À son zénith, le soleil de l’Amadicia tapait sur le crâne de Perrin tandis que Marcheur se dirigeait vers Almizar, une ville située à une quarantaine de lieues au sud-ouest d’Amador. Pressé d’arriver, Perrin maintenait sa monture au trot. Dans toutes les directions, des fermes s’étendaient à l’infini. Des bâtiments classiques au toit de chaume, avec de la fumée montant de la cheminée et des volailles fouillant le sol de la cour.
Dans les pâturages clos, des moutons à grosse queue et des bovins blanc tacheté de noir broutaient paisiblement tandis que les fermiers et leurs jeunes fils travaillaient aux champs.
À première vue, c’était le jour de la lessive, si on se fiait aux grandes bassines mises à chauffer sur un feu, derrière les maisons. À certains endroits, les fermières et leurs filles pendaient déjà des vêtements et des draps le long des cordes à sécher.
Dans le coin, on remarquait très peu de végétation sauvage. Quelques rares bosquets, la plupart mis en coupe pour fournir du bois de chauffage.
Perrin sonda mentalement le secteur en quête de loups et il n’en trouva pas. Rien d’étonnant. Ses frères à quatre pattes restaient très loin de la civilisation et des hommes.
La brise se faisant piquante, le jeune homme resserra sur son torse les pans de son manteau – en laine et d’un marron très ordinaire, malgré sa volonté d’en imposer. Le seul manteau chic qu’il possédait, doublé de fourrure, était trop chaud pour la saison. Dessous, sa veste verte en soie brodée de fil d’argent devrait faire l’affaire. Avec la fibule qui tenait son manteau – deux têtes de loup en or et argent –, il en jetterait assez.
Le bijou était un cadeau de Faile qu’il portait pour la première fois parce qu’il le trouvait trop clinquant. Le matin, il l’avait récupéré au fond d’un coffre, histoire de compenser la simplicité de son manteau.
Dans ce paysage, il n’y avait rien de surprenant, sinon les caravanes de Zingari stationnées autour de la ville. De sa position, il en voyait cinq. Selon Elyas, dès que deux se rencontraient, on était bon pour une sacrée nouba. À partir de trois, les réjouissances duraient plusieurs jours. Mais on en arrivait rarement là, sauf en été, lors de la Fête du Soleil, où des points de rencontre étaient prévus un peu partout.
Perrin faillit regretter de ne pas avoir amené Aram – tant pis pour le risque que Masema en apprenne trop. Si le Zingaro avait passé un peu de temps avec les siens, il aurait peut-être décidé de renoncer à son arme. La seule solution à un problème épineux que Perrin pouvait envisager, même si elle avait peu de chances de succès. Aram aimait son arme – trop, sans doute, mais ce n’était pas une raison pour se séparer de lui. S’il s’était détourné du Paradigme de la Feuille, c’était à cause de Perrin. Du coup, le jeune homme et son épée se trouvaient sous sa responsabilité. Seule la Lumière savait ce qu’il adviendrait d’Aram s’il tombait entre les griffes de Masema…
— Tu observes les Zingari et tu plisses le front, seigneur, dit la générale Khirgan.
Après avoir passé du temps avec cette femme, Perrin était un peu moins gêné par sa façon d’avaler les mots, typique des Seanchaniens.
— Chez vous, ces gens posent des problèmes ? Au Seanchan, nous n’avons rien de comparable, mais ici, j’ai seulement entendu dire que les gens ont tendance à les chasser de chez eux. Si j’ai bien compris, ce sont de fichus voleurs.
Comme Mishima, Khirgan portait aujourd’hui un manteau bleu bordé de rouge et d’or et une veste rouge aux poignets bleus et aux revers ourlés de jaune. Pour indiquer son grade, trois petites barrettes en forme de plumes – celles qui décoraient les casques dans l’armée seanchanienne – ornaient le côté gauche de sa veste. Sur celle de Mishima, il n’y en avait que deux.
Les douze soldats qui chevauchaient derrière leurs chefs étaient en armure rayée et casque peint. Hautement entraînés, ils brandissaient leur lance selon un angle très précis.
Derrière, les partisans de Faile, également au nombre de douze, paradaient dans leur veste de Tear aux manches de satin rayées ou dans leur tenue du Cairhien reconnaissable aux rayures multicolores qui barraient leur poitrine – les couleurs de leurs maisons, mais aussi un signe de puissance. Même s’ils trimballaient une épée, ces jeunes gens semblaient moins dangereux que les militaires, et ils en avaient conscience, si Perrin se fiait aux relents d’agacement qu’il captait dans la brise. Car il était peu vraisemblable qu’ils proviennent des Seanchaniens… Eux, ils attendaient, aux aguets comme des loups certains d’avoir très bientôt besoin de leurs dents. Bientôt, oui, mais pas encore.
— Générale, dit Neald, ils volent une poule de temps en temps. (Avec un petit rire, il lissa sa moustache cirée.) Mais « fichus voleurs », non, je ne dirais pas ça.
Neald avait savouré la stupéfaction des Seanchaniens devant le portail qui les avait amenés ici, et il restait de très bonne humeur, ne manquant pas une occasion de rouler des mécaniques.
Difficile de se souvenir que, sans sa veste noire, il aurait encore trimé dans la ferme de son père, peut-être en nourrissant le projet d’épouser une solide fermière dans un an ou deux.
— Les vrais voleurs sont courageux, et les Zingari n’ont rien dans le ventre.
Recroquevillé dans son manteau noir, Balwer ponctua sa saillie d’une grimace – ou peut-être d’un sourire. Parfois, il était difficile de faire la différence chez ce petit homme sec et malingre – sauf quand Perrin pouvait sentir son odeur.
Neald et Balwer « escortaient » le jeune seigneur au même titre que la sul’dam aux cheveux gris et la damane aux yeux froids accompagnaient Khirgan et Mishima – une façon d’équilibrer les « délégations », semblait-il. Pour les Seanchaniens, quand un a’dam les reliait, une sul’dam et une damane comptaient pour une seule personne.
Perrin se serait contenté de venir avec le seul Neald – Neald et Balwer lui allaient aussi –, mais Tallanvor avait absolument raison au sujet des Seanchaniens et du protocole. Durant les trois jours de pourparlers, on s’était affronté sur la question du plan – fallait-il choisir celui de Perrin ou plutôt l’intégrer à celui de Tylee ? – mais on avait surtout perdu du temps à discutailler sur le nombre de personnes que chaque partie emmènerait. Il fallait une parfaite égalité, et la Seanchanienne prétendait partir avec cent soldats et deux duos sul’dam-damane. Une question d’honneur, selon elle.
Très surprise par les ambitions plus modestes de Perrin, Tylee avait fini par capituler quand le jeune seigneur lui avait fait remarquer que tous les fanatiques de Faile, hommes comme femmes, étaient des nobles.
Déjà agacée qu’on choisisse le plan de son allié – parce qu’elle n’avait rien de mieux à proposer –, Tylee n’avait pas vraiment apprécié de disposer d’une escorte moins huppée.
Des gens bizarres, ces Seanchaniens. En fait, rien n’était simple. Dans le cadre d’une alliance temporaire – et des plus fragiles –, les deux chefs avaient parfaitement conscience de devoir marcher sur des œufs.
— En deux occasions, dit Perrin, les Zingari nous ont accueillis sans rien demander en retour, mes amis et moi. Mais mon plus grand souvenir, à leur sujet, c’est le jour où les Trollocs encerclaient Champ d’Emond. Sur la grand-place, les Tuatha’an attendaient avec des enfants attachés dans le dos – les nôtres plus ceux des leurs, très rares, qui avaient échappé au massacre. Ils ne se seraient pas battus, car ce n’est pas dans leur philosophie, mais en cas de défaite de mes gars, ils étaient prêts à filer avec les petits pour les mettre en sécurité. Emmener nos gosses, il faut le comprendre, aurait encore diminué leurs chances de s’en tirer, mais ils s’étaient portés volontaires.
Neald se racla la gorge et détourna le regard, les joues un peu rouges. Malgré tout ce qu’il avait vu et fait, il était encore très jeune – à peine dix-sept ans.
Cette fois, Balwer sourit sans l’ombre d’un doute.
— Ta vie pourrait être une légende, dit Tylee, visiblement avide d’en apprendre davantage.
— Je préférerais qu’elle soit très ordinaire, répliqua Perrin.
Les légendes, c’était trop agité pour un homme en quête de paix.
— Un jour, dit Mishima, j’aimerais voir un de ces Trollocs dont on me parle sans arrêt.
Dans l’odeur du Seanchanien, Perrin identifia de l’amusement. Pourtant, l’officier porta la main à son épée, peut-être sans s’en apercevoir.
— Je doute que tu apprécierais, fit Perrin. Ça arrivera tôt ou tard, mais tu ne seras pas content du tout.
Son amusement oublié, le Seanchanien finit par acquiescer. À force, il commençait à croire que les Trollocs et les Myrddraals n’étaient pas des légendes. Et s’il doutait encore un peu, l’avenir très proche le détromperait.
Quand les cavaliers entrèrent dans Almizar et prirent la direction du nord, Balwer s’éclipsa et Medore l’accompagna. Presque aussi noire que Tylee, mais avec des yeux bleus, cette grande Tearienne portait un pantalon et une veste d’homme – avec des manches bouffantes rayées de rouge –, et une épée battait son flanc. Alors que Balwer se recroquevillait sur son cheval, elle se tenait bien droite sur sa selle, ainsi qu’il convenait pour la fille d’un Haut Seigneur et la meneuse des adorateurs de Faile. Pourtant, elle se plaça derrière Balwer, pas à ses côtés. Bizarrement, les partisans de Faile semblaient avoir accepté d’être placés sous l’autorité du petit secrétaire. Du coup, ils étaient bien moins enquiquinants qu’avant. En un sens, ils en devenaient presque utiles, ce que Perrin n’aurait pas cru possible.
Sans protester sur le départ des deux cavaliers, Tylee les regarda pensivement.
— La dame se montre très courtoise, fit-elle. Aller rendre visite à la servante d’une amie…
L’histoire improvisée par Balwer. Il prétendait connaître une habitante d’Almizar, et Medore faisait mine de vouloir à tout prix la voir, si elle était encore vivante.
— Medore est une gentille personne…, dit Perrin. Chez nous, on est doux avec les serviteurs.
Tylee lui lança un regard noir. Juste ce qu’il fallait pour lui rappeler de ne pas la prendre pour une idiote. S’il en avait su davantage sur les us et coutumes du Seanchan, Balwer et lui auraient pu accoucher d’une meilleure fable. Mais le petit secrétaire était tout excité – à sa façon, stricte et austère – à l’idée d’en apprendre plus long sur ce qui se passait en Amadicia depuis l’invasion des Seanchaniens.
Perrin, lui, s’en contrefichait. À ses yeux, seule Faile comptait. Plus tard, il se soucierait du reste.
Au nord de la ville, les murets de pierre qui séparaient sept ou huit champs avaient été retirés pour former une vaste étendue de terre qui semblait avoir été passée à la herse, ou balayée par un râteau géant.
Deux personnes encapuchonnées couchées sur son dos, une étrange créature courait sur cette espèce de piste, ses pattes maigres jurant avec son corps immense.
À dire vrai, « étrange » était un euphémisme. Sa peau parcheminée grisâtre, la bête était plus grande qu’un cheval, même si on ne comptait pas son long cou aux allures reptiliennes et sa queue encore plus longue et d’une bizarre raideur. En courant, elle battait des ailes – celles d’une chauve-souris, mais en version géante.
Perrin avait déjà vu des monstres de ce genre, mais de loin, et toujours quand ils volaient. D’après Tylee, c’étaient des raken.
Très lentement, la créature décolla du sol, frôla la cime des arbres d’un bosquet, puis prit de l’altitude. Levant les yeux, Perrin suivit un instant son vol maladroit.
Voyager sur un raken devait être une expérience inoubliable.
Honteux et furieux de se laisser distraire, Perrin chassa cette pensée parasite.
Tylee fit ralentir sa monture et sonda la « piste », sourcils froncés. Tout au bout, des hommes nourrissaient quatre autres raken. Le museau plongé dans les paniers qu’ils leur tendaient, les créatures s’empiffraient. Non sans un frisson, Perrin se demanda ce qu’elles pouvaient bien manger.
— Il devrait y avoir plus de raken, dit la Seanchanienne. S’il n’y en a pas d’autres…
— Nous prendrons ceux qui sont là et nous continuerons, coupa Perrin. Nous connaissons déjà la position des Shaido.
— J’aime savoir si des ennuis n’avancent pas dans mon dos, répliqua Tylee avant de talonner son cheval.
Dans une ferme à l’évidence réquisitionnée par les Seanchaniens, une dizaine de soldats jouaient aux dés sur des tables disposées sans ordre apparent dans la cour. D’autres personnes allaient et venaient sur le périmètre. Pourtant, Perrin ne vit pas de chevaux, à part l’attelage d’un chariot en cours de déchargement par deux civils aux grossiers vêtements de laine.
Perrin supposa que les autres gens étaient des militaires. Pour moitié, il s’agissait de femmes, très grandes mais très minces, et personne ne portait une épée. Mais les vestes bleues ne trompaient pas, tout comme les couteaux réglementaires attachés sur la face extérieure de leurs bottes serrées.
« Uniforme » n’était-il pas synonyme de « soldat » ?
Mat se sentirait à l’aise avec ces gens, pensa Perrin en voyant les joueurs maudire les coups de malchance et faire un triomphe aux lancers réussis.
Des couleurs tourbillonnant dans sa tête, il aperçut brièvement son ami d’enfance à la tête d’une colonne de cavaliers et de chevaux de bât, dans des bois.
Très brièvement, car il chassa cette image sans même se demander ce que Mat fichait dans cette forêt ni en compagnie de qui il la traversait.
Seule Faile comptait. Le matin, il avait fait le cinquante et unième nœud à la lanière de cuir qu’il gardait dans sa poche. Cinquante et un jours que sa femme était captive. Enfin, il espérait qu’elle était toujours prisonnière, parce que ça signifiait qu’elle vivait encore, une condition incontournable pour qu’il la libère.
Perrin posa la main sur la tête du marteau qu’il portait à la ceinture et la serra très fort.
Puis il s’avisa que Tylee et Mishima le regardaient. L’une pensivement et l’autre agressivement, la main sur la poignée de son épée. Une alliance fragile, oui, avec très peu de confiance de chaque côté.
— Un instant, dit Tylee, j’ai cru que tu envisageais de tuer les raken. Tu as ma parole : nous libérerons ta femme. Et si c’est impossible, nous la vengerons.
Perrin prit une inspiration saccadée puis il relâcha la pression sur son arme. Faile était vivante. Il fallait qu’elle le soit. Alyse avait assuré qu’elle était sous sa protection. Mais alors qu’elle portait aussi le blanc des gai’shain, comment cette Aes Sedai aurait-elle pu vraiment défendre Faile ?
— Finissons-en et partons, lâcha Perrin. Nous perdons du temps.
Combien d’autres nœuds devrait-il faire à sa lanière ? Avec l’aide de la Lumière, plus tant que ça…
Mettant pied à terre, il tendit les rênes de Marcheur à Carlon Belcelona, un Tearien imberbe au long nez et au menton presque inexistant. Comme s’il se demandait où avait filé sa barbe, le pauvre Carlon consacrait une partie de son temps à tripoter son absence de menton. Le reste, il le passait à tâter ses cheveux, pour essayer de comprendre pourquoi ils formaient désormais une longue queue-de-cheval. À part ça, il ne semblait pas décidé à cesser de singer les Aiels. La folie commune à tous les adorateurs de Faile.
Au moins, Balwer leur avait donné des ordres, et ils obéissaient. Après avoir confié leur monture à deux camarades, tous se dirigeaient vers les tables, certains sortant des pièces de leur poche et d’autres proposant des gourdes de vin.
Dont les soldats ne voulurent pas, très bizarrement. En revanche, ils se révélèrent prêts à accepter tout nouveau joueur aux poches bien remplies.
Après avoir jeté un coup d’œil aux jeunes gens, Perrin retira ses gants et les glissa dans sa ceinture. Puis il écarta les pans de son manteau, histoire qu’on voie sa belle veste, et entra dans la ferme derrière les deux Seanchaniens.
Quand il en sortirait, les partisans de Faile – donc les siens aussi, en toute logique – auraient tiré les vers du nez des soldats amateurs de jeux d’argent.
Une des nombreuses leçons apprises de Balwer. L’information était le nerf de la guerre, et on ne pouvait jamais savoir quel renseignement finirait par valoir de l’or. Pour le moment, cependant, la seule information qui intéressait Perrin ne pourrait pas venir d’ici.
La salle commune de la ferme était pleine de tables. Assis face à la porte d’entrée, des fonctionnaires déchiffraient des documents ou en rédigeaient. À part la toux d’un type, on entendait seulement le crissement des plumes sur le parchemin.
Ici, les hommes étaient en veste et pantalon sombres et les femmes en robe, mais tout aussi terne. Certains de ces fonctionnaires arboraient une broche en argent ou en cuivre et en forme de plume d’oie. Décidément, les Seanchaniens avaient des uniformes pour tous les métiers.
Au fond de la pièce, un type aux joues rondes, deux plumes d’argent sur la poitrine, se leva et s’inclina humblement, le geste faisant ressortir son ventre.
Tylee avança, suivie par Perrin. L’homme ne se redressa pas avant qu’elle l’ait rejoint.
— Tylee Khirgan, se présenta-t-elle sèchement. Je veux parler à votre chef.
— À vos ordres, générale de bannière, susurra le type.
Après une courbette, il fila vers la porte de derrière.
Plus jeune que Perrin, le garçon qui toussait aurait pu venir de Deux-Rivières, à voir son allure. Sa toux se transformant en quinte, il se couvrit la bouche d’une main et se racla la gorge. Mais rien n’y fit et la toux revint.
Mishima le foudroya du regard.
— S’il est malade, cet homme ne devrait pas être ici. Et s’il est contagieux ? Ces derniers temps, d’étranges affections hantent le monde. Un gaillard vigoureux le matin peut être mort le soir sans qu’on sache pourquoi. J’ai entendu parler d’une femme devenue folle en une heure. Tous ceux qui la touchaient perdaient aussi la raison. En trois jours, il n’y a plus eu que des cadavres dans son village. Seuls ceux qui se sont enfuis ont survécu.
Mishima conjura le sort en formant un cercle avec son pouce et son index, les trois autres doigts repliés.
— Tu es assez malin pour ne pas croire à ces rumeurs, dit Tylee, et… pour ne pas les répéter.
Probablement sans s’en apercevoir, elle fit le même geste que son subordonné.
Le fonctionnaire aux deux broches revint, tenant la porte à un homme aux cheveux gris. Sur son visage allongé, un bandeau noir cachait ce qui avait dû être un jour son œil droit. Sur son front une balafre prenait naissance, disparaissait sous le cache puis se remontrait sur sa joue. D’aussi petite taille que les soldats, dans la cour, il portait une veste bleu foncé ornée de deux barrettes et un couteau était accroché à chacune de ses bottes.
— Blasic Faloun, générale de bannière, se présenta-t-il. (Il s’inclina tandis que le fonctionnaire regagnait hâtivement sa table.) Que puis-je pour toi ?
— Capitaine Faloun, nous devrions parler en…
Tylee se tut, car le jeune homme qui toussait venait de se lever en renversant son siège.
Les mains sur le ventre, il se plia en deux et vomit un fluide noir qui, en touchant le sol, devint une multitude de cafards qui se dispersèrent dans toutes les directions.
Un homme jura, déchirant un silence de mort.
Le jeune malade regarda les insectes et secoua la tête comme s’il refusait d’en croire ses yeux. Puis il ouvrit la bouche pour parler, mais il se plia de nouveau en deux et vomit un autre flot de fluide noir qui se transforma lui aussi en cafards.
La peau de son visage se craquela et d’autres insectes en sortirent.
Un cri de femme donna le signal de la panique. Fous de terreur, les fonctionnaires se levèrent, renversèrent les tables et se bousculèrent dans leur frénésie d’échapper aux ignobles créatures.
Le pauvre garçon, lui, continuait à vomir. Tombant d’abord à genoux, il bascula en avant, les membres pris de spasmes, et vomit un autre flot d’insectes noirs. De seconde en seconde, il semblait devenir plus plat, comme s’il se… dégonflait. Bientôt, il cessa de bouger, mais des cafards se déversèrent encore de sa bouche pour grouiller sur le sol. Après ce qui sembla une éternité – en fait, tout ça n’avait duré qu’une minute ou deux – le flot d’insectes se tarit.
Du jeune homme, il ne restait plus qu’une dépouille aplatie flottant dans ses vêtements – une outre à vin vide, en quelque sorte. Dans la salle la panique battait son plein. Perchés sur les tables pas encore renversées, les fonctionnaires, femmes et hommes confondus, lâchaient des chapelets de jurons, priaient ou alternaient les deux, mais toujours en beuglant comme des veaux. Une bonne moitié étaient sortis pour fuir les cafards qui grouillaient partout. Dans la pièce, la terreur était palpable.
— J’ai entendu une rumeur, croassa Faloun.
Le front lustré de sueur, il empestait la peur. Pas la panique, mais une bonne vieille trouille.
— À l’est d’ici, le même phénomène se serait produit. Mais il s’agissait de mille-pattes. Oui, des petits mille-pattes noirs.
Des insectes fondant sur lui, le capitaine recula, grommela un juron et fit le même étrange geste que Tylee et Mishima.
Perrin écrasa des cafards sous sa botte. Le bruit mou lui retourna l’estomac, mais il s’en ficha, car seul comptait le sort de Faile.
— Ce sont des blattes, rien de plus ! lâcha-t-il. On en trouve partout où il y a du vieux bois.
Faloun sursauta, leva les yeux et sursauta de nouveau quand il croisa le regard jaune de Perrin. Puis il avisa le marteau glissé à sa ceinture et tourna la tête vers Tylee.
— Ces cafards ne viennent pas du bois. Ils sont l’œuvre de l’Aveugleur d’Âmes.
— C’est possible, répondit Perrin, très calme. (Un des innombrables noms du Ténébreux, probablement…) Et ça ne fait aucune différence. (Il déplaça son pied, révélant sept ou huit insectes écrabouillés.) On peut les tuer. Je me contrefiche de fichus cafards que j’écrase sans peine sous ma botte.
— Nous devons vraiment parler en privé, capitaine, dit Tylee.
Dans son odeur, la peur était présente, mais parfaitement contrôlée. Mishima, lui, avait refait le geste bizarre, et il restait bloqué dans cette position. Cela dit, lui aussi dominait très bien sa peur.
Inspiré par ces exemples, Faloun se ressaisit. Encore sonné, il se maîtrisait, à présent – en évitant toujours de regarder les cafards, cela dit.
— À tes ordres, générale de bannière… Atal, descends de cette table et fais balayer ces… immondices hors d’ici. Assure-toi aussi que Methan sera préparé convenablement en vue des rituels. Si salement qu’il soit mort, c’était au service de l’Empire.
Le fonctionnaire grassouillet inclina la tête et sauta de son perchoir. Il voulut saluer une nouvelle fois le capitaine, mais celui-ci se détourna sans lui accorder un regard.
— Tu veux bien me suivre, générale de bannière ?
À l’origine, le bureau de Faloun devait être une chambre. Aujourd’hui, on y trouvait une petite table de travail lestée de piles de documents et une plus grande, sur tréteaux, où étaient déroulées des cartes d’état-major tenues aux coins par des encriers, des pierres et de petites figurines de cuivre. Des étagères, sur le mur du fond, semblaient contenir une multitude d’autres cartes.
Pas de feu dans la cheminée…
Faloun désigna des chaises bancales à ses invités et leur proposa du vin. Quand Tylee préféra rester debout et ne rien boire, il parut déçu. Peut-être parce qu’un verre lui aurait calmé les nerfs, mais il ne pouvait pas boire seul.
— Capitaine, j’ai six raken à remplacer, et il me faut dix-huit morat’raken. Plus une entière compagnie de rampants. La mienne est en Amadicia, en route vers l’ouest, impossible à localiser.
Faloun fit la grimace.
— Générale, si tu as perdu des raken, tu ne peux pas ignorer que les réserves sont au plus bas à cause de… (Un coup d’œil à Perrin le dissuada de continuer dans cette voie.) Tu me demandes les trois quarts de mon cheptel. Ne peux-tu pas réduire tes ambitions ? Un ou deux raken, ce serait soutenable.
— Quatre, trancha Tylee, et douze pilotes. C’est ma dernière offre. D’après ce qu’on dit, cette région est aussi paisible que Seandar. Pourtant, je te laisse quatre bêtes…
— À tes ordres, capitula Faloun. Mais puis-je voir un ordre écrit, s’il te plaît ? Ici, tout doit être documenté. Depuis que je n’ai plus le droit de voler, je passe mon temps dans la paperasse.
— Seigneur Perrin ? demanda Tylee.
Le jeune homme aux yeux jaunes sortit l’ordre signé par Suroth en personne.
Pendant sa lecture, Faloun arqua les sourcils au point qu’ils se touchèrent presque. Du bout d’un index, il tâta le cachet de cire, mais n’émit pas plus de doutes que Tylee. Les Seanchaniens, à l’évidence, semblaient habitués aux documents de ce genre. Cela dit, le capitaine parut soulagé de le rendre à Perrin, et, d’instinct, il s’essuya les mains sur sa veste. Habitués, peut-être, mais pas dans la décontraction.
Dans ses yeux, Perrin lut la question qui avait passé dans ceux de Tylee. Qui était-il pour détenir un document pareil ?
— Capitaine, dit Tylee, si tu en as une, il me faut une carte de l’Altara. Je pourrais faire sans, mais ce serait mieux avec… C’est la partie nord-ouest du pays qui m’intéresse.
— La Lumière brille sur toi, générale de bannière, fit le capitaine en se penchant pour prendre un rouleau de parchemin sur l’étagère la plus basse. J’ai exactement ce qu’il te faut. Par erreur, cette carte se trouvait parmi celles de l’Amadicia qu’on m’a remises. Jusqu’à ce que tu en parles, je l’avais oubliée… Un grand coup de chance pour toi !
Perrin secoua très légèrement la tête. Un hasard sans rapport avec sa nature de ta’veren. Rand lui-même n’était pas capable de faire advenir ces petits miracles.
Les couleurs se formant dans sa tête, il les chassa sans la moindre pitié.
Dès que la carte fut déroulée et lestée de poids aux quatre coins, Tylee l’étudia le temps dont elle avait besoin pour trouver ses repères. Couvrant la table, la carte montrait exactement ce qu’elle voulait, avec de petites parties de l’Amadicia et du Ghealdan. Tout était indiqué et on trouvait le nom des cours d’eau, des villes et des villages.
Perrin vit que c’était une carte bien supérieure à celles dont on disposait en moyenne. L’influence du ta’veren ? Non, c’était impossible.
— Les raken trouveront mes soldats ici, dit Tylee en indiquant un point précis. Départ immédiat. Un pilote par raken et pas d’objets personnels. On volera léger et aussi vite que possible. Retour demain avant la nuit. Les autres morat’raken voyageront avec les rampants. Moi, j’espère partir d’ici à quelques heures. Que tout le monde se prépare et se rassemble.
— Des charrettes, dit Perrin.
Neald ne pourrait pas ouvrir un portail assez large pour un chariot.
— Tout ce qu’ils emporteront devra être dans des charrettes et non des chariots.
Faloun sembla ne pas en croire ses oreilles.
— Des charrettes, donc…, fit Tylee. À toi de t’en occuper, capitaine.
Dans l’odeur de l’officier, Perrin crut reconnaître une furieuse envie de poser des questions. Mais en bon Seanchanien, Faloun s’en abstint :
— À tes ordres, générale de bannière.
Lorsque Tylee et Perrin repassèrent dans la salle commune, le désordre y régnait toujours, mais d’une nature différente. Courant dans tous les sens, les fonctionnaires finissaient de se débarrasser des cafards avec de grands balais. Quelques femmes avaient les larmes aux yeux, et certains hommes se seraient bien laissés aller à les imiter. Dans l’air, l’odeur de la peur flottait toujours.
Le cadavre n’était plus là. Mais les fonctionnaires, nota Perrin, faisaient de grands détours pour ne pas marcher là où il était tombé. Dans le même ordre d’idées, ils tentaient de ne pas écraser de cafards, ce qui les contraignait à se hisser souvent sur la pointe des pieds.
Quand le jeune seigneur gagna la sortie dans un concert de craquements de carapaces, ils s’arrêtèrent pour le suivre des yeux.
Dehors, on était à peine un peu plus calme que dedans. Les soldats de Tylee se tenaient toujours près de leur monture et Neald surjouait la nonchalance en allant jusqu’à bâiller à s’en décrocher la mâchoire.
En revanche, la sul’dam tentait d’apaiser sa damane et les soldats en veste bleue, bien plus nombreux qu’auparavant, conversaient nerveusement entre eux.
Tenant leur monture par la bride, les fanatiques de Faile vinrent entourer Perrin. Excités, ils parlèrent tous en même temps.
— C’est vrai, seigneur ? demanda Camaille, rongée par l’inquiétude.
Barmanes, son frère, intervint :
— Quatre hommes ont sorti on ne sait trop quoi enveloppé dans une couverture. En évitant de baisser les yeux dessus.
Les jeunes gens cédèrent à la panique.
— Ils ont dit qu’un type a vomi des cafards…
— Et que d’autres blattes sont sorties de son corps…
— Regardez ! Ils poussent des insectes dehors avec leurs balais. On va tous se faire tuer !
— Que la Lumière brûle mon âme, le Ténébreux se libère !
Un échantillon des remarques les moins absurdes… C’était dire…
— Silence ! ordonna Perrin.
Miracle des miracles, les jeunes gens obéirent. En général, ils ne manquaient jamais de rappeler qu’ils étaient au service de Faile, pas à celui de Perrin. Là, ils attendaient qu’il apaise leur angoisse.
— Un homme a bien vomi des blattes avant de mourir, mais ce sont des insectes tout ce qu’il y a d’ordinaire. Qui piquent quand on s’assoit dessus, mais rien de plus. Le Ténébreux a sûrement quelque chose à voir avec cette affaire, mais ça n’est pas lié à notre mission, qui consiste à libérer Faile. En d’autres termes, on s’en fiche ! Alors, calmez-vous et occupez-vous de nos affaires.
Bizarrement, ce sermon porta ses fruits. Les jeunes gens s’empourprèrent et la honte chassa en partie leurs angoisses.
Alors qu’ils remontaient en selle, leur véritable nature refit surface. Un premier se lança dans une tirade sur les exploits qu’il accomplirait pour secourir Faile, et tous les autres l’imitèrent. Cela dit, il y avait pas mal d’autodérision dans ces vantardises, puisque chaque nouvelle allégation fantaisiste faisait rire ceux qui ne l’avaient pas proférée. Un concours d’idioties, mais délibéré…
Alors qu’il prenait les rênes que lui tendait Carlon, Perrin s’avisa que Tylee le dévisageait. Que voyait-elle en lui ? Que cherchait-elle à comprendre ?
— Pourquoi tous les raken sont-ils absents ? demanda le jeune seigneur.
— Nous devons être arrivés en deuxième ou troisième position, répondit la Seanchanienne en se hissant en selle. Je dois encore me procurer des a’dam. Aussi longtemps que j’ai pu, j’ai continué à croire que j’avais une chance de régler ça seule, mais il faut regarder les choses en face. Ton message de Suroth va devoir montrer sa valeur, à présent. S’il échoue, il sera inutile de partir en quête d’a’dam.
Une alliance fragile où la confiance brillait par son absence.
— Pourquoi échouerait-il ? Ici, il a fait son office.
— Faloun est un soldat, seigneur. À présent, nous allons devoir parler avec un dignitaire impérial.
Dans la bouche de Tylee, le mot « dignitaire » sonnait comme une injure. Quand elle s’éloigna, Perrin enfourcha Marcheur et la suivit.
Visiblement prospère, Almizar était une grande ville dotée de six hautes tours de garde mais pas de fortifications. Selon Elyas, la loi, en Amadicia, proscrivait les murs d’enceinte, les réservant à la seule Amador. Un règlement qui favorisait les Fils de la Lumière et qu’ils défendaient bec et ongles, tout comme le roi en exercice, quel qu’il fût.
Ailron étant mort, Balwer apprendrait sûrement qui l’avait remplacé…
Des deux côtés des rues pavées, des bâtiments souvent très hauts se pressaient les uns contre les autres, les toits d’ardoise alternant avec ceux en chaume.
Comme dans toutes les cités, une foule bigarrée sillonnait la cité, au milieu des chariots et des charrettes. Un mélange de marchands ambulants, de femmes en bonnet de laine si enfoncé qu’il leur cachait presque le visage, d’hommes en redingote bouffis d’importance, d’apprentis en gilet ou tablier vaquant à l’une ou l’autre corvée…
Ici, il y avait presque autant de militaires que de civils. Des soldats des deux sexes en uniforme seanchanien aux vives couleurs… La plupart portaient un couteau et une dague, mais certains trimballaient une épée. Marchant par deux, l’œil perpétuellement aux aguets, ces militaires avaient aussi un gourdin à la ceinture.
Une sorte de garde municipale ? Peut-être, mais bien nombreuse, pour une ville de cette taille. Où qu’il regardât, Perrin avait toujours au moins quatre soldats dans son champ de vision.
Deux hommes et une femme sortirent d’une auberge de plusieurs niveaux et enfourchèrent les chevaux que leur avaient amenés des palefreniers. Sans la veste serrée qui saillait au niveau de ses seins, Perrin n’aurait pas reconnu une femme. Les cheveux courts, vêtue comme un homme, la militaire portait une épée presque aussi grande qu’elle. Quant à son visage, en matière de dureté, il n’avait rien à envier à celui de ses compagnons.
En regardant le trio s’éloigner, Mishima grogna :
— Des Quêteurs du Cor, marmonna-t-il. Là-dessus, je parierais mes yeux. Ces âmes soi-disant d’élite sèment la zizanie partout où elles passent. Les Quêteurs se battent comme des chiffonniers et fourrent leur nez dans ce qui ne les regarde pas. Il paraît que le Cor de Valère a été retrouvé. Qu’en penses-tu, seigneur ?
— J’ai entendu la même chose, confirma Perrin. Mais il y a des rumeurs sur tout, et elles circulent à la vitesse de l’éclair.
Aucun de ses compagnons ne lui jeta un regard. Dans une foule si dense, capter leur odeur serait une mission impossible. Pourtant, bizarrement, Perrin aurait juré qu’ils étaient suspendus à ses lèvres, comme dans l’attente d’une révélation.
Pensaient-ils sérieusement qu’il était lié au cor ? En passant, Perrin savait où se trouvait l’artefact. Moiraine l’avait rapporté à la Tour Blanche. Mais il n’avait aucune intention de le dire. La confiance ne fonctionnait pas dans un seul sens.
Indifférents les uns aux autres, les citadins n’accordaient aucune attention non plus aux soldats, pas plus qu’à Tylee et à son escorte en armure. Avec Perrin, c’était une autre affaire, dès qu’ils voyaient ses yeux jaunes. Lorsque quelqu’un les remarquait, le jeune seigneur s’en apercevait aussitôt. Le sursaut d’une femme, la bouche ouverte de surprise… L’air stupéfié d’un homme soudain pétrifié… Un type était allé jusqu’à s’emmêler les pinceaux et tomber à genoux. Le regard d’abord rivé sur Perrin, il s’était ensuite relevé pour fuir à toutes jambes, comme si l’homme aux yeux jaunes risquait de le poursuivre.
— Je suppose qu’il n’avait jamais vu des yeux comme les miens, marmonna Perrin.
— Dans ton pays, c’est fréquent ? demanda Tylee.
— Pas vraiment, non… Mais je vous présenterai un homme qui a les mêmes yeux que moi…
Mishima et Tylee se dévisagèrent. Soudain inquiet, Perrin espéra qu’il n’y avait rien, dans les prophéties, au sujet de deux hommes aux yeux jaunes.
Des couleurs tourbillonnèrent dans sa tête, mais il les en bannit.
Tylee savait exactement où elle allait – une écurie, tout à fait dans le sud de la ville. Mais quand elle mit pied à terre au milieu de la cour, aucun palefrenier ne se montra.
L’enclos ceint d’un mur de pierre qui jouxtait l’écurie était vide. Après avoir confié ses rênes à un des soldats, Tylee riva les yeux sur la double porte dont un seul battant était ouvert. Dans son odeur, Perrin sentit qu’elle s’armait de courage.
— Suis-moi, seigneur, dit-elle enfin, et ne t’avise pas de parler à tort et à travers. Ça pourrait être dangereux. Si tu as quelque chose à dire, adresse-toi à moi. Qu’il soit clair que c’est à moi que tu parles.
Un discours inquiétant, pourtant, Perrin acquiesça. En même temps, il commença à imaginer un plan permettant de voler la fourche-racine, si les choses tournaient mal. La nuit, cet endroit était-il gardé ? Pour agir, il devrait le savoir – mais Balwer connaissait sans doute la réponse. Étrangement, ce petit homme glanait les informations de ce genre sans même avoir à les chercher.
Tandis que Perrin emboîtait le pas à Tylee, Mishima resta dehors avec les chevaux – et il ne semblait pas s’en plaindre. Comment fallait-il interpréter ça ? Le fallait-il seulement ? Fichus Seanchaniens… En quelques jours, ils l’avaient poussé à voir partout un sens caché aux choses.
À l’évidence, l’endroit était une ancienne écurie, mais tout avait changé. Alors que le sol aurait satisfait la fermière la plus à cheval sur la propreté, on ne voyait pas l’ombre d’un équidé et une odeur de menthe occultait les relents de paille et de crottin que seul un odorat comme celui d’Elyas ou de Perrin aurait pu détecter. Les stalles, en tout cas les premières, étaient pleines de caisses. Au-delà, on les avait démolies, sauf celles qui soutenaient le grenier. À leur place, des femmes et des hommes assis à des tables travaillaient avec des mortiers, des pilons ou des passoires tandis que d’autres surveillaient des sortes de poêles plates sur trépied placées au-dessus de braises ardentes. Avec des pinces, ils remuaient ce qui semblait être des racines.
En manches de chemise, un jeune type mince fourra un gros sac dans une des caisses puis s’inclina devant Tylee – aussi humblement que le fonctionnaire, dans la ferme. Et il ne se releva pas avant qu’elle ait parlé.
— Je suis la générale de bannière Khirgan. J’aimerais parler au responsable de cet établissement.
Un ton très différent qu’avec le fonctionnaire… Pas péremptoire du tout.
— À vos ordres, répondit le jeune homme avec, semblait-il, un accent de l’Amadicia.
En tout cas, si c’était un Seanchanien, il parlait à la bonne vitesse et sans avaler ses mots.
Après une autre révérence, il courut vers un endroit où six stalles avaient été dotées d’un mur de devant et tapa à une porte. Plein de déférence, il attendit qu’on lui ait répondu pour entrer.
Quand il se remontra, il fila vers le fond du bâtiment, sans un regard pour Tylee et Perrin. Après quelques minutes, le jeune seigneur voulut parler, mais sa compagne secoua la tête et fit la grimace. Il se mura donc dans son silence et attendit.
Un quart d’heure s’écoula. De plus en plus énervé, Perrin s’étonna du calme souverain de la Seanchanienne.
Une femme en robe jaune consentit enfin à sortir de ce qui devait être un bureau. Là, elle étudia ce qui se passait au fond du bâtiment – sans paraître remarquer la présence des visiteurs.
La moitié du crâne rasée, l’inconnue portait le reste de ses cheveux en une longue tresse qui pendait sur son épaule. Hochant la tête de satisfaction, elle se retourna et avança enfin vers Perrin et Tylee – sans hâte, néanmoins. Sur sa poitrine, dans un ovale bleu, on remarquait trois mains brodées de fil d’or.
Tylee s’inclina aussi humblement que Faloun, un peu plus tôt. Se souvenant des consignes, Perrin l’imita.
La femme hocha à peine la tête. Dans son odeur, la fierté dominait.
— Tu veux me parler, générale de bannière ?
Une voix lisse, un peu à son image passe-partout. Et pas accueillante du tout. Celle d’une femme occupée qu’on dérangeait et qui avait pleine conscience de son importance.
— Oui, Honorable, fit Tylee, très respectueuse.
Un rien d’irritation s’ajouta à son odeur, mais ça ne dura pas, et rien ne se vit sur son visage.
— Pouvez-vous me dire combien de fourche-racine préparée vous avez en réserve ?
— Une étrange question, fit la femme, comme si elle envisageait de ne pas y répondre. (Mais elle en décida autrement.) Au comptage de ce matin, je disposai de quatre mille huit cent soixante-treize livres et neuf onces… Un stock remarquable, si j’ose le dire moi-même, considérant le volume récent de mes ventes et la difficulté de trouver la plante dans la nature sans envoyer mon personnel à l’autre bout du monde.
Si impossible que ça parût, l’odeur de fierté devint plus forte.
— J’ai résolu ce problème en incitant les fermiers du coin à cultiver de la fourche-racine. Avant l’été, je devrai trouver de plus grands locaux pour ma fabrique. De vous à moi, je ne serais pas surprise qu’on me récompense en m’offrant un nouveau nom. Un honneur que je n’accepterai peut-être pas…
Avec un sourire inexpressif, elle toucha le panneau ovale de sa robe – presque une caresse, en réalité.
— Honorable, la Lumière t’accordera sans doute ses faveurs, souffla Tylee. Seigneur, veux-tu bien montrer ton précieux document à notre hôtesse ?
Cela dit avec une révérence encore plus prononcée que devant l’Honorable.
La femme en jaune fronça les sourcils.
Tendant une main pour prendre la feuille, elle se pétrifia et sonda le regard du jeune seigneur. Enfin, elle avait remarqué ses yeux. S’ébrouant, elle lut sans marquer de surprise, puis replia la feuille et se tapota la main gauche avec.
— Tu navigues dans les hautes sphères, dirait-on, générale de bannière. Et avec un bien étrange compagnon. Que veux-tu, ou que veut-il de moi ?
— De la fourche-racine, Honorable… Toute votre réserve. Chargée sur des charrettes aussi vite que possible. Avec l’obligation de fournir les véhicules et les conducteurs, je le crains.
— Impossible ! s’écria l’Honorable, plus hautaine que jamais. J’ai des dates d’expédition très précises, semaine par semaine, et je dois les respecter à la lettre. C’est ce que je fais, et si je venais à faillir, l’Empire en souffrirait énormément. Les sul’dam doivent faire face à des multitudes de marath’damane.
— Pardonnez-moi, Honorable, fit Tylee en s’inclinant de nouveau, mais si vous pouviez faire une exception, quitte à nous donner moins…
— Générale de bannière, coupa soudain Perrin.
Une situation délicate, à l’évidence, qui l’incitait à la neutralité. Pourtant, il ne put s’empêcher de froncer les sourcils. Cinq tonnes de fourche-racine, il n’aurait pas juré que ça suffirait. Et voilà que Tylee tentait de négocier une quantité moindre. Pour une fois, il s’autorisa à réfléchir très vite. Cette façon de faire, selon lui, conduisait souvent à des erreurs et à des accidents, mais il n’avait pas le choix.
— Ça n’intéressera peut-être pas l’Honorable, mais Suroth a promis un sort pire que la mort à quiconque entraverait ses plans. Je suppose que ses foudres s’abattraient sur nous deux, car elle nous a clairement ordonné de tout prendre.
— Il va de soi que l’Honorable échappera à l’ire de la Haute Dame, fit Tylee.
En indiquant bien qu’elle n’aurait pas mis sa tête à couper là-dessus.
L’Honorable respira un peu plus fort, comme en témoigna l’ovale bleu de sa robe. Puis elle s’inclina très profondément devant Perrin.
— Il me faudra la journée, ou presque, pour trouver assez de charrettes et les faire charger. Ça vous conviendra, seigneur ?
— Il faudra bien, grogna Perrin en récupérant le message de Suroth.
Envieuse, l’Honorable le regarda fourrer l’incroyable document dans sa veste.
Dès qu’ils furent dehors, Tylee secoua la tête tout en se hissant en selle.
— Traiter avec les Mains Inférieures est toujours délicat, parce que ces personnes ne voient rien d’inférieur en elles. Je pensais avoir affaire à quelqu’un du Quatrième ou du Cinquième Rang – et ç’aurait déjà été dur. Quand j’ai vu que l’Honorable appartenait au Troisième – deux niveaux seulement au-dessous du niveau d’une Main de l’Impératrice, puisse-t-elle vivre éternellement –, j’ai estimé qu’on n’obtiendrait pas plus de quelques centaines de livres. Tu as été formidable. Un gros risque, mais elle n’y a vu que du feu.
— Personne ne veut braver la mort, dit Perrin alors que Tylee et lui sortaient de la fabrique, leur petit monde à la traîne.
À présent, ils allaient devoir attendre les charrettes. Devaient-ils se trouver une auberge ? Le jeune seigneur espérait bien que non. Fasse la Lumière qu’ils n’aient pas besoin de passer la nuit ici !
— Tu n’en avais pas conscience, dit Tylee, mais cette femme a su que l’ombre de la mort planait sur elle dès qu’elle a eu lu le message de Suroth. Pour le bien de l’Empire, elle était prête à prendre ce risque. En plaidant le « devoir accompli », une Main Inférieure du Troisième Rang est assez huppée pour échapper à la mort. Mais tu as prononcé le nom de Suroth. Sauf face à la Haute Dame elle-même, ce n’est pas un outrage, mais devant une Main Inférieure, utiliser le nom sans le titre te classait soit comme un ignorant de ce continent soit comme un intime de la Haute Dame. La Lumière en soit louée, l’Honorable a opté pour la seconde solution.
Perrin eut un rire sans joie. Ces fichus Seanchaniens ! Et les ta’veren, peut-être aussi…
— Si la question n’est pas offensante, reprit Tylee, la Haute Dame t’a-t-elle seulement apporté d’influentes relations, ou t’a-t-elle aussi alloué des terres ?
Stupéfié, Perrin se tourna sur sa selle pour dévisager la Seanchanienne. À cet instant, quelque chose percuta violemment sa poitrine, y creusa un sillon brûlant puis acheva sa course dans son bras. Derrière lui, un cheval hennit de douleur.
Sous le choc, Perrin baissa les yeux sur la flèche plantée dans son bras gauche.
— Mishima, cria Tylee, le bâtiment à quatre niveaux ! Celui qui a un toit de chaume, entre deux toits d’ardoise. J’y ai vu du mouvement…
Ordonnant à six hommes de le suivre, Mishima galopa en direction de l’objectif indiqué par sa supérieure. Devant les cavaliers, certains badauds s’écartèrent vivement et d’autres écarquillèrent les yeux. Dans la rue, personne ne semblait avoir vu ce qui se passait.
Deux soldats seanchaniens avaient mis pied à terre pour s’occuper d’une de leurs montures au flanc percé d’un projectile.
Sur sa veste, Perrin toucha du bout d’un index un bouton brisé qui ne tenait plus que par un fil. Sur toute la largeur de son torse, la soie était déchirée. Du sang ruisselait, empoissant sa chemise, et sa manche gauche n’était plus verte mais rouge. S’il ne s’était pas tourné à cet instant précis, la flèche lui aurait traversé le cœur. L’autre l’aurait peut-être touché aussi, mais pour l’archer, ce n’aurait été qu’un bonus.
Une flèche de Deux-Rivières n’aurait pas été déviée si aisément.
Dès que le jeune seigneur eut mis pied à terre, des partisans de Faile l’entourèrent et tentèrent de l’aider alors qu’il n’en avait pas besoin. Il dégaina son couteau, mais Camaille le lui prit et entama la hampe suffisamment pour pouvoir la casser en ne laissant qu’un court morceau dépasser du bras blessé. À cause de la douleur, Perrin dut serrer les dents.
Camaille ne parut pas gênée d’avoir du sang sur les doigts. Sortant de sous sa manche un mouchoir bordé de dentelle – d’un vert très clair, pour une Cairhienienne –, elle s’essuya la main puis examina la hampe qu’elle venait de casser pour vérifier qui n’y avait pas d’échardes.
Tylee sauta à terre, l’air troublée.
— Seigneur, tu as été blessé, et mes yeux s’en baissent de honte. On m’avait prévenue que la criminalité augmente. Incendies, voleurs qui tuent sans nécessité, assassinats sans motif sérieux… J’aurais dû te protéger davantage.
— Serre les dents, seigneur, dit Barmanes en attachant une lanière de cuir à la hampe, juste au-dessus de la tête de la flèche. Tu es prêt ?
Perrin hocha la tête. Tirant très fort, Barmanes délogea la pointe de fer du bras de son seigneur, qui en grogna de douleur.
— Tes yeux ne sont pas baissés, croassa Perrin. (Quoi qu’elle ait pu signifier, la tirade de Tylee n’augurait rien de bon.) Personne ne t’a demandé de me garder dans du coton, et certainement pas moi.
Neald approchait déjà, les mains levées, mais le jeune seigneur lui fit signe de reculer.
— Pas ici… Des gens pourraient te voir…
Les passants avaient enfin compris ce qui était arrivé. En murmurant, ils écarquillaient les yeux pour mieux observer la scène.
— Il peut me guérir si bien qu’on ne verra plus que j’étais blessé, expliqua Perrin à Tylee.
En guise d’illustration, il plia le bras… et grimaça de douleur. Une très mauvaise idée, ça…
— Tu le laisserais utiliser le Pouvoir sur toi ? s’écria Tylee, incrédule.
— Pour me débarrasser d’un trou dans le bras et d’une entaille sur la poitrine ? Dix fois plutôt qu’une. D’ailleurs, ce sera fait dès que nous serons à l’abri des regards. Tu ne voudrais pas, à ma place ?
Tylee fit de nouveau son étrange geste. Dès qu’il pourrait, Perrin demanderait ce que ça signifiait.
Mishima revint, son cheval tenu par la bride.
— Deux archers sont tombés de ce toit, annonça-t-il, très grave, mais ils ne sont pas morts de leur chute. Le choc a été terrible… Pourtant, il n’y avait pas de sang sur les pavés. En voyant qu’ils t’avaient raté, ils ont dû absorber du poison.
— Ça n’a aucun sens, marmonna Perrin.
— Si des hommes se tuent plutôt que de devoir rapporter un échec, dit Tylee, c’est que tu t’es fait un ennemi puissant.
Un ennemi puissant ? Masema aurait été ravi de le voir mort, mais il n’aurait pas pu le frapper ici.
— Tous mes ennemis sont très loin et ils ignorent où je me trouve.
Tylee et Mishima voulurent bien croire qu’il savait ce qu’il disait, mais ils demeurèrent dubitatifs.
Bien entendu, il y avait comme toujours les Rejetés… Certains avaient tenté d’avoir sa peau, d’autres préférant essayer de le manipuler. Mais il n’allait pas les impliquer devant les Seanchaniens.
Pour commencer, son bras lui faisait un mal de chien et son torse aussi.
— Trouvons une auberge où je louerai une chambre…
Cinquante et un nœuds… Combien devrait-il en faire encore ?