour un géant, il n’y avait guère de cachettes dans les environs de la petite tente.

Alvon et Theril se ramassèrent sur eux-mêmes comme s’ils envisageaient d’attaquer le Mera’din. Une très mauvaise idée, ça. Des souris qui s’en prennent à un chat, comme disait Perrin, ça ne mène jamais loin.

— Retourne à ton travail, Alvon, dit Faile. Toi aussi, Aravine.

Alvon et Aravine eurent la subtilité de ne pas saluer Faile avant de s’éloigner, non sans jeter des regards inquiets à Rolan. Theril, lui, manqua porter une main à son front, mais il se reprit et, de plus en plus rouge, emboîta le pas à son père.

Sans hâte, Rolan vint se camper devant Faile. Très bizarrement, il tenait dans son énorme poing un petit bouquet de fleurs sauvages jaunes et bleues.

Faile pensa au bâton qu’elle cachait dans sa manche. Où le mettrait-elle en sécurité ? Quand elle découvrirait le vol, Thevara ferait fouiller le camp deux fois plutôt qu’une.

— Tu dois être prudente, Faile Bashere, dit Rolan avec un sourire.

Alliandre le qualifiait de « presque beau garçon », mais selon Faile, elle se trompait. Ses yeux bleus et son sourire faisaient oublier d’éventuelles imperfections.

— Ce que tu mijotes est dangereux, et je ne serai peut-être plus là très longtemps pour te protéger.

— Dangereux ? répéta Faile avec un frisson glacé. Que veux-tu dire ? Et où vas-tu aller ?

À l’idée de perdre son protecteur, elle sentit son estomac se retourner. Peu de femmes des terres mouillées avaient échappé aux « assiduités » des Shaido. Sans lui…

— Certains d’entre nous songent à retourner dans le Désert… (Le sourire s’effaça.) Nous ne pouvons pas suivre un faux Car’a’carn, originaire des terres mouillées, qui plus est. Mais on nous autorisera peut-être à vivre en paix sur notre terre natale. Nous y pensons vraiment. Le mal du pays est puissant, et les Shaido nous dégoûtent.

Dès que Rolan la lâcherait, Faile devrait trouver une bonne cachette. Coûte que coûte.

— Et que fais-je donc de dangereux ?

Une question posée sur un ton léger qui n’aurait trompé personne. Sans Rolan, qu’allait-elle devenir ?

— Faile Bashere, même quand ils n’ont pas bu, ces Shaido sont aveugles.

Abaissant la capuche de Faile, Rolan piqua dans ses cheveux une très jolie fleur des bois.

— Les Mera’din, eux, ouvrent toujours les yeux. (Une autre fleur vint faire le pendant de la première, sur la tempe opposée de Faile.) Ces derniers temps, tu t’es fait beaucoup d’amis, et tu prévois de t’enfuir avec eux. Un plan courageux mais très risqué.

— Tu vas prévenir les Matriarches ? Sevanna, peut-être.

Faile s’étonna de son équanimité, alors qu’elle tremblait comme une feuille à l’intérieur de son corps.

— Pourquoi le ferais-je ? demanda Rolan en ajoutant une troisième fleur à son œuvre. Jhoradin compte emmener avec lui Lacile Aldorwin, et tant pis si elle est une tueuse d’arbre. Il pense pouvoir la convaincre de tresser pour lui une couronne de mariage afin de la déposer à ses pieds.

Lacile s’était procuré un protecteur en se glissant sous les couvertures du Mera’din qui l’avait capturée. Arrela avait fait de même avec une des Promises qui s’étaient emparées d’elle. Cela dit, Faile doutait que Jhoradin obtiendrait ce qu’il désirait, car ces deux femmes comptaient parmi les plus déterminées à s’évader.

— Et en y réfléchissant, je pourrais bien te prendre avec moi, si ça se fait…

Les cheveux de plus en plus gorgés d’eau, Faile leva les yeux vers son protecteur.

— Pour aller dans ton désert ? J’aime mon mari, je te l’ai dit, et c’est la vérité.

— Je sais, fit Rolan sans cesser d’ajouter des fleurs. Mais pour l’instant, tu portes encore du blanc, et ce qui arrive quand on est ainsi vêtu n’a jamais existé ensuite. Ton mari ne pourra rien te reprocher. En outre, si nous partons, je te libérerai dès que nous passerons près d’une ville des terres mouillées. Je n’aurais jamais dû faire de toi une gai’shain… Avec le collier et la ceinture, tu auras assez d’or pour rejoindre ton époux en toute sécurité.

Faile en resta bouche bée. Puis, à sa grande surprise, son poing s’abattit sur le torse du géant. Les gai’shain n’avaient jamais le droit de se montrer violents, mais Rolan se contenta de sourire.

— Espèce de… ! s’écria Faile. (Elle frappa de nouveau.) Je n’arrive pas à trouver un mot assez ordurier ! Tu m’as fait croire que tu m’abandonnerais au milieu des Shaido, alors que tu as de tout temps prévu de m’aider à fuir.

Nonchalamment, Rolan bloqua le poignet de Faile dans un de ses battoirs.

— Si nous partons, Faile Bashere ! (Il éclata de rire.) Rien n’est décidé. De toute façon, un homme ne peut pas laisser penser à une femme qu’il est trop passionné.

Faile se surprit une nouvelle fois elle-même. Ce coup-ci, en éclatant en même temps de rire et en sanglots – si violemment qu’elle dut s’appuyer à Rolan pour ne pas tomber. Ce maudit sens de l’humour des Aiels !

— Tu es très belle avec des fleurs dans les cheveux, Faile Bashere, murmura Rolan en continuant son œuvre. Même remarque quand tu n’en as pas… Et pour le moment, tu portes encore du blanc…

Lumière ! Faile avait enfin le bâton, glacial contre son bras, mais elle ne pourrait pas le remettre à Galina tant que Thevara ne la laisserait pas de nouveau aller et venir librement. Et si ça arrivait, rien ne garantissait que l’Aes Sedai, désespérée, ne finirait pas par la trahir.

Rolan lui offrait la liberté, mais à condition que les Mera’din décident de partir. Cela dit, il continuerait à tenter de l’entraîner sous ses couvertures tant qu’elle porterait du blanc. Et si les Mera’din choisissaient de rester, l’un d’eux la dénoncerait-il aux Matriarches ? Si elle avait bien compris Rolan, tous étaient au courant de ses plans.

L’espoir et le danger, intimement entrelacés. Quel nid de serpents !


Faile ne s’était pas trompée sur la réaction de Thevara. Juste avant midi, tous les gai’shain furent rassemblés hors des tentes et reçurent l’ordre de se déshabiller. Défendant son intimité avec ses mains, Faile se réfugia au milieu d’autres femmes porteuses du collier et de la ceinture de Sevanna – qu’on leur avait fait remettre aussitôt la fouille terminée –, pendant que des Shaido saccageaient les tentes, jetant tout ce qu’ils découvraient dans la gadoue.

Faile pensa à la cachette qu’elle avait trouvée en ville. Puis elle pria pour qu’elle soit bonne.

L’espoir et le danger, et pas moyen de les séparer.


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