Le soleil était bien au-dessus des pics lorsque Karede émergea des arbres, se dirigeant vers le défilé de Malvide, à quelque deux lieues devant lui. Point le plus étroit de la brèche de Molvaine, ce passage accueillait la route qui allait d’Ebou Dar à Lugard, à une demi-lieue de la position du général de bannière.
Mais bien avant la brèche, il trouverait le camp qu’Ajimbura avait localisé pour lui. L’homme des collines de Kaensada n’ayant pas été fou au point d’y entrer, Karede ne savait toujours pas s’il se ruait pour rien dans un piège mortel. Pour rien ? Non, sûrement pas ! Pour la Haute Dame Tuon ! Tous les Gardes de la Mort étaient prêts à périr pour elle. À leurs yeux, il n’y avait pas de différence entre l’honneur et le devoir, et ce dernier consistait souvent à tomber d’un cœur léger.
Dans le ciel, seuls quelques nuages blancs inoffensifs dérivaient lentement. Aujourd’hui, il ne pleuvrait pas. Parfait, ça. Depuis toujours, Karede rêvait de mourir sous le soleil.
Son détachement était réduit au minimum. Comme éclaireur, Ajimbura, monté sur son cheval marron aux pieds blancs… En témoignage de sa ferveur, le petit homme musclé avait coupé sa natte roux strié de blanc. Au fil de leurs interminables querelles, les tribus des collines prélevaient ces nattes sur les cadavres de leurs ennemis. Ne pas en arborer une revenait à se déshonorer aux yeux des familles et des tribus. Une façon de proclamer sa lâcheté…
La ferveur d’Ajimbura ne s’adressait pas à la Haute Dame ni au Trône de Cristal, mais à son chef. Cela dit, la ferveur de Karede pour les deux était telle que ça revenait au même.
Deux Gardes de la Mort chevauchaient derrière leur chef, leur armure rouge et blanc polie au point de scintiller, comme la sienne. Hartha et deux Jardiniers suivaient à pied, hache sur l’épaule, leurs longues jambes leur permettant de soutenir le rythme des chevaux. Leur armure aussi brillait intensément.
Ses longs cheveux gris tenus par un ruban rouge vif, Melitene, la der’sul’dam de la Haute Dame, avançait sur un étalon gris, la chaîne d’argent d’un a’dam, attachée à son poignet gauche, la reliant au cou de Mylen. Pour rendre le duo plus impressionnant, on n’avait pas pu faire grand-chose, mais l’a’dam et la robe bleue de Melitene, avec des panneaux rouges sur le corsage et la jupe, chacun arborant un éclair d’argent fourchu, devraient attirer l’attention. Tout ça pris en compte, nul ne remarquerait Ajimbura.
Le reste des hommes de Karede était avec Musenge, au cas où il s’agirait vraiment d’un piège mortel.
Le général de bannière avait envisagé d’utiliser une autre damane que Mylen. La petite femme dont le visage ne permettait pas d’estimer l’âge tressaillait d’impatience à l’idée de poser de nouveau les yeux sur la Haute Dame. Un comportement inconvenant, à coup sûr. Mais sans Melitene, elle ne pouvait rien faire, et en tant qu’arme, elle ne valait rien du tout. Une simple constatation qui lui avait fait baisser les yeux, quand Karede l’avait émise devant la der’sul’dam. Il avait fallu consoler Mylen, sa sul’dam lui caressant la tête et vantant la beauté des Feux du ciel qu’elle était capable de générer. Sans parler de ses talents pour la guérison. Repenser à ce don suffisait à faire frissonner Karede. Dans l’absolu, pouvoir faire disparaître des blessures semblait merveilleux. Pourtant, il aurait fallu qu’il soit à l’article de la mort pour autoriser qui que ce soit à le toucher avec le Pouvoir.
Cela dit, si ça avait pu sauver Kalia, sa femme…
Bref, les « armes » étaient restées avec Musenge. S’il devait y avoir une bataille aujourd’hui, elle ne serait pas de ce genre-là.
Le premier cri d’oiseau que capta Karede ressemblait à tous ceux qu’il avait entendus durant la matinée. Mais il se répercuta devant lui, presque à l’infini. Un seul appel, chaque fois. Plissant les yeux, Karede repéra en haut d’un chêne un arbalétrier qui le visait tandis qu’il chevauchait. L’homme n’était pas facile à voir, avec son plastron et son casque peints en vert pour se fondre à la perfection dans le feuillage. Mais le foulard rouge qu’il portait autour d’un bras le trahissait. S’il avait vraiment voulu se cacher, il aurait dû le retirer.
Karede désigna la sentinelle à Ajimbura, qui lui sourit avant de se laisser dépasser par son chef et les deux Gardes de la Mort. Aujourd’hui, il cachait son coutelas sous sa veste, car on devrait le prendre pour un banal serviteur.
Très vite, Karede entra dans le « camp » où on ne voyait pas l’ombre d’une tente, juste une longue ligne de chevaux attachés à une corde tendue entre des piquets. L’endroit grouillait d’hommes en armure verte qui suivirent des yeux la petite colonne du général de bannière. Parmi ces guerriers, très peu étaient debout, et moins encore brandissaient une arbalète. La plupart dormaient, enroulés dans leur couverture, sans doute pour se remettre des fatigues d’une longue chevauchée nocturne.
Le signal, à l’évidence, leur avait indiqué que Karede et ses hommes ne représentaient pas un danger.
Les soldats ennemis paraissaient être entraînés et aguerris – exactement ce qu’avait prévu Karede. En revanche, il ne s’attendait pas à ce qu’ils soient si peu. Bien sûr, d’autres se cachaient peut-être dans la forêt, mais il ne pouvait pas y avoir plus de sept ou huit mille hommes – bien trop peu pour mener la campagne de harcèlement que Loune avait décrite.
L’estomac de Karede se noua. Où se cachaient donc les autres ? La Haute Dame était-elle avec une bande différente ? Normalement, Ajimbura devait être en train de compter mentalement celle-là…
Un petit homme monté sur un grand cheval bai vint barrer le passage à Karede, qui dut tirer sur ses rênes pour ne pas le percuter. Le front rasé, l’étrange individu était allé jusqu’à le poudrer. Pourtant, ce n’était pas un damoiseau sans envergure. Par-dessus sa veste noire, apparemment en soie, il portait le même plastron que les autres. Le regard dur et froid, il observa Melitene et Mylen, puis s’attarda sur les Ogiers. Enfin, sans broncher d’un pouce, il riva les yeux sur Karede.
— Le seigneur Mat nous a décrit ton armure, dit-il, son débit encore plus rapide que celui des Altariens. À quoi devons-nous l’honneur d’une visite des Gardes de la Mort ?
Le seigneur Mat ? C’était qui, celui-là ?
— Furyk Karede, se présenta le général de bannière. Je veux parler à l’homme qui se fait appeler Thom Merrilin.
— Talmanes Delovinde, dit le type, renouant avec la courtoisie la plus élémentaire. Tu veux parler à Thom ? Eh bien, je n’y vois pas d’inconvénient, et je vais même te conduire à lui.
Karede talonna Aldazar et suivit Delovinde. Le militaire n’avait pas évoqué ce qui tombait sous le sens : Karede et ses compagnons ne seraient pas autorisés à repartir et à clamer sur tous les toits la position de cette armée. Décidément, c’était un individu poli.
Non, ils ne seraient pas autorisés à repartir, sauf si le plan audacieux de Karede fonctionnait. Musenge lui avait accordé une chance sur dix, et une sur cinq de survivre. Pour sa part, il était plus pessimiste, mais le jeu en valait la chandelle. Si Thom Merrilin était là, il y aurait de bonnes chances que la Haute Dame le soit aussi.
Delovinde mit pied à terre dans une clairière où se déroulait une étrange scène… domestique. Sur des tabourets pliables ou des couvertures, des gens étaient assis sous un grand chêne, autour d’un petit foyer où une bouilloire chauffait au-dessus des flammes.
Karede descendit de cheval et fit signe à Ajimbura et aux Gardes de l’imiter. Melitene et Mylen restèrent en selle, histoire d’avoir une vue plongeante sur le site.
Sur un des tabourets, concentrée sur un livre, Karede identifia maîtresse Anan, l’aubergiste qu’il avait connue pendant son séjour à Ebou Dar. Elle ne portait plus une des robes si provocantes qu’il adorait, mais un petit couteau pendait toujours entre ses seins voluptueux.
Refermant son livre, elle salua Karede comme s’il revenait à La Vagabonde après une courte absence. Dans ses yeux noisette, il ne lut rien d’inquiétant. Le piège était peut-être plus sophistiqué que l’avait cru le Limier nommé Mor.
En face d’une femme mince aux multiples tresses ornées de perles, un homme élancé à la longue moustache était assis sur une couverture, devant un plateau de jeu. Jetant un coup d’œil à Karede, il secoua la tête puis recommença à étudier la position des pièces.
La femme regarda le général de bannière et ses compagnons avec une haine presque palpable.
En face d’un gamin d’une laideur remarquable, un vieux type tout ridé jouait à un autre jeu sur un carré de tissu rouge déroulé à même le sol.
Tous deux se levèrent, l’enfant étudiant avec intérêt les Ogiers. L’homme, lui, porta une main à sa ceinture, comme s’il voulait dégainer l’arme cachée sous sa veste. Un gaillard méfiant et dangereux. Thom Merrilin, peut-être…
Deux hommes et deux femmes, assis sur des tabourets, conversaient au moment de l’arrivée du général de bannière. Comme un seul, ils se turent, et une des femmes, à l’air peu commode, se leva et riva ses yeux bleus sur Karede comme si elle entendait le défier. À la façon de certains marins, elle portait un baudrier auquel était accrochée une épée. Les cheveux coupés court, mais pas selon l’éthique du Sang inférieur, elle arborait des ongles pas assez longs sur lesquels ne brillait aucun vernis. Pourtant, Karede reconnut sans l’ombre d’un doute Egeanin Tamarath. Un costaud aux cheveux aussi courts qu’elle et à la barbe à la mode illianienne se leva aussi, la main sur la poignée de son épée. Dans ses yeux, Karede vit briller le même défi que dans ceux de sa compagne.
Une jolie femme aux longs cheveux noirs, la bouche en cœur, finit elle aussi par se lever. Un instant, Karede crut qu’elle allait tomber à genoux et se prosterner devant lui, mais elle n’en fit rien et soutint son regard. L’autre homme, coiffé d’un étrange chapeau rouge, éclata de rire et enlaça celle qui devait être sa bien-aimée. Le sourire triomphant qu’il adressa à Karede n’avait rien d’amène.
— Thom, dit Delovinde, je te présente Furyk Karede. Il veut parler à l’homme « qui se fait appeler Thom Merrilin ».
L’homme à la longue moustache blanche se leva péniblement, comme s’il avait la jambe droite raide. Une blessure de guerre, peut-être…
— Avec moi ? Mais je ne me fais pas « appeler Thom Merrilin ». C’est mon nom, bien que je m’étonne que tu le connaisses, Furyk Karede. Que veux-tu ?
Karede retira son casque. Avant qu’il ait pu parler, une superbe femme aux yeux marron apparut, suivie par deux autres. Les trois arboraient ce fichu visage d’Aes Sedai qui paraissait un moment avoir vingt ans, puis affichait l’instant d’après le double voire le triple d’années. Un phénomène très déconcertant.
— C’est Sheraine ! s’écria la première femme en désignant Mylen. Relâchez-la !
— Tu ne comprends pas, Joline, dit une de ses compagnes.
Les lèvres fines et le nez étroit, elle semblait du genre à casser des pierres avec ses dents.
— Ce n’est plus Sheraine. Et elle nous trahirait, si elle en avait l’occasion.
— Teslyn a raison, Joline, dit la troisième femme.
Jolie plus que belle, elle arborait une crinière noire qui cascadait jusqu’à sa taille.
— Oui, elle serait capable de nous trahir.
— Je n’y crois pas ! s’écria Joline. (Elle foudroya Melitene du regard.) Libérez-la, ou…
Soudain, sa voix s’étrangla.
— Je t’avais prévenue, lâcha Teslyn.
Déboulant sur un étalon marron, un jeune homme coiffé d’un chapeau noir à larges bords s’arrêta en catastrophe et sauta de selle.
— Que se passe-t-il ici ? demanda-t-il en se dirigeant vers le feu.
Karede ignora le nouveau venu. La Haute Dame Tuon venait d’arriver aussi, montée sur une bête à la robe noir et blanc telle que Karede n’en avait jamais vu. La tête enveloppée d’un foulard rouge, Selucia chevauchait près de sa maîtresse.
Mais Karede n’avait d’yeux que pour la Haute Dame. Même si de courts cheveux noirs couvraient son crâne, il l’aurait reconnue entre mille.
Elle accorda un bref regard au général de bannière puis riva les yeux sur le type au chapeau noir.
Karede se demanda si elle l’avait reconnu. Probablement pas. De l’eau avait coulé sous les ponts depuis le temps où il servait dans sa garde rapprochée.
Sans avoir besoin de regarder derrière lui, Karede devina qu’un Garde tenait désormais les rênes du cheval d’Ajimbura. Apparemment sans armes, sa natte coupée, le petit homme n’aurait aucun problème à sortir du camp sans attirer l’attention des sentinelles. En plus d’être furtif, Ajimbura était un excellent coureur. Très bientôt, Musenge saurait que la Haute Dame était ici.
— Elle nous isole de la Source, Mat, dit Joline.
Le jeune homme retira son chapeau et approcha du cheval de Melitene comme s’il avait l’intention de le prendre par la bride. Même si ce n’était pas un géant, ce Mat avait de longues jambes, et il portait un foulard noir autour du cou.
Le signe caractéristique de celui que tout le monde appelait le Jouet de Tylin, comme si avoir été le « chiot » de la reine suffisait à caractériser un homme.
Encore que… C’était peut-être suffisant, au fond. Les « chiots » avaient rarement des qualités cachées. Bizarrement, ce type ne paraissait pas assez beau pour être un « mignon ». Mais il avait quand même fière allure.
— Dissipez les boucliers, dit-il à Melitene comme s’il s’attendait à être obéi.
Karede fronça les sourcils. Ça, un « mignon » ?
Melitene et Mylen poussèrent un petit cri à l’unisson. En réponse, le jeune homme éclata de rire.
— Vous voyez, votre Pouvoir ne marche pas sur moi ! Bon, dissipez ces fichus boucliers ! Sinon, je risque de vous faire tomber de selle pour mieux vous flanquer une fessée.
Melitene se rembrunit. Très peu de gens osaient parler ainsi à une der’sul’dam.
— Dissipez les boucliers, ordonna Karede.
— La marath’damane allait s’unir à la Source, se défendit Melitene. Qui peut dire ce qu’elle… ?
— Dissipez les boucliers ! répéta Karede. Et coupez-vous du Pouvoir.
Le jeune homme hocha la tête, satisfait, puis il se tourna vers les trois Aes Sedai, braquant un index sur elles.
— Ne commencez pas vos bêtises, vous ! Elle a lâché le Pouvoir, et vous allez en faire autant. Allez !
De nouveau, il hocha la tête, comme s’il était sûr d’avoir été obéi. À la façon dont Melitene le regarda, tout laissait penser que c’était le cas.
Un Asha’man ? Possible… Un homme en noir pouvait-il sentir qu’une damane canalisait le Pouvoir ? C’était improbable, mais quelle autre explication postuler ? Cela dit, ça ne collait pas avec la façon dont Tylin avait traité son « Jouet ».
— Un de ces jours, grinça Joline, quelqu’un t’apprendra à respecter les Aes Sedai, Mat Cauthon. J’espère être là pour voir ça.
La Haute Dame et Selucia rirent à gorge déployée. Karede se réjouit de voir que la première n’avait pas perdu le moral en captivité. Sans nul doute, la présence de la seconde l’y avait aidée. Mais il était temps de passer à la suite : le pari fou du général de bannière.
— Général Merrilin, dit-il, tu as livré une courte mais remarquable campagne, et avoir caché ainsi tes troupes est un grand exploit. Mais ta chance tournera bientôt. Le général Chisen a percé ton plan à jour. Du coup, il sera là dans deux jours, après avoir traversé le défilé de Malvide. Moi, j’ai dix mille hommes non loin d’ici, de quoi vous empêcher de filer jusqu’à ce qu’il soit là. Mais la Haute Dame Tuon serait en danger, et je ne veux pas que ça arrive. Confie-la-moi, et je vous laisserai filer, tes hommes et toi. En galopant, vous serez de l’autre côté des montagnes, dans la brèche de Molvaine, avant l’arrivée de Chisen. Au Murandy, il ne pourra pas vous tomber dessus.
» L’autre option, c’est l’anéantissement. Chisen a assez d’hommes pour ça, croyez-moi. Ce ne sera pas une bataille. Cent mille hommes contre huit mille, j’appelle ça une boucherie.
Tout le monde avait écouté Karede avec stupéfaction, comme si son discours était une révélation. Les compagnons de Merrilin étaient-ils choqués par son plan, qu’un ennemi venait de leur révéler ?
Merrilin lissa sa moustache du bout d’un index.
— Je crains que tu fasses erreur, général de bannière Furyk Karede. (La voix de Merrilin devint puissante, portant très loin.) Je suis un trouvère, c’est tout. Bien supérieur à un barde de cour, c’est vrai, mais sûrement pas général. En revanche, ce brave garçon est le seigneur Matrim Cauthon.
Il désigna l’étrange type qui remit son chapeau sur sa tête.
Karede n’en crut pas ses oreilles. Un chef de guerre, le Jouet de Tylin ? Quelqu’un se payait sa tête ?
— Tu as une centaine de Gardes et une vingtaine de Jardiniers, dit calmement Cauthon. D’après ce qu’on m’a dit, contre des soldats lambda, même six fois plus nombreux, ça reste un sacré morceau à avaler. Mais les Bras Rouges ne sont pas des combattants ordinaires, et j’en ai bien plus que six cents. Quant à Chisen, si c’est le type qui s’est retiré par le défilé de Malvide, il ne sera pas là avant cinq jours, même s’il a enfin compris ma manœuvre. Selon le dernier rapport de mes éclaireurs, il en est encore à avancer ventre à terre sur la route qui mène d’Ebou Dar à Lugard.
» Ça nous laisse une seule question. Général de bannière Karede, peux-tu conduire Tuon jusqu’au palais Tarasin ? En me garantissant sa sécurité.
Pas seulement parce que son interlocuteur prononçait sans vergogne le nom de la Haute Dame, Karede eut le sentiment que Hartha venait de le frapper au ventre.
— Tu la laisserais partir avec moi ?
— Si elle te juge digne de confiance. Et si tu peux la conduire au palais sans danger. Au cas où tu l’ignorerais, ta fichue Armée Toujours Victorieuse est prête à lui trancher la gorge ou à lui écrabouiller la tête avec une pierre.
— Je sais, répondit Karede avec un calme qu’il était loin d’éprouver.
Alors que la Tour Blanche s’était donné tant de mal pour la capturer, pourquoi ce Cauthon relâcherait-il la Haute Dame ? Surtout après sa courte mais sanglante campagne ?
— Pour qu’elle soit en sécurité, nous sommes prêts à mourir jusqu’au dernier. Le mieux serait de partir sur-le-champ.
Avant que Cauthon change d’avis – ou que Karede s’éveille de son rêve diurne. Parce que ça ne pouvait pas être vrai.
— Pas si vite ! s’écria Cauthon. Tuon, tu crois que cet homme peut te conduire à Ebou Dar sans te mettre en danger ?
Karede ravala de justesse un rictus. Tout seigneur et général qu’il était, Cauthon n’avait pas le droit d’utiliser ainsi le nom de la Haute Dame.
— Je confierai volontiers ma vie aux Gardes de la Mort. Et à Karede plus qu’à tout autre.
La Haute Dame sourit à Karede. Même petite fille, elle était avare de sourires.
— As-tu encore ma poupée, général de bannière Karede ?
Karede s’inclina humblement. La façon de parler de la Haute Dame indiquait qu’elle était toujours sous le voile.
— Désolé, Haute Dame, mais j’ai tout perdu lors du grand incendie de Sohima.
— Ça veut dire que tu l’as gardée pendant dix ans. Mes condoléances pour la mort de ta femme et de ton fils, même s’il est tombé en héros. Peu d’hommes entreraient dans un bâtiment en flammes. Avant de succomber, il a sauvé cinq personnes.
Karede en eut la gorge serrée. Depuis tout ce temps, elle avait suivi sa carrière et sa vie. Ivre de reconnaissance, il s’inclina humblement.
— Y en a marre, marmonna Cauthon. Si tu continues tes courbettes, tu finiras par t’assommer contre le sol. Dès que Selucia et Tuon auront fait leurs bagages, vous filerez puis chevaucherez ventre à terre. Talmanes, prépare la Compagnie au départ. Ce n’est pas que je mette ta parole en doute, Karede, mais je me sentirai mieux quand nous aurons traversé le défilé.
— Matrim Cauthon est mon mari, dit la Haute Dame d’une voix claire et intelligible. (Tout le monde se pétrifia.) Je répète : Matrim Cauthon est mon mari.
Karede eut l’impression que Hartha venait de le refrapper. Non, pas Hartha : Aldazar ! Que signifiait cette folie ? Cauthon, lui, faisait penser à un homme qui voit voler une flèche vers lui en sachant qu’il n’aura aucune chance de l’esquiver.
— Ce fichu Matrim Cauthon est mon mari ! C’est bien comme ça qu’on dit, non ?
Cette fois, Karede fut certain qu’il rêvait.
Mat eut besoin d’une minute pour pouvoir parler. Avant ça, il aurait juré avoir attendu une heure pour être en mesure de bouger.
Retirant son chapeau, il approcha de Tuon et saisit la bride de la jument rasoir.
La fichue Haute Dame baissa les yeux sur lui, distante comme une reine sur son trône.
Tant de temps à entendre ces maudits dés rouler dans sa tête, et voilà que tout s’arrêtait parce qu’elle avait dit quelques mots. Au moins, cette fois, il savait que ce qui venait d’arriver scellait le destin de ce fichu Mat Cauthon.
— Pourquoi ? J’ai toujours su que tu dirais ces mots un jour, mais pourquoi maintenant ? Je t’aime bien – ou je t’aime tout court, qui sait ? –, et j’ai adoré t’embrasser…
Mat aurait juré qu’il venait d’entendre Karede grogner.
— … Mais tu ne t’es jamais comportée comme une femme amoureuse. Une moitié du temps, tu es un glaçon, et l’autre, tu la passes à me lancer des piques.
— Amoureuse ? s’étonna Tuon. Nous finirons peut-être par nous aimer, Matrim, mais je sais depuis toujours que je me marierai pour servir l’Empire. Et comment peux-tu dire que tu savais que je prononcerais ces mots ?
— Appelle-moi Mat…
Seule sa mère l’appelait Matrim – quand il était dans la mouise. Et ses sœurs, quand elles racontaient sur lui des histoires qui l’y fourraient.
— Ton nom, c’est Matrim. Alors, que voulais-tu dire ?
Mat soupira. Cette femme n’avait aucune exigence, à part n’en faire qu’à sa tête. Comme toutes celles qu’il avait connues.
— Via un ter’angreal, je suis allé… Eh bien, dans un autre monde, peut-être… Là-bas, les gens ne sont pas vraiment des gens – en fait, ils ressemblent à des serpents –, mais ils consentent à répondre à trois questions, et ils ne mentent jamais. Moi, j’ai demandé si j’épouserais un jour la Fille des Neuf Lunes. Mais tu n’as toujours pas répondu à ma question. Pourquoi maintenant ?
Un sourire aux lèvres, Tuon se pencha sur sa selle… et, avec les phalanges, laboura littéralement le crâne de Mat.
— Les superstitions auxquelles tu crois sont déjà une catastrophe, Matrim, mais je ne tolérerai pas tes mensonges. Même amusante, une menterie reste une menterie.
— Non, c’est la vérité, jura Mat en remettant prudemment son chapeau. (Une protection, même minime…) Tu le vérifierais si tu consentais à parler à une Ase Sedai. Toutes te diront que les Aelfinn et les Eelfinn existent !
— C’est bien possible, intervint Edesina comme si elle croyait être utile. Si j’ai bien compris, on peut aller chez les Aelfinn en traversant un ter’angreal, dans la Pierre de Tear. D’après les récits, ces êtres diraient toujours la vérité…
« Si j’ai bien compris », « d’après les récits », « ces êtres diraient », c’était ça, de l’aide ?
D’ailleurs, Tuon continuait à le foudroyer du regard comme si Edesina n’avait rien dit.
— J’ai répondu à tes questions, Tuon. Réponds à la mienne.
— Tu sais que les damane peuvent prédire l’avenir ?
Tuon gratifia Mat d’un regard morose, comme si elle s’attendait à des railleries sur ses superstitions. Mais il se contenta de hocher la tête. Certaines Aes Sedai aussi avaient ce don.
— Avant d’arriver à Ebou Dar, j’ai demandé à la damane Lidya de me prédire le mien. Voici ce qu’elle a dit : « Prends garde au renard qui fait s’envoler les corbeaux, parce qu’il t’épousera et t’emmènera au loin. Prends garde à l’homme qui se souvient des traits d’Artur, parce qu’il t’épousera et te libérera. Prends garde à l’homme de la main rouge, car c’est lui que tu épouseras, et nul autre à sa place. »
» C’est ta bague qui m’a mis la puce à l’oreille.
Mat passa un index sur le long bijou, et Tuon lui sourit – à peine, mais c’était bel et bien un sourire.
— Un renard qui semble faire s’envoler deux corbeaux et neuf croissants de lune… Assez explicite, non ? Quand tu as accompli la deuxième partie de la prédiction – me libérer – j’ai compris que tu étais le bon…
Selucia émit un bruit de gorge et Tuon s’adressa à elle avec ses doigts. La petite femme aux merveilleux seins capitula, tirant sur son foulard, mais elle jeta à Mat un regard qui aurait pu le foudroyer sur pied.
Le jeune flambeur eut un rire sans joie. Par le sang et les fichues cendres ! La bague était un modèle expérimental de bijoutier, achetée uniquement parce qu’elle allait bien à son doigt. Quant à ses souvenirs d’Aile-de-Faucon, il y aurait bien renoncé en même temps qu’à tous les autres qui ne lui appartenaient pas, si ça avait pu chasser de sa tête les maudits serpents. Pourtant, grâce à tout ça, il venait de se gagner une épouse. Et la Compagnie de la Main Rouge n’aurait jamais existé sans tout ce qu’il savait sur les batailles grâce à de très anciens morts.
— On dirait qu’être ta’veren me fait le même effet qu’à n’importe qui d’autre, marmonna-t-il.
Un instant, Mat redouta que Tuon recommence à lui labourer la tête. Pour l’en dissuader, il se fendit de son plus beau sourire.
— Un dernier baiser avant ton départ ?
— Je ne suis pas d’humeur, pour le moment…
La juge impitoyable était de retour. Condamnation immédiate de tous les prévenus !
— Plus tard, peut-être… Tu devrais revenir à Ebou Dar avec moi. Désormais, tu as droit à une place honorable dans l’Empire.
Sans hésiter, Mat secoua la tête. Pour Leilwin et Domon, il n’y aurait aucune place honorable. Même chose pour les Aes Sedai, ou pour les gars de la Compagnie.
— Tuon, la prochaine fois que je verrai des Seanchaniens, je pense que ce sera sur un champ de bataille.
Bien sûr qu’il en irait ainsi ! La vie de Mat se déroulait comme ça, quoi qu’il fasse.
— Tu n’es pas mon ennemie. Ton Empire, oui.
— Tu n’es pas mon ennemi non plus, mon époux, mais je vis pour servir l’Empire.
— Dans ce cas, tu devrais aller faire tes bagages.
Mat se tut, distrait par le bruit d’un cavalier qui approchait au trot.
Vanin tira sur les rênes de son cheval gris, l’immobilisa près de Tuon, étudia Karede et les autres Gardes de la Mort, puis cracha sur le sol avant de s’appuyer au pommeau de sa selle.
— Il y a dix mille soldats dans une petite ville, à environ deux lieues à l’ouest, dit-il à Mat. Avec un seul Seanchanien, d’après ce que j’ai appris. Les autres sont des Altariens, des Tarabonais et des Amadiciens. Tous des cavaliers… Le hic, c’est qu’ils se renseignent au sujet de gens porteurs d’une armure comme celle-là. (Il désigna Karede.) Selon les rumeurs, celui qui tuera une fille très semblable à notre Haute Dame recevra cent mille couronnes d’or. Ils en ont tous l’eau à la bouche.
— Je leur échapperai, dit Karede.
Sur Tuon, il posait un regard paternel. Mais sa voix évoquait le son d’une lame qu’on tire du fourreau.
— Et si tu n’y arrives pas ? demanda Mat. Si ces types sont tellement près, ce n’est pas par hasard. Ils reniflent ta piste. Un bon coup de nez en plus, et ils seront en mesure d’abattre Tuon.
Karede se rembrunit.
— Tu as l’intention de revenir sur ta parole ?
Une lame tirée du fourreau et prête à s’abattre… Pire, Tuon regardait Mat comme si elle s’apprêtait à le condamner pour de bon à la pendaison. Que la Lumière le brûle ! Si elle mourait, quelque chose en lui se briserait. Le seul moyen d’éviter ça consistait à faire une chose qu’il détestait encore plus que le travail. Naguère, il pensait que se battre, même s’il abominait ça, valait mieux que trimer. Après neuf cents morts en quelques jours, il avait changé d’avis.
— Non, dit-il, elle part avec toi. Mais tu dois me laisser une dizaine de tes Gardes et quelques Jardiniers. Si je dois empêcher ces gens de te coller aux basques, il faut qu’ils me prennent pour toi.
Contrainte de voyager léger, Tuon abandonna presque tous les vêtements que lui avait achetés Mat. En revanche, elle emporta le bouquet de boutons de rose en soie qu’il lui avait offert, l’emballant dans un morceau de tissu avant de le ranger dans une de ses sacoches de selle. Comme un trésor…
N’ayant aucun adieu à faire, sinon à maîtresse Anan – leurs conversations lui manqueraient –, la Fille des Neuf Lunes fut très vite prête à partir. En la voyant, Mylen eut un si grand sourire qu’elle dut tapoter la tête de la toute petite damane.
Ce qui venait de se produire devait déjà être connu dans le camp, car lorsque la colonne le retraversa, beaucoup d’hommes de la Compagnie se levèrent puis s’inclinèrent devant Tuon. C’était comme passer un régiment en revue, à Seandar…
— Que penses-tu de lui ? demanda Tuon à Karede quand ils furent sortis du camp.
Inutile de préciser de quel « lui » elle parlait.
— Mon rôle n’est pas de juger les gens, Haute Dame. (Karede continua à sonder le terrain autour d’eux.) Je sers l’Empire et l’Impératrice, puisse-t-elle vivre éternellement.
— Comme nous tous, général de bannière. Mais je te demande ton avis.
— Cet homme est un bon général, Haute Dame. Courageux, mais pas téméraire. Pas du genre à se faire tuer pour briller. Et il sait s’adapter. Un homme aux multiples facettes. Et si tu me permets, Haute Dame, il est amoureux de toi. Je l’ai vu à la façon dont il te regarde.
Amoureux d’elle ? C’était possible. Et Tuon n’excluait pas de s’éprendre de lui un jour. Sa mère, disait-on, avait aimé son père…
Un homme aux multiples facettes ? Comme un oignon, il avait en effet une belle épaisseur de peaux.
Tuon se passa les doigts dans les cheveux. En avoir continuait à la perturber.
— J’aurai besoin d’un rasoir…
— Il serait peut-être plus prudent d’attendre d’être arrivé à Ebou Dar, Haute Dame.
— Non… Si je meurs, je veux être telle qu’en moi-même. J’ai retiré mon voile.
— À tes ordres, Altesse, fit Karede. (Avec un sourire, il se tapa du poing sur le cœur.) Si nous mourons, ce sera tels qu’en nous-mêmes.