19 Des vœux


Très mal dans sa peau, Loial regardait Nynaeve s’éloigner d’un côté du couloir tandis que Verin filait dans l’autre direction. Ces deux femmes lui arrivaient à la taille, certes, mais elles étaient des Aes Sedai. La gorge nouée, il dut lutter pour trouver le courage de demander à l’une ou à l’autre de l’accompagner. Lutter si longtemps, que toutes deux furent hors de vue lorsque les mots sortirent enfin de sa bouche.

Agrandi au fil des ans, sans logique architecturale bien précise, le manoir regorgeait de coins et de recoins et ses couloirs se croisaient souvent selon des angles bizarres.

Loial aurait vraiment aimé avoir une Aes Sedai à ses côtés pour faire face à sa mère. Même Cadsuane, alors que sa façon de houspiller sans cesse Rand le mettait mal à l’aise. Tôt ou tard, le Dragon Réincarné exploserait.

Rand n’était plus le jeune homme rencontré à Caemlyn, ni même celui que Loial avait laissé à Cairhien. Désormais, autour de lui, les gens étaient tristes et sombres, comme s’ils avançaient sur un sol accidenté constellé d’empreintes de pattes de lion. Avec Rand à l’intérieur, la demeure entière avait quelque chose d’une jungle hostile.

En face de Loial, une servante aux cheveux gris lestée d’un panier à linge sursauta, secoua la tête, marmonna quelque chose entre ses dents, esquissa une révérence et continua son chemin. Avant de croiser l’Ogier, elle fit un pas de côté comme pour contourner quelque chose – ou quelqu’un.

Loial étudia l’obstacle invisible puis se gratta la tête. Au fond, il ne pouvait peut-être voir que les Ogiers morts. Cela dit, il s’en passerait très bien. Savoir que les défunts humains étaient arrachés au repos se révélait déjà assez triste. Découvrir que les Ogiers subissaient le même sort risquerait de lui briser le cœur.

Mais les spectres d’Ogiers, très probablement, apparaîtraient dans les Sanctuaires, et nulle part ailleurs.

En revanche, Loial aurait été curieux de voir une ville se volatiliser. Pas une vraie cité, mais une agglomération aussi morte que les fantômes que les humains prétendaient croiser. Avant la disparition, il aurait pu arpenter les rues et découvrir à quoi ressemblaient les gens au temps de la guerre des Cent Années voire de celles des Trollocs. En tout cas, c’était ce que disait Verin, et elle semblait en savoir long sur le sujet. Un élément de plus à ajouter dans son livre.

Un sacré bon livre, voilà ce que ça serait ! Tout en se grattant la barbe – dessous, ça démangeait affreusement –, l’Ogier rectifia mentalement son erreur. Ç’aurait été un sacré bon livre !

Rester planté dans le couloir était une façon de se défiler qui ne conduirait à rien. Comme le disait le vieux proverbe : « Différer l’élagage des broussailles, c’est le meilleur moyen d’y trouver des lianes étrangleuses. » Sauf que là, Loial aurait juré que la liane s’enroulait autour de son cou, pas d’un tronc d’arbre. Le souffle court, il fit demi-tour et suivit la servante jusqu’au large escalier qui menait au quartier des Ogiers. Placées à hauteur d’épaules de cette femme, deux rampes solides offraient un soutien fiable. Dans les escaliers normaux, Loial osait à peine toucher à la main courante, tant il craignait de la briser.

Se dressant au milieu des marches, la rampe de gauche les divisait : deux tiers taillés pour les Ogiers, et un pour les humains. Très ingénieux, ça…

Selon la façon de compter des humains, la servante était vieille, pourtant, elle prit rapidement de l’avance sur Loial. Quand il atteignit le palier, elle était déjà loin dans le couloir. À l’évidence, elle apportait son panier – plein de serviettes, semblait-il – aux trois invités. Très vraisemblablement, avant de converser, ceux-ci préféreraient s’être séchés. En tout cas, Loial leur suggérerait cette option. Un moyen de gagner du temps pour réfléchir. Hélas, son cerveau fonctionnait aussi lentement que ses pieds, qui lui paraissaient coller au sol.

Dans ce couloir conçu à l’échelle des Ogiers, on trouvait six chambres à leur taille. Il fallait y ajouter un cagibi, une salle de bains équipée d’une baignoire géante et un grand salon. Cette partie du manoir, très ancienne, devait avoir près de cinq cents ans. Pour un vieil Ogier, ça représentait une vie. Pour les humains, ça couvrait plusieurs générations. À part les Aes Sedai, ils vivaient si peu de temps… Voilà pourquoi, sans doute, ils voletaient sans cesse partout comme des colibris. Sans doute, oui, mais pas à coup sûr… Les Aes Sedai aussi pouvaient s’agiter frénétiquement. Une énigme, ça…

Sur la porte du salon, on avait sculpté un Grand Arbre. Pas l’œuvre d’un Ogier, mais assez bien réalisé et reconnaissable au premier coup d’œil. S’immobilisant, Loial tira sur sa redingote, se coiffa avec les doigts et regretta de ne pas avoir pu cirer ses bottes. Sur un poignet, il avait une tache d’encre… Mais il ne pourrait rien y faire, faute de temps. Cadsuane parlait d’or : Covril n’était pas connue pour sa patience. Mais comment la sœur savait-elle ça ? Pour parler ainsi, connaissait-elle Covril ? Fille d’Ella fille de Soong, Covril était une célèbre Oratrice, mais il n’aurait pas cru qu’on la connaissait à l’Extérieur.

Par la Lumière ! Il en haletait d’angoisse.

Tentant de se contrôler, Loial entra. Même ici, tous les gonds grinçaient. Quand il leur avait demandé de quoi les huiler, les serviteurs l’avaient regardé comme s’il perdait la tête, car c’était leur travail. Certes, mais ils ne s’en étaient toujours pas occupés.

Le salon au haut plafond et aux murs lambrissés était très grand. Les sièges sculptés de lianes, les guéridons assortis et les lampes en fer forgé étaient tous à la bonne taille pour des Ogiers. À part une bibliothèque lestée de très vieux ouvrages que Loial avait déjà tous lus et une coupe en bois-chanté, rien n’était sorti des mains d’un Ogier.

Une très belle pièce, cette coupe… Loial aurait aimé savoir qui l’avait chantée, mais elle était trop vieille pour qu’il l’apprenne en chantant lui-même. Au mieux, il obtiendrait un lointain écho.

S’il n’était pas ogier, l’ébéniste avait séjourné un moment dans un Sanctuaire, et ses meubles auraient été à leur place dans n’importe quelle demeure de Bâtisseur. Sinon, la pièce ne ressemblait pas à celles qu’on trouvait dans un Sanctuaire, mais les ancêtres du seigneur Algarin avaient quand même fait un gros effort pour mettre à l’aise leurs invités.

Covril se tenait devant une des deux cheminées en brique. Une femme au visage dur, pour l’instant occupée à sécher sa lourde jupe en l’exposant à la chaleur des flammes. En voyant que sa mère était moins trempée qu’il aurait cru, Loial ne put retenir un soupir de soulagement. Pourtant, ça aurait ajouté du poids à sa suggestion, au sujet du séchage… Mais les manteaux imperméables avaient joué leur rôle, même imparfaitement. Sans doute parce qu’ils s’étaient révélés moins étanches avec le passage du temps. Une affaire d’huile qui disparaissait…

Du coup, Covril serait peut-être de meilleure humeur que prévu.

Sa redingote sombre mouillée seulement par endroits, l’ancien Haman, ses cheveux blancs brillant d’humidité, étudiait une des haches accrochées sur les murs. La hampe, nota Loial, était au moins aussi longue qu’il était haut. Datant des guerres des Trollocs, voire de plus tôt, il y avait deux armes de ce genre, leur tranchant incrusté d’or et d’argent.

À côté, on avait accroché deux serpettes au très long manche. Aiguisés d’un côté du tranchant et dotés de dents de scie de l’autre, ces outils avaient toujours de longs manches, mais les incrustations et les pompons rouges indiquaient que ces deux-là étaient des armes.

Un choix de décoration un rien provocateur, dans une pièce où on était censé lire, converser ou méditer.

Quittant sa mère et Haman, le regard de Loial vagabonda jusqu’à l’autre cheminée, où Erith, petite et d’apparence fragile, faisait sécher sa propre jupe. La bouche droite, le nez court et bien arrondi, les yeux de l’exacte couleur d’une cosse de pois mûre, c’était une vraie beauté ! Sans parler des oreilles qui pointaient hors de sa longue chevelure noire… De vraies merveilles à l’arrondi parfait, avec des touffes de poils qui faisaient penser à du duvet… Les plus troublantes oreilles que Loial ait jamais vues !

Bien sûr, il n’aurait pas eu l’indélicatesse de le dire. Ces choses-là, on les gardait pour soi.

Quand Erith lui sourit, Loial sentit ses propres oreilles frémir d’émotion et d’embarras. Enfin, elle n’avait pas pu deviner ses pensées… déplacées. Vraiment ? Selon Rand, les femmes en étaient parfois capables, mais il parlait des humaines.

— Te voilà enfin, dit Covril, les poings plaqués sur les hanches.

Aucun sourire à attendre d’elle. Front plissé, regard sévère, dents serrées… Si c’était ça, ne pas être de trop mauvaise humeur, elle aurait tout aussi bien pu se tremper jusqu’aux os.

— Tu m’en as fait parcourir, du chemin…, maugréa-t-elle. Mais je te tiens, et je ne te laisserai plus filer. C’est quoi, sous ton nez et sur ton menton ? Tu vas me raser ça vite fait ! Et ne fais pas de grimaces à ta mère, fils Loial.

Lissant son embryon de moustache, Loial essaya de lisser aussi son expression. Quand une mère vous donnait du « fils », ce n’était pas le moment de rigoler. Peut-être, mais ça l’agaçait au plus haut point. Il rêvait d’une moustache et d’une barbe. À son âge, certains auraient trouvé ça prétentieux, mais il s’en fichait…

— Un sacré chemin, oui, fit l’ancien Haman, peu amène, en remettant la hache sur ses supports.

Lui, il arborait une longue moustache dont les pointes dépassaient de son menton et une barbe étroite qui tombait sur sa poitrine. Bien sûr, il avait plus de trois cents ans, mais ça semblait injuste quand même.

— Une longue poursuite… Ayant entendu dire que tu y étais, nous sommes allés à Cairhien, mais tu avais levé le camp. Après une étape au Sanctuaire Tsofu, nous sommes allés à pied jusqu’à Caemlyn, où le jeune al’Thor nous a appris que tu étais à Deux-Rivières. Il nous y a conduits, mais tu avais encore filé. Vers Caemlyn, apparemment. (Haman arqua les sourcils jusqu’à ce qu’ils touchent presque la ligne de ses cheveux.) À ce moment-là, je me suis demandé si nous jouions à « attrape-moi si tu peux ».

— À Champ d’Emond, enchaîna Erith de sa voix musicale, les gens nous ont parlé de ton héroïsme.

Les oreilles frémissantes et les mains serrant le devant de sa jupe, elle semblait avoir envie de sauter de joie.

— Ils ont évoqué ton combat contre les Trollocs et les Myrddraals, puis ta sortie audacieuse pour aller, tout seul, sceller la pierre-portail de Manetheren. Ainsi, plus aucun envahisseur ne passera…

— Je n’ai pas agi seul, rectifia Loial, très gêné.

À force de frémir, ses oreilles risquaient de se détacher de son crâne.

— Gaul était avec moi. Nous avons réussi ensemble. Sans lui, je n’aurais jamais atteint la pierre-portail.

Erith plissa son joli nez, comme si les exploits de l’Aiel ne lui faisaient ni chaud ni froid.

Covril eut un ricanement dédaigneux. Parfaitement rigides, ses oreilles exprimaient un immense… déplaisir.

— Balivernes ! Livrer des batailles ! Te mettre en danger ! Parier follement ! Des idioties, tout ça. Eh bien, c’est terminé !

Haman se racla la gorge, les oreilles vibrantes d’indignation. Les mains croisées dans le dos, il ne cachait pas sa colère. Comme de juste, il détestait qu’on l’interrompe.

— Du coup, retour à Caemlyn, où tu n’étais plus, puis à Cairhien, dont tu étais de nouveau parti.

— Non sans t’être mis d’abord en danger, grogna Covril, un index pointé sur son fils. Es-tu inconscient ?

— Aux puits de Dumai, susurra Erith, les Aiels ont admiré ton courage.

Sous leurs longs cils, les yeux de la jeune beauté brillaient d’admiration. La gorge serrée, Loial fut incapable de détourner le regard de ces deux puits sans fond. Il aurait dû, selon les convenances, mais comment les respecter quand on vivait une telle expérience ?

— À Cairhien, ta mère a décidé qu’elle ne pouvait pas rester plus longtemps loin de la Grande Souche. Ne me demande pas pourquoi, puisque aucune décision ne sera prise avant un an ou deux, mais nous sommes retournés au Sanctuaire Shangtai avec l’espoir de te trouver plus tard.

L’ancien Haman avait débité sa tirade à toute vitesse et en défiant les deux femmes de l’interrompre encore. D’outrage, sa moustache et sa barbe en ondulaient.

Covril ricana de nouveau.

— J’entends qu’on en arrive à une décision très vite – un mois ou deux, au maximum. Sinon, je n’aurais jamais interrompu nos recherches, même provisoirement. À présent que j’ai trouvé Loial, nous pouvons en finir et repartir sans perdre de temps.

S’avisant que l’ancien Haman fulminait, Covril corrigea le tir :

— Pardon, ancien Haman. Je voulais dire : me feriez-vous la grâce de présider la cérémonie ?

— Je crois pouvoir accéder à ta requête, oui…, marmonna Haman, maussade.

Très maussade, même. Quand Loial entendait ce ton chez son professeur – surtout lorsque ses oreilles s’inclinaient en arrière –, il savait qu’il venait de faire une grosse bêtise. Dans cet état, Haman était capable de lancer sa craie sur un élève…

— Comme j’ai abandonné mes étudiants et la possibilité d’intervenir devant la Grande Souche – tout ça pour t’accompagner dans une folle quête –, je veux bien faire ce que tu me demandes. Mais tu es très jeune, Erith…

— Elle a plus de quatre-vingts ans, rappela Covril, soit largement l’âge de se marier. Sa mère et moi avons signé un accord. Tu étais présent quand nous avons rédigé la promesse et fixé la dot de Loial.

Les oreilles de l’ancien s’inclinèrent un peu plus et ses épaules se tendirent, comme s’il serrait très fort les mains dans son dos. Les yeux rivés sur Erith, il reprit :

— Je sais que tu veux épouser Loial, mais es-tu vraiment prête ? Prendre un époux, c’est assumer une lourde responsabilité.

Loial aurait aimé qu’on lui pose aussi cette question, mais ce n’était pas prévu par les coutumes. Les deux mères avaient conclu un accord, et seule Erith pouvait le dénoncer. Si elle le désirait…

Avait-il envie qu’elle le fasse ? Eh bien, il y avait son livre, qui l’obsédait. Et Erith, qui l’obsédait tout autant…

La future mariée prit un air très grave.

— Les vêtements que je tisse se vendent bien, et je suis prête à acheter un deuxième métier puis à prendre une apprentie. Mais ce n’est pas à ça que vous pensez, je suppose… Oui, je suis disposée à m’occuper d’un mari. (Erith eut un sourire radieux.) Surtout quand il a de si merveilleux sourcils…

Les oreilles de Loial frémirent – comme celles de l’ancien, mais pas pour la même raison. Entre elles, à ce qu’on disait, les femmes parlaient très librement. Mais en règle générale, elles s’efforçaient de ne pas embarrasser les hommes. En règle générale…

Les oreilles de Covril en tremblaient de jubilation.

— C’est une affaire sérieuse, Erith, rappela Haman. Bien, si tu es sûre de toi, prends les mains de Loial.

Sans hésiter, Erith vint se camper devant son promis, lui sourit et lui prit les mains. Contre sa peau, Loial eut le sentiment que celle d’Erith était brûlante, alors que la sienne semblait glacée. Ça allait donc arriver ? Sa fuite s’arrêterait là ?

— Erith, fille d’Iva fille d’Alar, dit Haman, une main au-dessus de la tête de chaque futur époux, veux-tu prendre pour mari Loial fils d’Arent fils de Halan ? Jures-tu au nom de la Lumière et de l’Arbre de le chérir, vénérer et aimer jusqu’à la fin de ses jours ? Promets-tu de prendre soin de lui, de subvenir à ses besoins et de guider ses pas sur le chemin qu’il doit suivre ?

— Au nom de la Lumière et de l’Arbre, je le jure.

La voix d’Erith était ferme et limpide, son sourire devenu assez large pour lui manger le visage.

— Loial, fils d’Arent fils de Halan, acceptes-tu de prendre pour épouse Erith, fille d’Iva fille d’Alar ? Jures-tu au nom de la Lumière et de l’Arbre de la chérir, vénérer et aimer jusqu’à la fin de ses jours ? Promets-tu de prendre soin d’elle et de suivre à la lettre ses conseils ?

Loial prit une grande inspiration. Désormais, ses oreilles tremblaient comme des feuilles. Erith, il voulait l’épouser, et ça ne datait pas d’hier…

— Au nom de la Lumière et de l’Arbre, je le jure.

— Alors, au nom de la Lumière et de l’Arbre, je vous déclare mari et femme. Puisse la bénédiction de la Lumière et de l’Arbre vous accompagner à jamais.

Loial baissa les yeux sur sa femme. Sa femme ! Levant une main, Erith lui frôla la moustache du bout des doigts. Enfin, l’embryon de moustache…

— Tu es très beau, et je pense qu’une moustache t’ira très bien. Une barbe aussi.

— Absurde ! lâcha Covril.

Spectacle incroyable, elle se tamponnait les yeux avec un mouchoir. Elle, émue ?

— Il est beaucoup trop jeune pour ça, maugréa-t-elle.

Un instant, Loial eut l’impression que les oreilles d’Erith s’inclinaient en arrière. Mais ce devait être un tour de son imagination. Avec elle, il avait eu de nombreuses conversations – elle adorait parler, même si, à y réfléchir, elle passait le plus clair de son temps à écouter, mais le peu qu’elle disait était toujours très pertinent –, et il aurait parié qu’elle n’avait absolument pas mauvais caractère. De toute façon, il était trop tard pour s’en soucier.

Posant les mains sur le bras de Loial, Erith se dressa sur la pointe des pieds. Selon le rituel, son mari se pencha pour que leurs nez entrent en contact. En principe, il fallait simplement qu’ils se frôlent. Là, ils se touchèrent plus longtemps qu’il était convenable en présence de l’ancien Haman et de Covril. Mais comment penser aux témoins quand on vivait une expérience si exaltante ? Sentir l’odeur de sa femme tandis qu’elle humait la vôtre. Et la douceur de son nez contre le vôtre. Pure extase !

Glissant une main sur la nuque de son épouse, Loial, de justesse, eut la présence d’esprit de ne pas lui caresser l’oreille. Ne reculant devant aucune audace, Erith, elle, frôla du bout des doigts une touffe de poils.

Après un très long moment, les deux époux s’avisèrent qu’on parlait autour d’eux.

— Il pleut encore, Covril. Repartir, dis-tu ? Alors que nous avons un toit sur la tête et l’occasion de dormir dans de vrais lits, pour une fois ? Je refuse ! Cette nuit, je ne me coucherai pas par terre, dans une grange ou, pire encore, dans un lit dont mes jambes dépassent à partir des genoux. À certains moments, j’ai été tenté de décliner les offres d’hospitalité, et pas courtoisement !

— Si tu insistes…, grogna Covril. Mais dans ce cas, départ dès l’aube. Pas question de perdre une heure de plus que le strict nécessaire. Le Livre des Translations doit être ouvert aussi vite que possible.

Épouvanté, Loial se redressa, brisant le délicieux contact avec le nez d’Erith.

— C’est de ça que débat la Grande Souche ? Il ne faut pas le faire, surtout maintenant !

— Au bout du compte, dit Covril, nous devrons quitter ce monde afin de pouvoir y revenir quand la Roue aura tourné. (Elle revint devant une cheminée pour sécher sa jupe.) C’est écrit. Maintenant, comme tu dis, est au contraire le moment idéal. Et il ne faut pas traîner.

— C’est votre point de vue, ancien Haman ? demanda Loial.

— Pas du tout, mon garçon… Avant notre départ, j’ai tenu un discours de trois heures qui, je l’espère, aura orienté quelques esprits dans la bonne direction.

L’ancien saisit une carafe d’infusion, remplit un gobelet mais ne but pas tout de suite.

— L’intervention de ta mère a eu plus d’influence, j’en ai peur. Elle connaîtra peut-être la décision dans quelques mois, comme elle l’a dit.

Erith remplit un gobelet pour Covril, puis pour Loial et elle-même. Les oreilles du jeune marié en frémirent d’embarras. Ç’aurait été à lui de le faire. Pour être un bon époux, il lui restait bien des choses à apprendre, mais ça, il le savait déjà.

— Je voudrais m’adresser à la Souche, dit-il, amer.

— Tu parais impatient, mari, fit Erith.

Mari ? Erith ne plaisantait pas. C’était presque aussi mauvais que « fils Loial ».

— Et que lui dirais-tu, à la Souche ?

— Erith, je ne veux pas qu’il se ridiculise, dit Covril avant que son fils ait pu ouvrir la bouche. Loial écrit bien, et selon l’ancien Haman, il a tout pour être un jour un érudit. Mais en public, même devant cent personnes seulement, il perd tous ses moyens. En plus, c’est encore un gamin.

L’ancien Haman avait dit ça ? Les oreilles de Loial en tremblèrent, et il se demanda si elles cesseraient un jour.

— Tout homme marié peut s’adresser à la Souche, affirma Erith. (Pas de doute, cette fois, ses oreilles étaient bien inclinées en arrière.) Mère Covril, veux-tu bien me laisser gérer mon époux comme je l’entends ?

Covril ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Les sourcils arqués, elle semblait frappée de stupeur. Loial ne l’avait jamais vue ainsi. Pourtant, elle aurait dû s’y attendre. L’épouse passait avant la mère, c’était comme ça depuis toujours.

— Alors, mari, que dirais-tu ?

Loial n’était pas impatient, mais désespéré. Pour se donner du courage, il but une gorgée d’infusion, mais sa bouche resta aussi sèche qu’avant. Covril avait raison. En public, il oubliait ce qu’il avait l’intention de dire et se perdait en digressions. Parfois, même devant un auditoire réduit, il dérapait carrément. Juste un peu… Enfin, pas beaucoup…

Le protocole, il le connaissait – un gosse de cinquante ans le maîtrisait –, mais impossible de former les mots.

Son trio d’auditeurs n’était pas composé de n’importe qui. Sa mère était une Oratrice célèbre et Haman aussi, sans même préciser que c’était un ancien… Enfin, il y avait Erith. Devant sa femme, un homme ne voulait pas paraître idiot.

Tournant le dos aux autres Ogiers, Loial se campa devant une fenêtre et fit tourner le gobelet bleu entre ses mains. La fenêtre était à la bonne taille, mais pas les carreaux, aussi petits que ceux des pièces d’en bas. Dehors, un crachin remplaçait l’averse. À travers les bulles du verre, Loial aperçut les arbres, dans le lointain. Des pins, des saules et quelques chênes. Les employés d’Algarin s’occupaient bien de la forêt, éliminant par exemple les feuilles mortes pour ne pas alimenter les incendies. Avec le feu, il fallait toujours être prudent.

Les mots viendraient plus facilement, maintenant qu’il ne voyait plus les autres. Devait-il commencer par les Langueurs ? S’ils devaient tous mourir d’ici à quelques années, pouvaient-ils prendre le risque de partir ?

Non, cette question avait dû être posée dès le début, et on y avait sûrement apporté les bonnes réponses. Sinon, la Souche aurait été bouclée en moins d’un an…

Lumière, s’il devait vraiment y parler… Un instant, il imagina la foule massée autour de lui. Des centaines d’hommes et de femmes attendant ses propos. Des milliers, peut-être… Affolée, sa langue tenta de se coller à son palais. Clignant des yeux, il vit qu’il n’y avait que des carreaux imparfaits devant lui…

Il devait le faire ! S’il n’était pas très courageux, contrairement à ce que pensait Erith, il en avait appris long sur la bravoure en observant les humains. Si puissante que fût la tempête, ils ne lâchaient jamais rien, même quand c’était sans espoir. Et leur courage désespéré leur donnait la force de lutter et de vaincre.

Soudain, Loial sut ce qu’il devait dire.

— Pendant la guerre des Ténèbres, nous ne nous sommes pas cachés dans nos Sanctuaires, priant pour qu’aucun Trolloc ni Myrddraal n’ait l’idée d’y entrer. Nous n’avons pas non plus ouvert le Livre des Translations pour ficher le camp. Aux côtés des humains, nous avons affronté les Ténèbres. Pendant les guerres des Trollocs, même chose ! Aux moments les plus noirs de notre histoire, quand tout semblait perdu, nous avons toujours résisté aux Ténèbres.

— Jusqu’à la guerre des Cent Années, dit Covril, où nous avons appris à ne plus fourrer le nez dans les affaires des humains.

Les interruptions de ce genre étaient autorisées. À n’importe quel moment, un discours pouvait se transformer en débat, sauf quand on parvenait à fasciner l’auditoire. Une fois, Covril avait parlé du lever du soleil à la tombée de la nuit – sans qu’on lui coupe la parole, alors qu’elle défendait une position très impopulaire. Le lendemain, personne ne s’était dressé pour la contredire.

Mais Loial ne savait pas faire de belles phrases. Son seul talent, c’était la sincérité.

Il resta face à la fenêtre.

— La guerre des Cent Années ne concernait que les humains. La lutte contre les Ténèbres, ça nous regarde. Quand il s’est agi de combattre le Ténébreux, nous avons toujours adapté de longs manches au tranchant de nos haches. Dans un an, ou cinq, ou dix, nous ouvrirons peut-être le Livre des Translations. Si nous le faisons maintenant, il sera impossible de fuir en toute sécurité. Tarmon Gai’don approche, et son issue n’affectera pas que ce monde. Tous seront touchés. Quand des flammes menacent les arbres, prenons-nous nos jambes à notre cou en espérant que l’incendie ne nous poursuivra pas ? Non, nous luttons. Aujourd’hui, les Ténèbres se propagent comme un incendie, et nous n’avons pas le droit de détaler.

Entre les arbres, dans le lointain, quelque chose bougeait. Un troupeau ? De très grande taille, alors…

— Pas mauvais du tout…, dit Covril. Trop direct pour avoir de l’impact devant une Souche – et plus encore la Grande Souche –, mais pas si mal que ça… Continue.

— Des Trollocs…, souffla Loial.

En guise de bétail, c’étaient des Trollocs par milliers, en cotte de mailles à pointes, leur épée incurvée ou leur lance fourchue brandies. Certains portaient même des torches.

Une marée de Trollocs, dans toutes les directions. Des milliers ? Non, des dizaines de milliers !

Erith vint se placer près de lui et… écarquilla les yeux.

— Une horde ! Loial, allons-nous tous mourir ?

La jeune mariée ne semblait pas terrorisée mais… excitée.

— Pas si on avertit Rand et les autres.

Loial fonça vers la porte. Seuls les Asha’man et les Aes Sedai pouvaient les sauver, à présent.

— Mon garçon, je crois que nous en aurons besoin !

Loial se retourna juste à temps pour rattraper la longue hache que l’ancien venait de lui lancer.

Les oreilles du vieil Ogier étaient tout à fait aplaties. Loial s’avisa que les siennes avaient adopté la même position.

— Prends ça, Erith, dit Covril en s’emparant d’une des serpettes. S’ils réussissent à entrer, nous tenterons de les retenir au pied de l’escalier.

— Mari, tu es mon héros, dit Erith en saisissant l’arme. Mais si tu péris, je serai très en colère contre toi.

À première vue, ce n’était pas une plaisanterie.

Haman à ses côtés, Loial courut dans le couloir puis dévala les marches en braillant à tue-tête un avertissement… qui n’avait plus été entendu depuis plus de deux mille ans.

— Des Trollocs ! Haches au poing et pas de quartier ! Des Trollocs !


— … donc, je me chargerai de Tear, pendant que toi, Logain…

Rand plissa soudain le nez. Pas parce qu’il venait vraiment de capter des relents de tas d’ordures, mais parce qu’il en avait le sentiment.

— Des Créatures des Ténèbres, dit Cadsuane d’un ton égal.

Sa broderie rangée, elle se leva et s’unit à la Source – ce qui fit frissonner Rand. Ou était-ce à cause d’Alivia, qui se précipitait elle aussi vers les fenêtres, comme la sœur verte ?

Min se leva et tira de sous ses manches deux couteaux de jet.

À cet instant, à travers la pierre pourtant épaisse, Rand entendit les échos d’une voix familière.

— Des Trollocs ! Haches au poing et pas de quartier !

Lâchant un juron, Rand se leva et courut jusqu’aux fenêtres. Dans les champs récemment semés, une multitude de Trollocs fondaient sur le manoir. Des Trollocs aussi grands que des Ogiers voire plus… Des monstres porteurs de cornes de bélier ou de chèvre, arborant des gueules de loup ou d’ours – ou munis d’un bec d’aigle et de crêtes de plumes. Martelant le sol, les pieds, les sabots et les pattes soulevaient des gerbes de boue glauque.

Des Myrddraals vêtus de noir galopaient derrière cette vermine, leur manteau ouvert ne bougeant pas au vent, comme toujours. Rand en compta une quarantaine. Et combien sur les trois autres côtés de la maison ?

D’autres personnes avaient entendu les cris des Trollocs – ou regardé elles aussi par la fenêtre. Soudain, des éclairs s’abattirent sur les monstres, les déchiquetant par dizaines. Par endroits, la terre s’ouvrait sous leurs pas, des explosions propulsant dans les airs des têtes, des bras et des jambes. Et bien entendu, des boules de feu faisaient des ravages.

Insensibles à tout, les Trollocs continuaient à courir à la vitesse d’un cheval au galop – et peut-être plus rapidement que ça.

Rand ne parvint pas à voir les tissages qui faisaient pleuvoir des éclairs. Maintenant qu’on les avait repérés, les monstres hurlaient de rage meurtrière. Dans les dépendances, des granges et des écuries au toit de chaume, des soldats de Bashere passèrent la tête dehors et la remirent très vite à l’abri.

— Tu as dit à tes Aes Sedai qu’elles peuvent canaliser pour se défendre ? demanda Rand à Logain.

— Quel crétin ne l’aurait pas fait ? grogna l’ancien faux Dragon.

À une autre fenêtre, il était déjà connecté à la Source, maniant presque autant de saidin que Rand pouvait en puiser.

— Tu as l’intention de participer, seigneur Dragon, ou juste de profiter du spectacle ?

En matière de sarcasmes, Logain poussait un peu loin le bouchon, mais ce n’était pas le moment d’en débattre.

Inspirant à fond, Rand agrippa les montants de la fenêtre – pour se retenir quand viendraient les vertiges – et les têtes de dragon tatouées sur le dos de ses mains semblèrent frémir de rage. Dès que le saidin se déversa en lui, sa tête tourna follement – mélange de flammes glacées et de montagnes qui s’écroulent, ce chaos tenta de l’ensevelir, mais il résista.

Un raz-de-marée de saidin, oui, mais parfaitement purifié ! Même dans le feu de l’action, Rand s’en émerveilla encore.

Pourtant, sa tête tournait et il avait envie de vomir. L’étrange malaise aurait dû disparaître avec la souillure, mais il n’en était rien.

Là, s’il serrait plus fort l’encadrement de la fenêtre, ce n’était pas à cause de ça. Le Pouvoir de l’Unique coulait en lui, certes, mais profitant de son moment de faiblesse, Lews Therin en avait pris le contrôle.

Pétrifié d’horreur, Rand regarda les Trollocs et les Myrddraals qui fondaient déjà sur les dépendances.

Avec tant de Pouvoir en lui, il distinguait les petites broches fixées aux lourdes cottes de mailles des monstres.

Le tourbillon argenté emblème des Ahf’fraits. Le trident rouge sang des Ko’bals. L’éclair fourchu des Ghraem’lans. La hache crochue des Al’ghols. Le poing de fer des Dhai’mons. La main sanglante des Kno’mons.

Plus toute une série de crânes.

Le crâne cornu des Dha’vols. Les piles de têtes de mort des Ghar’ghaels. Le crâne fendu par un cimeterre des Dhjin’nens. Celui des Ban’sheens, transpercé par une dague.

Pour autant qu’ils aiment quelque chose, les Trollocs adoraient leurs crânes. Ce soir, les principales meutes semblaient impliquées, plus quelques bandes secondaires. Rand vit même des broches qu’il ne reconnut pas. Un œil écarquillé, une main transpercée par un couteau, une silhouette humaine entourée de flammes…

Les monstres approchaient des dépendances. Pour tenter de s’enfuir, les hommes de Bashere éventraient à coups d’épée les toits de chaume. Évasion par le haut… Mais le chaume était résistant et ces malheureux n’étaient pas au bout de leurs peines.

Décidément, on pensait de drôles de choses quand un fou furieux acharné à mourir risquait de vous tuer à chaque seconde.

Des flux d’Air firent exploser la fenêtre, devant Rand.

Mes mains ! pensa Lews Therin alors que des éclats de verre et des échardes de bois volaient partout. Pourquoi ne puis-je pas bouger les mains ? Il faut que je les lève !

Un mélange de Terre, d’Air et de Feu généra un tissage que Rand ne connaissait pas. Six exemplaires du même, en fait, simultanément.

Dès qu’il vit plus nettement le tissage, le jeune homme sut de quoi il s’agissait. Des Fleurs de Feu…

Six entailles verticales rouges apparurent dans l’air, parmi les Trollocs. De dix pieds de haut, mais plus fines que l’avant-bras de Rand. Les monstres les plus proches capteraient un gémissement strident, mais, sauf s’il leur restait des souvenirs de la guerre des Ténèbres, ils ne sauraient pas qu’ils entendaient chanter la mort.

Dès que Lews Therin eut tissé son dernier fil d’Air, les Fleurs de Feu s’épanouirent. Avec un rugissement qui fit trembler le manoir sur ses fondations, chaque entaille devint un cercle de flammes de trente pas de diamètre.

Des têtes cornues et des museaux volèrent dans les airs, valsant avec des bras, des jambes, des pieds bottés, des pattes et des sabots.

À cent pas à la ronde de l’explosion, tous les Trollocs tombèrent comme des quilles, et très peu se relevèrent.

Avant d’avoir achevé ces tissages, Lews Therin en généra six nouveaux – un flux d’Esprit mêlé de Feu, pour commencer. En principe, ça annonçait l’ouverture d’un portail, mais le spectre ajouta une touche d’Air.

Six barres verticales bleu argenté familières apparurent dehors, non loin du manoir, sur un terrain que Rand connaissait bien. Elles commencèrent à tourner, mais ne s’ouvrirent pas vraiment, formant seulement six issues obscures de douze pieds sur douze. Puis elles recommencèrent à tourner sur elles-mêmes, s’étrécissant et s’élargissant sans cesse.

Enfin, elles fondirent sur les Trollocs.

Des portails ? Oui, en un sens, mais pas vraiment… Des portes ouvertes sur la mort, plutôt.

Dès que ces Portes de la Mort se mirent en mouvement, Lews Therin noua son tissage – si lâchement qu’il faudrait seulement quelques minutes avant que le lien se dissipe, permettant aux Portes de retourner à leur point de départ puis de remonter à l’assaut.

D’autres Fleurs de Feu déchiquetèrent des Trollocs. Un simple avant-goût des ravages des Portes de la Mort qui les réduisirent en bouillie. Ce n’était pas seulement l’effet de cisaille des entailles qui s’ouvraient et se fermaient. Là où passait une Porte de la Mort, il ne restait plus l’ombre d’un Trolloc, tout simplement.

Mes mains ! hurla le spectre dément. Mes mains !

Lentement, Rand leva les bras et les tendit. Aussitôt, Lews Therin se lança dans une série de tissages où se mêlaient le Feu et la Terre.

Des filaments rouges jaillirent du bout des doigts de Rand – par groupes de dix, qui se déployèrent aussitôt en éventail. Des Flèches de Feu… Rand connaissait ces armes. Dès que les précédentes disparaissaient, de nouvelles les remplaçaient, semblant s’éteindre alors qu’elles fusaient en réalité vers les attaquants.

Les Trollocs touchés se contorsionnaient, les chairs et le sang chauffés bien au-delà du point d’ébullition de l’eau. Alors que les étranges projectiles les traversaient de part en part, ils s’écroulaient, leur agonie trop brève pour qu’ils puissent en mesurer l’horreur.

Souvent, une seule Flèche réussissait à transpercer deux ou trois monstres avant de s’éteindre.

Les mains de Rand bougeaient, créant lentement un cercle de mort qui agissait comme une faux.

D’autres Fleurs de Feu apparurent – pas tissées par le dément –, puis des Portes de la Mort plus petites que les siennes. Enfin, des Flèches de Feu jaillirent, sûrement tissées elles aussi par Logain.

Les autres Asha’man se concentraient intensément, mais peu d’entre eux étaient placés de façon à voir les deux derniers tissages.

Foudroyés par des éclairs, carbonisés par des boules de feu et des Fleurs de Feu, déchiquetés par des Portes de la Mort et transpercés par des Flèches de Feu, les Trollocs tombaient par centaines – non, par milliers. Pourtant, les survivants chargeaient toujours, leurs armes brandies. Les Myrddraals les suivaient, une épée à lame noire au poing.

Quand la horde eut atteint les dépendances, une partie des Trollocs encerclèrent les bâtiments. Tentant de défoncer les portes à coups de poing, ils s’attaquèrent aussi aux planches des façades avec leurs épées et leurs lances et jetèrent des torches sur les toits de chaume.

Postés sur ces mêmes toits, les soldats de Bashere tiraient avec leurs arbalètes de cavalerie et flanquaient des coups de pied dans les torches. Hélas, certaines restèrent en équilibre au bord des toits et parvinrent à embraser le chaume pourtant mouillé.

Les feux ! « cria » Rand à Lews Therin. Ces soldats vont brûler. Fais quelque chose !

Sans répondre, le spectre continua à tisser des Portes de la Mort et des Flèches de Feu et les projeta sur les Trollocs. Transpercé par une demi-douzaine de projectiles, un Myrddraal tomba de selle. Un autre subit le même sort, et un troisième eut la tête arrachée par une Flèche de Feu. Mais ce Blafard-là continua à chevaucher en agitant sa lame, comme s’il n’avait pas compris qu’il était mort.

Rand tentait de repérer les Myrddraals. S’ils mouraient tous, les Trollocs se débanderaient peut-être.

Désormais, Lews Therin se limitait aux Portes de la Mort et aux Flèches de Feu. Pour qu’on puisse utiliser des Fleurs, les monstres étaient désormais trop près du manoir. Apparemment, certains Asha’man ne l’avaient pas compris, et la demeure tremblait de plus en plus sur ses fondations. Comme si une masse géante la martelait de coups, elle paraissait sur le point de s’écrouler.

Soudain, il n’y eut plus d’explosions, sauf celles des boules de feu, beaucoup moins violentes. En revanche, des éclairs se déversaient du ciel, s’écrasant si près du manoir que Rand en eut des frissons glacés.

Un groupe de Trollocs réussit à défoncer les portes d’une grange et se rua à l’intérieur. Rand déplaça ses mains et les monstres qui étaient encore hors du bâtiment tombèrent comme des quilles. Ceux qui étaient dedans, les soldats devraient se débrouiller avec.

Une autre grange et une écurie brûlaient. Sur le toit, les hommes tiraient en toussant comme des perdus.

Lews Therin, écoute-moi ! Tu dois faire quelque chose contre ces incendies !

Sans répondre, le spectre continua à massacrer les assaillants.

— Logain ! cria Rand. Éteins ces maudits feux !

L’ancien faux Dragon ne répondit pas, mais Rand vit jaillir de ses mains des tissages qui extirpèrent toute chaleur des flammes, les condamnant à mourir. En un éclair, elles se volatilisèrent, laissant comme seule trace de leur passage du chaume roussi d’où ne s’élevait plus de fumée.

La mort éclaircissait les rangs des Trollocs. Mais ils étaient si près, à présent, que même les boules de feu ébranlaient le manoir.

Soudain, un Myrddraal à pied se dressa à côté de la fenêtre, son visage blême et sans yeux aussi impassible que celui d’une Aes Sedai. Alors qu’il armait son bras pour abattre sur Rand sa lame noire, deux lances aielles lui transpercèrent le torse et un couteau se ficha dans sa gorge.

Chancelant à peine, le Blafard abattit son bras.

Rand serra les doigts. Juste avant que la lame le touche, une centaine de Flèches de Feu percutèrent le monstre, l’envoyant valser à vingt pas de là, où il entreprit de se vider de son sang. Si les Myrddraals crevaient rarement d’un coup, celui-là ne fit pas un pli.

Rand chercha d’autres cibles, mais il découvrit que Lews Therin ne canalisait plus le Pouvoir. Sa chair de poule lui indiqua que Cadsuane et Alivia étaient toujours unies à la Source, et il sentit que Logain était gorgé de Pouvoir. Mais comme Lews Therin, il ne canalisait plus.

Dehors, le sol était couvert de cadavres et de membres épars. Un charnier qui s’étendait de l’orée de la forêt jusqu’aux murs du manoir, à une poignée de pas près.

Quelques chevaux sans cavalier erraient dans ce champ de désolation, l’un d’eux transportant une jambe dont le pied était coincé dans un étrier.

Un Myrddraal sans tête s’écroulerait bientôt, et quelques Trollocs tentaient en vain de se relever.

C’est fini…, pensa Rand. Lews Therin, tu peux te couper de la Source.

Harilin et Enaila étaient debout sur la table, lance au poing et voile remonté. Un couteau dans chaque main, Min se tenait à leurs côtés.

Le lien charriait des torrents de peur. Pas pour la jeune femme elle-même, pour son compagnon…

Les Aielles et Min venaient de lui sauver la vie. À présent, il allait devoir s’en charger lui-même…

— C’était très chaud…, souffla Logain. Si ça s’était passé avant mon arrivée… Très chaud, oui…

Il s’ébroua, se coupa du saidin et se détourna de sa fenêtre, elle aussi explosée.

— Tu comptais garder ces nouveaux tissages pour tes favoris, par exemple Taim ? Ces portails mortels… Où ont-ils envoyé les Trollocs ? Je me suis contenté de copier ton tissage…

— On se fiche d’où ça les a envoyés, fit distraitement Rand.

Son attention restait rivée sur Lews Therin. Le dément puisait toujours du Pouvoir.

Ne joue pas à ça, mon vieux…

— Les Créatures des Ténèbres crèvent quand elles traversent un portail.

Je veux mourir, dit Lews Therin. Pour rejoindre Ilyena.

Si tu dis vrai, pourquoi avoir massacré les Trollocs ? Et achevé le dernier Myrddraal ?

— Un peu partout, les gens trouveront des cadavres de Trollocs et de Myrddraals sans aucune marque sur eux.

Je crois me rappeler ma mort, souffla Lews Therin. Je me souviens de ce que j’ai fait pour crever…

Le spectre puisa plus de Pouvoir. Dans son crâne, Rand sentit naître une étrange douleur.

— Mais ce sera très peu de corps au même endroit… La destination change chaque fois qu’une Porte de la Mort s’ouvre.

Rand se massa les tempes. Cette douleur était un avertissement. On approchait du volume de saidin qu’il pouvait absorber sans risquer de périr ou d’être carbonisé.

Lews Therin, tu ne peux pas mourir maintenant. Si nous sommes absents lors de Tarmon Gai’don, c’est le monde qui mourra.

— Une Porte de la Mort…, fit Logain, révulsé. Pourquoi es-tu toujours connecté au Pouvoir ? Avec tant de saidin en toi ? Si tu veux me montrer que tu es plus fort que moi, je le sais déjà. J’ai vu la largeur de tes Portes, comparées aux miennes. Et je crois que tu n’es pas loin de te carboniser…

Cette phrase attira l’attention de tout le monde. Rengainant ses couteaux, Min sauta de la table. Dans le lien, la peur tourna à la panique.

Harilin et Enaila échangèrent un regard inquiet, puis elles reprirent leur surveillance, via ce qui restait des fenêtres. Avec les Trollocs morts, elles demeuraient très méfiantes tant que leurs charognes n’étaient pas enterrées depuis trois jours.

Alivia fit un pas en direction de Rand. Puis elle secoua la tête et se tourna de nouveau vers sa fenêtre. Mais elle resta pensive.

Cadsuane traversa la salle d’un pas léger.

— Qu’éprouve-t-il ? demanda-t-elle à Min. N’essaie pas de m’abuser, ma fille. Tu sais ce que ça coûte… Il t’a liée, ce n’est pas un secret pour moi, et tu dois t’en douter. Rand a-t-il peur ?

— Il n’a jamais peur, répondit Min. Sauf pour moi et…

Elle serra les dents et croisa les bras, défiant la sœur verte de mettre ses menaces à exécution.

Dans le lien, il fut évident qu’elle savait ce qui arriverait. Les menaces de la légende, ce n’était pas rien…

— Je suis devant toi, dit Rand à Cadsuane. Si tu veux savoir ce que j’éprouve, pose-moi la question.

Lews Therin ? appela-t-il mentalement.

Pas de réponse. Mais la quantité de saidin ne diminuait toujours pas.

— Je t’écoute, grogna Cadsuane, à bout de patience.

— Je me sens en pleine forme ! Mais j’ai une règle pour toi, Cadsuane Sedai. Ne menace plus jamais Min. Mieux encore, fiche-lui la paix en toutes circonstances.

— Eh bien, le garçon montre les dents, on dirait… (Cadsuane hocha la tête, faisant osciller les ornements d’or de ses cheveux.) N’en montre quand même pas trop, petit. Et à ta place, je demanderais à la jeune dame si elle veut de ta protection.

Bizarrement, c’était Rand que Min foudroyait à présent du regard. Depuis le début, elle n’aimait pas qu’il s’inquiète pour elle. Et voilà qu’elle prétendait faire face seule à la légende, un défi que Rand lui-même n’aurait pas voulu relever.

Nous mourrons après l’Ultime Bataille, dit soudain Lews Therin.

En un clin d’œil, le Pouvoir reflua et abandonna Rand.

— Il s’est coupé du saidin, annonça Logain, croyant parler de Rand.

— Je sais, dit Cadsuane.

L’ancien faux Dragon en sursauta de surprise.

— Si ça lui chante, dit Rand en se dirigeant vers la porte, Min peut t’affronter selon tes règles. Mais ne la menace pas.

Oui, Lews Therin, nous mourrons après Tarmon Gai’don…


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